Les sciences exactes ne servent pas qu’à empêcher les adolescents d’être heureux au collège. Elles apprennent la rigueur. Et l’économie, si elle n’est pas une science exacte, utilise ces sciences pour étudier le comportement humain avec cette rigueur.
Et s’il est une leçon que l’économie donne à tous, c’est précisément de se méfier des fausses évidences, des erreurs de corrélation (croire que si A et b augmentent simultanément c’est que A et B sont liés), et de rechercher les vraies causes d’un phénomène.
Deux ouvrages vous en feront la démonstration : “Freakonomics”, de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, traduction Anatole Muchnik (qui notamment vous démontrera que la plus spectaculaire baisse de la criminalité aux États-Unis n’a rien à voir avec la politique de “tolérance zéro” de M. Giuliani, mais doit tout à une jeune fille de 21 ans qui ne voulait pas être enceinte), et “Sexe, drogue… et économie : Pas de sujet tabou pour les économistes !”, par mes amis Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia, auteurs du blog “Econoclaste”.
Cette sagesse des économistes est fort utile au juriste, plus intéressé aux conséquences du comportement des hommes qu’à ses causes. Et même les plus estimables d’entre eux peuvent parfois s’égarer.
Et c’est à mon sens ce que fait l’avocat général Philippe Bilger, dont mes lecteurs savent le respect teinté d’admiration que j’ai pour lui, respect et admiration que ce désaccord laisse intacts, tout comme je sais qu’il goûte trop au plaisir de la contradiction pour me tenir rigueur de la lui porter ici.
Tout commence avec les déclarations à l’emporte-pièce, pardonnez le pléonasme, d’Éric Zemmour à l’émission produite et présentée par Thierry Ardisson sur canal+, “Salut les Terriens”. Le polémiste déclarait qu’il était normal que la police controlât plus volontiers l’identité d’individus typés noirs ou maghrébins, car “la majorité des trafiquants de drogue sont eux-même noirs ou maghrébins, c’est un fait”. J’attire votre attention sur ces quatre derniers mots, qui constituent l’intégralité de la démonstration de M. Zemmour, et probablement une des argumentations les plus développées qu’il ait jamais produite.
Les propos ont fait scandale, c’était d’ailleurs leur but. Le CSA a réagi, mal, comme d’habitude, la LICRA a menacé d’un procès, comme d’habitude, avant d’y renoncer après avoir reçu une lettre d’excuse, comme d’habitude.
Mais c’est avec un certain regret que j’ai vu un esprit d’une autre envergure voler à son secours, en la personne de monsieur Philippe Bilger, avocat général à la cour d’appel de Paris.
Un petit mot ici pour rappeler qu’un avocat général n’est pas plus avocat qu’il n’est général. C’est un magistrat du parquet d’une cour d’appel, dont les fonctions consistent plus particulièrement à requérir aux audiences et spécialement devant la cour d’assises. On ne l’appelle donc pas “maître”, mais monsieur, comme tous les magistrats, sauf les dames, bien évidemment.
Dans un billet sur son blog, l’avocat général vole au secours du polémiste qui en a bien besoin, en tenant, sur l’affirmation litigieuse, les propos suivants :
En effet, je propose à un citoyen de bonne foi de venir assister aux audiences correctionnelles et parfois criminelles à Paris et il ne pourra que constater la validité de ce “fait”, la justesse de cette intuition qui, aujourd’hui, confirment un mouvement né il y a quelques années. Tous les noirs et tous les arabes ne sont pas des trafiquants mais beaucoup de ceux-ci sont noirs et arabes. Je précise car rien dans ce domaine n’est inutile : qu’il y ait aussi des “trafiquants” ni noirs ni arabes est une évidence et ne me rend pas plus complaisant à leur égard. Il n’est point besoin d’aller chercher des consolations dans les statistiques officielles dont la finalité presque exclusive est de masquer ce qui crève les yeux et l’esprit si on accepte de regarder.
On voit d’entrée l’habileté du rhéteur, qui d’emblée laisse entendre que toute personne qui contesterait cette affirmation serait de mauvaise foi. Ça tombe bien, je suis avocat, la mauvaise foi, ça me connaît, et les audiences correctionnelles, j’y assiste, sans doute plus souvent qu’un avocat général, et je suis même pas trop mal placé.
Et je confirme que pour les audiences de “service général”, vols, violences et petit trafic de stupéfiant, les prévenus ont des noms qui évoquent les sommets de l’Atlas, l’immensité du Sahara ou les grands fleuves serpentant dans d’impénétrables forêts. Curieusement, c’est nettement moins le cas aux audiences économiques et financières ; il n’y avait qu’un arabe dans l’affaire Clearstream, et ce n’était même pas un maghrébin, mais ce doit être une décimale flottante qui fausse les statistiques.
Car le vice du raisonnement saute d’emblée aux yeux. S’il semble acquis, puisque ni le grand magistrat ni le petit polémiste ne contestent que la police contrôle plus volontiers noirs et arabes -et je confirme que sur ces trente dernières années, je n’ai fait l’objet que de deux contrôles d’identité sur la voie publique ou dans l’enceinte du métro, tandis qu’un estimable confrère d’origine martiniquaise a remarqué qu’il devait exhiber sa carte d’identité une fois par mois-, il ne faut pas s’étonner qu’ils soient plus nombreux dans le box. C’est confondre cause et conséquence.
En outre, il faut rappeler une autre évidence : n’est prévenu que celui que le parquet décide de poursuivre. Il n’y a pas tirage au sort dans une population homogène : chaque dossier est étudié, au pas de charge, par un parquetier débordé qui en quelques minutes va décider en cochant une case s’il y a lieu à classement après rappel à la loi, alternative aux poursuites, CRPC ou citation devant le tribunal (je mentionne pour mémoire l’ouverture d’une instruction tant qu’elle existe). Il y a donc un filtre totalement subjectif : cette décision repose sur des critères qui n’ont jamais à être motivés, certains objectifs (existence d’antécédents judiciaires au casier, gravité exceptionnelle des faits), d’autres moins (instructions générales du chef du parquet : mettre la pression sur tel type de délits plutôt que tels autres), et les derniers enfin beaucoup moins : le pifomètre qui va diriger le stylo ver telle ou telle case après un bref moment d’hésitation les sourcils froncés.
Je ne dis pas que les parquetiers soient mus par des réflexes xénophobes : simplement ils prennent rapidement une décision non motivée. Tirer des conclusions de données statistiques passés par un tel filtre ne peut que mener à des erreurs.
Donc tout citoyen de bonne foi se rendant à une audience correctionnelle, exercice que je lui conseille ardemment, saura qu’il ne doit rien déduire de la couleur dominante dans le box.
Car c’est triste mais c’est ainsi, il y a des détails qui sautent aux yeux, et la couleur de la peau en fait hélas partie, mais d’autres auxquels on ne fait pas attention. Je pense en effet que les deux tiers des prévenus à une audience ordinaire sont typés noirs ou maghrébins (ce qui ne les empêche pas d’être le plus souvent français). Une prédominance de 66%, nonobstant les biais qui faussent la population statistique que je viens de détailler, peut sembler néanmoins pertinente et représentative, du moins dans les juridictions des grandes villes où se trouvent les population d’origine immigrée depuis les Trente Glorieuses (je pense que le tribunal correctionnel de Guéret voit moins de prévenus noirs que celui de Bobigny, tandis que celui de Fort-de-France en verra sans doute plus).
Soit, mais il y a une autre prédominance, que je pense supérieure à 95%, qui a fortiori apparaît encore plus pertinente et dont personne, et spécialement M. Zemmour, ne semble vouloir tirer de conclusion.
95% des prévenus, et c’est un minimum, sont des hommes. Le sexe semble être un critère beaucoup plus pertinent pour repérer les délinquants potentiels, mais M. Zemmour ayant pour les hommes les yeux de Chimène, il semble balayer ce critère d’un revers de main. La sociologie juridique a des limites.
Mais il demeure ce fait : en région parisienne et dans les grandes villes, la population noire et maghrébine se taille la part du lion dans le box des prévenus, avec les gitans pour les juridictions du sud de la France. Aucune statistique fiable n’existe, puisque tout traitement de données sur des bases ethniques est interdit comme contraire à la Constitution (CC, décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007), ce qui laisse, effet pervers, la part belle aux préjugés et à l’argumentation selon laquelle les bien-pensants préfèrent se voiler la face.
Admettons le principe de cette sur-représentation et demandons-nous pourquoi elle existe.
C’est là que mes modestes connaissances peuvent servir. Ces prévenus, je les défends. J’ai accès au dossier, je m’entretiens avec eux, je fouille un peu dans leur vie pour chercher des moyens d’éviter la détention. Et pour le passage à l’acte, je constate que les mêmes critères réapparaissent avec une constance inébranlable.
Et d’emblée, le cliché du parasite cynique, qui hait la France et se croit tous les droits de s’emparer de ce que bon lui chante parce que nous sommes trop gentils avec lui, est tout simplement inexistant.
Le délinquant type gibier de correctionnelle (en excluant la délinquance routière qui est un cas à part, une délinquance d’honnêtes gens, bien intégrés et ayant un métier, et qui d’ailleurs est traitée différemment) est un homme, je l’ai déjà dit, plutôt jeune, pauvre, issu d’une famille pauvre, sans formation, ayant souvent abandonné l’école dès 16 ans, au chômage ou connaissant la précarité du travail, trimballé de “plate-forme de mobilisation” (oui, c’est un terme tout à fait authentique de la novlangue de Pôle Emploi) en formations inadaptées. Quand il a le droit de travailler, ce qui n’est pas le cas d’un étranger en situation irrégulière (soit dit en passant, dépouiller un homme de son droit de travailler est une des plus grandes atteintes à sa dignité qui se puisse commettre, et c’est l’État qui le commet en notre nom). L’alcool ou la drogue (le cannabis, le plus souvent) sont souvent présents, pour l’aider à tenir dans cette vie sans espoir de s’en sortir, et sont parfois la cause de la délinquance (énormément de petits dealers font ça uniquement pour financer leur consommation, et ce sont ces amateurs qui sont des proies faciles pour la police).
Allez à une audience de comparutions immédiates, vous entendrez la litanie des enquêtes de personnalité, vous verrez si je dis vrai (à Paris, du lundi au vendredi à 13h30, 23e chambre, escalier B, rez de chaussée, le samedi à 13h30 dans les locaux de la 25e chambre, escalier Y, rez de chaussée, entrée libre, c’est gratuit).
Mettez un homme, quelle que soit son origine, sa race, ou sa religion, dans cette situation, et vous en ferez probablement un délinquant. Or ce portrait robot correspond majoritairement à des personnes issues de familles noires et arabes, venues travailler en France dans la seconde moitié du XXe siècle où la France manquait de main d’œuvre et touchées de plein fouet par la crise.
Et tout ce que retiennent Eric Zemmour et Philippe Bilger, c’est l’origine ethnique des délinquants, comme si elle était pertinente. C’est s’arrêter à la surface. Et pointer du doigt toute une population qui partage ce trait physique majoritaire chez les délinquants. Comme si elle avait besoin de ça.
Regardez donc les grands criminels, ceux qui peuplent les assises, ceux qui violent ou tuent. Marc Dutroux est-il arabe ? Michel Fourniret et Monique Olivier sont-ils noirs ? Francis Heaulme ? Didier Gentil ? Marcel Petiot ? Patrick henry ? Yvan Colonna ? Les tueurs de l’ETA ? Ou sans aller chercher les grands criminels, Céline Lesage, Véronique Courjault, Marc Cécillon puisqu’il faut bien que je parle encore un peu de rugby ? On me rétorquera Youssouf Fofana et Omar Radad ; mais je n’affirme nullement que les noirs et les arabes sont à l’abri du crime. Mais ôtez le moteur de la pauvreté et du désespoir social (et le crime de Fofana, avant d’être raciste, est avant tout crapuleux), et miracle, la part de la population pauvre diminue instantanément. Il n’y a pas de gène de la criminalité. En est-on à devoir rappeler de telles évidences ?
C’est aussi à mon sens des facteurs sociaux qui expliquent la si faible part des femmes dans la délinquance. La société repose encore sur l’image qu’un homme doit gagner sa vie voire celle de sa famille. Une femme qui gagne sa vie a du mérite, un homme, non, c’est ce qu’on attend de lui, depuis la préhistoire où il partait chasser le mammouth. Pour un homme, ne pas avoir cette perspective est humiliant : cela pousse au mépris de soi, et quand on se méprise on ne peut respecter les autres, et à trouver des expédients pour avoir de l’argent. Les femmes d’une part n’ont pas cette pression sociale, et d’autre part ont immédiatement à l’esprit que pour avoir un travail, elle devront étudier. D’où leurs meilleurs résultats à l’école dès le primaire et leur part de plus en plus importantes dans les études supérieures (les écoles d’ingénieurs étant le dernier bastion des mâles, mais les murs s’effritent chaque année, courage mesdames !). La faculté de droit est tombée depuis longtemps, pour mon plus grand bonheur (Ah, les amphis au printemps, quand les beaux jours reviennent : comment s’intéresser aux servitudes et à l’exception de litispendance dans ces conditions…?)
Les box des tribunaux correctionnels ne sont pas remplis de noirs ou d’arabes. Ils sont remplis de pauvres désespérés. C’était déjà le cas il y a un siècle, quand le blanc était la couleur dominante.
La France n’a pas échoué à intégrer les populations qu’elle a fait venir d’Afrique ces cinquante dernières années. Elle n’a même pas essayé. C’est cela que la couleur des prévenus nous rappelle à chaque audience. C’est que pas un seul d’entre eux, bien que né en France, n’a pensé une seule seconde qu’il avait une chance de devenir lui aussi médecin, avocat, juge, journaliste au Figaro ou avocat général.
La honte est sur nous et pas sur eux.