Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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lundi 27 octobre 2008

Au secours ! Un homme libre s'est évadé !

Deuxième volet de la contre-attaque médiatique à la Jacquerie des Parlements, l'affaire de cet homme jugé à Montpellier pour viol, et qui a déguerpi avant la fin de l'audience à l'issue de laquelle il a été condamné à 10 ans d'emprisonnement.

Et là, je vais devoir critiquer la presse, même si ça me coûte, vous le savez, et qu'elle fait tant pour ma notoriété ces derniers temps. Car si je ne lui fais dans son ensemble aucun reproche pour avoir traité l'affaire de la faute de frappe (sauf pour les organes de presse qui ont parlé de récidiviste ou de multirécidiviste, surtout en citant le nom de la personne concernée au mépris de la présomption d'innocence), là, il y a une insuffisance de sa part.

Il est facile de deviner pourquoi ce qui relève de l'anecdote a tant fait parler : après l'erreur de jeudi, cela peut paraître comme une nouvelle bévue, un nouveau violeur remis en liberté par erreur.

Peut paraître. Et là est l'origine de mon mécontentement : le rôle de la presse, plutôt que de s'empresser de relayer une information qui accessoirement est si opportune pour le gouvernement dans sa contre-offensive médiatique à l'égard de la magistrature, est de rechercher où est l'anomalie, quelle erreur a été commise, et qui l'a commise. Cela fait partie intégrante de l'info qui ne peut être comprise sans cette mise en perspective. Sinon, c'est une information partielle qui est relayée et qui peut alimenter les préjugés des lecteurs. Or le rôle de la presse est, par l'information, l'analyse, l'éclairage qu'elle fournit, entre autres d'aider le citoyen à lutter contre ces préjugés.

Car je ne peux pas croire que ce que je vais expliquer soit si difficile à trouver pour un journaliste. Un homme libre est, comment dirais-je ? Libre. Donc un homme libre ne peut pas s'évader, et il n'y a nul dysfonctionnement, nulle faute à l'empêcher d'aller et venir. Et que le priver de cette liberté serait d'ailleurs un délit. C'est la loi qui le dit.

Détaillons.

L'accusé dans cette affaire comparaissait libre. C'est depuis 2000 de plus en plus fréquent.

Avant la loi du 15 juin 2000, le principe était que tout accusé devant la cour d'assises comparaissait détenu. Il devait se constituer prisonnier la veille des débats. C'est ce qu'on appelait la prise de corps. L'avocat de l'accusé pouvait, dès le début des débats, demander à la cour de remettre son client en liberté pour la durée des débats. La sanction était que l'accusé qui ne s'était pas constitué prisonnier n'avait pas le droit d'être défendu par un avocat.

La cour européenne des droits de l'homme n'a pas compris cette marque du génie français d'obliger un homme libre et présumé innocent à se constituer prisonnier sous peine de ne pas être défendu et a trouvé que décidément, cela ne paraissait guère compatible avec la présomption d'innocence. Elle a donc condamné à plusieurs reprises la France, la dernière fois dans un fort humiliant arrêt Papon, car être condamné pour violation des droits de l'homme d'un homme poursuivi pour complicité de crime contre l'humanité peut paraître, d'un point de vue d'exemplarité, quelque peu contre-productif.

Depuis la loi du 15 juin 2000, une personne accusée devant la cour d'assises et qui n'a pas été maintenue en détention à la fin de l'instruction ou remise en liberté entre l'ordonnance de mise en accusation et le jugement comparaît donc libre. Elle entre par la même porte que le public, et le soir rentre chez elle. Et lors des suspensions d'audience, elle peut aller fumer dehors ou boire un café au bistro en face.

C'était le cas de ce monsieur.

Ce n'est qu'à la clôture des débats, après la plaidoirie de l'avocat de la défense et que l'accusé a eu la parole en dernier, que l'accusé est momentanément privé de sa liberté.

L'article 354 du Code de procédure pénale (rédaction issue de la loi du 15 juin 2000) dispose :

Le président fait retirer l'accusé de la salle d'audience. Si l'accusé est libre, il lui enjoint de ne pas quitter le palais de justice pendant la durée du délibéré, en indiquant, le cas échéant, le ou les locaux dans lesquels il doit demeurer, et invite le chef du service d'ordre à veiller au respect de cette injonction.

Avant cela, l'accusé libre est… libre.

Or dans l'affaire de Montpellier, l'accusé, secoué semble-t-il par des réquisitions virulentes de l'avocat général, est sorti de la salle, et après avoir dit à son avocat qu'il ne se sentait pas bien, est parti et n'est pas revenu.

Nul n'avait à ce moment là le pouvoir de l'empêcher de partir. Sauf à violer la loi. Mais ça, ce n'est pas aux juges qu'il faut le demander. Je le sais, j'ai déjà essayé quand je débutais. J'ai arrêté, ça marche pas.

Cet homme ne s'est donc pas évadé, il n'a lui-même violé aucune loi.

Qu'a fait le président de la cour ? Vous ne devinerez jamais. Il a appliqué la loi.

L'article 379-2 du Code pénal, rédaction issue de la loi Perben II du 9 mars 2004 qui a abrogé la procédure de contumace en matière criminelle parce que devinez quoi ? Oui, elle n'était pas conforme à la Convention européenne des droits de l'homme. Cet article dispose que :

L'accusé absent sans excuse valable à l'ouverture de l'audience est jugé par défaut conformément aux dispositions du présent chapitre. Il en est de même lorsque l'absence de l'accusé est constatée au cours des débats et qu'il n'est pas possible de les suspendre jusqu'à son retour.

La cour pouvait aussi tout arrêter et reprendre à zéro à une session ultérieure : même article, alinéa 2.

Toutefois, la cour peut également décider de renvoyer l'affaire à une session ultérieure, après avoir décerné mandat d'arrêt contre l'accusé si un tel mandat n'a pas déjà été décerné.

Elle n'a pas décidé de le faire, car il y avait d'autres accusés, présents, eux. Elle a donc prononcé une peine par défaut, c'est à dire en l'absence de l'accusé.

S'agissant d'une peine de prison ferme, la cour a décerné mandat d'arrêt, comme la loi lui en fait l'obligation :

Art. 379-3 du CPP :

En cas de condamnation à une peine ferme privative de liberté, la cour décerne mandat d'arrêt contre l'accusé, sauf si celui-ci a déjà été décerné.

Mandat d'arrêt que le parquet général a transformé en mandat d'arrêt européen conformément à l'article 695-16 du CPP.

Que va-t-il se passer par la suite ? Le condamné par défaut ne peut pas faire appel (art. 379-5 du CPP). C'est l'article 379-3 qui règle la question :

Si l'accusé condamné dans les conditions prévues par l'article 379-3 se constitue prisonnier ou s'il est arrêté avant que la peine soit éteinte par la prescription, l'arrêt de la cour d'assises est non avenu dans toutes ses dispositions et il est procédé à son égard à un nouvel examen de son affaire par la cour d'assises conformément aux dispositions des articles 269 à 379-1.

En effet, l'accusé même couard a droit à deux procès en entier. Il faudra donc le rejuger, et il pourra faire appel s'il le souhaite. Toutefois, il comparaîtra détenu pour ce nouveau procès, le mandat d'arrêt délivré par la cour valant mandat de dépôt jusqu'à sa comparution devant la cour (art. 379-5 alinéa 2), comparution au cours de laquelle son avocat pourra détendre l'atmosphère en présentant une demande mise en liberté qui devrait bien faire rire la cour.

Comme vous le voyez, dans cette affaire, il n'y a eu aucun dysfonctionnement, mais l'application rigoureuse de la loi, votée faut-il le rappeler par l'actuelle majorité.

D'où mon agacement à l'égard du traitement de cette affaire qui est une non affaire. Je ne demande pas à la presse de connaître les subtilités du défaut criminel que je viens de vous expliquer, bien sûr. Vous l'expliquer, c'est mon rôle. Mais avant de se jeter sur l'info en se disant : « Tiens ? Un nouveau dysfonctionnement ! Hop, un article ! », se demander tout simplement : c'est quoi, le dysfonctionnement, au fait ? Car rechercher la réponse, c'était découvrir qu'il n'y en avait eu aucun. Et que les mécontents ne peuvent s'en prendre qu'au législateur ; à tort à mon sens, la loi actuelle sur le défaut criminel est très bien comme ça, c'est avec la réforme de l'application des peines le meilleur de la loi Perben II.

Je ne crois pas être trop exigeant en demandant cela à la presse.


Un petit post-sciptum inspiré par Raven-hs qui me dit que oui, tout cela est bel et bien bon, mais qu'il faut comprendre que l'on peut s'émouvoir de ce qu'une personne, placée en situation d'accusé, puisse lors de son procès disposer pleinement de sa liberté d'aller et venir au point de partir tranquillement du palais de justice.

Je me souviens d'une autre affaire de viol, plus grave, car les faits avaient été commis en réunion, les victimes étaient mineures, et les accusés étaient leurs ascendants. Pourtant, la moitié des accusés avait comparu libre. Et dans cette affaire, ce qui a posé finalement problème, c'est que l'autre moitié ne l'était pas.

C'était l'affaire d'Outreau.

Et je ne me souviens pas, lors de l'audition du juge Burgaud, ou lors de la comparution du procureur Lesigne devant le CSM, qu'une seule voix se soit élevée dans l'opinion publique pour dire : il faut comprendre que l'on aurait pu s'émouvoir que ces personnes, placées en situation d'accusés, pussent disposer de leur liberté d'aller et venir.

Elle est là, la schizophrénie dont se plaint la magistrature.

jeudi 16 octobre 2008

Allons sifflets de la patri-i-euh

Voici qu'est né un de nos grands débats nationaux qui font partie du génie français : comment partir d'un fait divers qui ressortit de l'anecdote, en faire un événement national, et voir la France se déchirer en deux camps, d'un côté les matamores qui font le concours de celui de qui a la plus grosse[1], et de l'autre les larmoyants qui disent que si les imbéciles se comportent comme des imbéciles, c'est parce que c'est dur d'être un imbécile en France, démontrant ce faisant le contraire.

Mardi soir, lors du match amical France-Tunisie au Stade de France, la Marseillaise a été sifflée. Drame. Drame bis, drame ter, même, puisque déjà le 6 octobre 2001, la même chose était intervenue au même endroit lors d'un match France-Algérie, avec en prime un envahissement du terrain avant la fin qui avait conduit à annuler la rencontre, et le 16 novembre 2007 lors d'un match France-Maroc.

Face à cette expression brute de la stupidité qui trouve hélas à s'épanouir lors des matchs de foot, le gouvernement a immédiatement réagi. Il est hors de question que des supporters de foot aient le dernier mot : le Gouvernement les battra sur leur propre terrain. Et par le même score que le match, 3 à 1.

C'est Roselyne Bachelot qui marque le point de l'égalisation en annonçant que désormais, tout match avant lequel la Marseillaise serait sifflée serait « immédiatement arrêté ». Je suppose qu'il faut comprendre qu'il ne démarrerait même pas, donc ne serait pas arrêté mais annulé.

Le juriste se pose alors deux questions. D'une part, à partir de combien de sifflets le match serait-il annulé ? Un seul sifflet sur 80.000 spectateur serait-il suffisant ? Ou faudrait-il un certain seuil ? Dans ce cas, qui compterait les siffleurs ? Compter pendant la Marseillaise n'est-il pas en soi un outrage à l'hymne, qui doit s'écouter l'œil larmoyant, ce qui empêche de compter efficacement ? D'autre part, quel serait le fondement juridique ? Certes, la question peut être court-circuitée : votons une loi, et baste. Mais en attendant, posons-nous la question : sur quoi reposerait ce principe de sanction collective, qui frapperait non seulement les spectateurs présents qui eux larmoyaient bien de façon réglementaire en entonnant le « Aux armes etc. », mais aussi les quelques millions de téléspectateurs qui n'y peuvent mais (ou au contraire peuvent siffler à l'envi sans que personne n'y trouve à redire), et qui seront du coup condamnés à une re-re-re-rediffusion des Experts ? C'est donner à des imbéciles un pouvoir de nuisance exceptionnel. Or les imbéciles raffolent de ça. Ça ne risque donc pas de les décourager.

Mais à peine de le temps de s'attarder que Michèle Alliot-Marie s'enfonce dans la défense après un petit pont suivi d'un grand pont et marque le deuxième point : elle demande au préfet (petit pont) de saisir la justice (grand pont) en vue de poursuivre les auteurs de ces délits. Le procureur de Bobigny a donc ouvert une enquête préliminaire à cette fin. Nous passerons rapidement sur le hors-jeu, non sifflé : le préfet n'est pas compétent pour donner des instructions au procureur aux fins de poursuite. C'est le ministre de la justice, que Michèle voit tous les mercredi matin. Vivement l'arbitrage vidéo. En attendant, ce sera de la justice vidéo, puisque la police va travailler sur les images de la télévision et des caméras de sécurité. L'enquête est confiée à la BRDP de Paris. La Brigade de Répression de la Délinquance contre… la Personne. Oui, visiblement, au ministère de l'intérieur, on croit que la Marseillaise, c'est une personne. Le point est donc logiquement validé.

On approche de la fin du temps réglementaire quand Bernard Laporte déborde la défense par la droite, et va aplatir dans l'en-but par une splendide recommandation « de ne plus jouer de matches avec les ex-colonies ou protectorats français du Maghreb au Stade de France, mais “ chez eux, ou alors en province” ».

Par exemple à Marseille ?

Vu la beauté du geste, l'essai est validé même si c'est du foot, et la France rentre au vestiaire, son honneur lavé, blanchi ajoute Bernard Laporte, sur le score de 3 à 1. Désolé pour les supporters siffleurs, mais ils n'avaient aucune chance face à un tel niveau de compétition.

Là où me naît une pointe de jalousie, c'est à l'égard de mes confrères qui auront à défendre les quelques supporters siffleurs identifiés et poursuivis. Ils vont s'amuser comme des fous.

D'abord sur la preuve. Leur client sifflait-il l'hymne, ou sifflait-il les siffleurs ? Comment distingue-t-on l'outrageur de celui qui manifeste bruyamment son mécontentement à l'égard de ceux qui commettent l'outrage ? Voyez la photo d'illustration de cet article du Monde. On y voit un jeune homme, les doigts dans la bouche, probablement en train de siffler. Supposons que la photo a été prise durant l'hymne national français. La photo est sous titrée « Des supporteurs de l'équipe tunisienne, le 14 octobre au Stade de France. » En effet, le jeune homme tient le coin d'un grand tissu rouge qui selon toute vraisemblance est le drapeau de Tunisie. À sa droite, un autre supporteur, hilare, brandit une écharpe frappée du mot “Tunisie”. Un supporteur tunisien, assurément. Un suspect, lui aussi : de par son sourire, on se doute que s'il n'a pas sifflé le cantique national, c'est uniquement parce qu'il a les mains prises.

Vraiment ? Et dites-moi, j'ai la vue basse : qu'est-ce qu'il a autour du cou ?

Ensuite sur la matérialité de l'outrage. Siffler est-il un outrage ? L'article 433-5-1 du Code pénal ne définit pas ce que c'est que l'outrage à l'hymne national. La définition se trouve à l'article 433-5, juste avant.

Constituent un outrage (…) les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l'envoi (postal) d'objets quelconques…

Déjà se pose le problème du caractère non public de l'outrage. Cela a totalement échappé au législateur, qui a voulu éviter l'application du régime des infractions de presse (plainte préalable, prescription de trois mois…) en se greffant sur l'outrage de droit commun et non l'injure ou l'offense qui sont des infractions de presse. Aucune juridiction n'ayant été saisie de la question, c'est un premier point de droit intéressant à soulever : la loi pénale est d'interprétation stricte.

En outre, un sifflet n'est pas une parole, ni un geste, ni une menace, ni un écrit, ni une image. L'élément matériel du délit semble sacrément faire défaut.

Et en admettant que les juges fassent une interprétation large de cette définition et décident que oui, un sifflet est un outrage, et que l'outrage de l'article 433-5-1 n'a RIEN à voir avec celui de l'article 433-5, c'est juste une coïncidence de numérotation, il reste un troisième argument : la conformité de cette loi avec l'article 10 de la CSDH. Vous vous souvenez ? La France collectionne les condamnations pour atteinte à la liberté d'expression non nécessaires dans une société démocratique. Il faudra qu'on m'explique en quoi réprimer depuis 2003 l'outrage fait au drapeau ou à l'hymne national est nécessaire dans une société démocratique. Le fait que le Conseil constitutionnel ait jugé conforme à la Constitution ce délit (§99 et suivants) ne préjuge pas de ce que penseront les juges de Strasbourg.

Bref, il n'est pas impossible que dans la compétition de ridicule qui s'est engagée, la France joue les prolongations.

Notes

[1] Proposition, naturellement.

lundi 1 septembre 2008

Au fait, comment on fait un procès à Amy Winehouse ?

— Mon cher maître, vous allez croire que c'est chez moi une manie, mais je suis toute colère et frustration.

— Ma chère lectrice ! Que vous a fait Aliocha pour vous mettre dans cet état ?

— Elle, rien, ou si peu. Disons qu'elle est redoutablement persuasive : alors que j'allais vous rendre visite ce vendredi, elle m'a remis une invitation pour la presse pour le festival de Rock en Seine du soir même, afin que je la laisse aller vous entretenir d'histoires d'enfance interdites.

— Aliocha est une amie des arts, c'est connu.

— Sans nul doute ; mais ce n'est pas le cas de la principale invitée : le public venu applaudir la chanteuse anglaise Amy Winehouse a appris une heure avant de début du spectacle que l'artiste leur ferait faux-bond.

— Non que ce soit une surprise, l'extravagante chanteuse ayant fait de même un an plus tôt au même endroit.

— Ce n'était peut-être pas totalement imprévisible, mais ce n'en est pas moins frustrant.

— Ajoutons à cela que seuls les plus fripons des calomniateurs pourraient accuser l'artiste de boire de l'eau, mais qu'à chaque fois qu'on essaie de la faire aller en cure de désintoxication, elle répond : non, non, non ; que ladite artiste avait en outre annoncé qu'elle renoncerait définitivement à la scène après le 5 septembre et l'on comprendra qu'on avait autant de chance de voir Amy à Saint-Cloud que Serge Gainsbourg à la Bourboule.

— Sans doute, mais je suis peu consolée. Et en lisant que la direction du festival avait annoncé que c'était la goutte de Whisky qui faisait déborder le vase, et que cette fois, les tribunaux auraient à sanctionner, j'ai tout de suite pensé à vous.

— Alors, chère lectrice, je ne puis éprouver de rancœur à l'égard de Mademoiselle Winehouse, si elle a conduit vos pensées vers votre humble et dévoué serviteur.

— Flatteur. Mais permettez-moi de vous le demander tout de gob : ayant, moi, de la rancœur, pourrais-je me joindre au festival, et crêper le chignon, qu'elle a volumineux, d'Amy Winehouse ?

— Las, ma chère lectrice, rien n'est moins sûr : car ici, contrairement à ce qui se passe chez la chanteuse, il y a loin de la coupe aux lèvres. Car un spectacle musical comme celui là est, juridiquement, une partie de billard à trois bandes, alors que le droit, lui, préfère la ligne droite.

— Empruntez donc cette voie, cher maître, et expliquez-moi en quoi, je vous prie.

Si tu ne viens pas à Rock en Seine, c'est Rock en Seine qui viendra à toi

— Vos prières sont pour moi des décrets divins. En droit civil, qui s'applique ici, la responsabilité peut naître de deux sources. Soit contractuelle (la faute vient de l'inexécution d'une obligation née d'un contrat ; par exemple votre fournisseur d'accès internet manque à vous fournir un service continu comme il s'y est engagé) ; soit extra-contractuelle (la faute n'a rien à voir avec un contrat, quand bien même par ailleurs les parties seraient liées par un contrat ; par exemple un salarié cambriole son employeur commet une faute extra-contractuelle).

— Jusque là, je vous suis.

— Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, et qu'une responsabilité soit contractuelle ou extra-contractuelle. Le fondement textuel n'est pas le même (1147 du Code civil pour la responsabilité contractuelle, 1382 pour l'extra-contractuelle), les délais de prescription étaient autrefois distincts (30 ans pour la contractuelle, 10 ans pour l'extra-contractuelle, maintenant tout le monde est à 5 ans), et surtout la faute extra-contractuelle peut parfois poser problème car on doit étudier le comportement du fautif et le comparer à celui d'un bon père de famille dans une situation analogue, tandis que la faute contractuelle est simple à déterminer : c'est le manquement à une obligation née du contrat. Ce n'est pas en soi un faute de livrer une marchandise à 15 heures, mais ç'en est une si vous vous étiez engagé à le faire à 10 heures.

— Je vois où vous voulez en venir : il faut se demander laquelle de ces voies je vais devoir emprunter.

— Absolument. Revenons en à notre diva de la saoule. Qui peut lui demander des comptes de son absence ? Il faut pour cela chercher le contrat.

Les spectateurs

— Les spectateurs, mon cher maître, ont ce me semble payé un octroi pour ouïr la perfide albionne. Le paiement ne caractérise-t-il pas un contrat ?

— La plupart du temps, oui, et ici tel est le cas.

— Problème réglé, alors ?

— Que nenni ! Car un contrat a un effet relatif. Il ne lie que les parties à ce contrat, et les spectateurs, nonobstant le nom qui figurait sur leur billet, n'ont pas passé de contrat avec l'adoratrice de Dionysos.

— Vous vous gaussez, maître ? Ils ont payé, fort cher au demeurant, pour ouïr Amy Winehouse, et vous me dîtes qu'elle n'y peut mais ?

— Pas tout à fait, mais analysons ce qu'est, juridiquement, un billet pour le festival de Rock en Seine. C'est un instrumentum.

— Me voici bien avancée.

— Le mot contrat recouvre deux choses distinctes, et si les juristes adorent distinguer, ils aiment à nommer ce qu'ils distinguent afin qu'on ne les confonde pas. L'accord de volonté faisant naître des effets de droit, premier sens du mot contrat, est un negotium. L'écrit qui le constate et sert de preuve de l'existence du contrat est l'instrumentum. Le contenu et le contenant, en somme.

— Il est vrai que chaque fois que je vais chez mon boulanger ou mon coiffeur, nous ne signons pas de contrat écrit !

— Absolument. L'usage et la valeur modeste de ces contrats vous en dispense, ce d'autant que les prestations réciproques sont en principe immédiatement exécutées : votre boulanger vous remet votre baguette, votre coiffeur vous rend encore plus belle si c'est possible, et vous les payez sur le champ. Pour le contrat de spectacle, il y a exécution différée de la prestation : vous devez payer d'abord, puis vous rendre sur les lieux de l'exécution — du contrat, rassurez-vous. Là, la présentation de votre billet pour permet d'entrer. Ce billet est en effet un titre au porteur, prouvant que vous avez payé le prix, et vous donnant droit à entrer dans le lieu du concert (le billet étant alors partiellement déchiré pour marquer que cette première obligation a été exécutée).

— Et à qui ce contrat lie-t-il le spectateur ?

— À l'organisateur du spectacle (que l'on appelle producteur), ici l'organisateur de Rock en Seine, c'est à dire la Société par Actions Simplifiée GARACA, au capital de 150.000 euros, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris sous le numéro B 448 253 344, et dont le siège social est à Paris, 15 rue du Louvre, dans le premier arrondissement, à l'ombre du clocher de Saint-Germain-l'Auxerrois.

— C'est donc à cette société que des spectateurs frustrés devront aller chanter pouilles ?

— Et cette société doit probablement s'y préparer.

— Donc c'est la société GARACA qui va aller dégriser Amy Winehouse ?

— Non point, car pas plus que les spectateurs n'ont passé un contrat avec Amy Winehouse, la société GARACA n'a signé un contrat avec elle, chère lectrice.

Le producteur

— Mais Amy Winehouse vit-elle sur l'Olympe pour que nul ne puisse la toucher ?

— Non point. Mais si elle n'a pas le temps d'aller chanter, vous comprendrez qu'elle en ait encore moins pour négocier des contrats et discuter de ses cachets - pas d'Alka Seltzer®, c'est ainsi qu'on appelle le salaire versé à un artiste qui exerce son art.

— Mais alors comment travaille-t-elle, quand elle en a l'envie du moins ?

— Les artistes d'une certaine célébrité ont recours à un mandataire, que l'on appelle agent artistique. Autrefois, on employait un terme italien, impresario, un peu désuet aujourd'hui. C'est lui qui négocie les clauses du contrat, principalement le montant du cachet, mais aussi, quand l'artiste a un tel renom que les producteurs sont prêts à tout pour qu'il vienne à leur spectacle, des stipulations sur les conditions d'hébergement, de transport, y compris la marque de champagne et la couleur des fleurs qui doivent décorer leur loge. L'agent artistique est rémunéré en retenant un pourcentage des cachets ainsi négociés.

— Est-ce avec cet agent artistique que la société GARACA a contracté ?

— Il semblerait que oui. Je ne suis pas dans les petits papiers du festival, mais cela semble ressortir du communiqué publié sur le site du festival (tout en flash, donc pas de lien direct). J'avance, sous toutes réserves, que c'était ici une partie de billard à trois bandes c'est à dire trois contrats.

— Laissez-moi récapituler. Le spectateur a contracté avec GARACA qui a contracté avec l'agent artistique qui a un contrat avec Amy Winehouse.

— Un sans-faute, chère lectrice.

Le porte-fort

— Une question me vient, cher maître.

— Laissez-là venir à moi.

— Vous m'avez dit qu'un contrat n'a d'effet juridique qu'entre ceux qui y sont partie.

— C'est l'effet relatif ; mais ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'article 1165 du Code Civil.

— Mais alors comment l'agent artistique peut-il contracter au nom d'Amy Winehouse ?

— Il ne le peut pas.

— Vous vous moquez.

— Je suis on ne peut plus sérieux en matière de droit des contrats. Le contrat par lequel un agent artistique conclut l'engagement d'un de ses protégés s'appelle un contrat de porte-fort.

— Je suppose que cela n'a rien à voir avec le fait de soulever un haltérophile ?

— En effet, chère lectrice. Ce contrat est ainsi appelé car l'agent artistique se porte fort qu'Amy Winehouse viendra chanter aux lieu et heure convenues. C'est l'article 1120 du Code civil, à la rédaction un peu absconse car c'est du français juridique du XVIIIe siècle. Mais pour un juriste, en peu de mots, il est pourtant limpide. Sachez qu'il s'est engagé à ce qu'Amy Winehouse vienne chanter, et que c'est lui et lui seul qui est responsable à l'égard de la société GARACA. Si les spectateurs ont fait la grimace, sachez que lui, à l'heure qu'il est, doit tirer une bien vilaine figure.

Et l'extra-contractuel dans tout ça ?

— La cause est entendue, la foule désemparée n'avait pas de contrat avec Amy Winehouse. Néanmoins, ne peut-elle se retourner contre elle sur le terrain extra-contractuel ?

— Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, en somme ? Las, cela me paraît fort délicat, tant juridiquement que pratiquement.
Juridiquement, nous voilà sur le terrain de l'article 1382 du Code civil. Il faut une faute, un préjudice et un lien de causalité entre les deux. Où est la faute ?

— Dame, cher maître ! Ai-je besoin de vous le dire ? De ne point être venue chanter !

— Qu'importe qu'elle ne soit point venue, puisque le spectateur n'était pas partie. Vous tentez de réintroduire du contractuel là où il n'y en a pas.

— D'accord, elle ne s'était pas engagée envers le public à venir. Néanmoins, ne pas respecter ses engagements ne peut-il être regardé comme une faute extra-contractuelle à l'égard de ceux qui ne sont pas partie au contrat ?

— Je vous l'accorde : un contrat est un fait pour les tiers, mais un comportement léger et négligent est une faute. La cour de cassation a clairement posé dans un arrêt d'assemblée plénière du 6 octobre 2006 que le manquement à une obligation contractuelle constituait une faute qui, si elle causait un préjudice à un tiers, pouvait donner droit à indemnisation, comme me le rappelle opportunément Raven-hs en commentaire. Poursuivons donc avec le préjudice. Quel préjudice a-t-elle causé ?

In Vino Veritas

— La déception de son public.

— Déception pour avoir été à la hauteur de sa réputation ? Mais soit. À combien estimer ce préjudice ?

— Mais au prix de la place !

— Ce qui met le préjudice à 45 euros maximum, ce qui est peu pour justifier un procès. Mais surtout, c'est oublier The Roots, The Raconteurs, The Streets, Louis XIV, Scars On Broadway, Kate Nash, The Jon SPencer Blues Explosion et Justice, et j'en passe : un festival n'est pas un tour de chant : il y avait pluralité d'artistes, ettous sauf la Dive Bouteille ont honoré leur rendez-vous, la prestation de The Streets ayant d'ailleurs paraît-il été excellente. Festival il y eut. Sauf à pouvoir démontrer que vous n'étiez venu que pour voir Amy Winehouse et que les autres artistes ne présentaient aucun intérêt (ce qui sera un peu difficile, si vous avez acheté un billet pour un festival), ce n'est qu'une portion de ce prix que vous pourriez exiger comme indemnisation. Il en va de même d'ailleurs à l'égard de GARACA puisque le préjudice est exactement le même, indépendamment de la nature de la responsabilité. GARACA qui prend les devants en annonçant aux festivaliers déçus qu'elle étudie un moyen de les indemniser par un rabais sur la prochaine édition. Quand je vous disais qu'il se préparaient à faire face à l'ire des foules.
Bref, votre réparation risque fort d'être symbolique.

— Et celle de GARACA ?

— Celle de GARACA dépendra essentiellement du contrat. Remboursement de l'éventuelle avance sur cachet, c'est évident. Plus un préjudice de réputation (planter ses spectateurs deux années de suite, ça ne fait pas bien dans le CV). L'agent artistique doit négocier dur avec la société GARACA. Mais tout cela se passant entre gens de bonne société, nous ne connaîtrons jamais le contenu de l'accord, qui sera officialisé par un communiqué de presse sur le mode embrassons-nous folleville.

— Cher maître, vous êtes un artiste du droit : vous m'avez éclairée.

— Vous me faites rougir, mais soyons certains que des lecteurs plus versés que moi dans le droit du spectacle apporteront des précisions et rectifications. Je leur en épargnerai une : oui, la venue d'un artiste à la réputation internationale fait intervenir bien plus que trois contrats et quatre intervenants (ainsi, la mise en place de la scène et de la sonorisation, la rétribution des musiciens accompagnant l'artiste est faite sous la supervision indirecte de l'artiste lui-même, via d'autres agents). Afin de simplifier mon propos, je me suis contenté de la seule question de la responsabilité de l'artiste qui manque à son engaement de venir se produire. L'art n'est peut-être pas une marchandise, mais c'est bel et bien une industrie comme les autres.

Ha, en pendant que je vous tiens, chers lecteurs et surtout chères lectrices, les commentaires du blog seront mis en modération a priori chaque nuit (22h00-08h00) pendant quelques temps, ne vous émeuvez pas de ne point voir vos commentaires apparaître tout de suite. Troll Detector™ a besoin d'une cure de sommeil.

mardi 26 août 2008

La relaxe de Georges Frêche, ou de l'intérêt de citer ses sources

Cette règle est d'or, et ne vaut pas que pour les journalistes, le parquet de Montpellier vient d'en faire la dure expérience.

Rappelons les faits

L'inénarrable Georges Frêche, ex-[1]maire de Montpellier et gouverneur de Septimanie président du Conseil Régional de Languedoc Roussillon, avait, lors des émeutes de novembre 2005, insinué publiquement que des policiers pourraient être les auteurs des incendies de voiture, ajoutant que cette ruse aurait déjà été utilisée en mai 1968 afin de provoquer une réaction conservatrice, qui serait favorable au ministre de l'intérieur d'alors, qui aspirait à de plus hautes fonctions.

Ledit ministre n'apprécia pas et porta plainte pour diffamation envers une administration publique, plainte qui est la condition sine qua non pour que des poursuites puissent être engagées en matière de diffamation envers une administration : c'est l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881.

Incisons

Une incise ici : en matière de diffamation et d'injure, s'agissant de délits commis par voie de presse et portant atteinte à l'honneur de la personne, les règles sont dérogatoires au droit commun : le parquet ne peut engager de lui-même les poursuites, il faut une plainte préalable de la victime ou, s'agissant d'une administration, du chef du corps ou du ministre duquel ce corps relève (la police nationale relève du ministre de l'intérieur). Le retrait de cette plainte met fin aux poursuites. Ce n'est pas le cas pour les autres délits de droit commun : par exemple, le retrait, assez fréquent, de la plainte de la victime de violences conjugales ne met pas fin aux poursuites.

Reprenons

Le parquet, eu égard à la qualité de la personne concernée, a choisi la voie de l'instruction. Il a saisi un juge d'instruction de monter le dossier, l'acte saisissant le juge s'appelant un réquisitoire introductif. Cet acte, très simple, est fondamental, car il délimite les faits dont est saisi le juge qui, hors de ces faits, n'a aucun pouvoir, sauf à ce que le parquet les lui élargisse par un réquisitoire supplétif. S'il agi hors de sa saisine, c'est la nullité, avec des conséquences désopilantes.

Or le réquisitoire introductif demandait au juge de bien vouloir instruire sur les propos suivants :

« je me demande si ce ne sont pas des flics qui mettent le feu aux bagnoles ».

Fatalitas. Le prévenu avait en réalité tenu précisément ce langage, rapportés par le quotidien Midi Libre :

« je ne suis pas sûr que, dans les villes parisiennes où ils ont incendié des voitures, que ce soient des musulmans qui le font ; ça serait des flics déguisés en musulmans..., que ça ne m'étonnerait pas ».

Le juge d'instruction ayant établi que ces derniers propos avaient été tenus et fleuraient bon la diffamation envers une administration, avait renvoyé le prévenu devant le tribunal correctionnel.

Devant le tribunal, le tribun prévenu avait argué que l'instruction avait porté sur des propos qu'il n'avait pas tenus et que nul acte de poursuite n'était intervenu sur les propos qu'il avait réellement tenu dans les trois mois ayant suivi, entraînant la prescription de l'action publique.

Argutie ? Non point, car la loi est formelle :

Si le ministère public requiert une information, il sera tenu, dans son réquisitoire, d'articuler et de qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels la poursuite est intentée, avec indication des textes dont l'application est demandée, à peine de nullité du réquisitoire de ladite poursuite.

Loi du 29 juillet 1881, article 50.

Le tribunal correctionnel de Montpellier relaxa donc le flamboyant édile. Le parquet, amateur de vieilles pierres, invita le premier magistrat à la cour d'appel sise quelques rues plus loin, voir s'ils pensaient de même.

L'esprit des lois contre la lettre des propos

Ce qui ne fut point le cas : le 11 septembre 2007, la cour d'appel de Montpellier estima qu'il n'était pas nécessaire que le réquisitoire reproduise littéralement le discours incriminé, dès lors qu'il permet au prévenu de connaître exactement les faits qui lui sont reprochés ; ajoutant que l'expression « Je me demande si ce ne sont pas des flics qui mettent le feu aux bagnoles » est, en substance, identique, à celle revendiquée par le prévenu ; ils en déduisirent que l'objet de la prévention était exactement déterminé par les mentions du réquisitoire, de telle sorte que l'intéressé pouvait utilement préparer sa défense, et en conséquence, déclara le bouillant Frêche coupable et le condamna à 1.500 euros d'amende.

Sautant dans le premier TGV, notre élu qui n'aime pas plus les policiers que les harkis qui manifestent à Palavas, se précipita Quai de l'Horloge pour crier famine chez la cour de cassation.

Qui lui fit bon accueil, en cassant le 17 juin 2008 l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier en rappelant fermement que

en matière de diffamation envers une administration publique, l'action publique est mise en mouvement, sur la plainte du ministre, par le réquisitoire introductif qui, lorsqu'il répond aux exigences de l'article 50 précité, fixe irrévocablement la nature et l'étendue de la poursuite ; que les juges ne peuvent statuer sur d'autres propos que ceux qui sont articulés par l'acte initial de la poursuite ;

(…)

en [se] prononçant sur des propos autres que ceux articulés dans l'acte initial de la poursuite, les juges ont méconnu le sens et la portée des textes susvisés et du principe ci-dessus énoncé.

La cassation a lieu sans renvoi, puisque plus rien ne restait à juger : l'annulation de l'arrêt de la cour d'appel a les effets d'une relaxe.

Cet arrêt est conforme à la jurisprudence ancienne de la cour de cassation sur ce point. Pas de passe-droit pour Georges Frêche, mais au contraire, application de la loi sans jugement porté sur la validité de ses propos.

J'ignore la cause de la bourde du parquet ; probablement s'agissait-il d'une simple reprise des propos cités dans la plainte, auquel cas l'erreur est venue de la Place Beauvau, ce qui ne dispensait pas le parquet de s'assurer de la teneur réelle des propos, eu égard aux règles très rigoureuses en matière de presse.

Il demeure que je suis admiratif de la capacité de Georges Frêche à passer entre les gouttes. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces, mais quand en prime, il vous donne des leçons de ballet, on ne peut qu'être admiratif et se dire qu'il faut arrêter d'abuser des métaphores animalières.

Notes

[1] Mes excuses à mes premiers lecteurs, M. Frêche n'est plus maire depuis 2004 ; que le temps passe vite quand on s'amuse.

mercredi 20 août 2008

Brice, le faucheur de Tchétchènes

Par Serge Slama, Maître de Conférences en droit public à l’Université Evry-Val-d’Essonne ; code HTML relu et corrigé par OlivierG.


Ambiance musicale :


Vous avez lu l’histoire des visas de sortie de Charlie. Comment il les a fait vivre. Comment ils sont morts, ressuscités puis de nouveau morts.
Ca vous a plus hein. Vous en d’mandez encore.
Et bien. Ecoutez l’histoire…
L’histoire des visas de transit aéroportuaires anti-réfugiésfraudeurs tchétchènes de Brice.
Comment il les a fait vivre.
Comment ils sont morts.
Et surtout comment il les a ressuscités par un prodigieux holdup juridique.
Avec l’aval du polic’man du Palais Royal.

Les Tchétchènes et Somaliens ennuient Brice et son ami Bernard

Alors voilà.
Avec son petit-ami Bernard
Un gars qui, autrefois était honnête, loyal et droit.
Brice avait un ennui.

L’ennui c’est que 474réfugiés fraudeurs tchétchènes ont réussi, à l’occasion d’une escale à l’aéroport de Roissy, à solliciter l’asile à la frontière en décembre 2007.

Cela a obligé Brice à les maintenir, dans des conditions inhumaines, pendant près d’un mois dans des aérogares puis dans un hangar de 1 600 m2 réquisitionné pour l’occasion.

Cela ennuyait Brice car il venait juste de déclarer – sans rire – à Jeune Afrique que s’il y a de moins en moins de demandeurs d’asile sollicitant l’asile en France c’est que la situation du monde s’est s’améliorée.

Qu’est-ce qu’on n’a pas écrit sur lui ? En réalité c’est un doux utopiste.

Mais il faut croire que c’est la société qui l’a abîmé.

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lundi 18 août 2008

L'affaire Wizzgo

Aujourd'hui, je vous propose d'étudier une décision judiciaire rendue cet été qui mérite l'attention.

Distribution

La société Wizzgo exploite un logiciel éponyme présenté comme un magnétoscope numérique en ligne.

Ce logiciel, une fois téléchargé, permet d'afficher les programmes des chaînes de la TNT, et d'un simple clic sur l'un d'eux effectué avant sa diffusion, d'en demander l'enregistrement. Une fois le programme diffusé, l'utilisateur, en lançant le logiciel, télécharge automatiquement un fichier vidéo du programme en question.

Ce service est présenté comme gratuit, mais vise à se financer par la publicité qui agrémente la fenêtre du logiciel quand i lest ouvert. Il est, pour le moment, limité à 15 heures de programme sur une période d'un mois.

La société Métropole Télévision exploite une chaîne de télévision baptisée M6 ; la société EDI TV exploite une chaîne baptisée W9 et diffusée uniquement sur le TNT. La société M6 web exploite quant à elle un site baptisé M6 replays, qui permet de revisionner les programmes des deux chaînes précitées. Enfin, les sociétés 89 Productions et C Productions, dont les sièges sont à la même adresse que les deux chaînes de télévision précitées, produisent des programmes diffusés par ces chaînes.

Voilà pour le casting.

Pourquoi tant de haine ?

Ces cinq sociétés se sont émues comme un seul homme de l'activité de la société Wizzgo et ont porté leur émotion en plein mois d'août devant le juge des référés de Paris.

Les demanderesses estimaient que l'activité de la société Wizzgo était parasitaire et constituait une concurrence déloyale à leur égard, puisqu'elle exploite les programmes que ces sociétés ont produit ou acheté sans verser aucune rémunération aux titulaires des droits d'auteur. Elles demandent donc que le juge fasse interdiction à la société Wizzgo de poursuivre son activité en ce qui concerne leurs programmes et soit condamnée à leur verser une provision de 15000 euros à valoir sur les dommages-intérêts qu'ils obtiendront lors d'un procès ordinaire (on dit “au fond”) à venir et à produire les éléments permettant d'établir l'ampleur de ce préjudice (nombre et désignation des programmes de ces sociétés reproduits pour les clients de la société Wizzgo).

La société Wizzgo répondait en réplique (le mot réplique s'imposant ici) que le service qu'elle propose s'assimile en tout point à ce que fait un magnétoscope, artefact parfaitement licite, et que le programme est reproduit in extenso, coupures pub incluses. Elle invoquait donc l'exception de copie privée (article L.122-5, 6° du CPI), celle-là même qui rend licite la reproduction d'une œuvre par un particulier à son seul usage personnel.

And the winner is…

Par ordonnance en date du 6 août 2008, le juge des référés de Paris a fait droit aux demandes des sociétés Métropole Télévision et autres.

Le juge écarte l'argumentation de l'ordonnance de copie privée par des motifs qui, je le crains, ne brillent pas par leur limpidité. On sent que les greffiers habituels sont en vacances, la rédaction des jugements s'en ressent.

Voici ce que dit le tribunal (j'ai légèrement modifié la ponctuation défaillante de l'ordonnance ; je n'ai pas touché aux mots en eux-même).

(…)L’autorisation de la loi est tirée de l’exception de copie privée, laquelle, dérogatoire, est d’interprétation stricte, et d’une technique qui permettrait d’invoquer le bénéfice de l’article L. 122-5, 6° du Code de la propriété intellectuelle par la création d’une copie transitoire destinée à un usage licite ;

L’ajustement de la technique logiciel aux prescriptions légales évoque une pratique “limite” habituelle des publicitaires en matière de boissons alcooliques et de tabac ; que le rapprochement est justifié par les caractéristiques d’un service qui repose d’abord sur une inscription dans le sillage d’une “addiction” des consommateurs, en l’espèce l’attrait pour les nouvelles technologies de l’image et audiovisuelle et la gratuité apparente, la position du problème des pouvoirs du juge des référés face à des pratiques qui tentent de limiter l’effet des prohibitions légales ;

J'avoue ma perplexité face à ce paragraphe. La juxtaposition de deux substantifs non séparés par un tiret, qui plus en en faute d'accord (« la technique logiciel »), n'est pas correcte en français. Le juge semble ensuite faire une analogie avec les manœuvres des producteurs d'alcool ou de tabac pour contourner la législation prohibant la publicité, mais cette législation sanitaire est sans lien aucun avec la présente affaire qui porte sur le droit d'auteur exclusivement, la publicité n'étant que la source des revenus des parties. Quant à la mention de l'addiction des consommateurs aux nouvelles technologies, je la trouve incongrue, discutable, et sans intérêt pour la solution du litige. Voilà qui n'aide pas à la compréhension.

Reprenons, en sautant le paragraphe où le tribunal rejette la demande de la société de Wizzgo tendant à ce qu'une question préjudicielle soit posée sur ce point de droit à la Cour de Justice des Communautés Européennes, au motif que les délais d'une telle procédure sont incompatibles avec la rapidité de la demande en référé. Passons rapidement en relevant que ce motif n'est pas pertinent, et qu'il aurait été plus simple de rappeler que le juge national est compétent pour interpréter le droit européen, et que l'article L.122-5, 6° du CPI n'est en tout état de cause pas du droit européen mais du droit national.

Les demanderesses font valoir les règles acquises pour la protection des droits de propriété intellectuelle dans le domaine de la photocopie, de la reproduction des supports numériques ; … le défendeur soutient que, comme pour un magnétoscope, la copie utilisable est faite chez le particulier et sur son action pour son usage privé ; qu’à tout le moins ce service suppose l’utilisation coordonnée des moyens techniques de la société et de l’utilisateur ;

Les principes juridiques et économiques en cause sont clairs ; la copie privée, qui fait exception au droit de la reproduction de l’œuvre, est par définition sans valeur économique, ne pouvant supporter pratiquement un acquittement de droits de reproduction et n’étant pas placée sur un marché ; la production et l’acquisition des matériels nécessaires sont [donc] licites ;

Le service querellé, économique, qui n’est pas de l’ordre du don, qui permet la réalisation par son utilisateur d’une copie est illicite quel que soit le montage technologique ; il est interdit de créer et s’approprier une richesse économique à partir d’un service de copie d’œuvres ou de programmes audiovisuels qui se soustrait à la rémunération des titulaires des droits de propriété intellectuelle ; le service offert par la société WIZZGO est [donc] manifestement illicite ; (…).

Deux remarques là aussi. D'une part, la jurisprudence a déjà établi qu'un échange d'enregistrement sur la base du don était également illicite s'il sort du cadre privé proche permis par l'exception de copie privée (il s'agissait d'une personne enregistrant des films diffusés en français sur la télévision nationale et envoyait les cassettes à sa famille installée à l'étranger). la copie privée ne doit pas sortir du foyer. D'autre part, il faut rappeler que les disques durs des ordinateurs ne font pas l'objet à ce jour (gageons que ça ne durera pas) de la perception d'une redevance reversée aux sociétés d'auteurs comme tel est le cas pour les disques durs et DVD réinscriptibles ou non des magnétoscopes de salon. Les programmes audiovisuels transitant sur les serveurs de Wizzgo puis chez le client passent par des supports mémoire non soumis à cette rémunération. On peut donc se demander ce qu'il en serait si la commission prévue à l'article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle relative à la rémunération pour copie privée[1]taxait ainsi les mémoires des ordinateurs…

La société Wizzgo se voit donc interdire de proposer l'enregistrement des programmes de M6 et W9, sous astreinte de 10.000 euros par infraction constatée, et doit fournir aux demanderesses les données relatives à leurs programmes ainsi illicitement enregistrés. Autant dire que si les autres chaînes de la TNT font de même, c'est la survie même de Wizzgo qui est en cause.

Enfin, cela pose à nouveau la question récurrente du modèle économique dit du « web 2.0 », déjà soulevé lors de l'affaire Fuzz. Ce modèle repose, je le crains, sur des mythes, le principal étant celui de la création de richesse à partir d'une matière première qui serait gratuite, que ce soit le contenu des blogues (Wikio), du User Generated Content (Youtube, Fuzz) ou des flux RSS des autres sites (Lespipoles). Déjà que l'idée de faire payer ses services par d'autres que ses clients (comprendre : par la pub) me paraît pour le moins audacieuse, seul Google ayant réussi pour le moment ce tour de force (encore que de plus en plus de ses services gratuits sont proposés en version améliorée payante, selon le bon vieux modèle du web 1.0.

Au-delà de sa viabilité économique, qui ne concerne que les associés de ces sociétés commerciales (Wizzgo est une Société Anonyme), ses créanciers et dans une moindre mesure ses clients, le problème de la licéité du modèle semble de plus en plus douteuse. Une telle activité faite sans le consentement des fournisseurs de la matière première est illicite car parasitaire.

Ajoutons à cela la crise du secteur du crédit bancaire, et il n'y a plus qu'à se demander si ça ne sent pas l'explosion prochaine de bulle, explosion 2.0 (béta) bien sûr…

Notes

[1] C'est son nom officiel, je n'y peux rien.

mercredi 18 juin 2008

On n'a plus tous les jours trente ans

Ça y est, la loi sur la prescription en matière civile est au J.O. du jour. C'est, dans l'indifférence générale, une des plus importantes réformes du droit civil depuis l'adoption du Code civil qui vient d'entrer en vigueur. Et elle entre en vigueur demain.

Version : “les juristes parlent aux juristes”.

En matière mobilière et personnelle, le délai de prescription extinctive de droit commun passe à cinq ans, contre trente ans auparavant.

Les prescriptions particulières prévues par le Code civil sont ainsi modifiées :

— La responsabilité des avocats se prescrit par cinq ans (contre dix auparavant pour l'assistance en justice et trente pour le conseil : on va faire des économies en stockage d'archives). La prescription de deux ans pour nos émoluments disparaît : elle s'aligne sur la prescription quinquennale de droit commun. Art. 2225 nouveau du Code civil.

— La responsabilité pour dommage corporel (uniquement corporel) se prescrit par dix ans, vingt ans en cas de crime commis sur un mineur, du jour de la survenance du dommage. Oui, ce ne sont pas les mêmes règles pour la prescription de l'action publique, on va s'amuser. (art. 2226 nouveau)

— La prescription acquisitive de droit commun en matière immobilière reste à trente ans, l'imprescriptibilité extinctive est réaffirmée. Art. 2227 nouveau.

— La prescription acquisitive abrégée par vingt ans disparaît. Désormais, on usucape par trente ans, ou par dix ans en cas de possession de bonne foi et par juste titre.

— Enfin et surtout c'est un monument qui déménage. En fait de meubles, possession vaut titre, NOTRE en fait de meubles possession vaut titre n'est plus l'article 2279 du Code civil. Désormais, il sera l'article 2276. Vous, je ne sais pas, mais moi, j'ai l'impression de voir un ami d'enfance déménager. Même s'il ne va pas loin, ce ne sera plus jamais la même chose.

Version : les juristes parlent aux mékéskidis.

La prescription désigne le fait d'acquérir ou de perdre un droit en raison de l'écoulement d'un laps de temps. Si le droit s'éteint, on parle de prescription extinctive. Si on acquiert le droit, on parle de prescription acquisitive, ou usucapion, du latin usus capio, “je prends par l'usage”.

Depuis le Code civil de 1804, le délai de droit commun pour la prescription était de trente ans. Votre médecin vous ampute de la mauvaise jambe (ne riez pas, ça arrive), vous aviez trente ans pour lui faire savoir que non, ça ne vous en faisait pas une belle, de jambe. C'est la prescription extinctive. Si des squatteurs occupent pendant trente ans votre villa dans le Lubéron, au bout de trente ans, si vous n'avez rien fait, elle est à eux. C'est la prescription acquisitive.

En matière mobilière (tout bien meuble, c'est à dire que l'on peut déplacer : une table comme un animal), une autre règle s'applique : le possesseur de l'animal est présumé en être le propriétaire. C'est le sens de la formule en fait de meubles, possession vaut titre, cauchemar des étudiants de 1re année de droit.

Je vous fais grâce de la définition de la possession, qui est autre chose que le fait d'avoir la chose dans la main. Les plus curieux peuvent se référer à l'entrée correspondante de l'indispensable dictionnaire du droit privé.

À partir de demain, les droits s'éteindront au bout d'un délai d'inaction de cinq ans.

À qui cela bénéficie-t-il ?

Certainement pas au citoyen lambda. Une longue prescription le protège au contraire, lui donnant le temps de réagir, de rechercher les preuves de son droit, de ne plus être sous influence. Ce sont tous les notables et professionnels qui se frottent les mains : médecins, avocats, notaires, chefs d'entreprises et mandataires sociaux, dont les activités les exposent à engager leur responsabilité personnelle (et c'est d'ailleurs ce qui justifiait en partie des traitements pouvant paraître démesurés : il sera intéressant d'observer l'évolution des rémunérations des grands chefs d'entreprise après ça : on parie qu'ils ne vont pas baisser pour autant ?).

Notons, on n'est jamais mieux servi que par soi-même, que les règles de prescription concernant l'État sont inchangées : si vous ne payez pas un impôt, c'est pendant dix six ans que l'État pourra vous le réclamer[1].

Cette évolution est d'ailleurs symbolique d'un changement de valeur de la société que je trouve préoccupant.

Lors de la naissance du droit français moderne, au début du XIXe siècle, la principale action de l'État sur les citoyens, outre l'action fiscale, était l'action pénale. Or l'État, estimant que le trouble à l'ordre public finit par s'éteindre avec le temps, avait fixé des délais de prescription assez courts : un an pour les contraventions, trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes. Les actions des citoyens, en revanche, étaient protégées par la loi car c'était les droits des individus qui étaient concernés : dans le doute, c'était trente ans.

Or un mouvement récent tend à allonger le délai pendant lequel l'État peut poursuivre une infraction. Les crimes contre l'humanité ont été déclarés imprescriptibles, même si l'affaire Boudarel a révélé que cela ne pouvait s'appliquer, pour les faits antérieurs au 1er mars 1994, qu'aux crimes commis par les puissances de l'Axe, et non aux crimes contre l'humanité commis au nom du communisme, par exemple[2]. La prescription des crimes sur mineurs a été rallongée en 1998 pour être fixée en 2004 à vingt ans, à compter de la majorité de leur victime, c'est à dire jusqu'au jour de ses trente huit ans. Pour les délits, il a été porté à dix ans à compter de la majorité pour les mineurs, et à vingt ans à compter de la majorité pour certains délits comme, les agressions sexuelles, mais aussi tenez-vous bien, les violences ayant entraîné plus de huit jours d'incapacité totale de travail (vous vous souvenez de Thomas, qui vous a poussé dans les escaliers en 6e, vous vous étiez fait une entorse : faites-vous plaisir, faites-le citer devant le juge des enfants pour vos 37 ans), ou l'atteinte sexuelle sans violence ni contrainte ni surprise (vous vous souvenez de Julien, 18 ans, qui au Camping du Beau Rivage, vous avait embrassé quand vous aviez quatorze ans ? Il vous a mis la main aux fesses et vous a plaqué quand vous lui avez dit non ? Citez-le en correctionnelle pour vos 37 ans, vous aurez de ses nouvelles, comme ça, et il sera inscrit au FIJAIS comme délinquant sexuel à 41 ans après une vie sans histoire, il devra aller pointer chaque année au commissariat, imaginez la tête de son épouse et ses enfants, quelle douce vengeance…).

Bref, alors que sous Napoléon, que nul n'accusera d'avoir traité à la légère les intérêts de l'État, l'action du citoyen était mieux protégée que celle de l'État, c'est à un renversement des valeurs que nous assistons, dans une société se disant pourtant libérale (oui, Bertrand, au sens politique, bien sûr). À tel point d'ailleurs que dans certains cas, l'État garde le pouvoir de poursuivre alors même que la victime a perdu ce pouvoir par la prescription (cas des violences sur mineurs, l'action de la victime s'éteindra le jour de ses 28 ans, alors que l'État peut poursuivre l'auteur des coups jusqu'aux 38 ans de la victime, quand bien même elle aura perdu le droit de réclamer réparation). À croire que c'est l'État qui est la vraie victime, comme si au fond, le corps de ses citoyens lui appartenait plus qu'à eux-même.

J'exagère ? Vraiment ? Rapprochez cela d'infractions comme le défaut de port de la ceinture de sécurité ou de défaut de casque à moto, qui est une infraction qui ne peut faire de mal… qu'à celui qui le commet. Idem pour la consommation de stupéfiants, quand ces substances sont produites par leur propre consommateur. Se ruiner la santé, est-ce un délit contre la chose publique ?

Napoléon ne l'aurait même pas rêvé, nous l'avons fait. Ça vaudrait parfois le coup de s'interroger, non ?

Mais je m'égare, terminons-en avec la prescription.

Quelles sont les règles d'entrée en vigueur ?

Pour les prescriptions extinctives en cours, on distingue deux hypothèses.

1°) Les prescriptions auxquelles il reste moins de cinq ans à courir.

Pas de changement : elles se prescriront à la date initialement prévue.

2°) Les prescriptions en cours auxquelles il reste plus de cinq ans à courir.

Un nouveau délai de prescription de cinq ans partira à compter de l'entrée en vigueur de la loi.

Exemples : Une action se prescrit par trente ans depuis le 1er janvier 1980 : date d'exctinction le 1er janvier 2010, elle reste inchangée. Une action se precrit par trente ans depuis le 1er janvier 2000, date d'extinction le 1er janvier 2030. Un nouveau délai de cinq ans courra à partir du 19 juin 2008, extinction le 19 juin 2013.

C'est à dire que le 19 juin 2013, c'est 25 années de prescription qui vont tomber le même jour. Chers confrères, révisez vos dossiers, l'année 2013 risque sinon de coûter bonbon à notre assureur. Merci pour lui.

Pour mémoire, la prescription par trois mois en matière de presse est inchangée.

Notes

[1] En fait, six ans en cas de défaut de déclaration, et trois ans en cas de déclaration inexacte.

[2] Crim., 1er avril 1993, Boudarel, bull. crim. n°143

jeudi 24 avril 2008

Prix Busiris à Monsieur Jean Dionis du Séjour

Il aura fallu trois jours de délibération au jury pour attribuer ce prix à Monsieur Jean Dionis du Séjour, le temps pour lui de comprendre quelque chose à la loi que les propos récompensés commentent.

Jean Dionis du Séjour, photo Assemblée Nationale

Ce prix lui est attribué pour avoir déclaré, le lundi 21 avril 2008, lors de l'émission La Matinale de Canal+ (passage encore visible sur le site, c'est à 8h15, ou à 14:02 de la vidéo, avec d'entrée un superbe “vide juridique” lancé par le journaliste), interrogé en tant que « spécialiste de l'économie numérique et des nouvelles technologies », sur l'action intentée par TF1 contre Dailymotion, successivement et dans l'ordre :

[Ces plaintes] étaient prévisibles parce qu'on est arrivé un peu en butée de la Loi pour la Confiance dans l'Économie Numérique (LCEN) qui organise les rapports entre auteurs, éditeurs et hébergeurs. [On assiste] à la montée en puissance de nouveaux sites où les internautes postent directement du contenu, ce qu'on a appelé globalement le web 2.0, et ce web 2.0 fait un peu exploser en vol la belle architecture de la LCEN.

Interrogé sur cette belle architecture, Jean Dionis du Séjour en fait ce résumé.

L'architecture de la LCEN, c'est auteur responsable, éditeur responsable, hébergeur irresponsable, fournisseur d'accès irresponsable. Ce qui est en train de se passer avec le web 2.0, c'est l'effacement de la notion d'éditeur et comme il faut trouver quelqu'un qui est responsable, on se retourne vers la personne solide qui reste et qui est l'hébergeur.

Interrogé sur l'action de TF1 et ses chances de succès, Jean Dionis du Séjour esquive habilement la question et répond :

On est en train de vivre la construction d'une jurisprudence qui est anarchique et très confuse. C'est pourquoi nous disons : la LCEN a été une très bonne loi, mais il va falloir la prolonger ; mieux vaut une bonne législation qui va reposer le problème de l'hébergeur à une jurisprudence qui sera extrêmement confuse et va désorienter tous les acteurs de la chaîne internet.

Le journaliste lui demande alors si la loi à venir prévoit que les hébergeurs du type Dailymotion ou Youtube seront obligés de payer des droits pour le contenu qu'ils hébergent, cela ne signe-t-il pas leur arrêt de mort ? Réponse embarrassée du député :

Pour le moment, on n'en est pas exactement là. On en est à dire que Dailymotion sera… serait, il faudra l'encadrer, le limiter, il serait partiellement responsable des contenus [qu'il héberge], il faudra que Dailymotion s'engage plus (d'ailleurs, ils le font déjà) dans la surveillance, dans le contrôle des contenus qui seront apportés par les internautes, et les contenus qui seront [soumis au droit d'auteur], il faudra qu'ils fassent en sorte qu'ils ne soient pas mis en ligne, quoi.

En quoi cette interview est-elle busirissable ?

L'affirmation aberrante est que la LCEN est une “belle architecture”, une “très bonne loi”, mais qui par un tour mystérieux (on devine la perversité naturelle des juges) génère une jurisprudence anarchique et confuse, et qu'il est donc urgent de la modifier pour reposer le problème de l'hébergeur irresponsable qui ne doit plus l'être tout à fait, alors que c'était pourtant le cœur de la loi. Nouvelle variation du législateur sur le thème de « nous faisons des lois merveilleuses, le problème c'est les juges, et la solution, une nouvelle loi ».

Elle est teintée de mauvaise foi car Jean Dionis du Séjour a toutes les raisons d'avoir pour la LCEN les yeux de Chimène puisqu'il en était le rapporteur à l'Assemblée nationale (rapport n°612 du 12 février 2003, n°1282 du 10 décembre 2003, n°1553 en CMP du 27 avril 2004).

Elle est contradictoire car une “très bonne loi” n'a pas besoin d'être modifiée quatre ans après avoir été adoptée dès qu'elle commence à être appliquée concrètement.

Ajoutons à cela qu'il est inexact de dire que la LCEN, c'est « auteur responsable, éditeur responsable, hébergeur irresponsable, fournisseur d'accès irresponsable » : d'une part la LCEN ne mentionne nulle part l'existence d'un “auteur” de contenu opposé à l'éditeur, et d'autre part et surtout ne dit pas que l'hébergeur est irresponsable : elle dit qu'il l'est[1], à la condition qu'on prouve qu'il avait connaissance du caractère illicite de ce contenu. Enfin, inviter Dailymotion à surveiller le contenu et à ne pas mettre en ligne un contenu soumis à droit d'auteur est en contradiction avec le texte même de cette « très bonne loi » qui dit expressément : « [les hébergeurs] ne sont pas [soumis] à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites. »

En somme, sa loi est très bonne, dès lors qu'elle ne dit pas vraiment ce qu'elle dit. Voilà l'aberration.

Et pendant que vous vous ferez servir une coupe de champagne au buffet de remise du prix, vous pourrez méditer sur cette “belle architecture” d'une “très bonne loi”, dont je reproduis ci-dessous in extenso l'article 6 qui contient à lui seul toutes les règles applicables. Lisez-le à voix haute, et conspuez les juges qui à partir de ce texte d'une clarté diaphane dans un français élégant, osent tirer une jurisprudence qui apparaît confuse.


Loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique.

Article 6

I. - 1. Les personnes dont l'activité est d'offrir un accès à des services de communication au public en ligne informent leurs abonnés de l'existence de moyens techniques permettant de restreindre l'accès à certains services ou de les sélectionner et leur proposent au moins un de ces moyens.
2. Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible.
L'alinéa précédent ne s'applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l'autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa.
3. Les personnes visées au 2 ne peuvent voir leur responsabilité pénale engagée à raison des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicites ou si, dès le moment où elles en ont eu connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces informations ou en rendre l'accès impossible.
L'alinéa précédent ne s'applique pas lorsque le destinataire du service agit sous l'autorité ou le contrôle de la personne visée audit alinéa.
4. Le fait, pour toute personne, de présenter aux personnes mentionnées au 2 un contenu ou une activité comme étant illicite dans le but d'en obtenir le retrait ou d'en faire cesser la diffusion, alors qu'elle sait cette information inexacte, est puni d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 EUR d'amende.
5. La connaissance des faits litigieux est présumée acquise par les personnes désignées au 2 lorsqu'il leur est notifié les éléments suivants :
- la date de la notification ;
- si le notifiant est une personne physique : ses nom, prénoms, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance ; si le requérant est une personne morale : sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement ;
- les nom et domicile du destinataire ou, s'il s'agit d'une personne morale, sa dénomination et son siège social ;
- la description des faits litigieux et leur localisation précise ;
- les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ;
- la copie de la correspondance adressée à l'auteur ou à l'éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l'auteur ou l'éditeur n'a pu être contacté. 6. Les personnes mentionnées aux 1 et 2 ne sont pas des producteurs au sens de l'article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.
7. Les personnes mentionnées aux 1 et 2 ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites.
Le précédent alinéa est sans préjudice de toute activité de surveillance ciblée et temporaire demandée par l'autorité judiciaire. Compte tenu de l'intérêt général attaché à la répression de l'apologie des crimes contre l'humanité, de l'incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine, les personnes mentionnées ci-dessus doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions visées aux cinquième et huitième alinéas de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et à l'article 227-23 du code pénal.
A ce titre, elles doivent mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données. Elles ont également l'obligation, d'une part, d'informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites mentionnées à l'alinéa précédent qui leur seraient signalées et qu'exerceraient les destinataires de leurs services, et, d'autre part, de rendre publics les moyens qu'elles consacrent à la lutte contre ces activités illicites.
Tout manquement aux obligations définies à l'alinéa précédent est puni des peines prévues au 1 du VI.
8. L'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.
II. - Les personnes mentionnées aux 1 et 2 du I détiennent et conservent les données de nature à permettre l'identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l'un des contenus des services dont elles sont prestataires. Elles fournissent aux personnes qui éditent un service de communication au public en ligne des moyens techniques permettant à celles-ci de satisfaire aux conditions d'identification prévues au III.
L'autorité judiciaire peut requérir communication auprès des prestataires mentionnés aux 1 et 2 du I des données mentionnées au premier alinéa.
Les dispositions des articles 226-17, 226-21 et 226-22 du code pénal sont applicables au traitement de ces données. Un décret en Conseil d'Etat, pris après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, définit les données mentionnées au premier alinéa et détermine la durée et les modalités de leur conservation.
III. - 1. Les personnes dont l'activité est d'éditer un service de communication au public en ligne mettent à disposition du public, dans un standard ouvert :
a) S'il s'agit de personnes physiques, leurs nom, prénoms, domicile et numéro de téléphone et, si elles sont assujetties aux formalités d'inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription ;
b) S'il s'agit de personnes morales, leur dénomination ou leur raison sociale et leur siège social, leur numéro de téléphone et, s'il s'agit d'entreprises assujetties aux formalités d'inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription, leur capital social, l'adresse de leur siège social ;
c) Le nom du directeur ou du codirecteur de la publication et, le cas échéant, celui du responsable de la rédaction au sens de l'article 93-2 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 précitée ;
d) Le nom, la dénomination ou la raison sociale et l'adresse et le numéro de téléphone du prestataire mentionné au 2 du I.
2. Les personnes éditant à titre non professionnel un service de communication au public en ligne peuvent ne tenir à la disposition du public, pour préserver leur anonymat, que le nom, la dénomination ou la raison sociale et l'adresse du prestataire mentionné au 2 du I, sous réserve de lui avoir communiqué les éléments d'identification personnelle prévus au 1.
Les personnes mentionnées au 2 du I sont assujetties au secret professionnel dans les conditions prévues aux articles 226-13 et 226-14 du code pénal, pour tout ce qui concerne la divulgation de ces éléments d'identification personnelle ou de toute information permettant d'identifier la personne concernée. Ce secret professionnel n'est pas opposable à l'autorité judiciaire.
IV. - Toute personne nommée ou désignée dans un service de communication au public en ligne dispose d'un droit de réponse, sans préjudice des demandes de correction ou de suppression du message qu'elle peut adresser au service, [Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 2004-496 DC du 10 juin 2004].
La demande d'exercice du droit de réponse est adressée au directeur de la publication ou, lorsque la personne éditant à titre non professionnel a conservé l'anonymat, à la personne mentionnée au 2 du I qui la transmet sans délai au directeur de la publication. Elle est présentée au plus tard dans un délai de trois mois à compter de [Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 2004-496 DC du 10 juin 2004] la mise à disposition du public du message justifiant cette demande.
Le directeur de la publication est tenu d'insérer dans les trois jours de leur réception les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le service de communication au public en ligne sous peine d'une amende de 3 750 EUR, sans préjudice des autres peines et dommages-intérêts auxquels l'article pourrait donner lieu.
Les conditions d'insertion de la réponse sont celles prévues par l'article 13 de la loi du 29 juillet 1881 précitée. La réponse sera toujours gratuite.
Un décret en Conseil d'Etat fixe les modalités d'application du présent article.
V. - Les dispositions des chapitres IV et V de la loi du 29 juillet 1881 précitée sont applicables aux services de communication au public en ligne et la prescription acquise dans les conditions prévues par l'article 65 de ladite loi [Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 2004-496 DC du 10 juin 2004].
[Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 2004-496 DC du 10 juin 2004.]
VI. - 1. Est puni d'un an d'emprisonnement et de 75 000 EUR d'amende le fait, pour une personne physique ou le dirigeant de droit ou de fait d'une personne morale exerçant l'une des activités définies aux 1 et 2 du I, de ne pas satisfaire aux obligations définies au quatrième alinéa du 7 du I, de ne pas avoir conservé les éléments d'information visés au II ou de ne pas déférer à la demande d'une autorité judiciaire d'obtenir communication desdits éléments.
Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables de ces infractions dans les conditions prévues à l'article 121-2 du code pénal. Elles encourent une peine d'amende, suivant les modalités prévues par l'article 131-38 du même code, ainsi que les peines mentionnées aux 2° et 9° de l'article 131-39 de ce code. L'interdiction mentionnée au 2° de cet article est prononcée pour une durée de cinq ans au plus et porte sur l'activité professionnelle dans l'exercice ou à l'occasion de laquelle l'infraction a été commise.
2. Est puni d'un an d'emprisonnement et de 75 000 EUR d'amende le fait, pour une personne physique ou le dirigeant de droit ou de fait d'une personne morale exerçant l'activité définie au III, de ne pas avoir respecté les prescriptions de ce même article. Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables de ces infractions dans les conditions prévues à l'article 121-2 du code pénal. Elles encourent une peine d'amende, suivant les modalités prévues par l'article 131-38 du même code, ainsi que les peines mentionnées aux 2° et 9° de l'article 131-39 de ce code. L'interdiction mentionnée au 2° de cet article est prononcée pour une durée de cinq ans au plus et porte sur l'activité professionnelle dans l'exercice ou à l'occasion de laquelle l'infraction a été commise.


Le MP3 de l'interview :

Notes

[1] Article 6, I, 2 et 3 de la LCEN.

mardi 25 mars 2008

Que faire quand on reçoit un courrier d'avocat ?

Suite du billet précédent : si celui-là posait les bases théoriques, nous allons passer à la pratique : que doit faire un blogueur quand il reçoit une mise en demeure, d'un particulier ou de l'avocat d'icelui ?

Retenez bien la formule : c'est la règle des trois P et des deux T :

Pas de Panique, Prudence, et une Tasse de Thé.

Pas de panique : si une telle lettre ne doit pas être prise à la légère, elle n'est pas synonyme d'Harmaguédon. La première urgence est de ne rien faire : pas de mise hors ligne précipitée, pas de fermeture du site. La personne qui vous envoie une telle lettre expose une demande, fondée sur des griefs. Pour décider de ce que vous allez faire, il vous faut déterminer avec précision les éléments-clefs : qui vous en veut, pourquoi, que veut-il, et est-il déterminé ? Enfin, dernière question : a-t-il raison ? Les réponses aux trois premières questions doivent découler de la lecture de la lettre. Sinon, il vous faudra demander des précisions. La réponse à la quatrième se déduira du courrier lui-même. Enfin, la cinquième question trouvera sa réponse sur mon blog, ou chez un confrère.

► A la question : "qui ?", la lettre est censée vous apporter une réponse claire. Soit la lettre émane de la personne concernée par vos écrits, soit de son avocat qui précisera au nom de qui il prend contact avec vous. Sachez que si une personne tierce se manifeste auprès de vous, vous pouvez l'envoyer balader. Quelle que soit l'affection sincère qu'elle éprouve pour son maire, son président, ou son voisin, elle n'a pas qualité pour vous demander quoi que ce soit ni pour agir en justice. Vous pouvez gratifier votre correspondant d'un cinglant "En France, nul ne plaide par procureur !" Lui non plus ne saura pas ce que ça veut dire.

► A la question "pourquoi ?", la lettre vous donnera comme réponse le billet concerné ; un avocat aura pris la peine de citer les passages précis concernés. Sinon, n'hésitez pas à poser la question par retour de courrier. Ce n'est pas à vous de faire le travail à sa place, quand même. Un simple "Je vous saurai gré de bien vouloir me préciser quels passages précis du texte que vous visez dans votre lettre vous estimez devoir me reprocher" suffit. De même, si le courrier ne précise pas ce qu'il reproche exactement à ce texte, demandez des précisions, notamment sur la qualification juridique. Ne donnez pas de piste à votre interlocuteur. Demandez-lui simplement "Pourriez-vous me préciser sur quels fondements juridiques vous fondez votre réclamation ? Ce point ne figure pas dans votre courrier et cette absence ne me permet pas de décider de la suite à donner à votre lettre."

► La question "Que veut-il ?" trouvera sa réponse en fin du courrier, généralement annoncé par les mots "je vous mets en demeure de...". Le plus souvent, c'est la suppression d'un ou plusieurs billets voire de toutes les mentions d'une personne ou d'un produit qui seront demandés. Parfois, c'est carrément une facture qui sera jointe à l'envoi : il y en a qui ne doutent de rien (j'en ai vu plusieurs exemples, certains émanant d'un avocat...).

Déjà, à ce stade, vous verrez clairement les principales données du problème qui ressortent expressément du courrier. Maintenant, jouons aux Sherlock Holmes, et voyons ce que la lettre nous dit tacitement, en trahissant son auteur.

► Est-il déterminé ? La personne qui vous contacte tente-t-elle un bluff ou est-elle prête à aller au procès ? C'est un élément essentiel à tenir en compte pour votre réaction. La divination judiciaire n'est pas une science exacte mais des indices peuvent vous guider.

- Déjà, c'est une lettre, pas une assignation en justice. Cela indique d'emblée qu'il est désireux de trouver une solution amiable, à tout le moins : vous mettez hors ligne et ça s'arrête là.

- Lettre AR ou e-mail ? C'est un deuxième indice. Une personne qui n'a pas voulu mettre 4,35 euro dans une lettre a peu de chance de vouloir en mettre 100 dans un huissier (au sens figuré, bien sûr, chers maîtres, rassurez-vous). Attention : l'e-mail peut aussi vouloir dire que la personne ne vous a pas identifié si vous bloguez anonymement. Evitez donc de donner en réponse des éléments vous identifiant. Elle aussi a le droit de jouer aux Sherlock Holmes.

- Courtois et précis ou bruyant et brouillon ? Le ton de la lettre en apprend beaucoup. Un interlocuteur sûr de lui n'a aucune raison de vouloir rouler des mécaniques pour vous impressionner. Il sera clair, précis, et poli. Même dans ses avertissements sur les conséquences d'un refus. Il n'aura pas peur d'aller au procès : si c'est un avocat, il est persuadé de gagner, ce qui veut dire client content et honoraires à la charge de la partie adverse (c'est vous, ça). Il n'aura pas envie de vous faire peur. Alors qu'au contraire, un interlocuteur qui bluffe aura tendance à en faire des tonnes : en vous inondant de références oiseuses, en en rajoutant dans le cumul des qualifications ("écrits injurieux et diffamatoires" est un grand classique) et vous promettra mille tourments judiciaires tout en restant vague dans leur nature exacte. C'est comme au poker : une grosse relance avec une main faible pour obliger les petits jeux et les petits joueurs à se coucher. Et ne croyez pas que parce que c'est un avocat, il n'osera pas faire de menaces sur du vent. Certains confrères usent et abusent de l'autorité que leur confère leur titre pour écrire une lettre tonitruante pour satisfaire le client et espérer que l'adversaire se "couchera" plutôt que faire face au coût d'un procès. Demandez à "Bio" Bix: il a reçu un courrier d'avocat le menaçant de poursuites en diffamation... deux ans après la publication du texte litigieux.

Et à ce propos, une petite incise. Il existe des règles déontologiques très strictes encadrant la prise de contact avec la partie adverse pour les avocats. Certains confrères oublieux de leurs colonnes de déontologie[1] ne les respectent pas. Ces règles figurent à l'article 8 du Règlement Interieur National, applicable dans tous les barreaux. L'avocat doit notamment vous rappeler dans la lettre la possibilité que vous avez de consulter un avocat et vous proposer qu'il prenne contact avec lui. En outre, l'avocat doit s'interdire toute présentation déloyale des faits et toute menace (l'annonce de l'éventualité d'un procès n'étant pas une menace). Aidez-nous à assurer la formation continue obligatoire : si vous recevez une lettre agressive, manifestement infondée, faisant abstraction d'éléments empêchant toute poursuite, ou exigeant un paiement en échange de l'apaisement, portez plainte auprès du bâtonnier de ces avocats (lettre recommandée adressée au bâtonnier de l'Ordre où est inscrit l'avocat scripteur, avec copie du courrier et ce qui vous apparaît choquant : précisez que vous estimez que ce courrier est contraire à l'article 8 du RIN, ça l'impressionnera). Croyez-moi, ça calmera un avocat un peu trop excité ou pensant qu'il suffit de crier très fort pour vous faire capituler.

► A-t-il raison ? C'est la question la plus difficile, parce que la réponse ne se trouve pas dans la lettre. Vous trouverez, je l'espère du moins, des éléments de réponse dans mon billet Blogueurs et responsabilité (il y a un lien permanent dans la colonne de droite). Si la lettre vous indique des références de textes, allez les lire sur Légifrance.

C'est là que la Tasse de Thé vous sera utile (un Long Jing, infusé dans une eau à 85 °C pas plus : c'est plein de vitamine C, d'acides aminés et de catéchine).

Enfin, une fois que vous avez ces cinq réponses, il est l'heure de faire appel au dernier P : la prudence. Avant de faire quoi que ce soit, pensez aux conséquences, surtout une que vous devez garder à l'esprit : votre adversaire vous lit. Que vous lui répondiez, que vous parliez de votre mésaventure sur le site, tout ce que vous écrirez pourra être retenu contre vous, et le sera. Pensez donc avant tout au juge qui vous lira quand vous écrirez, et avancez comme le chat de Robert Merle, une patte en avant et l'autre déjà sur le recul.

Si vous vous sentez dépassé, faites appel à un avocat. Cela vous débarrassera du stress, et lui pourra engager des pourparlers tranquillement avec l'avocat adverse : les correspondances entre avocats sont couvertes par le secret professionnel et on peut tout se dire, ça reste entre nous. Alors que si vous, vous écrivez à l'avocat adverse, soyez sûr que votre lettre se retrouvera dans le dossier de la procédure.

Alors, si vous prenez contact avec la partie adverse, ne reconnaissez pas vos torts dans un geste d'apaisement : vous vous livrez pieds et poings liés. Ne niez pas non plus l'évidence. Gardez un ton réservé : "avant de me faire une opinion, j'ai besoin de ces précisions...".

Si, après cette méticuleuse analyse, vous avez la certitude d'être dans votre bon droit (prescription de trois mois, propos non diffamatoires ni injurieux car ne portant que sur les idées et les opinions publiques de la personne et non sur la personne elle même), par contre, faites une réponse ferme, expliquant les raisons de votre refus, textes et jurisprudences à l'appui, pour que l'adversaire comprenne qu'il a affaire à forte partie. Qu'ils y viennent, maintenant, avec leur assignation : vous êtes prêt. Si vous êtes visiblement en tort, soyez bon prince et accédez aux demandes légitimes (mais à celles-là seulement).

Ensuite, en parler ou pas ?

Le réflexe de beaucoup de blogueurs est de faire état de la lettre ou de l'assignation, en espérant faire du buzz. Le monde des blogueurs est solidaire et ça marche plutôt bien. Même si aucune réponse universelle n'est possible, j'aurais tendance à préconiser que oui. C'est une tactique efficace à long terme pour décourager ceux qui agitent des menaces voire citent en justice en espérant décourager la critique (oui, je pense à Yves Jégo) ou assignent en masse pour assurer la discrétion de leur vie privée. La technique est contre-productive par nature, outre les dégâts disproportionnés en termes d'image. Autant aider à le faire comprendre. Et taire l'info ne fera qu'encourager la pratique. Donc, a priori, sentez-vous libre d'en parler. Voyez si dans votre situation précise, il n'y a pas contre-indication.

La publication de la lettre ne pose pas de problème en soi, tant qu'aucun élément portant atteinte à la vie privée des personnes concernées ou de tiers n'est mentionnée (comme l'adresse personnelle, pensez à la caviarder) ou à un secret professionnel auquel serait tenu le destinataire. L'atteinte au secret des correspondances n'est un délit que si elle est commise de mauvaise foi, c'est à dire que la personne divulguant la lettre sait ne pas en être le destinataire. Attention toutefois aux commentaires que vous ferez (souvenez-vous : Tasse de Thé... heu, non, je veux dire Prudence), et aux commentaires qui seront laissés et qui peuvent dégénérer en injures. Une bienveillance à cet égard de votre part sera utilisé pour démontrer une intention de nuire de votre part.

Evitez absolument la provocation, l'agressivité gratuite, ou d'en faire des tonnes à votre tour (ce n'est pas parce que votre adversaire est au PS qu'il est un censeur stalinien, ou à l'UMP qu'il est un fasciste aux ordres du petit Voldemort). Répondez toujours à l'outrance par la modération : vous marquez des points pour un futur procès.

Voilà le B.A.BA de l'auto-défense juridique. Je ne donne dans ce billet qu'un aperçu furtif de la science du litige que maîtrise l'avocat. Accusez-moi de plaider pour ma chapelle, mais si c'est un métier, ce n'est pas par hasard. Mon dernier conseil sera donc très corporatiste : si vous avez un avocat en face, pensez sérieusement à en prendre un à votre tour.

Et puis une Tasse de Thé, c'est meilleur à deux.

Notes

[1] C'est ainsi qu'on appelle les heures de formation obligatoire à la déontologie lors des deux premières années d'exercice (outre les cours dispensés pendant les 18 mois de formation en Centre Régional de Formation à la Profession d'Avocat).

lundi 24 mars 2008

Blogueurs et Responsabilité Reloaded

Mon billet de mai 2005 sur la question méritait depuis longtemps une mise à jour, que la multiplication ces derniers temps d'interventions d'avocats à l'égard de blogueurs m'a enfin poussé à faire.

Voyons donc ensemble le petit guide du publier tranquille, ou comment bloguer l'âme en paix et accueillir les courriers d'avocats avec un éclat de rire.

Écrire et publier sur un blog, c'est engager sa responsabilité sur le contenu de ce qui y est écrit. Et déjà apparaît le premier problème : ce qui y est écrit n'est pas forcément ce qu'on a écrit en tant que taulier du blog. Certains sites y compris des blogs publient des liens via un fil RSS (cites de type "mashup"), c'est à dire reprennent automatiquement et sans intervention de leur part les titres de billets ou informations parues sur d'autres sites). Or on a vu à plusieurs reprises des sites attaqués car de tels liens portaient atteinte à la vie privée de personnalité susceptibles, et ces actions ont connu un certain succès (affaire Lespipoles.com, ou Presse-Citron, dont le délibéré n'est pas connu au jour où je rédige ce billet - voir plus bas).

Les commentaires font aussi partie intégrante du blog, sauf à les interdire purement et simplement (par exemple le blog de Pénéloppe Jolicoeur, ou le vénérable Standblog (vénérable bien que je ne comprenne rien à 90% des billets), mais dans ce cas, peut-on se demander, est-ce encore vraiment un blog, ou à les "modérer" selon le terme en vigueur, c'est à dire les valider avant publication (exemple : le blog de Philippe Bilger), ce qui est en fait une véritable censure au sens premier du terme : c'est à dire une autorisation a priori. Cela peut paraître une solution de tranquillité. Ce n'est pas si sûr que ça, vous allez voir.

La première question que nous examinerons est celle de la responsabilité ès qualité de blogueur, c'est à dire de la réglementation applicable à quiconque met son blog en ligne, quel que soit le sujet abordé par icelui, y compris si aucun sujet n'est abordé.

Une fois ce point examiné, nous verrons quelle est la responsabilité en qualité de rédacteur du blog, c'est à dire liée au contenu de ce qui est publié. Peut-on tout dire sur son blog, et si non, quels sont les risques ? (Bon, je ruine le suspens d'entrée : la réponse à la première question est non).

1. : Le statut juridique du blog.

La réponse est dans la LCEN, ou Loi pour la confiance dans l'économie numérique, de son petit nom n°2004-575 du 21 juin 2004, dans son prolixe article 6 (si vous trouviez le Traité établissant une Constitution pour l'Europe  trop longue et incompréhensible, lisez cet article 6 : vous verrez que le législateur français peut faire mille fois mieux).

En substance, la LCEN distingue trois types d'intervenants dans la communication en ligne : le fournisseur d'accès internet (FAI), qui est celui qui permet à une personne physique ou morale d'accéder à internet (Free, Orange, Neuf Telecom, Tele2.fr, Alice, Noos, Numéricable sont des FAI) ; l'hébergeur du service (celui qui possède le serveur où est stocké le site internet) et l'éditeur du site (qui publie, met en forme, gère le site). Alors que le FAI et l'hébergeur sont en principe irresponsables du contenu d'un site (il y a des exceptions, mais c'est hors sujet dans le cadre de ce billet), c'est l'éditeur qui assume cette responsabilité. D'où ma censure (j'assume le terme) de certains commentaires que j'estime diffamatoires, malgré les cris d'orfraie de leur auteur. Si le commentaire est diffamatoire, c'est moi qui encours les poursuites, et je n'ai pas vocation à servir de paratonnerre judiciaire à qui que ce soit.

Exemples : Dans le cas de ce blog, l'hébergeur est la société Typhon.com (sympa, efficaces, compétents et chers : on dirait tout moi). S'agissant du contenu des billets, je suis l'éditeur des billets que je signe, et hébergeur des billets de mes colocataires Dadouche, Gascogne et Fantômette. 

Au moment de la sortie de la LCEN et de mon premier billet sur la question, le fait de savoir si le statut d'hébergeur serait reconnu à l'éditeur d'un site quant au contenu qu'il ne génère pas lui-même se posait. La jurisprudence prend bien cette direction là, et je vais y revenir. Mais vous voyez déjà que modérer a priori les commentaires est à double tranchant :  ce faisant, vous en devenez l'éditeur et êtes directement responsable, et non pas en cas d'inaction comme un hébergeur. Mais n'anticipons pas.

Pour résumer les obligations de tout blogueur, il doit :

-déclarer son identité à son hébergeur ou à son fournisseur d'accès en cas d'hébergement direct par le fournisseur d'accès (c'était le cas quand ce blog s'appelait maitre.eolas.free.fr). Chez les hébergeurs payants, cette formalité est assurée en même temps que la souscription, le paiement par carte bancaire impliquant une vérification du nom associé. Un hébergement gratuit sous un faux nom est désormais un délit. Sanction : 1 an d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende, article 6, III, 1° et VI, 2°. 

-Faire figurer sur le site le nom du responsable, ou en cas de site non professionnel et anonyme (comme celui-ci), la mention de l'hébergeur qui a les coordonnées du responsable, à qui il est possible d'adresser la notification prévue par l'article 6, I, 5° de la LCEN (voir plus bas). C'est la rubrique "mentions légales" ; je vous conseille tout particulièrement celle de ma consoeur Veuve Tarquine, qui est désopilant (bon, pour un juriste). Sanction : 1 an d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende, article 6, III, 1° et VI, 2°.

-Publier gratuitement et sous trois jours à compter de la réception un droit de réponse de toute personne nommée ou désignée dans un billet ou un commentaire, sous la même forme de caractère et de taille, sans que cette réponse ne puisse dépasser la longueur de l'écrit initial (sauf accord de l'éditeur, bien sûr). Dans le cas d'une mise en cause par un commentaire, la personne en question pourra y répondre directement par un commentaire la plupart du temps, bien sûr. Dans le cas d'une mise en cause dans un billet, l'éditeur doit publier le droit de réponse sous forme d'un billet. Sanction : 3.750 euros d'amende, article 6, IV de la LCEN.

2. la responsabilité pénale du blogueur en raison du contenu de son site.

Là, deux problèmes distincts peuvent se poser : la responsabilité civile du blogueur et sa responsabilité disciplinaire. Dans le premier cas, on entre dans le droit pénal de la presse et de l'édition, qui s'applique à internet comme à tout écrit mis à disposition du public, et le droit à l'image et à l'intimité de la vie privée. Dans le deuxième, se pose surtout la problématique du blogueur vis à vis de son employeur, de son école ou de son administration.

  • La responsabilité pénale du blogueur : les délits de presse.

Conseil préliminaire : si vous êtes cité en justice pour des délits de presse, courrez chez un avocat compétent en la matière, et vite.

La loi française a posé par la loi du 29 juillet 1881 le principe que les délits commis par la publication d'un message font l'objet d'un régime procédural dérogatoire, très favorable à la liberté d'expression. Ce régime se résume aux points suivants : 

- les faits se prescrivent par trois mois à compter de la publication, c'est à dire que si les poursuites ne sont pas intentées dans ce délai de trois mois, elles ne peuvent plus l'être. De même, il faut qu'un acte de poursuite non équivoque ait lieu au moins tous les trois mois, sinon, la prescription est acquise.
- les poursuites des délits portant atteinte à l'honneur d'une personne ne peuvent avoir lieu que sur plainte de la personne concernée, et le retrait de la palinte met fin aux poursuites, ce qui n'est pas le cas d'une plainte ordinaire, pour un faux SMS par exemple.
- les actes de poursuites doivent respecter des règles de forme très strictes sanctionnées par leur nullité (or un acte nul n'interrompt pas la prescription, vous voyez la conséquence inéluctable...).
- des moyens de défense spécifiques existent dans certains cas (excuse de vérité des faits, excuse de bonne foi, excuse de provocation)...

Certains écrits sont donc pénalement incriminés en eux même : la liberté d'expression est une liberté fondamentale, certes, mais il n'existe aucune liberté générale et absolue. Rappelons la rédaction de l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen :

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

En l'espèce, la loi qui s'applique est notre loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, avec les adaptations apportées par la LCEN aux spécificités du support informatique. Qu'est-ce qui est interdit, au juste ?

Sont interdits de manière générale l’apologie des crimes contre l’humanité commis par les puissances de l'Axe (n'allez pas approuver la prostitution forcée des femmes coréennes par l'armée impériale japonaise, mais vous pouvez vous réjouir de la famine provoquée par Staline en Ukraine et ses 3 à 7 millions de mort), l’incitation à la haine raciale ainsi que la pornographie enfantine. Tout blogueur a comme n'importe quel éditeur une obligation de surveillance de son site et doit rapporter promptement aux autorités compétentes de telles activités sur son site qui lui seraient signalées. Sanction : un an de prison, 75.000 euros d'amende (article I, 7°, dernier alinéa de la LCEN, article 24 de la loi du 29 juillet 1881). Pensez donc absolument à fermer tous les commentaires et trackbacks quand vous fermez un blog mais laissez les archives en ligne.

Au delà de cette obligation de surveillance, les écrits du blogueur lui même ou des commentaires peuvent lui attirer des ennuis.

  • Les provocations aux infractions.

Outre les faits déjà cités, sont prohibés la provocation à commettre des crimes ou des délits. Si appeler au meurtre ne viendrait pas à l'esprit de mes lecteurs, j'en suis persuadé, pensons aux appels à la détérioration des anti-pubs (affaire "OUVATON").

Sanction : si la provocation est suivie d'effet, vous êtes complice du crime ou délit et passible des mêmes peines. Si la provocation n'est pas suivie d'effet, vous encourez 5 ans de prison et 45.000 euros d'amende si l'infraction à laquelle vous avez provoqué figure dans la liste de l'alinéa 1 de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 (meurtres, viols et agressions sexuelles, vols, extorsions, destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes, crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation prévus par le titre Ier du livre IV du code pénal).

Bon, jusque là, rien de préoccupant, je pense qu'on peut trouver des idées de billet où il ne s'agira pas de nier la Shoah ou appeler au meurtre.

  • Injure, diffamation

Les faits les plus souvent invoqués sont l'injure et la diffamation, définis par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881. C'est le cas de l'affaire Monputeaux, que j'ai traitée en son temps.

Là, ça se complique. Je vais donc, pour illustrer mes propos, prendre un cobaye en la personne de Laurent Gloaguen dont la bonhomie bretonne ne doit pas faire oublier un tempérament potentiellement tempétueux.

La diffamation, donc, est définie ainsi : toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé. e.g. : "Laurent Gloaguen est un escroc".

L'injure est toute expression outrageante ne contenant l'imputation d'aucun fait. e.g. : "Laurent Gloaguen est un connard".

Tout d'abord, il faut que la personne soit identifiée ou au moins identifiable. Inutile qu'il soit identifiable par des milliers de personnes. Un groupe restreint suffit, du moment qu'il peut subir un préjudice du fait d'être reconnu par ce groupe comme le milieu professionnel dans lequel il évolue (par exemple : un chercheur dénoncé auprès de la direction du CNRS comme étant un terroriste international, mais là j'exagère avec mes exemples : personne ne serait assez stupide et méchant pour oser faire une chose pareille).

Si le blogueur dit "Laurent Gloaguen est un escroc", il n'y a pas de problème, il est clairement identifié. S'il dit "le soi-disant capitaine qui nous inflige ses embruns sur internet est un escroc", il n'est pas nommé, mais reste aisément identifiable. Le blogueur ne peut pas prétendre devant le tribunal qu'en fait, il parlait de quelqu'un d'autre, sauf à expliquer de qui.

Un problème peut apparaître face à des expressions plus ambiguës, du genre "le blogeur influent qui n'aime pas les chatons", ou l'emploi des seules initiales ("Ce crétin de LG...") . Dans ce cas, c'est au plaignant d'apporter la preuve que c'est bien lui qui était visé, les tribunaux allant parfois jusqu'à exiger, pour les cas vraiment ambigus, la preuve que le plaignant a été identifié comme la personne visée par des lecteurs.

Une fois que la personne visée est identifiée, le propos diffamatoire doit lui imputer un fait qui porte atteinte à son honneur ou à sa considération. Le critère jurisprudentiel est simple : le fait diffamatoire doit pouvoir faire l'objet d'une discussion contradictoire et être prouvé. Sinon, c'est une injure.

Dans mon exemple, dire que "Laurent Gloaguen est un escroc" est une diffamation, puisqu'on lui impute un délit, susceptible de preuve, et le fait d'être traité de délinquant porte atteinte à l'honneur ou à la considération.

En cas de poursuite judiciaires, les moyens de défense sont les suivants :

- A tout seigneur tout honneur : la prescription. Aucune poursuite ne peut être intentée pour injure ou diffamation trois mois après la publication. Seule peut interrompre cette prescription un acte de poursuite judiciaire : assignation au civil, citation au pénal, tenue d'une audience où comparaît le plaignant. Concrètement, à Paris, la 17e chambre, spécialisée dans ces domaines, convoque des audiences-relais à moins de trois mois, uniquement pour que la partie civile comparaisse et indique qu'elle maintient les poursuites, jusqu'à la date retenue pour l'audience définitive. Une lettre de mise en demeure, émanât-elle d'un avocat, n'interrompt pas la prescription. La preuve de la date de publication est libre, la jurisprudence recevant comme présomption simple la mention de la date à côté du billet. L'idéal est de recourir au constat d'huissier, car c'est au plaignant de rapporter la preuve, en cas de litige, que la prescription n'est pas acquise. C'est TRES casse gueule : si vous voulez poursuivre quelqu'un pour diffamation, prenez un avocat, vous n'y arriverez pas tout seul.

- Démontrer que le plaignant n'était pas visé par les propos, car seule la personne visée peut déclencher les poursuites ;

- Démontrer que les propos ne sont pas diffamatoires, ou injurieux, voire, et là c'est vicieux, que les propos diffamatoires sont en fait injurieux, ou vice versa, car aucune requalification n'est possible, et on ne peut poursuivre sous les deux qualifications cumulativement.

En effet, imaginons qu'un blogueur traite dans un de ses billets Laurent Gloaguen d'escroc, le 1er janvier (prescription au 1er avril). Laurent Gloaguen fait citer en diffamation ce blogueur le 1er février (interruption de la prescription, elle est reportée au 1er mai, en fait au 2 puisque le 1er est férié). Le tribunal convoque les parties le 1er mars (cette audience interrompt la prescription, le délai de trois mois repart à zéro, et elle est donc reportée au 1er juin), et fixe l'audience de jugement au 1er mai (soit bien avant la prescription, tout va bien). Le 1er mai, le blogueur soulève qu'il ne s'agissait pas d'une accusation d'escroquerie, mais juste d'une moquerie sur le fait qu'en fait, Laurent Gloaguen adorerait les chatons : c'était donc en fait une injure. Or l'injure n'a pas été poursuivie dans le délai de trois mois qui expirait le 1er avril et est donc prescrite Si le tribunal estime que c'était effectivement une injure, le blogueur est relaxé.

Vous comprenez pourquoi il vous faut absolument un avocat ?

- La bonne foi et l'exception de vérité. Ces exceptions (c'est ainsi qu'en droit on appelle un moyen de défense visant au débouté du demandeur) ne s'appliquent qu'aux poursuites pour diffamation. L'exception de vérité est soumise à de strictes conditions de formes (délai de dix jours pour signifier les preuves par huissier à compter de la citation ou de l'assignation) et de domaines (il existe des faits dont la loi interdit de tenter de rapporter la preuve : lorsque l'imputation concerne la vie privée de la personne ; lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix années ou lorsque l'imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision). L'exception de bonne foi est plus large dans son domaine, mais la preuve de la bonne foi pèse sur le prévenu. Le prévenu doit, pour en bénéficier, établir, selon la formule jurisprudentielle classique, qu’il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait. L'exception de bonne foi permet aux juges d'atténuer la sévérité des règles de la preuve de la vérité des faits si le diffamateur a agi légitimement et avec prudence (par exemple, il a dénoncé un candidat à des élections au sujet de faits graves commis plus de dix ans auparavant mais qui le rendent peu qualifié pour être élu : Cass. crim., 15 févr. 1962).

- L'excuse de provocation.Cette excuse ne s'applique qu'à l'injure contre un particulier. Si celui qui a injurié l'a fait à la suite de provocations (généralement, une injure préalable), le délit n'est pas constitué, celui qui agonit son prochain étant malvenu à être susceptible.

La diffamation et l'injure sont punies d'amendes pouvant aller jusqu'à 12 000 euros. Elles peuvent porter sur une personne, ou sur un corps (ex : la police). Quand elles portent sur  les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l'air, les corps constitués et les administrations publiques, ou à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs parlementaires, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition, l'amende est portée à 45 000 euros.

Constituent des cas à part, plus sévèrement réprimés, les injures et diffamation à caractère racial, ce mot étant utilisé brevitatis causa à la place de l'expression exacte "à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée,ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap."
  • Le blogeur et la discipline professionnelle

Voyons  à présent l'hypothèse où aucun délit n'a été commis, mais où une personne exerçant une autorité (supérieur hiérarchique, employeur, professeur) s'émeut de ce que publie le blogueur et s'avise de le sanctionner. Ce qu'un blogueur écrit, que ce soit de chez lui, en dehors des heures qu'il doit consacrer à son activité professionnelle ou scolaire, ou depuis son lieu de travail, peut-il entraîner une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement, la révocation ou le renvoi de l'établissement ? 

Beaucoup de blogueurs, croyant à leur impunité, s'y sont frottés à la légère, et s'y sont brûlés les ailes. Les premiers exemples sont venus d'outre atlantique avec par exemple Queenofsky, hôtesse de l'air chez Delta Airlines licenciée pour avoir posté des photos d'elle en uniforme de la compagnie, mais des Français aussi ont eu des mauvaises surprises. Dans le milieu du travail, c'est bien sûr l'affaire Petite Anglaise, dont j'ai déjà parlé. Dans le milieu de la fonction publique, c'est l'affaire Garfieldd. Dans les deux cas, les choses se sont bien terminées pour les blogueurs, très bien même pour Petite Anglaise qui a commencé une carrière d'écrivain. S'agissant des élèves, je me souviens d'avoir entendu parler d'élèves renvoyés de leur établissement pour des propos tenus sur leur blog, mais dont le renvoi a été annulé par le tribunal administratif. je n'ai pas réussi à en retrouver la trace. Si quelqu'un avait des infos, je lui en saurai gré et compléterai ce billet.

Face à la nouveauté du phénomène, autant des blogueurs dépassent les bornes sans forcément en avoir conscience, autant des employeurs prennent des sanctions parfois discutables.

Alors qu'en est-il ? Le principe est que la sphère privée est séparée de la sphère professionnelle (qui inclut la sphère scolaire). Aucun salarié ou élève ne peut en principe être puni pour un comportement qu'il a dans sa vie privée ou en dehors de ses heures de travail ou d'étude.

Certaines professions font exception à cette règle, à commencer par la mienne, et de manière générale tous les fonctionnaires. Mais les membres de ces professions sont généralement bien informés de leurs obligations déontologiques. Ces obligations varient d'ailleurs tellement d'une profession à l'autre que je n'en ferai point le recensement. Le point commun aux fonctionnaires le fameux devoir de réserve (dont le pourtour est assez flou ; disons de manière générale de ne pas donner son opinion personnelle sur le travail qu'il lui est demandé d'effectuer), l'obligation de loyauté, de neutralité, et l'obligation au respect du secret professionnel.

Mais la séparation sphères privée et publique n'est pas parfaitement étanche. Ainsi en est il lorsque le blogueur parle de son travail sur son blog. Là commence le danger. 

S'agissant des fonctionnaires, l'attitude varie totalement d'un ministère à l'autre, à un point tel que cela pose de sérieuses questions en matière d'égalité des droits. Et cela ne s'explique pas par la spécificité des missions : alors que le ministère de l'intérieur fiche une paix royale aux policiers blogueurs, le ministère de l'éducation nationale semble très hostile à l'idée que des enseignants puissent raconter leur métier. En l'espèce, il ne fait aucun doute à mes yeux que c'est le ministère de l'intérieur qui a raison, tant le travail bénévole de ces blogueurs est bénéfique en termes d'image (voyez dans ma blogroll à droite pour quelques exemples de qualité).

S'agissant des salariés, la situation est plus claire.

Juriscom.net rappelle que le principe posé dans un arrêt du 16 décembre 1998 est que le comportement du salarié dans sa vie privé ne justifie pas de sanction disciplinaire, sauf si ce comportement cause un trouble caractérisé dans l'entreprise. Le mot caractérisé est important : ce trouble n'est pas laissé à l'appréciation de l'employeur, qui doit justifier sa décision de sanction fondée sur ce trouble et le cas échéant en apporter la preuve devant le juge si la sanction est contestée. 

Rappelons également que le salarié, qui est lié contractuellement à son employeur, a à l'égard de celui-ci une obligation de loyauté, qui rendrait fautif tout dénigrement et critique virulente publics même en dehors des heures de travail. 

L'affaire Petite Anglaise a conduit le Conseil de prud'hommes de Paris à rendre une décision posant clairement le cadre de la compatibilité du blogage et du travail. Cela reste un jugement, car il n'a pas été frappé d'appel, mais je pense que les principes qu'il pose auraient été confirmés en appel et quela cour de cassation n'y aurait rien trouvé à redire. Pour mémoire, cette décision considère qu'un salarié peut parler de son travail sur son blog, même en termes critiques, à la condition que son employeur ne soit pas identifiable. A contrario, on peut en déduire que s'il l'était, le Conseil pourrait considérer qu'il y a une cause réelle et sérieuse, si les propos nuisent à l'entreprise, notamment en étant diffamatoires ou injurieux.

Il peut de même bloguer depuis son poste de travail avec le matériel de l'entreprise s'il ne nuit pas à l'employeur en ce faisant : c'est à dire sans le faire passer avant son travail, et dans le respect du règlement intérieur. Donc : sur ses temps de pause, ou dans les phases d'inactivité.

Pour en savoir plus, mon confrère Stéphane Boudin a abordé ce sujet en profondeur

Enfin, rappelons un point essentiel : un licenciement, même qualifié d'abusif par le Conseil des prud'hommes, reste définitif. Donc si votre employeur vous vire à cause de votre blog bien que vous n'ayez jamais franchi les limites de la légalité, vous recevrez une indemnité, mais vous resterez chômeur. Soyez donc très prudents et tournez sept fois votre souris dans votre main avant de poster. Les fonctionnaires sont mieux lotis car une révocation annulée implique la réintégration immédiate du fonctionnaire. Enfin, immédiate... le temps que le tribunal administratif statue, ce qui est de plus en plus long (comptez facilement deux ans pour un jugement).

  • Blog et vie privée

Dernier terrain sensible : la question de la vie privée. L'article 9 du code civil pose le principe du droit de chacun au respect de sa vie privée et donne au juge des référés le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à une telle violation. Il en va de même de son droit à l'image, c'est à dire la diffusion d'un portrait de lui pris sans son consentement. Il faut bien comprendre ce qu'on entend par vie privée : la jurisprudence parle même de l'intimité de la vie privée. Il s'agit donc d'aspects que la personne n'a jamais voulu voir divulgués portant sur la sphère privée : les sphère professionnelles et publiques (pour ceux qui font profession d'être connus, comme les acteurs et les hommes politiques) sont donc exclues. 

Cela recouvre la vie de famille (relations sentimentales, enfants), la vie sexuelle (moeurs, orientation sexuelle), etc... Ne parlez pas de la vie privée d'une personne dénommée ou aisément identifiable (mêmes règles que pour la diffamation) sans son autorisation, fût-ce un membre de l'étrange tribu des "pipoles" dont la vie privée est censée passionner jusqu'au dernier occupant des salles d'attente et salons de  coiffure de l'hexagone. Ne diffusez pas non plus son image, ni le son de sa voix sans son autorisation. Le fait qu'une personne se rende dans un lieu public peut faire présumer son acceptation d'être prise en photo (sauf s'il esquive votre flash, auquel cas il ne vous reste qu'à ne pas insister) mais certainement pas que cette photo soit diffusée sur internet. Cette simple diffusion est en soi un préjudice réparable, sans  qu'il soit besoin de démontrer un préjudice, et les sommes allouées sont assez élevées si lapersonne a une certaine notoriété.  Je précise que capter l'image d'une personne dans un lieu privé ou la voix de quelqu'un parlant à titre privé ou confidentiel sans son consentement est un délit pénal.

Un mot d'explication pour comprendre. Une évolution récente de la société a créé une nouvelle sorte d'aristocratie, les gens ayant une certaine notoriété. Les ragots les concernant sont affublés de mots anglais pour devenir du dernier chic, et les news people se vendent fort bien. Mais c'est un biotope économique délicat, et qui réagit violemment aux incursions de parasites espérant entrer dans ce monde sans mettre la main à la poche. Car être people, c'est un métier. En Espagne, par exemple, c'est une vraie profession. De nombreux magazines relatent leurs aventures, avec la complaisance d'iceux, et même la télévision publique consacre des émissions sur le sujet (ce qui explique aussi sans doute que la radio-télévision publique espagnole fasse des bénéfices). En France, on est plus hypocrite. Des journaux faisant fonds de commerce de publier des images et des articles sans leur consentement sont condamnés à payer des dommages-intérêts qui constituent une rémunération non imposable. Bref, les peoples vivent de leur état. Donc tenter de profiter de l'intérêt (comprendre de l'audience) que cela génère sans être prêt à payer l'octroi amènera à des mauvaises surprises.

Et la jurisprudence est plutôt favorables auxdits peoples, comme le montre l'affaire Lespipoles.com. Ce site est principalement un amas de publicités et une agrégation de liens vers des sites de journaux se consacrant à ce noble sujet. Or un jour, un de ces liens reprenait une nouvelle publiée par un journal réputé en matière de cancans qui annonçait que tel réalisateur français récemment honoré outre-atlantique roucoulerait avec une actrice devenue célèbre en croisant les jambes à l'écran. Ledit réalisateur a poursuivi en référé le site (en fait le titulaire du nom de domaine) pour atteinte à sa vie privée. L'intéressé s'est défendu en faisant valoir qu'il n'avait pas lui même mis en ligne l'information, puisqu'elle n'était apparue qu'en tant que figurant dans le fil RSS du journal. Bref, vous aurez compris, qu'il n'était qu'hébergeur et non éditeur de l'information litigieuse. Le juge des référés de Nanterre a rejeté cet argument en estimant que la partie défenderesse avait bien, en s’abonnant audit flux et en l’agençant selon une disposition précise et préétablie, la qualité d’éditeur et devait en assumer les responsabilités, et ce à raison des informations qui figurent sur son propre site. 

Cette décision a un autre enseignement : c'est l'importance des mentions légales. Dans cette affaire, c'est la personne physique ayant enregistré le nom de domaine qui  a été poursuivie et condamnée car le site ne mentionnait pas le nom de la société commerciale qui l'exploitait et qui était la véritable responsable. En revanche, quand ces mentions existent, les poursuites contre le titulaire du nom de domaine sont irrecevables : c'est l'affaire Wikio, par le même juge des référés (le même magistrat s'entend), et accessoirement le même demandeur.

C'est sur cette jurisprudence que se fonde l'affaire Olivier Martinez, du nom de l'acteur qui a décidé de poursuivre toute une série de sites ayant relayé une information sur une relation sentimentale réelle ou supposée. Je ne jurerai pas que le rapprochement chronologique des deux affaires soit purement fortuit.

Pour le moment, il est trop tôt pour dire si ces décisions auront une grande portée ou seront contredites par l'évolution de la jurisprudence.

  • Blog et contrefaçon.
Dernier point pour conclure ce billet : celui de la contrefaçon. La contrefaçon est à la propriété intellectuelle et artistique ce que le vol est à la propriété corporelle : une atteinte illégitime. Et elle est d'une facilité déconcertante sur internet. Un simple copier coller, voire un hotlink sur le cache de Google pour économiser la bande passante. La contrefaçon peut concerner deux hypothèses : la contrefaon d'une oeuvre (on parle de propriété littéraire et artistique, même si un logiciel est assimilé à une oeuvre) ou la contrefaçon d'une marque ou d'un logo (on parle de propriété industrielle) consiste en la reproduction ou la représentation d'une oeuvre de l'esprit ou d'une marque sans l'autorisation de celui qui est titulaire des droits d'auteur, que ce soit l'auteur lui-même ou un ayant droit (ses héritiers, une société de gestion collective des droits du type de la SACEM...). La reproduction est une copie de l'oeuvre, une représentation est une exposition au public. L'informatique fait que la plupart du temps, la contrefaçon sera une reproduction.

Le régime diffère selon  qu'il s'agit d'une oeuvre ou d'une marque.

- Pour une oeuvre, la protection ne nécessite aucune démarche préalable de dépôt légal de l'oeuvre. L'acte de création entraîne la protection. Et la simple reproduction constitue la contrefaçon. Par exemple, copier ce billet et le publier intégralement sur votre blog serait une contrefaçon, même via le flux RSS. De même, utiliser une image d'une graphiste comme Cali Rézo ou Pénéloppe Jolicoeur sans son autorisation est une contrefaçon. Et la contrefaçon est un délit, passible de 3 années de prison et jusqu'à 300 000 euros d'amende. Outre les dommages-intérêts à l'auteur. Et la prescription de trois mois ne s'applique pas ici : elle est de trois ans. Il ne s'agit pas d'un délit de presse, qui ne concerne que les oeuvres que vous publiez, pas celles que vous pompez.

Cependant, il existe des exceptions : la loi (article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle) permet d'utiliser une oeuvre divulguée, et ce sans l'autorisation de l'auteur, soit pour votre usage strictement privé (i.e. sauvegarde sur votre disque dur) mais sans la diffuser à votre tour, ou en cas de publication, en respectant l'obligation de nommer son auteur et les références de l'oeuvre, dans les hypothèses suivantes : les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'oeuvre à laquelle elles sont incorporées (en clair, si quelqu'un veut critiquer un de mes billets, il peut sans me demander mon avis citer les passages clefs qui lui semblent démontrer l'inanité de mon propos) ;  les revues de presse ; la diffusion, même intégrale, à titre d'information d'actualité, des discours destinés au public prononcés dans les assemblées politiques, administratives, judiciaires ou académiques, ainsi que dans les réunions publiques d'ordre politique et les cérémonies officielles ;  la parodie et le pastiche en respectant les lois du genre, et la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une oeuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, dans un but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur.

Par contre, piquer un dessin ou une photo trouvée sur Google qui vous plaît parce qu'elle illustre bien votre article qui n'a rien à voir avec l'oeuvre risque fort de vous attirer des ennuis, surtout si l'oeuvre est celle d'un professionnel. Il existe de nombreux répertoires d'images et photos libres de droits ou mises à votre disposition gratuitement sous réserve que vous respectiez certaines conditions dans l'usage : ce sont les oeuvres en partage, ou Creative Commons en bon français.

- Pour une marque, la logique est différente, car c'est l'intérêt économique du titulaire de la marque qui est défendu. La loi le protège d'agissements parasites de concurrents qui voudraient utiliser un élément distinctif pour vendre leur produit. En effet, faire de telle marque, telle couleur, tel logo un signe distinctif dans l'esprit du public est un travail de longue haleine, et très coûteux. Il est légitime que celui qui aura déployé tous ces moyens puisse s'assurer le monopole des bénéfices à en tirer. La marque Nike par exemple, dans les magasins qu'elle ouvre, se contente de mettre sa célèbre virgule comme seule enseigne. Songez aussi tout ce que représente pour les informaticiens la petite pomme grise et croquée. La protection de la marque suppose toutefois au préalable le dépôt de cette marque auprès de l'Institut National de la Propriété Industrielle, dépôt qui précisera les types de produits sur lesquels il porte (on parle de classes de produits, en voici la liste). D'où l'expression de "marque déposée". Dans les pays Anglo-Saxons, l'usage est d'apposer après une telle marque un ® qui signfie registered, "enregistré".

La loi interdit, sauf autorisation de l'auteur : la reproduction, l'usage ou l'apposition d'une marque, même avec l'adjonction de mots tels que : "formule, façon, système, imitation, genre, méthode" (Exemple : "le blog façon Techcrunch", Techcrunch étant une marque déposée au niveau européen), ainsi que l'usage d'une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l'enregistrement ; la suppression ou la modification d'une marque régulièrement apposée. De même, la loi interdit, mais uniquement s'il peut en résulter un risque de confusion dans l'esprit du public : la reproduction, l'usage ou l'apposition d'une marque, ainsi que l'usage d'une marque reproduite, pour des produits ou services similaires à ceux désignés dans l'enregistrement ; ainsi que l'imitation d'une marque et l'usage d'une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l'enregistrement. (Code de la propriété intellectuelle, articles L.713-2 et L.713-4).

Mes lecteurs se souviendront qu'une marque peut être une simple couleur, avec l'affaire Milka, qui ne concerne pas un blogueur mais un nom de domaine, donc n'est pas totalement étranger à nos interrogations. En ce qui concerne votre humble serviteur, Eolas est une marque déposée... mais pas par moi. Je suppose qu'elle appartient à la société Business & Decision Interactive Eolas, qui m'a toujours fichu une paix royale quant à l'usage de mon pseudonyme puisqu'il n'y a aucun risque de confusion quand bien même je sévis moi aussi sur l'internet. Nous vivons donc en bons voisins. Enfin, je suppose : je n'ai jamais eu de contact avec eux, je déduis de leur silence une intelligente bienveillance.

Voici dressé un  panorama que je n'aurai pas l'audace de prétendre exhaustif des limites fixées par la loi que doit respecter un blogueur. Vous voyez que les espaces de liberté sont encore vastes.

Cependant, il peut arriver que des fâcheux estiment que ceux-ci sont encore trop vastes, et que parler d'eux en des termes qui ne soient pas dythirambiques relève du crime de Lèse Majesté. Et parfois, le blogueur reçoit un e-mail ou mieux, une lettre recommandée particulièrement comminatoire rédigée par un de mes confrères. Et je dois le reconnaître, bien que cela me coûte, pas toujours à très bon escient, voire parfois à un escient franchement mauvais. Et j'ai trop de respect pour ma profession pour me rendre complice par inaction de cette pratique hélas de plus en plus répandue et qui prend des libertés avec la loi et avec la déontologie. Un guide de survie s'impose.

Ce sera l'objet du deuxième billet qui fera suite à celui-ci : que faire en cas de mise en demeure ?

vendredi 21 mars 2008

Du droit de mourir

L'actualité récente s'est intéressée au cas d'une femme, Chantal Sébire, atteinte d'une maladie incurable et rarissime, un esthésioneuroblastome (tumeur évolutive du sinus et des cavités nasales), maladie qui l'avait mise dans une situation de grande souffrance physique et morale. Cette maladie l'avait en effet défigurée, rendue aveugle, et générait une grande douleur, mais n'affectait pas sa conscience. Elle se savait donc atteinte de cette maladie, se savait condamnée, et devait en outre subir cette situation pendant un laps de temps indéterminé. Au bout d'un désespoir que je ne puis qu'à peine imaginer et que donc je m'interdirai de juger, elle a exprimé le souhait que la médecine hâte sa fin.

Cette femme est décédée hier dans des circonstances non encore éclaircies[1]. A présent qu'elle est hors de portée de tout mal, les arguments passionnels n'ont plus voix au chapitre. Profitons-en donc pour voir ce que dit, à ce jour, la loi française, qui n'est pas si inhumaine qu'on veut bien la présenter.

Le principe est qu'il est interdit à quiconque d'ôter la vie à autrui, volontairement ou non. Par non volontairement, je pense au conducteur qui roule imprudemment mais n'a pas la moindre intention de faire du mal à qui que ce soit et qui provoque un accident mortel. Il n'avait pas la volonté de tuer, ce qui ne signifie pas qu'il n'est pas fautif. Il sera donc pénalement condamné pour homicide involontaire si une faute quelconque de sa part est avérée (sur ce sujet, voir ce billet). Le suicide n'est pas un délit en France, mais la provocation au suicide l'est, ainsi que la propagande (c'est à dire la publicité) de moyens, méthodes ou objets préconisés comme moyens de se suicider : code pénal, articles 223-13 et suivants. Le suicide n'étant pas un délit, celui qui aide autrui à se suicider ne peut être poursuivi comme complice, mais peut commettre un délit ou une faute disciplinaire si les moyens en questions sont réglementés (fourniture d'une arme à feu, prescriptions de médicaments à cette fin...) ou tout simplement une non assistance à personne en danger. Mais la question qui se pose ici concerne les personnes ne pouvant mettre fin à leurs jours, physiquement ou mentalement, et qui demandent qu'un tiers accomplisse le geste.

Ôter la vie volontairement est un meurtre. Le faire avec préméditation est un assassinat. La préméditation est "le dessein formé avant l'action de commettre un crime ou un délit déterminé" (Code pénal, article 132-72), caractérisé par l'écoulement d'un laps de temps suffisant entre la prise de décision et le passage à l'acte qui a permis à la raison de reprendre le pas sur la passion, et qui suppose donc que l'auteur a agi froidement, en connaissance de cause, ce qui démontre une dangerosité plus grande. Utiliser pour ôter la vie des substances létales est un empoisonnement, un crime spécifique, puni comme l'assassinat de la réclusion criminelle à perpétuité quand il est commis avec préméditation (code pénal, article 221-5).

Il y a des exceptions à cette interdiction absolue. La principale d'entre elles a disparu un beau jour d'automne 1981 : c'était la peine de mort. Il demeure quelques exceptions, comme la légitime défense[2], ou le commandement de l'autorité légitime (les soldats français engagés en Afghanistan et qui mènent une guerre dans le désintérêt complet des médias français ne commettent pas de meurtres tant qu'ils agissent dans le cadre des ordres reçus). L'état de nécessité (article 122-7 du code pénal) n'a à ma connaissance jamais été accepté comme excuse pour un cas d'homicide volontaire et n'a pas vocation à s'y appliquer : l'état de nécessité justifie la commission d'une infraction pour éviter un mal plus grand, or ôter la vie se situe au sommet de la gravité des actes réprimés dans notre société. Reste la contrainte (article 122-2 du code pénal) qui a été invoquée dans l'affaire Vincent Humbert, pour motiver un non-lieu. Cette décision demeure isolée, et n'ayant pas été soumise à la chambre de l'instruction[3], restera un cas d'espèce.

Comme vous le voyez, il n'y a pas d'exception thérapeutique, ou d'euthanasie, mot qui étymologiquement signifie "bonne mort". La loi française ne permet pas à un médecin de donner la mort à un patient comme acte de soin, même dans un cas où le patient souffre par la faute d'un mal incurable qui entraînera inévitablement sa mort - selon l'état actuel de la science.

Un tel médecin commettrait un assassinat ou un empoisonnement aggravé selon la méthode employée, car le geste médical est par nature prémédité, il n'est pas impulsif et instantané.

Face à de tels cas, aussi difficiles soient-ils humainement, les juges n'ont pas d'autre choix que d'appliquer la loi. Ce n'est pas à eux de se substituer au législateur sur une question de société qui relève par nature du parlement, lieu du débat par excellence sur des questions générales dans la République, ce qu'on a peut-être tendance à oublier ces dernières décennies. Toute la loi. En ce qu'elle leur impose de condamner, comme en ce qu'elle leur permet de condamner légèrement.

Ce qui aboutit à des affaires comme l'affaire Druais, où un médecin et une infirmière ont été poursuivis devant la cour d'assises de la Dordogne pour empoisonnement, pour avoir donné la mort à une patiente atteinte d'un cancer du pancréas en phase terminale par une injection de morphine et de potassium. Au bout de quatre jours d'audience, l'infirmière a été acquittée et le médecin condamnée à une peine d'un an de prison avec sursis et non inscription au casier judiciaire, soit moins que le minimum légal (qui est de deux ans pour un crime passible de la perpétuité : code pénal, article 132-18).

Un argument qui revient en boucle à chaque nouvelle affaire de ce type est que la France est en retard par rapport à ses voisins, et que son inaction serait scandaleuse.

Pourtant, en 2005, une loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti, a été adoptée sur la question, et votée à l'unanimité des députés.

Que dit cette loi ?

Son dispositif tient principalement dans deux articles du Code de la santé publique. Pour résumer, la loi refuse l'euthanasie active, c'est à dire que la mort soit donnée à un patient ; mais elle permet au malade d'exprimer son choix de refuser la poursuite du traitement curatif qui n'a pour effet que de le maintenir en vie plus longtemps, auquel cas le médecin doit assurer un traitement uniquement palliatif, c'est à dire supprimant la douleur, laissant la nature faire son œuvre.

Détaillons.

Le premier article concerné est l'article L.1111-10 du Code de la santé publique :

Lorsqu'une personne, en phase avancée ou terminale d'une affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, décide de limiter ou d'arrêter tout traitement, le médecin respecte sa volonté après l'avoir informée des conséquences de son choix. La décision du malade est inscrite dans son dossier médical. Le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant les soins visés à l'article L. 1110-10.

La loi pose les conditions d'application : une affection grave et incurable, parvenue à une phase avancée ou terminale, une information préalable du patient pour recueillir son consentement éclairé. La loi prévoit également la possibilité de désigner une personne de confiance pouvant donner ce consentement si le malade n'était pas ou plus en mesure de le faire lui même.

Les soins en question sont décrits à l'article L. 1110-10 :

Les soins palliatifs sont des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile. Ils visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage.

Oui, je sais, c'est vague, mais en l'espèce, nous sommes en matière médicale. La loi encadre le médecin qui en dernier lieu prend les mesures thérapeutiques précises en accord avec son patient. Ce que la loi impose, c'est que le traitement n'ait pas pour effet de hâter ou provoquer la mort, mais de supprimer la souffrance. Au besoin, si celle-ci triomphe des plus puissants des antalgiques, par le coma artificel. Amener le patient jusqu'au seuil, mais ne pas le lui faire franchir.

C'est là sans doute le point faible de la loi Leonetti : avoir trop délégué aux équipes médicales que les affaires passées ont plutôt rendu frileuses. Après tout, aucun juge ne les mettra jamais en examen pour avoir refusé de cesser un traitement... Avec des conséquences humaines parfois dramatiques.

En ce qui concerne Chantal Sébire, une possibilité légale existait donc pour elle de mettre un terme à sa souffrance. Pas à sa vie, à sa souffrance. Cela ne la satisfaisait pas. On peut là aussi le comprendre aisément. Concrètement, cela signifie coma artificiel, et absence de fourniture des nutriments nécessaires (par sonde gastrique). La grève de la faim médicalement assistée, avec l'efficacité que cela implique.

Chantal Sébire a décidé, seule ou poussée par son entourage, je l'ignore, de mener un ultime combat en faveur de l'adoption d'une législation permettant l'euthanasie active. Ce qui est un choix que je respecte.

Cela a supposé la médiatisation de son cas, c'est à dire de montrer son visage déformé par la maladie. Cela demande du courage, et cela aussi je le respecte. Je salue d'ailleurs l'élégance de la presse qui pour illustrer la nouvelle de son décès ne publie que des photos d'elle avec son visage d'avant la maladie.

Les démarches qu'elle a effectuées, notamment en saisissant un juge d'une demande en référé, visait à autoriser sa mort, par des moyens actifs. Exactement ce que la loi Leonetti n'a pas voulu autoriser. Le juge des référés n'a donc pu que rejeter sa demande : la loi lui interdisait d'y faire droit, sauf à se rendre complice d'un assassinat en rendant un jugement qui n'exonérerait nullement de leur responsabilité les médecins ayant procédé à l'acte mortifère. Son avocat n'étant autre que le vice-président de l'une des associations les plus actives dans la revendication de la légalisation de l'euthanasie, l'ADMD, Association pour le droit de mourir dans la dignité, je doute que ce résultat soit vraiment une surprise. Le but était d'échouer pour dénoncer le scandale. Mutatis mutandi, la tactique des mariés de Bègles.

C'est là que le juriste se heurte à la limite de sa compétence, et que s'il veut aller plus loin, il doit se dépouiller de ses oripeaux pour avancer nu comme ses frères humains. Le droit ne dit pas si l'euthanasie est bonne ou non, s'il est scandaleux que le droit français la refuse ou pas. Le droit dit : "à ce jour, elle est interdite, et punie de lourdes peines de prison. Si vous voulez l'autoriser, changez la loi".

Voilà qui explique l'impossible débat. Il est moral, au sens philosophique du terme qui est la recherche de ce qui est bon. Des valeurs contradictoires se heurtent, religieuses, philosophiques, car c'est aussi notre rapport à notre mort qui est en cause, et en outre la souffrance personnelle de chacun est mise sur la table. Ce billet d'Embruns, très touchant, en est la parfaite illustration.

Mais voilà qui savonne la pente qui conduit à considérer que celui qui n'est pas d'accord avec soi est forcément un salaud. Et s'il est une défaite pire que celle de la vie face à la maladie, c'est la défaite de la raison face à la passion.

Pour ma part, j'ai un cœur, même si je fais de mon mieux pour le cacher. L'agonie de Chantal Sébire m'a évidemment bouleversé. Elle m'en a rappelé d'autres, qui m'ont laissé des plaies ouvertes malgré les années passées. Mais je n'aime pas que l'on fasse pression sur moi par la prise en otage de mes sentiments. Les partisans de l'euthanasie ont tous dans leur cœur un cadavre décharné à qui ils ont promis de se battre pour que leur agonie devienne légalement évitable. Ils ont trouvé en Chantal Sébire une icône, une martyre, comme le fut en son temps Vincent Humbert, ou en Espagne Ramón Sampedro. Ils recruteront ainsi des nouveaux soutiens qui trouveront par cette voie une échappatoire à leur sentiment de culpabilité face à la souffrance de cette femme. Est-ce une victoire ?

Témoin de cette dérive : la prise en otage de la dignité, qui est la valeur au nom de laquelle les deux camps se déchirent. Mourir dans la dignitié pour les uns, toute vie est digne d'être vécue pour les autres. On ne va pas loin comme ça, mais assurément, on doit y aller dignement.

Votons l'euthanasie si nous la jugeons utile ou nécessaire, mais votons la sereinement, après avoir débattu paisiblement, comme dans une démocratie adulte. La bataille d'anathème n'est pas à la hauteur de l'enjeu. Et le préalable indispensable est que les deux camps acceptent l'éventualité de leur défaite comme une issue acceptable.

Je crains que le chemin ne soit encore long.

Merci de faire en sorte qu'il commence en commentaires en évitant le genre "d'arguments" que je dénonce. Cela m'en épargnera la suppression.

Notes

[1] A ce sujet, le procureur de Dijon a ouvert une enquête de mort de cause inconnue (art. 74 du code de procédure pénale) qui vise à identifier les causes de la mort, afin de s'assurer qu'aucun crime n'a été commis.

[2] Soit la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. Code pénal, article 122-5.

[3] Dans cette affaire, les deux mis en examen étaient le médecin et la mère de la victime. Si le médecin déclara être soulagé de cette décision, tel ne fut pas le cas de la mère, qui voulait faire de cette affaire un cas médiatique pour la cause de l'euthanasie. Mais le code de procédure pénale ne permet pas à un mis en examen de faire appel d'un non lieu prononcé à son profit.

mercredi 27 février 2008

Un coup porté à la liberté d'expression sur internet

Le coup est d'autant plus rude qu'il viendrait d'un confrère, Sylvie Noachovitch. Vous la connaissez peut-être si vous êtes insomniaques le vendredi soir : c'est une des avocates qui officie sur le plateau de l'émission de Julien Courbet ou des gens se font crier dessus au téléphone pendant qu'une vieille dame pleure en gros plan.Photo de SYlvie Noachovitch affichant son plus beau sourire

Cette consœur, outre sa carrière d'avocate et d'animatrice télé souhaite embrasser une carrière politique. Candidate malheureuse aux élections générales contre Dominique Strauss Khan dans la 8e circonscription du Val d'Oise (Cantons de Garges-lès-Gonesse Est, Garges-lès-Gonesse Ouest, Sarcelles Nord-Est, Villiers-le-Bel) en juin 2007 et à nouveau lors des élections partielles de décembre 2007 face à François Pupponi, à la suite de la démission du député élu, nommé à la présidence du FMI, elle brigue à présent la mairie de Villiers-le-Bel.

Et à l'occasion de la campagne qui s'annonce, elle semble avoir décidé de faire un grand ménage sur internet, pour ôter des billets qui ne lui étaient pas favorables. C'est ainsi que deux blogueurs au moins, Luc Mandret et Florian du blog RagZag, ont reçu un courrier électronique de mise en demeure d'avoir à retirer deux billets remontant à juin 2007 et faisant état de propos qualifiés de racistes qui auraient été tenus par ma consœur lors de la réunion d'un jury littéraire auquel elle participait.

Ce courrier, dont j'ai pu me procurer une copie, semble émaner de Sylvie Noachovitch en personne (je dis bien semble, il n'est pas revêtu d'une signature numérique). En tout cas l'auteur affirme être cette personne, et l'intéressée a confirmé sur Lepost.fr être à l'origine de ces démarches. Mais le fait que Lepost.fr publie cette information tend à me faire douter de sa véracité. Et son contenu ne fait qu'ajouter à mon trouble.

Ce courrier se veut une démonstration juridique, citation de jurisprudence à l'appui que :

la liberté d'expression n'est pas absolue, elle connaît des limites.

Je ne puis qu'acquiescer face à l'évidence.

Ces limites sont le nécessaire respect des droits et de la réputation d'autrui.

Là, je me racle la gorge. Pas plus que la liberté d'expression, le respect des droits et de la réputation d'autrui ne sont absolus. La loi doit arbitrer entre ces deux valeurs quand elles entrent en conflit.

Sur le plan civil, il est possible d'obtenir la cessation du trouble illicite dit l'auteur de ce courrier; et d'invoquer l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, en citant uniquement le 3e paragraphe. Je me permets de citer le texte dans son intégralité, il a, comment dirais-je ? Plus de saveur :

1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:
a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.

L'auteur ne semble avoir retenu que l'aspect limitation, sans avoir relevé que ces limitations sont elles même limitées : elles doivent être expressément prévues par la loi du pays signataire dudit Pacte.

Et voici que la même confusion est commise lors de la citation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le premier paragraphe est oublié, alors qu'il me semble assez pertinent en la matière :

Article 10 - Liberté d'expression 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

L'auteur du courrier en question n'a cru utile que de recopier cette partie :

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

Vous aurez remarqué que là aussi, cette limitation doit être prévue par la loi du pays signataire.

Après ce passionnant rappel des sources internationales du droit, nous devrions voir arriver enfin les références de droit interne qui démontrent à l'évidence que notre impétrante est dans son bon droit.

La première est l'article 9 du Code civil.

Chacun a droit au respect de sa vie privée.

Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé.

Suit une abondante jurisprudence sur cet article 9. Mais hélas, encore un oubli : l'expéditeur a oublié de préciser en quoi la vie privée de Sylvie Noachovitch était en cause ici, s'agissant de propos qui ont été tenus lors de la réunion d'un jury littéraire, portant sur la proportion de noirs et d'arabes dans la circonscription où elle était alors officiellement candidate, au peu d'appétence à la sensualité que ceux-ci provoquait chez elle, et à la sérénité que devait selon elle en tirer son mari quant à un éventuel adultère. Certes, sa fidélité d'airain à son légitime époux relève indiscutablement de la vie privée, mais en l'espèce, c'est Sylvie Noachovitch qui avait abordé le sujet, et sous forme d'une boutade ; en outre ce n'est pas ce point qui avait retenu l'attention des blogueurs mais plutôt les conclusions éventuelles à tirer de cette faible appétence revendiquée.

Je passe de la même façon sur le paragraphe sur la caricature, qui est juridiquement exact mais hors sujet, puisqu'il n'y avait aucun caricature dans le billet objet des foudres de ma consœur.

La deuxième référence est pénale, et me voici sur mes terres (et sur celles de ma consœur, puisqu'elle invoque le droit de la presse dans ses activités dominantes) : ma consœur ou celui qui prétend l'être invoque le délit de diffamation publique.

Il rappelle dans un premier temps la définition du délit :

Article 29 Al. 1er de la loi du 29 juillet 1881 : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés".

L'auteur ajoute ensuite que l’article 35 bis du même texte fait peser sur l’auteur de la diffamation une présomption de mauvaise foi, ce qui est exact. « Toute reproduction d'une imputation qui a été jugée diffamatoire sera réputée faite de mauvaise foi, sauf preuve contraire par son auteur ».

Et il en déduit : « Autrement dit, il incombe au prévenu d’invoquer sa bonne foi en apportant la preuve de la vérité des faits diffamatoires ».

Patatras. Une vilaine confusion entre l'exception de bonne foi et l'exception de vérité. Ce qui est d'autant plus dommage qu'elle est de nature à induire en erreur le destinataire de ce courrier quand manifestement le but de l'expéditeur était de l'informer de bonne foi. Car ce sont deux choses différentes.

L'exception de vérité (article 35) consiste à apporter la preuve des faits diffamatoires, selon une procédure rigoureuse prévue à l'article 55 de la loi du 29 juillet 1881, tandis que l'exception de bonne foi (article 35bis) permet au diffamateur d'échapper aux poursuites en apportant la preuve qu’il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait (c'est la formule employée par la jurisprudence, mes lecteurs s'en souviendront grâce à l'affaire Monputeaux commentée en ces pages en leur temps, dans lequel le tribunal a bien distingué l'offre de preuve, écartée, et l'exception de bonne foi, accueillie).

D'où mon doute de plus en plus grand sur la maternité de ma consœur de ce courrier : une avocate qui intervient habituellement en droit de la presse ne pourrait faire cette confusion, et encore moins ne voudrait-elle donner sciemment des informations erronées pouvant induire en erreur son interlocuteur, fût-il un adversaire potentiel : notre déontologie s'y oppose.

Surtout que les choses ne s'améliorent pas quand on lit juste en dessous : En cas de diffamation publique, l’auteur peut être condamné à 1 an de prison et/ou 45 000 euros d’amende. Ma consœur, elle, n'aurait pu ignorer que la loi du 15 juin 2000 a supprimé les peines d'emprisonnement pour la diffamation (article 90, III).

Ma confusion est à son comble quand l'auteur conclut en affirmant que la phrase « cette dame Noachovitch est une jeanne-foutresse » constituerait le délit de diffamation publique. Il n'aurait pas échappé à une avocate connaissant le droit pénal de la presse qu'une telle affirmation est une injure et non une diffamation, faute d'imputation d'un fait précis.

Enfin et surtout, l'auteur ignore l'article 65 de la loi, qui prévoit que les délits de presse comme la diffamation ou l'injure se prescrivent par trois mois ; or s'agissant de billets remontant aux élections générales de juin 2007, le délit était prescrit depuis belle lurette, et les poursuites en justice, au civil comme au pénal, se serait immanquablement heurté à une fin de non recevoir d'ordre public.

Bref, il n'y a pas d'atteinte à la vie privée, et les propos diffamatoires et injurieux que l'auteur pensait avoir relevé étaient en tout état de cause atteints de prescription.

Las, le charabia du courrier a impressionné ces deux blogueurs peu férus de droit et ils ont préféré mettre hors ligne les billets mis en cause.

Pour l'atteinte à la liberté d'expression, c'est trop tard. Mais j'invite ma consœur à se préoccuper du tort considérable à sa réputation que peut lui faire la personne qui manifestement se fait passer pour elle en envoyant des courriers électroniques signés de son nom qui sont aussi erronés en droit que malhonnêtes intellectuellement.

Après tout, je ne pense pas que les électeurs de Villiers-le-Bel pourraient accorder leur confiance à une candidate s'ils croyaient qu'elle pourrait user de telles méthodes.


PS : Merci de garder un ton aussi respectueux que le mien en commentaires.

mardi 12 février 2008

Le vrai-faux SMS du président

A la demande populaire, intéressons-nous donc à la fameuse plainte déposée au nom du président de la République contre nouvelobs.com, filiale du magazine Le Nouvel observateur, mais qui est distinct de la rédaction du magazine papier.

Objet de l'ire présidentielle : la publication par ce site d'une information contestée selon laquelle le président aurait, peu avant son mariage avec Mademoiselle Carla Bruni, proposé à son ancienne épouse de revenir auprès de lui.

Et le président de porter plainte "au pénal", l'expression a été abondamment reprise en boucle dans la presse, y compris dans la lointaine contrée provinciale où j'étais allé plaider, pour "faux, usage de faux et recel". Qualification qui a laissé quelque peu perplexes certains esprits juridiques.

Premier point : la presse était en émoi car "pour la première fois", un président portait plainte "au pénal" plutôt que pour un délit de presse ou une atteinte à son droit à l'image. Ecartons vite cet émoi qui tient plus du Lèse-Majesté que de la révolution judiciaire. Rien n'interdit à un Président de la République d'agir en justice et de porter plainte. Le fait que les prédecesseurs de l'actuel titulaire de la fonction (dont la première caractéristique n'était pas toujours le strict respect de la loi) ne l'aient pas fait ne constitue qu'un coutume qui ne fait pas échec au Code de procédure pénale.

De plus, les plaintes en diffamation relèvent également du pénal, même si c'est un droit dérogatoire sur bien des points (prescription extrêmement courte de trois mois, et les poursuites ne peuvent avoir lieu qu'avec une plainte de la victime dont le retrait met fin aux poursuites du parquet, et pas de prison possible). Quant au droit à l'image, qui est devenu une sorte de rémunération a posteriori qui permet aux journaux de se dispenser de l'autorisation des modèles qu'ils placent à la Une, il ne pourrait trouver à s'appliquer ici, puisque l'image du président n'a pas été utilisée (on parle bien de la représentation graphique de sa personne, pas de son image au sens d'opinion que les gens ont de lui).

Ceci étant réglé, le deuxième point, qui se divisera en deux parties : les qualifications retenues, et la forme de la plainte.

Le faux est défini à l'article 441-1 du Code pénal :

Constitue un faux toute altération frauduleuse de la vérité, de nature à causer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit ou tout autre support d'expression de la pensée qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d'établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques.

Décomposons en juristes : Altérer veut dire changer, modifier. Forger un faux à partir de rien, ou modifier un document véritable sont des actes de falsification. Frauduleuse implique que le faussaire ait conscience d'altérer la vérité. "De nature à causer à préjudice" signifie qu'il n'y a pas de faux si cette falsification ne peut faire de tort à personne. La jurisprudence est d'une extrême sévérité, et une simple éventualité de préjudice lui suffit pour condamner. "Accompli par quelque moyen que ce soit" parle de lui même. "Un écrit ou tout autre support d'expression de la pensée" signifie que le faux doit être matérialisé sur un support : il n'y a pas de faux par mensonge verbal. "Qui a pour objet ou peut avoir pour effet d'établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques" implique que le faux doit pouvoir avoir des conséquences juridiques. Là encore, une simple éventualité suffit. Si cela ne pose pas de problème dans les écritures qui ont en soit pour effet d'établir une preuve (falsification des énonciations d'un contrat), cela peut aller jusqu'à mentionner sur une lettre un lieu d'écriture inexact pour se fabriquer un alibi.

La jurisprudence distingue le faux matériel du faux intellectuel : le faux matériel frappe le support lui même (une carte d'identité fabriquée par un faussaire, par exemple) tandis que le faux intellectuel frappe le contenu (une vraie carte d'identité fabriquée par les services du ministère de l'intérieur, mais établissant une identité inventée).

Le délit de faux est puni de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende au maximum.

L'usage de faux consiste à utiliser un document que l'on sait faux quand bien même on n'en est pas l'auteur : présenter à la police une fausse carte d'identité, déclarer des revenus minorés par l'inscription de fausses dépenses professionnelles dans sa comptabilité. Il est puni des mêmes peines.

Le recel consiste quant à lui à détenir ou dissimuler la chose provenant d'une infraction ou de bénéficier en connaissance de cause du produit de cette infraction. Le recel par détention d'un SMS me paraît impossible, s'agissant d'un message électronique allant du téléphone émetteur au destinataire en passant par les machines des opérateurs dans le cadre du fonctionnement normal du réseau. La plainte doit donc viser le fait d'avoir bénéficié du produit d'un délit, en l'espèce le faux.

Car la plainte vise nouvelobs.com, organe de presse en ligne appartenant au journal le Nouvel Observateur : le site n'a en lui même aucune personnalité juridique si j'en crois les mentions légales.

Elle implique donc (n'ayant pu me la procurer, je suppute) que le Nouvel Observateur a soit fabriqué un faux SMS, soit utilisé en le publiant un SMS qu'il savait être faux, soit tiré bénéfice d'une quelconque façon du délit de faux.

Mais cette déduction que je pensais être de bon sens est contredite par le propre avocat du Président, mon excellent confrère Thierry Herzog, qui laisse entendre que ce SMS aurait été purement et simplement inventé par le journaliste et que c'est ce que sa plainte tend à démontrer.

Voilà qui chiffonne l'orthodoxie juridique : inventer quelque chose, ce n'est pas forger un faux. Publier un mensonge, ce n'est pas un usage de faux, et encore moins un recel. D'autant qu'il est douteux que ce SMS puisse être considéré comme destiné à faire la preuve d'un fait ayant des conséquences juridiques : la proposition qu'il contient n'est pas une pollicitation[1] mais une simple sollicitation.

Publier un mensonge est bien un délit, mais un délit de presse, prévu par l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 :

La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d'une amende de 45000 euros.

Comme vous le voyez, il y a une condition supplémentaire, c'est que la publication "trouble la paix publique". La paix publique, pas la paix des ménages, fussent-ils présidentiels.

Mais l'invention pure et simple de ce SMS et la publication de cette information n'est pas un délit en soit. La sanction est pire : c'est l'atteinte au crédit du journal qui l'a faite, et la confiance du lecteur est le bien le plus précieux d'un journal.

Bref, s'il était établi que l'avocat du Président dit vrai, et que nouvelobs.com a purement inventé ce SMS, la plainte pour faux devra être classée sans suite.

Paradoxe ? En apparence seulement. L'explication se situe à mon avis sur un plan de stratégie judiciaire.

Il s'agit d'une plainte simple auprès du procureur de la République. C'est normal car depuis la loi du 5 mars 2007, entrée en vigueur sur ce point le 1er juillet dernier, il n'est désormais plus possible de saisir directement le doyen des juges d'instruction d'une plainte avec constitution de partie civile. Ce n'est que si le procureur répond qu'il classe sans suite ou qu'il ne répond pas dans un délai de trois mois que la victime retrouve son droit de saisir directement le juge d'instruction.

Ce qui convient à mon avis parfaitement au plaignant en l'espèce.

En effet, le procureur de la République va trouver sur son bureau une plainte émanant du Président de la République. Et je dis sur son bureau au sens propre : la plainte va très vite remonter la voie hiérarchique. Sauf à vouloir terminer sa carrière comme procureur du Tribunal de première instance de Saint Pierre, il y sera donné suite (d'autant que le plaignant connaît bien la patronne du chef du procureur), sous forme d'une enquête préliminaire (art. 75 et s. du code de procédure pénale), menée par la police sous la direction du seul parquet. L'avantage d'une telle enquête est sa discrétion : ça se passe entre la police et le parquet, aucun avocat n'y a accès tant qu'un juge n'est pas saisi, même si des personnes sont placées en garde à vue. Vous savez ce que c'est : les avocats, ça dérange.

Vous me direz, l'avocat du plaignant non plus n'y a pas accès. Ce n'est pas tout à fait exact. En cas de classement sans suite, le plaignant peut demander à avoir une copie de la procédure : article R. 155 du CPP. De plus, la patronne du chef du procureur peut, par pur intérêt professionnel bien sûr, demander une copie de ce dossier. Tête en l'air comme elle est, il n'est pas impossible qu'elle l'oublie sur la table du Conseil des ministres un mercredi...

L'enquête va donc soit établir qu'aucun SMS n'a été reçu en provenance du présidentiel téléphone, ce qui devrait établir la fausseté du fait, soit si un tel SMS a bien été envoyé, va établir comment l'info a fuité. Le fait qu'un jour, un journaliste soit finalement cité devant un tribunal correctionnel est donc bien secondaire.

Je ne sais pas laquelle de ces hypothèses est la bonne : faux SMS ou vrai SMS. Je constaterai simplement avec vous que la plainte présente bien plus d'intérêt dans l'hypothèse où le SMS serait authentique : le président est connu pour son inextinguible rancœur pour ceux qui ont voulu lui faire du mal, j'ai un confrère qui en sait quelque chose. Encore faut-il les identifier. Et cette nécessité peut justifier bien des pirouettes.

Donc nous verrons : soit l'enquête démontre l'impossibilité qu'un tel SMS ait été envoyé et il y aura sans doute un communiqué de presse en ce sens. Soit elle identifie l'auteur de la fuite de l'information avérée, et sera classée sans suite. D'ici là, les Français auront oublié, et le Président pourra aiguiser son crochet de boucher.

Notes

[1] Offre de contracter, en langage juridique. Quand votre maraîcher pose un cageot de pommes sur son étal et écrit sur une ardoise au-dessus "3 euros le kilo", c'est une pollicitation. Une acceptation par un chaland ("Mettez m'en un kilo.") forme le contrat de vente et transfère la propriété sans autre formalité.

vendredi 9 novembre 2007

Rediffusion : Je n'oublierai jamais la petite A...

On ne rit pas tous les jours en audience.

Et ce jour là, ce ne fut pas le cas.

J’attendais mon tour pour plaider un dossier de partie civile, une bagarre entre clochards où mon client avait failli perdre un œil. L’huissier m’a informé que mon dossier passera après celui-là. « Homicide involontaire, accident de la circulation » me précise-t-il. « Bon, dossier classique, ça ne devrait pas durer » ai-je pensé.

Le prévenu est très jeune, à peine vingt ans.

Les parties civiles sont une jeune femme et un homme âgé de la quarantaine mais qui semble avoir cent ans, tant il est courbé et se déplace lentement. Comme si un poids invisible l'écrasait.

La présidente vérifie rapidement l’identité de chacun, rappelle la prévention : « il vous est reproché d'avoir, à Paris, le..., et en tout cas sur le territoire national et depuis temps n'emportant pas prescription, par imprudence, négligence, maladresse ou inobservation des règlements, involontairement provoqué la mort d'A..., en l'espèce en remontant une file de voiture à l'arrêt sur votre scooter sur la partie de la chaussée consacrée à la circulation en sens inverse... » et un froid glacial s'abat soudainement sur la salle quand elle dit à la jeune femme : « la victime est donc votre fille A., âgée au moment des faits de… (elle regarde le dossier) un mois et demi ».

D'un coup, silence de plomb.

La présidente lit le procès verbal de la police.

Cela s’est passé à Paris, un soir vers 18 heures. Le père d’A. (le centenaire voûté sur sa chaise) veut traverser un boulevard parisien à deux fois deux voies, séparées d’une ligne discontinue. Les deux voies du côté du père sont immobilisées par un embouteillage. Il tient sa petite fille dans les bras. Le prochain passage piéton, protégé par un feu est un peu loin, et après tout, se dit-il, le trafic est paralysé. Tant pis. Il traverse donc en slalomant entre les voitures, passe devant une camionnette et arrive au milieu de la chaussée. Il regarde à sa droite, pour s'assurer qu'aucune voiture ne vient dans l'autre sens. Il fait un pas.

Il ne voit pas le scooter qui arrive à sa gauche.

Son conducteur, voyant que la voie allant dans l'autre sens était dégagée, et que le bouchon semblait insoluble, a pris la partie gauche de la chaussée et était en train de doubler toutes les voitures à l’arrêt. Il va assez vite, pour rester le moins longtemps possible à contre sens, et se réfugier au prochain feu rouge du bon côté de la circulation. Il ne voit qu'au dernier moment le père d’A. débouler de devant la camionnette qui le cachait.

Quand le père surgit, le conducteur du scooter fait une brutale embardée et l'évite de justesse. Toutefois, la pointe droite de la poignée de son guidon heurte le coude gauche du père d’A., coude qui se soulève d'une dizaine de centimètres.

Et tout bascule dans l'horreur.

La tête d’A. glisse alors sous le bras soulevé. Le petit corps et les jambes suivent. Le père sent sa fillette basculer dans le vide, mais trop vite pour qu'il puisse faire le moindre geste pour la rattraper.

Plus d'un mètre de chute, la tête la première.

Elle heurte le bitume avec le sommet du crâne.

Le SAMU et les pompiers arrivent en urgence. Les os du crâne se sont disjoints. Il y a enfoncement de la boite crânienne. Un hématome sous dural massif s’est formé. A. est dans un coma profond à son arrivée à l’hôpital.

Sa mère, qui a accouru à l’hôpital dès qu’elle a su, ne quitte pas le chevet de sa fille. Jour et nuit.

A. ne sortira jamais du coma. Elle mourra deux jours plus tard, à deux heures du matin.

Le père ne répond à aucune question de toute l’audience. C’est la mère qui prend la parole.

Elle raconte comment leur vie a explosé ce soir là. Elle a amené des dizaines de photos de son bébé pour le tribunal. Elle a apporté des vêtements d’A., si minuscules qu’on croirait des vêtements de poupée. Elle raconte comment depuis 6 mois que c’est arrivé, ils n’ont pas encore eu le courage d’entrer dans la chambre de la petite. Comment son mari, qui avant était joyeux et volubile, s’est enfermé dans un mutisme absolu, passe des heures devant la télé, comment elle le retrouve parfois assis dans le noir au milieu de la nuit, à pleurer. « C’est comme s’il était mort dans sa tête », dit-elle.

Le père est originaire du Pakistan et A. a été enterrée là bas, très vite, quelques jours après, comme l'exige le rite musulman.
« Comme on n’a pas les moyens, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Je n’ai même pas une tombe pour pleurer ma fille ». La voix brisée à cause des sanglots, elle explique la douleur insupportable qui ne s’atténue pas, jour après jour, mois après mois.

Un des juges assesseurs, une femme, essaie de s’essuyer les yeux discrètement. J’entends des reniflements dans le public. Le gendarme d’audience a les yeux rougis. Sur les bancs des avocats, on n'a pas fière allure non plus. Une chape de plomb s’est abattue sur le tribunal.

Le prévenu a ensuite la parole. Il a la réaction d’un gosse de vingt ans. Il esquive sa responsabilité, dit qu’il ne roulait pas au dessus de la vitesse limite, que « c’est pas sa faute ». Assumer le fait d’avoir tué un bébé d’un mois et demi à 20 ans pour avoir voulu éviter un embouteillage, c’est dur.

Les plaidoiries des avocats sont brèves et peuvent sembler obscènes pour un non juriste, puisqu’elles portent principalement sur l’indemnisation financière. L’avocat de la compagnie d’assurance chipote sur la demande de réparation consistant en un billet d’avion par an pour que la mère puisse aller au Pakistan sur la tombe de sa fille. L’avocat de la défense soulève que la ligne était discontinue, que le scooter avait le droit de doubler, qu’il ne commettait pas d’excès de vitesse, que si faute il y a eu, c’est celle du père qui a traversé hors des clous et qu’à défaut de faute caractérisée de son client, il faut le relaxer.

La mère s’insurge : « Le relaxer ? Dire qu’il n’a pas tué ma fille ? Qu’il ne s’est rien passé ? ». La présidente calme la mère avec fermeté : la défense est libre, elle soulève les arguments qu’elle souhaite, le tribunal tranchera, mais la défense a la parole en dernier, il n’y a pas à réagir ou à commenter. La mère quitte la salle au bord de la crise de nerf, torturée d’angoisse à l’idée que celui qu’elle considère comme le responsable puisse être relaxé. Ce n'était pas ce qu'elle était venue entendre.

L’affaire est mise en délibéré. Les avocats assis sur le banc de la défense se regardent. Nous sommes tous sous le choc… Une ambiance oppressante a envahi le tribunal. La sortie des parties fait peu à peu sortir le prétoire de sa torpeur. Des bancs du public, des chuchotements s'élèvent : tout le monde commente ce qu'ils viennent d'entendre. Je pense « je plains celui qui va devoir plaider après une affaire comme ça… »

L’huissier me sort de mes songes.

—« Maître, c’est à vous ».

Ha, oui, tiens, il m’avait prévenu.

Je me suis senti honteux avec mon dossier de bagarre de pochetrons.

Jamais je n’ai autant souhaité que mon dossier fût cette fois tout en bas de la pile.

Epilogue : le jeune homme a été condamné à une peine de six mois de prison avec sursis simple et 18 mois de suspension de permis. L’assurance a été condamnée entre autre à prendre en charge un billet d’avion par an à la mère pendant dix ans.

L’assurance n’a pas fait appel.


Pourquoi exhumè-je ce billet, qui est un des premiers qui j'ai écrits pour ce blogue ?

Tout d'abord parce que, trois ans et demi après l'avoir écrit, et bien des années après avoir vécu cette scène, je n'ai toujours pas oublié la petite A., ni la voix de sa mère dont les mots si justes et si forts résonnent encore dans ma tête.

Et puis parce qu'il y a quelques temps, j'ai rencontré à un événement mondain où j'étais invité, la magistrate qui présidait cette audience. Elle a continué sa carrière, est devenue conseillère à la cour d'appel, puis présidente de cour d'assises. Nous avons parlé de nos expériences respectives, du point de vue des divers intervenants au procès pénal. Et puis je lui ai dit qu'une de mes premières plaidoiries avait été devant elle, et qu'elle avait été terriblement difficile à cause de l'affaire qui la précédait. Je n'ai eu besoin que de quelques phrases pour qu'elle se souvienne.

Elle non plus, malgré les années, et des dizaines et des dizaines de dossiers traités, parfois des crimes odieux, elle n'avait pas pu oublier la petite A.

Les couloirs du palais sont peuplés de fantômes. Et parmi eux, il y a une petite fille d'un mois et demi, que je n'ai jamais connu, et qui pourtant m'accompagne souvent.

mercredi 17 octobre 2007

Le président de la République peut-il divorcer ?

Une question, purement théorique bien sûr, se pose avec insistance ces jours-ci : dans l'hypothèse (d'école) où le président de la République en exercice voudrait mettre fin à son mariage, pourrait-il le faire avec le nouveau statut du chef de l'Etat récemment modifié afin d'assurer une fin de mandat paisible à un précédent titulaire de l'office ?

Jules de Diner's Room et le professeur Frédéric Rolin opinent de conserve que non.

Avant de voir et éventuellement répondre aux objections de ces éminents juristes, voyons un peu le nœud du problème.

C'est peu dire que la République n'aime guère ses juges. Atavisme historique dont j'ai déjà parlé, le pouvoir judiciaire fait peur, et le pouvoir dominant, que ce soit l'exécutif ou le législatif, a toujours veillé à le châtrer. Tout d'abord, en le coupant en deux parties séparées, afin d'avoir ses propres juges (mais qui ont à leur tour pris leur indépendance), et en faisant du troisième pouvoir une simple autorité placée sous la protection que l'on espère bienveillante du président de la République, pourtant chef de l'exécutif. Les parlementaires jouissent d'une immunité, les ministres sont justiciables d'une juridiction où les parlementaires sont majoritaires et qui ne s'est pas manifestée pour sa grande sévérité, et le président de la République a été mis hors de portée de tout ce qui dit le droit[1]. Par contre, qu'un juge soit accusé d'avoir mal fait son travail, et il sera sommé de comparaître devant une commission parlementaire, et le garde des sceaux engagera contre lui des poursuites disciplinaires, faute de pouvoir prononcer directement une sanction, quand bien même ses services lui expliqueraient qu'aucune faute n'a pu être relevée. Les pouvoirs sont ici séparés comme le valet est séparé du maître.

Car la séparation des pouvoirs, vous le remarquerez, n'est jamais opposée qu'au pouvoir judiciaire sur un ton de "pas touche" ! Le fait ainsi que l'exécutif tienne le législatif en laisse en allant jusqu'à tenir son agenda n'a ainsi jamais fait sourciller, pas plus que le fait qu'un premier ministre rappelle à l'ordre un député qui se serait cru libre de critiquer le gouvernement ne provoque de cris d'orfraie de la part des parlementaires.

Ces prolégomènes étaient nécessaires pour bien comprendre l'état des textes. N'y cherchez aucune orthodoxie juridique, aucune cohérence : le but était de mettre le président à l'abri des questions déplacées de ceux qui voudraient que la loi s'appliquât à tous en France (il en reste).

La règle applicable est posée dans la constitution, en son article 67 :

Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68 [qui précisent les conditions de sa destitution en cours de mandat.].

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions.

C'est l'alinéa 2, que j'ai graissé, qui est le centre du problème. Le vocabulaire semble à première vue ne concerner qu'une action pénale : acte d'information, d'instruction, ou de poursuite. Mais en réalité, il n'en est rien.

L'alinéa 2 exclut bien toutes les juridictions et les autorités administratives : cela recouvre toutes les juridictions judiciaires, administratives, et les autorités administratives ayant un pouvoir de sanction (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, CNIL, Autorité des Marchés Financiers, Conseil de la Concurrence...). Nul ne peut faire un procès au président de la République, même pour des faits commis avant sa prise de fonction. A commencer par le conjoint de celui-ci, qui ne peut demander le divorce à un juge, que ce soit pour faute, pour rupture prolongée du lien conjugal, ou même sur demande acceptée, car le président serait défendeur et donc ferait l'objet d'une action, et le juge devra exercer son autorité pour trancher sur les conséquences du divorce. Là, je pense qu'il y aura consensus chez les juristes.

Reste une possibilité, et là, nous entrons dans le brouillard. Quid du divorce par requête conjointe ? Le divorce par requête conjointe est en effet une matière gracieuse et non contentieuse. Les époux demandent au juge de prononcer le divorce en constatant leur volonté commune de divorcer, et que toutes les conséquences matérielles du divorce ont été réglés d'un commun accord, par une convention de divorce qu'ils sont signé avec le concours de leur avocat (dont l'intervention est obligatoire).

A strictement parler, dans une telle hypothèse, le président de la République ne fait pas l'objet d'une action. Il est codemandeur, et il n'y a pas de défendeur. L'office du juge se résumé à dire "oui" ou "non", selon qu'il estime que la volonté des époux est réelle (il les reçoit seul et séparément à cette fin) et que les dispositions prises en commun par les époux respectent les intérêts de chacun (concrètement, ne laisse pas l'époux le plus faible dans le besoin attribuant l'essentiel de la fortune commune à l'autre). Il ne peut pas de sa propre autorité modifier la convention ,et décider unilatéralement que tel époux devra verser à son conjoint une somme à titre de prestation compensatoire alors qu'aucune n'était initialement prévue, ou d'en modifier le montant.

Avant 2005, la loi prévoyait d'ailleurs une procédure en deux étapes. Une première audience visait à constater la volonté des époux, les inviter à réfléchir, et permettait au juge de présenter des observations sur le projet de convention de divorce, en disant clairement que si tel point n'était pas modifié dans le sens qu'il indiquait, il refuserait l'homologation de cette convention et donc de prononcer le divorce à la deuxième audience, plusieurs mois plus tard. Aujourd'hui, il n'y a qu'une audience, ce qui renforce le rôle de conseil de l'avocat, qui se doit de faire en sorte de présenter une convention qui sera acceptée par le juge. Le cas échéant, la convention peut être modifiée à la main sur un coin de table dans le cabinet du juge. Sinon, c'est le refus de prononcé du divorce, et toute la procédure doit être recommencée depuis le début avec une nouvelle convention.

Y a-t-il un obstacle à ce que le président de la République et son conjoint présentent ensemble une requête en divorce avec une convention de divorce ?

Pour ma part, je n'en vois pas. Le fait que le président ne peut faire l'objet d'une action ne lui interdit pas d'en être le sujet, c'est à dire d'exercer lui-même une action. Le juge aux affaires familiales ainsi saisi pourrait prononcer le divorce ou refuser de le prononcer, sans violer l'article 67 de la constitution.

Qu'objectent mes excellents contradicteurs ?

Pour Frédéric Rolin et Jules, le principal argument est commun. Le fait que ce soit une matière gracieuse (les parties ne sont pas en conflit et demandent au juge d'entériner leur accord) et non contentieuse (les parties demandent au juge de trancher entre leurs arguments contradictoires) n'exclut pas l'application de l'article 67. Jusque là, je suis d'accord.

Or, même en matière gracieuse, le juge peut décider de son propre chef qu'une mesure d'instruction est nécessaire (articles 10 et 27 du nouveau Code de procédure civile, ou NCPC) comme une enquête sociale ou une expertise psychiatrique par exemple.

Jules rappelle que parmi ces mesures d'instruction figure l'audition des parties (article 10 du NCPC) : « Au titre des mesures d'instruction, les expertises, l'interrogation de témoins, la réception d'attestations, par exemple. Mais également "entendre les parties". Autrement dit, l'audition des parties constitue une mesure d'instruction au sens du NCPC ». Or cette audition est obligatoire pour le divorce par requête conjointe. Dès lors conclut-il, une mesure d'instruction prohibée étant indispensable, l'article 67 s'oppose au prononcé du divorce.

J'objecte très respectueusement.

L'audition des parties est une formalité obligatoire du procès. Elle est prévue par l'article 250 du Code civil, et les modalités sont prévues par l'article 1092 du NCPC, qui n'est ni l'article 10, ni l'article 27, j'ai des preuves irréfutables de cela, l'article 1092 faisant partie du chapitre consacrée à la procédure de divorce par requête conjointe.

Il ne faut pas confondre formalité obligatoire et mesure d'instruction. La mesure d'instruction est une faculté offerte au juge afin de mieux s'informer avant de statuer. Quand bien même le juge aux affaires familiales s'estimerait pleinement informé par la requête en divorce et la convention elle même dont il est saisi, l'avocat pouvant lors de l'audience apporter les quelques détails manquant, il reste tenu d'entendre les époux.

Plus encore, l'audition des parties, comme tout acte d'instruction doit être contradictoire, c'est à dire que l'autre partie doit pouvoir non seulement ouïr les propos mais y objecter. Or en matière de divorce, cette audition n'est pas contradictoire : les époux sont reçus séparément, et hors la présence du ou des avocats. Cela exclut donc qu'il s'agisse d'une mesure d'instruction.

J'opinerais donc pour ma part qu'un juge aux affaires familiales pourrait prononcer le divorce s'il estimait que la requête et la convention sont satisfaisantes ; s'il devait au contraire estimer qu'une mesure d'instruction serait nécessaire, l'article 67 le lui interdirait et il devrait alors refuser de prononcer le divorce. La seule possibilité qu'a le président de la République de divorcer est donc par requête conjointe, requête ne devant poser aucune difficulté pour le juge.

A cela, Frédéric Rolin objecte que ce raisonnement heurterait la règle de l’unicité de l’office du juge :« le juge ne serait compétent que s’il ne mettait pas en œuvre certains des pouvoirs qui lui sont légalement dévolus. Cela n’est tout simplement pas concevable. »

En effet.

Si l'on aborde le problème sous l'angle de la compétence.

Or dès lors que le juge aux affaires familiale constate qu'il est territorialement et matériellement compétent, dans notre cas qu'il est bien juge aux affaires familiales (c'est écrit sur sa porte) et qu'il siège bien à Nanterre (c'est écrit sur un panneau devant le tribunal), le problème de la compétence est réglé.

Seul se pose le problème des pouvoirs du juge. La loi lui donne des pouvoirs pour mieux s'informer avant de statuer. Mais la constitution les lui retire quand un des époux est président de la République. S'il estime être insuffisamment informé pour pouvoir prononcer le divorce, le juge doit refuser, ou éventuellement surseoir à statuer en invitant les parties à lui fournir les pièces qu'il estime nécessaire, sans utiliser le moindre pouvoir de contrainte ni les ordonner lui même. Si ces éléments ne lui sont pas fournis, retour à la situation initiale : la demande sera rejetée.

Cela ne viole pas l'interdiction du déni de justice : le juge ne refuse pas de statuer sous le prétexte de l'obscurité de la loi : il statue, et sa réponse est de rejeter la demande des époux.

D'ailleurs, le Nouvel Observateur annonce par un titre assez mystérieux que « Les Sarkozy ont matérialisé leur séparation lundi 15 octobre ». Matérialisé une séparation ? Les termes sont paradoxaux. S'ils ont vu un juge, il est bien possible qu'ils soient d'ores et déjà divorcés. Mais les rumeurs vont bon train dans cette affaire : LCI dit qu'une requête aurait été déposée par Cécilia Sarkozy, ce qui ne semble pas très réaliste : je pense qu'elle a autre chose à faire que jouer les coursiers pour son avocat. Comment savoir ?

Mais très simplement, amis journalistes. Allez régulièrement à la mairie où se sont mariés les époux Sarközy de Nagy-Bocsa et Ciganer-Albéniz, et demandez un extrait d'acte de mariage sans filiation (il vous faudra la date du mariage, mais vous êtes journalistes, je vous fais confiance). C'est gratuit et aucun justificatif ne vous sera demandé. Le divorce devra être mentionné en marge pour que ses effets soient opposables au tiers, notamment que les époux puissent se remarier ou que les créanciers de l'un ne puissent poursuivre l'autre. Vous aurez même l'indication du jour où le jugement a été rendu. La demande peut aussi être faite par courrier (n'oubliez pas une enveloppe timbrée pour la réponse).

Et dès lors, réjouissez vous, femmes de France : vous saurez que le président est à nouveau un cœur à prendre.

Notes

[1] "Dire le droit" en latin se dit juris dictio ; d'où le mot juridiction : entité qui dit le droit.

mardi 18 septembre 2007

Maljournalisme à Libération : la tradition continue

Je m'étais promis de laisser un peu Libé en paix, mais là, ils me cherchent.

Relater un litige juridique porté au procès est un exercice difficile quand on n'est pas juriste soi même, je le conçois très bien et ai les yeux de Chimène pour ceux qui se frottent à l'exercice. Tant qu'ils le font de bonne foi.

Parce que quand la bonne foi laisse place au parti pris, et la tentative d'explication aux propos de comptoir, c'est le lecteur qu'on insulte.

Démonstration avec cet article de Renaud Lecadre, dans le numéro daté du 18 septembre 2007 : La justice tord le droit pour sauver un avocat, sous titrée : La cour d’appel d’Aix et la Cour de cassation sont revenues sur une décision sanctionnant fortement Me Lombard.

D'emblée, on en déduit qu'un tribunal de grande instance a condamné fortement mon confrère Paul lombard, mais que cette condamnation a été réduite ou annulée (la lecture de l'article apprend qu'elle a été réduite) par la cour d'appel d'Aix en Provence, confirmée en cela par la cour de cassation. Bref, la sévérité des juges du premier degré tempérée par les juges du second degré, approuvés en cela par la cour de cassation. C'est d'une banalité affligeante.

Le corps de l'article essaie néanmoins d'en faire un scandale judiciaire, au point qu'on en arrive à se demander si l'auteur a un compte à régler avec l'avocat marseillais ou est ami avec les plaignants. Jugez vous-même (les gras sont de moi, les italiques sont d'origine).

Une boulette d’avocat empoisonne la justice française depuis un quart de siècle. Commise par Me Paul Lombard, elle pèse plusieurs millions d’euros. La magistrature semble s’être mobilisée pour sauver ce ténor du barreau de Marseille. De l’art de compliquer à plaisir une procédure judiciaire d’une simplicité biblique.

Une telle entrée en matière est un monument en soi. Vous n'avez pas encore UN élément d'information, mais déjà, on vous met dans le crâne que l'avocat a commis "une boulette", que cette affaire "empoisonne la justice française" et que la magistrature "se mobilise pour sauver" cet avocat, "compliquant à plaisir" une procédure "d'une simplicité biblique".

Alors, cette procédure d'une simplicité biblique, de quoi s'agit-il ?

En 1983, une discothèque des Bouches-du-Rhône, Le Pénélope, est détruite par le feu. Ses exploitants sont couverts par une assurance. L’assureur Allianz rechigne à les indemniser, prétextant un sinistre d’origine ­criminelle.

Le prétexte fera long feu, mais les tauliers du night-club doivent entre-temps recourir à un avocat, le célèbre Me Lombard.

N'y aurait-il pas une possibilité pour que l'intervention "entre-temps" de l'avocat soit la cause de l'abandon de la thèse criminelle ? Non, le "prétexte" a fait long feu tout seul, tant on sait que la Vérité triomphe toujours toute seule, que les assurances sont enclines à reconnaître spontanément leurs torts, et que les discothèques des Bouches-du-Rhônes sont sujettes à la combustion spontanée.

[L'avocat] s’emmêle les crayons : il lance un référé, procédure d’urgence, en vue d’obtenir une ­provision avant que le litige ne soit définitivement tranché ; puis omet de lancer une procédure au fond, laissant passer le délai de prescription - à dix-neuf jours près… Résultat : les ­propriétaires du Pénélope ont certes pu se faire indemniser au titre de la perte ­d’ex­ploi­tation (460 000 francs), mais pas au titre de la réparation des ­dégâts matériels, bien plus conséquents.

Que les lecteurs qui ont compris cette procédure d'une simplicité biblique lèvent le doigt.

C'est bien ce que je pensais. Moi même, avec ces quelques éléments, j'ai du mal.

Nous étions en présence d'un fait couvert par un contrat d'assurance : on appelle cela un sinistre. Le sinistré a demandé à son assurance de l'indemniser du dommage qu'il a subi. L'assurance a refusé sa garantie, car visiblement elle ne couvrait que les incendies accidentels et non les incendies criminels (ce qui en soi est étonnant).

Quand une assurance refuse sa garantie, c'est au juge de trancher si le sinistre est ou non un événement couvert par le contrat. Le procès pouvant être long, la loi prévoit la possibilité de demander une provision, c'est à dire si l'obligation de l'assureur n'est pas sérieusement contestable, on peut par une procédure spéciale et rapide, le référé, demander à ce que l'adversaire soit condamné immédiatement au paiement d'une somme que le juge fixe à ce qu'il estime être le minimum de ce que le tribunal prononcera. Si le juge estime qu'effectivement, dans cette affaire, se pose une contestation sérieuse, il refusera d'accorder la moindre somme.

L'avocat en cause saisit le juge des référés et obtient le paiement d'une provision, ce qui semble indiquer que la contestation de l'assureur n'était pas sérieuse (ce qui doit être résumé par le journaliste comme "le prétexte a fait long feu", car entre informer le lecteur et faire un jeu de mot, le journaliste doit toujours choisir le second.

Mais en droit des assurances, le délai de prescription est très court : il est de deux ans. La procédure en référé a interrompu le délai, qui court à nouveau. Il semblerait donc que l'avocat n'ait pas engagé une action devant le tribunal pour faire juger l'intégralité du préjudice dans les deux ans suivant l'ordonnance de référé, ayant laissé passer ce délai de 19 jours nous apprend l'article (car seuls les détails insignifiants méritent d'être portés à la connaissance du lecteur, dans l'hypothèse ou aucun jeu de mot n'est possible).

Or si de manière générale nous avons en tant qu'avocat une simple obligation de moyens, c'est à dire que nous sommes tenus de faire de notre mieux sans jamais être tenu à garantir un résultat, il n'en va pas de même pour les aspects procéduraux. Nous devons saisir le tribunal comme Dieu le code de procédure l'ordonne, et ce dans les délais qu'il prescrit. Laisser s'écouler un délai est une faute, sauf à ce que l'avocat puisse fournir des justifications puissantes (par exemple, il avait indiqué en temps utile à son client que faute d'être payé de ses honoraires, il n'engagerait pas l'action en justice). Le délai, c'est le cauchemar de l'avocat.

Ici, la faute (laisser courir le délai de prescription) a causé à son client un dommage : il est déchu du droit de demander à être indemnisé des dégâts à son établissement soit la somme de 5 millions de francs. Conséquence, son avocat doit l'indemniser de ce préjudice. C'est pourquoi nous avons tous une assurance professionnelle obligatoire (votre serviteur est ainsi couvert jusqu'à plus de trois millions d'euros de dégât par dossier). Concrètement, l'assurance de l'avocat se substitue à l'assurance de la discothèque.

Vous voyez ici l'avantage de recourir aux services d'un avocat : s'il se plante, vous avez la certitude d'être couvert.

D'où nouveau procès, le propriétaire de feu la boîte de nuit (il n'y a pas de raison que seuls les journalistes fassent des jeux de mots dans leurs articles) contre son ancien avocat et son assurance.

Reprenons notre lecture.

Faute lourde ou légère ? En 1996, le tribunal de Marseille condamne Me Lombard et l’assureur de son cabinet d’avocat, Axa, à verser 5 millions de francs de dommages et intérêts - 12 millions avec les pénalités de retard - à l’ancienne boîte de nuit. Avec ces attendus saignants : Me Lombard, «praticien expérimenté et de renom», a «manifestement commis une lourde négligence», «failli à son devoir le plus élémentaire de conseil». Humiliation suprême, il est condamné à rembourser les frais judiciaires engagés contre lui-même par ses anciens clients…

Là encore, je ne comprends pas une chose : pourquoi le tribunal parle-t-il de l'obligation de conseil de l'avocat, alors que laisser s'écouler un délai (on dit "faire péter un délai" entre nous) relève de l'obligation de diligence ? Las, ce n'est pas dans l'article que je trouverai une explication. Quant à "l'humiliation suprême" dont se délecte le journaliste, il s'agit tout simplement de l'application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, qui est une règle d'équité et non d'humiliation, ces considérations n'ayant pas leur place dans un prétoire.

En 1997, la cour d’appel d’Aix-en-Provence reprend les choses en main. La boulette professionnelle est certes confirmée, mais requalifiée en «négligence pouvant avoir pour origine une conviction erronée» : la «faute commise par Me Lombard, pour être patente, n’était cependant pas grossière», pas même «absurde ou désespérée»… Avant de réduire par deux les dommages et intérêts, la cour d’appel a dû phosphorer : l’issue de la procédure qu’il aurait dû initier, «n’étant pas certaine d’aboutir», Me Lombard n’a «donc fait que perdre à ses clients une chance d’obtenir satisfaction».

Le Pénélope était pourtant assuré à 100 %, il était donc sûr d’être remboursé pour peu que son assureur eût été correctement assigné. La Cour de cassation a validé la réduction par deux, au motif «qu’une instance n’est jamais certaine». On ne saurait mieux dire que la justice est une loterie.

Et on ne saurait mieux dire que l'auteur ne sait ni ne comprend de quoi il parle. Passons sur la confusion entre réduction et division : la cour n'a pas réduit la somme due à 4.999.998 francs mais à 2.500.000.

Qu'a décidé la cour ? Ce que le journaliste met clairement sur le compte du copinage entre les conseillers et le célèbre avocat, c'est une transformation du lien de causalité.

Pour qu'une faute oblige à réparer un dommage, il faut que la faute ait causé le dommage. Le problème se pose de savoir parfois de savoir quel aurait été le dommage si la faute n'avait pas été commise. Par exemple, un médecin tarde à diagnostiquer un cancer qui emporte son patient. Comment être sûr que si le médecin avait diagnostiqué plus tôt, le patient eût été sauvé ? Il est des cancers qui ont un taux de mortalité élevé dès lors que leur développement atteint le point où ils sont identifiables.

Et il en va de même avec les actions en justice : qu'est ce qui permet d'être sûr que si l'action en justice avait été introduite dans les délais, l'assurance aurait été condamnée à payer cinq millions de francs ?

Pour éviter que face à une impossibilité de déterminer avec certitude un préjudice qui lui est certain dans son principe, la victime se retrouve sans rien, la jurisprudence a inventé la théorie de la perte de chance. Reprenons l'exemple du patient. Un expert médecin examinant le dossier va estimer que si le cancer avait été diagnostiqué dès la première visite, le patient aurait eu 80% de chance de vivre. La découverte tardive a réduit ses chances de survie à 10%. Son préjudice se calcule donc comme étant égale à 80-10=70% de la réparation de son décès s'il avait été causé par la faute exclusive du médecin. Les 30% restant représentent la probabilité que diagnostiqué à temps et soigné dans les règles de l'art, il serait mort néanmoins, ce qui n'est pas le résultat d'une faute, mais la part de la fatalité. Le préjudice est constitué par l'augmentation des chances de décès, qui elle est certaine. Et il y a aléa médical comme il y a aléa judiciaire. Ce qui ne veut pas dire que la justice est une loterie, cela veut dire qu'on ne peut savoir à l'avance le résultat d'un procès.

C'est cette théorie qu'a appliqué la cour d'appel. Elle a étudié le dossier, et estimé qu'en l'état, il y aurait eu une chance sur deux pour que le propriétaire soit débouté de sa demande de prise en charge du sinistre. Soit que le contrat ne couvre pas ce type de sinistre, soit qu'il y ait un doute sérieux sur la réalité du caractère accidentel du sinistre.

Ce que le journaliste balaye négligemment d'un "Le Pénélope était pourtant assuré à 100 %". Parce que vous connaissez beaucoup de contrats d'assurance qui vous assurent à 50% d'un sinistre ? "Si votre maison brûle, je vous en rembourse la moitié, si vous êtes handicapé à vie, je vous indemnise vos matinées" ? Ou alors, mais je n'ose le penser, ce journaliste est assuré "au tiers" pour sa voiture et croit qu'il s'agit d'une fraction, alors que cela désigne les tiers, soit les personnes autres que le conducteur...

Des lecteurs, j'entends des lecteurs de mon billet, pourraient se poser des questions : comment diable les juges d'Aix ont-ils pu dire qu'il y a aléa judiciaire, alors qu'ils sont juges, qui plus est les juges qui auraient eu à juger l'affaire si elle avait été introduite à temps, et qu'ils avaient les éléments du dossier sous les yeux ? Ils n'avaient qu'à faire le procès qui aurait dû être fait, l'assureur de l'avocat étant condamné à la place de l'assureur de la discothèque.

Ce n'est pas si simple. Ce procès était un procès en responsabilité civile d'un avocat, pas un simulacre visant à faire échec à une prescription. Les avocats de l'assurance n'étaient pas les mêmes (oui, ça peut faire une différence, nous ne sommes pas interchangeables), les mesures d'expertise qui auraient été ordonnées dans le premier procès n'étaient plus possibles, bref aucune certitude n'était permise dans ce dossier. Si tel avait été le cas, la cour aurait condamné l'avocat à prendre en charge l'intégralité du sinistre.

Bref, en appel, l'assurance de l'avocat a réussi à démontrer que le procès que voulait intenter le propriétaire était tout sauf gagné.

La cour n'a pas "tordu le droit", elle l'a appliqué, mais le reconnaître aurait privé le journaliste d'un autre jeu de mot pour son titre, et ça, c'était pas possible, quitte à tordre la déontologie journalistique et à commettre un délit passible de six mois de prison. On est à Libé, quoi.

Mais une autre question doit ici vous assaillir...

Si la cour d'appel a statué en 1997, la cour de cassation a dû rejeter le pourvoi il y a longtemps... [Mise à jour : c'était le 4 avril 2001]Pourquoi reparler de cette affaire ?

C'est la fin de l'article qui nous l'apprend. Le propriétaire partiellement débouté a pris goût à la procédure et a porté plainte pour faux en écriture contre... la cour d'appel et la cour de cassation, ou je suppose, les juges ayant siégé dans ces affaires. Rien que ça. Pourquoi ? Parce que le récit des faits dans les arrêts de ces deux juridictions ne convient pas aux plaideurs déboutés, qui estiment que puisque ce récit est inexact, c'est qu'il est faux, hé bien les juges ont donc commis intentionnellement un faux en écritures publiques. Dans un arrêt de justice, ce qui rend les juges l'ayant commis passibles de la cour d'assises et de quinze années de réclusion criminelle. Et accessoirement, étant un crime, se prescrit par dix ans.

Il s'agit ici de l'action d'un plaideur qui cherche à contourner l'autorité de la chose jugée, c'est à dire à remettre en cause ce que les juges ont définitivement décidé sous prétexte que ça ne l'arrange pas, en les accusant d'avoir sciemment fondé leur décision sur des faits faux. Par quérulence, il s'attaque pénalement aux juges qui ne lui ont que partiellement donné raison, sous entendant que s'ils ont statué ainsi, ce ne peut être que par malhonnêteté. Ce faisant, c'est l'indépendance de la justice qu'il attaque. On peut trouver cela condamnable, la prudence voulant qu'à tout le moins on se distancie de cette initiative qui repose sur une théorie pour le moins audacieuse : les juges auraient sciemment risqué quinze ans de réclusion criminelle pour ne pas que de l'argent qui n'est pas à eux lui soit remis, et afin de sauver (partiellement) la réputation d'un avocat, comme si la réputation d'un avocat tel que Paul Lombard, avec la carrière qu'il a eu et la qualité de ses oeuvres pouvait en quoi que ce soit être atteinte par un sinistre lié à une prescription civile...

Hé bien pour l'auteur de l'article, c'est tout le contraire. Après avoir bu sa honte cul sec, voici sa conclusion objective et impartiale.

Sans se désemparer, les patrons du Pénélope viennent d’attaquer la cour d’appel d’Aix et la Cour de cassation pour faux en écriture (sic). Initiative hardie, visant à contourner la sacro-sainte «autorité de la chose jugée». Certains écrits des hauts magistrats relèvent pourtant d’une véritable réécriture de l’histoire. La plainte des propriétaires du Pénélope mériterait d’être examinée, ne serait-ce que pour la beauté du geste. En avril, le juge Le Gallo a refusé de l’instruire, au motif que cela reviendrait à «permettre à tous les plaideurs mécontents d’une décision rendue à leur encontre de saisir le juge pénal pour faux intellectuel». La cour d’appel d’Aix va statuer aujourd’hui sur un faux qu’elle est présumée avoir commis elle-même, sans que la Cour de cassation n’y voit malice. Pour l’amour du droit, on repassera.

L'amour du journalisme, lui, est mort depuis longtemps. De honte.


PS : Full disclosure : je ne connais pas personnellement Paul Lombard, je n'ai jamais eu de dossier où il intervenait. Je ne connais aucune des parties à cette affaire, et pour ceux qui croient que seul le corporatisme me fait voler au secours de mon confrère, je ferai remarquer que dans cette affaire, le plaignant aussi avait un avocat, et que le même corporatisme devrait m'interdire d'insinuer que son client n'avait pas entièrement raison. Alors merci de vous garder de ce genre d'arguments, qui ont une curieuse tendance à la désintégration spontanée.

mardi 28 août 2007

Non lieu

Un débat s'est engagé en commentaires sous mes billets traitant de la démence sur la pertinence du terme de "non lieu", pouvant être perçu comme : "il ne s'est rien passé, c'est un non événement, ceci n'a pas eu lieu". C'est d'ailleurs ce sens que semble lui donner le président de la République dans une récente allocution.

Pourtant l'absurdité du propos est manifeste : quand un non lieu est prononcé parce que l'auteur des faits était au moment de son acte atteint d'un trouble psychique tel qu'il a aboli son discernement, personne ne dit ni ne laisse entendre que les faits n'ont pas eu lieu.

Et déjà on parle de changer le terme.

Etant de ces naïfs qui croient que quand le peuple ne comprend pas un mot, il ne faut pas le changer mais le lui expliquer, et ainsi l'élever plutôt que s'abaisser, voyons donc ce qu'est en réalité un non lieu.

Le terme vient de l'article 177 du code de procédure pénale (la version du haut, celle du bas entrera en vigueur le 1er janvier 2010).

Nous sommes dans l'hypothèse où une instruction judiciaire a été ouverte, c'est à dire que le procureur ou la personne se disant victime d'un crime ou un délit ont demandé à un juge d'instruction de mener une enquête en toute indépendance (il instruit à charge et à décharge : sa mission est la recherche de la vérité et non de fournir des arguments à celui qui l'a saisi). Il a pour cela des vastes moyens juridiques et des moyens matériels plus modestes. Il a à sa disposition la police judiciaire et la gendarmerie, qu'il peut charger d'enquêter sur le terrain, de rechercher et d'entendre des témoins ; l'acte par lequel il leur confie ces missions s'appelle une commission rogatoire (il commet les policiers pour agir à sa place, en leur priant, en latin rogare, d'accomplir telle et telle diligence qu'il décrit). Il peut interroger lui même les suspects, les victimes et les témoins. Au besoin, il peut restreindre la liberté du suspect, voire l'incarcérer afin de s'assurer qu'il ne s'enfuit pas, ne détruit pas des preuves ou ne fait pression sur les témoins ou la victime elle même. Il peut enfin solliciter des expertises : psychologiques, mais aussi balistiques pour identifier l'arme du crime, autopsie pour déterminer les causes de la mort, génétique pour identifier l'auteur d'un viol, etc...

Quand le juge estime avoir terminé son enquête, il en avise les parties, par courrier ou verbalement à l'issue d'un interrogatoire. Cet avis, qui porte le doux nom "d'article 175", comprendre du Code de procédure pénale, donne 20 jours à ces parties[1] pour demander un acte d'instruction supplémentaire : entendre telle personne pour lui poser telles questions, une contre expertise, faire une confrontation, etc. Le juge accomplit ces actes, ou rend une ordonnance refusant de les accomplir en expliquant pourquoi, ordonnance dont il peut être fait appel. Si aucun acte n'est demandé, ou que les demandes d'acte ont été traitées, l'instruction est close. Toute nouvelle demande d'acte est désormais irrecevable, et le dossier est transmis au parquet. Un procureur, le procureur régleur, va réviser tout le dossier et prendre des réquisitions, généralement très longues, qui disent, pour simplifier :

« L'instruction a établi les faits suivants (suit le récit détaillé avec le renvoi aux pages du dossier sur lesquelles s'appuient la démonstration du procureur). Elle a cerné les éléments suivants sur la personnalité des mis en examen et, éventuellement des parties civiles : (suit le résumé de la situation personnelle des parties, et des éventuelles expertises psychiatriques ou psychologiques). Le parquet en conclut qu'il y a des charges suffisantes contre Untel, Truc et Bidule d'avoir commis telle infraction. Par contre, la participation de Tartempion n'est pas établie. Il demande donc au juge d'instruction de renvoyer Untel Truc et Bidule devant le tribunal correctionnel (ou les mettre en accusation devant la cour d'assises si les faits sont un crime) et de dire n'y avoir lieu à suivre contre Tartempion. »

Ce réquisitoire s'appelle réquisitoire définitif, par opposition au réquisitoire introductif qui a saisi le juge d'instruction au début, et au réquisitoire supplétif qui a élargi sa mission en cours d'instruction si des faits nouveaux ont été découverts.

Rien n'empêche, même si l'usage est rare, aux avocats de déposer également un argumentaire du même type défendant leur point de vue. On ne parle pas de réquisitoire, terme réservé au parquet, mais de conclusions. L'avocat de Tartempion aura intérêt à expliquer pourquoi il estime que son client est hors de cause, l'avocat de la partie civile à exposer pourquoi il estime que les mis en examen doivent bien être jugés. L'idéal est de les déposer dans le délai de 20 jours, afin qu'elles soient jointes au dossier, pour que le procureur régleur en ait connaissance. Ca met un peu de contradictoire là où il n'y en a toujours que trop peu, et on ne peut pas connaître la position du parquet avant qu'il ait requis. Autant essayer de le rallier à son point de vue, car c'est alors un allié de poids.

Une fois que le réquisitoire est revenu avec le dossier, le juge prend à son tour une ordonnance, dite ordonnance de règlement, où il décide des suites à donner à son dossier. Là aussi en toute indépendance même s'il est fréquent qu'il suive purement et simplement les réquisitions du parquet, son ordonnance n'étant qu'un copier-coller des réquisitions, ou y renvoyant purement et simplement par la mention "adoptons les motifs du réquisitoire définitif".

C'est cette ordonnance de règlement qui peut être de non lieu.

Le juge d'instruction, après j'insiste sur ce point, plusieurs pages d'explications détaillées, conclut qu'il n'y a pas lieu de poursuivre une procédure au pénal contre telle personne.

Cela peut résulter de plusieurs causes différentes.

Soit les faits ne sont pas établis ou ne constituent pas une infraction. C'est là que le non lieu se rapproche le plus du mauvais sens donné par notre président. Cela arrive assez fréquemment, les juges d'instructions ayant régulièrement à connaître de plaintes que la courtoisie appelle "de fantaisie". Entre le plombier qui a mal fixé un chauffe-eau, le voisin qui empoisonne par des radiations émises par sa télévision, le concierge qui a volé son ticket gagnant du loto mais sans aller réclamer les fonds, juste pour se venger du locataire du sixième, etc. Il y a aussi des personnes qui peuvent avoir réellement été victimes, mais l'instruction ne parvient pas à établir de preuves (une subornation de témoin, par exemple, le témoin étant devenu la maîtresse de celui pour qui elle a témoigné, mais rien ne prouvant la collusion préalable). Dans ces cas, oui, c'est terriblement douloureux pour les victimes. La justice n'est pas omnipotente, et elle a trouvé ici ses limites, la présomption d'innocence pouvant protéger parfois des coupables.

Soit les faits sont établis, mais l'auteur n'a pu être identifié. C'est ainsi que s'est piteusement terminée le 3 février 2003 l'instruction de l'affaire dite "du petit Grégory".

Soit les faits sont établis, l'auteur identifié, mais les faits sont prescrits car trop anciens.

Soit enfin les faits sont établis, l'auteur identifié, les faits non prescrits mais il y a une cause d'irresponsabilité pénale, dont je vous rappelle la liste : la démence, la contrainte, l'erreur inévitable sur le droit, l'autorisation de la loi et le commandement de l'autorité légitime, la légitime défense, l'état de nécessité, et le défaut de discernement dû au très jeune âge (PAS la minorité, on parle ici d'enfants de moins de 10 ans).

Concrètement, les non lieu pour des causes extérieures à la personne que sont la contrainte (j'ai volé sous la menace d'une arme), l'erreur inévitable sur le droit (j'ai eu une autorisation administrative délivrée par erreur), le commandement de l'autorité légitime (j'ai fait feu sur l'ordre de mon supérieur), la légitime défense (j'ai tiré pour me défendre), et l'état de nécessité (j'ai grillé un feu rouge pour transporter une femme qui accouche à l'hôpital) sont rares. Il faut qu'ils soient particulièrement évidents (Ca arrive pour la légitime défense des forces de l'ordre). Sinon, s'agissant d'une appréciation des faits autant que du droit, les juges d'instruction préfèrent, et c'est compréhensible, renvoyer l'affaire à la juridiction de jugement, en principe collégiale, pour qu'il en soit débattu publiquement, toutes les parties réunies. Peut être que la mise en place des collèges de l'instruction changera cela, mais je pense que les juges d'instruction continueront à estimer que leur rôle n'est pas de trancher sur ces questions de fond, mais de fournir à la juridiction de jugement les éléments lui permettant de décider en connaissance de cause.

En revanche, l'irresponsabilité pénale et le défaut de discernement sont généralement établis lors de l'instruction, par des expertises pour la première et le dernier. Renvoyer un dément devant une juridiction de jugement, ou pire encore un jeune enfant, étant un traumatisme inutile, c'est à ce stade de l'instruction que la décision est le plus utilement prise.

Comme vous le voyez, un non lieu n'est pas un couperet qui tombe du ciel, sous forme d'une lettre sèche et brève. Il est rendu à l'issue d'une instruction qui a duré plusieurs mois, que les parties civiles ont pu suivre par l'intermédiaire de leur avocat et sur laquelle elles ont pu agir par des demandes d'actes, et prend la forme d'une ordonnance longuement motivée s'appuyant sur les éléments concrets du dossier dont chacun a pu être contesté. Enfin, ce non lieu peut être contesté par la voie de l'appel, mais si tous les experts ont conclu de la même façon, l'appel est illusoire.

Enfin, dernier point important : un non lieu n'est pas aussi définitif qu'une décision de relaxe ou d'acquittement (Rappel : il s'agit dans les deux cas d'un jugement de non culpabilité ; la relaxe est prononcée par le tribunal de proximité, de police ou correctionnel, l'acquittement par la cour d'assises) : une instruction conclue par un non lieu peut être réouverte en cas de découverte de faits nouveaux, mais seulement par le procureur de la République (à la demande de la victime, par exemple). Seule condition : que la réouverture ait lieu dans le délai de prescription (trois ans pour un délit, dix pour un crime), délai qui court à compter de la date de l'ordonnance de non lieu ou de l'arrêt de la chambre de l'instruction le confirmant.

Ainsi, dans l'hypothèse, soulevée par un commentateur, du simulateur assez brillant pour se faire passer pour un dément auprès d'experts psychiatres et qui bénéficie d'un non lieu, puis sort après quelques mois en hôpital psychiatrique, si on peut établir la simulation (soit que le faux dément s'en vante ouvertement, soit que les médecins de l'hôpital remarquent la supercherie puisque le faux dément n'a plus d'intérêt à continuer à simuler s'il veut sortir), il s'agira d'un fait nouveau pouvant fonder la réouverture de l'instruction. Mais là, on entre plus dans le domaine des fictions de TF1 (où les méchants sont aussi intelligents que méchants et que mauvais acteurs) que dans la réalité.

Notes

[1] ...qui sont les mis en examen et les témoins assistés, terme trompeur car il s'agit dans les deux cas de suspects, et les parties civiles, personne se prétendant directement victimes de l'infraction.

lundi 9 juillet 2007

La décision de la cour d'appel de Paris sur le CNE : le cadavre bouge encore

La cour d'appel de Paris a rendu vendredi dernier son arrêt final sur le Contrat Nouvelle Embauche (CNE). Final, car un premier arrêt avait été rendu sur la compétence du juge judiciaire pour examiner la question de la légalité du CNE, et un recours avait été exercé sur ce point. Je passe rapidement, je vous ferai bientôt un topo sur la merveilleuse séparation des autorités administratives et judiciaire en France.

La question de la compétence de la cour pour répondre à la question : le CNE est-il compatible à la convention 158 de l'Organisation Internationale du Travail ? a déjà été résolue en mars dernier : oui, la cour était compétente.

L'arrêt se divise en 6 parties, dont seules deux nous intéressent. Car au-delà de la question de la compatibilité du CNE avec cette convention, se posait le problème de Madame D., qui a été embauchée en juillet 2005 par Maître S., mandataire judiciaire, en qualité de secrétaire, par un CDD, à cause d'une surcharge de travail, pour une durée de six mois. Avant même l'expiration de ce CDD, Maître S. décidait d'embaucher Madame D. par un contrat Nouvelle Embauche, le 6 décembre 2005.

Le 27 janvier 2006, Maître S. rompait le CNR par une lettre recommandée, rupture effective après un préavis d'un mois. La salariée saisissait le conseil de prud'hommes de Longjumeau pour contester ce licenciement.

Le 24 avril 2006, soit avec une célérité qui ferait rêver les justiciables d'un Conseil de prud'hommes proche, le Conseil de prud'hommes de Longjumeau a écarté l'application de l'ordonnance du 2 août 2005 instituant le CNE comme contraire à la convention n°158 de l'OIT. Il a été fait appel de cette décision, ce qui nous amène devant la 18e chambre de la cour d'appel de Paris, là haut, tout là haut, sous les toits du palais.

Survolons rapidement les premiers points de l'arrêt : la cour écarte la responsabilité de l'employeur sur le défaut de convocation de la salariée par la médecine du travail, car il avait effectué toutes les démarches à cette fin ; elle rejette la demande de la salariée visant à voir requalifié en CDI le premier CDD de janvier 2005 ; elle rejette la demande de paiement d'heures supplémentaires, faute de preuve ; elle rejette également l'argument de la salariée contestant le recours à un CNE à l'égard d'un salarié présent dans l'entreprise, en relevant que le CDD arrivant à sa fin, on était bien en présence d'une nouvelle embauche.

Voici à présent les points numéro 5 et 6. En voici les considérants (et non les attendus : les décisions du premier degré, comme les conseils de prud'hommes, commencent par "attendu que...", les juridictions supérieures utilisant "considérant que..." ; le sens est strictement le même.)

5° Sur la conventionalité du contrat “nouvelles embauches”

Par conventionalité, il faut comprendre : compatibilité de l'ordonnance du 2 août 2005 avec la convention 158 de l'OIT.

Considérant que le ministère public a relevé appel du jugement qui a dit que l’ordonnance du 2 août 2005, créant le contrat “nouvelles embauches” est contraire à la convention n° 158 de l’organisation Internationale du Travail (OIT);

Considérant que par décision du 19 mars 2007, le tribunal des conflits a annulé l’arrêté du préfet de l’Essonne en date du 31 octobre 2006 qui a décliné la compétence du juge de l’ordre judiciaire pour connaître de l’exception d’illégalité de l’ordonnance du 2 août 2005;

C'est la décision confirmant la compétence de la cour d'appel de Paris pour juger de cette conventionalité.

Qu’ en conséquence , Melle D. et les parties intervenantes au litige sont fondées à invoquer les dispositions de la Convention n° 158 de l’OIT devant la chambre sociale de la cour et cette dernière est compétente pour statuer sur la conventionalité de l’ordonnance précitée,

Précision très importante de la cour, qui a échappé à bien des journalistes :

Considérant cependant que cette compétence, exercée par voie d’exception, ne peut avoir pour effet d’exclure l’ordonnance en cause de l’ordre juridique interne, mais seulement d’en écarter éventuellement l’application à la présente instance ;

hé oui : la cour d'appel de Paris n'a pas abrogé l'ordonnance du 2 août 2005 : elle n'en a pas le pouvoir. Elle écarte son application à cette affaire. L'ordonnance du 2 août 2005 reste en vigueur, tout comme les CNE qui ont été signés et seront encore signés. Bien sûr, vous le verrez, elle laisse lourdement entendre qu'elle statuera comme ça pour toute demande liée à une rupture de CNE.

Considérant qu’il n’est contesté par aucune des parties au litige que la Convention n°158 concernant la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur, adoptée à Genève le 22juin 1982 par l’OIT, et entrée en vigueur en France le 16 mars 1990, est directement applicable par les juridictions françaises;

Que par arrêt en date du 29 mars 2006, la cour de cassation s’est prononcée pour cette solution en ce qui concerne les articles 1, 2§b et 11 de la convention; que les articles 4,7, 8,9 et 10 de la Convention n°158 en cause dans le présent litige, constituent des dispositions à caractère obligatoire et normatif dont la formulation complète et précise, rend inutile l’adoption de règles d’application ; que les articles précités sont donc directement applicables en droit français;

Considérant enfin qu’il n’est pas davantage discuté que, tant en application de l’art 55 de la Constitution, qu’en conformité avec la jurisprudence définie par l’arrêt Jacques Vabre rendu par la cour de cassation, le 24 mai 1975, la primauté du droit international sur la loi française, a pour effet d’écarter cette dernière si elle déroge à une norme supérieure ;

Rien à redire. Kelsen applaudit de sa tombe.

Qu’il importe peu, à cet égard, que le rédacteur de l’ordonnance du 2 août 2005 ait omis de faire référence à la convention n°158 puisque le contrôle de conventionalité s’impose au juge lorsqu’ il est saisi de ce moyen; que le seul effet de cette omission est de présumer que le Gouvernement n’a pas entendu écarter les dispositions de la norme internationale;

Ce considérant répond expressément à l'argument d'une des parties qui soutenait que l'ordonnance du 2 août 2005 ne visant pas la convention 158, elle ne lui était pas applicable. Ca ne tenait pas une seconde, en effet, la cour y répond fort bien. Las, juste après cette motivation irréprochable, c'est la sortie de route.

Considérant que le contrat "Nouvelle Embauche” créé par l’ ordonnance du 2 août 2005 concerne les entreprises du secteur privé et les associations employant au plus 20 salariés ; que suivant les dispositions de son article 2:

ce contrat est soumis aux dispositions du code du Travail à l’exception, pendant les deux premières années courant à compter de sa date de conclusion, de celles des articles L.122-4 à L.122-11, L.122-13 à L.122-14-14 et L321-1 à L.321-17 de ce code

Qu’il en résulte que durant ce délai qualifié de “période de consolidation” par le Gouvernement et de “période de précarité”par certains commentateurs, sont exclues les règles relatives à l’examen par le juge de la régularité et du caractère réel et sérieux du licenciement, à la motivation de la lettre de licenciement, à l’entretien préalable, au délai de préavis, à la notification du licenciement, à l’indemnité légale de licenciement, et à l’indemnisation d’un licenciement irrégulier et abusif ;

Patatras. Avec tout le respect que je dois à la cour d'appel de Paris, je crois que là, il y a une erreur qui constitue un moyen de cassation assez solide. La citation des articles du code du travail est exacte, mais faire dire à l'ordonnance du 2 août 2005 qu'en écartant ces articles, le législateur a entendu exclure les règles relatives à l’examen par le juge de la régularité et du caractère réel et sérieux du licenciement, c'est en faire une fausse application. Il suffit de lire ces articles du Code du travail pour s'en rendre compte. Aucun de ces articles ne mentionne la faculté pour le salarié de contester la rupture du contrat de travail, que ce soit sa régularité ou sa cause réelle et sérieuse. Cette faculté repose sur le principe, valable pour tout contrat, que celui-ci doit être exécuté de bonne foi (article 1134 du code civil et L.120-4 du Code du travail), la rupture du contrat faisant partie intégrante de son exécution, et que c'est au juge d'apprécier cette bonne foi. Or l'ordonnance du 2 août 2005 n'écarte pas l'application de ces articles. Il est parfaitement possible de contester la rupture d'un CNE devant le conseil de prud'hommes, selon les règles de droit commun applicable à tout contrat de travail, car le CNE est un contrat de travail.

L'ordonnance, oui, exclut la procédure habituelle de licenciement : entretien préalable, délai de réflexion, lettre de licenciement motivée, sauf pour une rupture disciplinaire (faute du salarié). Mais en rien l'examen par le juge de la légalité du licenciement. Or cette affirmation erronée se situant en tête du raisonnement, elle le vicie en son entier, et la cour de cassation aurait du mal à ne pas casser ici.

Que la justification par le pouvoir réglementaire du régime juridique dérogatoire de ce nouveau contrat doit être recherché dans les explications données au Parlement à l’occasion du vote de la loi d’habilitation du 26juillet 2005 et dans le rapport adressé par le ministre de l'Emploi, de la cohésion sociale et du logement au Président de la République;

Considérant que la convention n°158 dispose dans son article 4 :

“Un travailleur ne devra pas être licencié sans qu’il existe un motif valable de licenciement lié à l’aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service .“

Considérant que le ministère public relève que la dérogation à l’exigence d’une cause réelle et sérieuse de licenciement n’implique pas nécessairement que l’ordonnance du 2 août 2005 ait écarté l’exigence d’un motif valable au sens de l’art 4 précité; qu’ainsi un juge ,qui peut toujours être saisi de la contestation d’un licenciement, aura la possibilité de rechercher le caractère valable du licenciement tout en excluant l’examen d’une cause réelle et sérieuse;

Considérant qu’il convient de relever à cet égard [...] qu’à défaut de notification d’un motif de rupture, il appartiendra au salarié, contestant son licenciement devant le juge, de supporter la charge de la preuve d’un abus de droit de son employeur ;

Pas d'accord. La cour met la barre trop haut en laissant entendre que seul l'abus de droit (qui implique l'intention de nuire) de rupture d'un CNE pourra être sanctionné et en mettant le fardeau de la preuve sur le salarié. Le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi : un simple défaut de bonne foi suffit à fonder une sanction. Tout comme la cour a dit dans ce même arrêt, sur le passage relatif aux heures supplémentaires, que « la preuve des heures supplémentaires n'appartient spécialement à aucune des parties », la cour aurait tout à fait pu estimer, en se fondant sur l'article L.120-4 du code du travail et les textes internationaux, qu'en cas de contestation du licenciement par le salarié, l'employeur est tenu de fournir des explications au juge, faute de quoi, le juge pourra en déduire une faute dans la rupture. Le CNE dispense de fournir des motifs dans la lettre de licenciement, mais certainement pas devant une juridiction.

Que sur ce point, le Conseil Constitutionnel dans une décision rendue le 9 novembre 1999 a posé les limites constitutionnelles à la liberté de rompre unilatéralement un contrat:

“...L'information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture devant toutefois être garanties”

Pour la petite histoire, c'est la décision portant sur le PaCS.

Que la simple notification de la rupture prévue par l’ordonnance du 2 août 2005, n’équivaut pas à l’information exigée ;

...ce qui ne libère donc pas l'employeur de son obligation d'information, mais ne caractérise certainement pas sa violation.

Que de plus le conseil constitutionnel, dans cette même décision souligne que certains contrats nécessitent une protection de l’une des parties ; que le contrat de travail appartient à cette catégorie de contrat dans lequel le salarié se trouve dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de son cocontractant ; que contrairement aux impératifs que le conseil constitutionnel impose au législateur, le contrat “nouvelles embauches” ne contient aucune précision sur les causes permettant la résiliation lorsqu’une des parties doit être protégée ;

Voilà que la cour parle pour le Conseil constitutionnel, maintenant, et lui fait clairement dire ce qu'il n'a pas dit, car dans cette décision, le Conseil constitutionnel a validé une loi prévoyant la rupture d'un contrat, le PaCS, sans que celui à l'origine de la rupture n'ait à expliquer les causes de cette rupture, et pourquoi ? Parce que le droit du partenaire à réparation en cas de rupture fautive est réservé. Pourquoi n'en irait-il pas de même avec le CNE ?

Considérant que le conseil constitutionnel, saisi de recours contre la loi d’habilitation du 26 juillet 2005 n’a pas manqué de rappeler les principes qu’il a dégagé en déclarant que la loi d’habilitation “ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le Gouvernement, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l’article 38 de la Constitution, de respecter les règles et principes de valeur constitutionnelle, ainsi que les normes internationales ou européennes applicables” ;

Je rappelle que le gouvernement ne peut agir par ordonnance qu'en vertu d'une loi d'habilitation préalable du parlement, ici la loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi.

Considérant, que les conclusions du ministère public qui a, sur ce point, adopté la solution défendue par le commissaire du Gouvernement devant le Conseil d’Etat saisi d’un recours en annulation, tendent à admettre que le motif valable puisse être implicitement contenu dans la décision de rompre le contrat, de sorte que l’ordonnance du 2 août 2005 ne dérogerait pas sur ce point à l’art 4 de la convention n° 158 ;

Une ordonnance, même si elle agit dans le domaine de la loi, est un texte gouvernemental, et comme tel, peut être contesté devant le Conseil d'Etat. Ce fut le cas par un recours diligenté par les principales centrales syndicales, recours qui a été rejeté. Voir mentionner de la jurisprudence administrative dans une décision judiciaire est fort rare. La jurisprudence du conseil d'Etat ne liant nullement le juge judiciaire, celle ci est mentionnée pour l'anecdote, et la cour rappelle aussitôt qu'elle pense autrement :

Que cependant, dans cette hypothèse ,encore faut-il admettre que le motif réel et sérieux de licenciement dont l’employeur est dispensé de rapporter la preuve, est différent du motif valable que le rédacteur de l’ordonnance aurait laissé subsister, peut-être par inadvertance mais au moins par référence implicite à la convention n° 158 ;

J'aime trop l'ironie pour ne pas apprécier cette "inadvertance", mais je ne suis pas sûr que la formule prospère Quai de l'Horloge. Là encore, la cour continue dans son affirmation que l'employeur est dispensé d'apporter la preuve du motif de rupture. I respectfully dissent[1], comme on dit en droit anglo-saxon. Il suffirait que la cour, lors des débats, ait exigé de l'employeur qu'il fournisse les motifs de son licenciement et les preuves de leur bien fondé pour que l'ordonnance soit conforme à la convention 158. Au lieu de cela, elle l'interprète de façon à ce qu'elle soit incompatible. Entre deux interprétations, une aboutissant à l'applicabilité du texte et l'autre non, la cour de cassation préfèrera, je le crains, la première.

Considérant , sur ce point, que la recommandation R119 sur la cessation de la relation de travail adoptée par l’OIT le 26 juin 1963 et qui a servi de base à la rédaction de la convention n°158 précise :

"La définition ou l’interprétation d’un tel motif valable devrait être laissée aux méthodes d’application prévues au paragraphe I ";

Que ces méthodes d’application sont soumises aux règles suivantes :

La présente recommandation pourra être appliquée par voie de législation nationale ...ou de décisions judiciaires, ou de toute autre manière qui serait conforme à la pratique nationale et semblerait appropriée, compte tenu des conditions propres à chaque pays."

Considérant que le droit positif français, tel qu’il résulte des textes législatifs et de leurs applications jurisprudentielles considère que, pour être valable, un licenciement doit reposer sur un motif réel et sérieux.

Que si la terminologie employée par la convention n°158 est différente de la formule retenue en droit interne, il apparaît que son contenu est identique puisque c’est par référence à la pratique nationale qu’il convient de définir le motif valable ;

Qu’il en résulte, qu’en excluant la nécessité d’asseoir la rupture du contrat “nouvelles embauches” sur un motif réel et sérieux, l’ordonnance du 2 août 2005 déroge à l’art 4. de la convention n°158 ;

...sauf si on considère qu'asseoir sur ne signifie pas nécessairement notifier préalablement à.

Considérant que la convention n°158 dispose dans son article 7 :

Un travailleur ne devra pas être licencié pour des motifs liés à sa conduite ou à son travail avant qu’on ne lui ait offert la possibilité de se défendre contre les allégations formulées, à moins que l’on ne puisse pas raisonnablement attendre de l’employeur qu’il lui offre cette possibilité."

Considérant que le régime juridique du contrat “nouvelles embauches” supprime temporairement la procédure préalable au licenciement: convocation à l’entretien préalable, entretien sur les motifs du licenciement envisagé, délai de réflexion; qu’il déroge aux dispositions de la convention n°158 ;

Qu’en souscrivant à ce constat, le ministère public limite la portée de la dérogation en rappelant que les licenciements prononcés pour motif disciplinaires sont soumis à la procédure de l’art L. 122-41 C. Trav qui n’a pas été exclue par l’ordonnance du 2 août 2005 ; qu’il acquiesce ainsi à la position adopté par le Conseil d’Etat dans sa décision du 19 octobre 2005 rejetant le recours en annulation de l’ordonnance du 2 août 2005:

si l’obligation de respecter une procédure contradictoire dans les cas de licenciement prononcés pour un motif disciplinaire a le caractère d’un principe général du droit du travail, il ne résulte pas de ce principe qu’une telle procédure devrait être respectée par l’employeur dans les autres cas de licenciement fondés sur des motifs inhérents à la personne du salarié ;"

Que la reconnaissance d’un nouveau principe général de droit du travail, s’accompagne ici de l’exclusion non explicitée de tous les licenciements liés à la personne du salarié subissant néanmoins la même sanction que le salarié qui "bénéficie" d’une procédure disciplinaire ;

Que cette distinction peut d’autant moins justifier une dérogation à l’art 7 de la convention n° 158 que, précisément cet article englobe les deux catégories de licenciement en visant “des motifs liés à sa conduite ou à son travail”,

Qu’en dérogeant expressément à l’unité du droit du licenciement posé par la convention n° 158 , l’ordonnance du 2 août 2005 déroge plus particulièrement à son article 7;

Considérant , au surplus, que cette distinction est inopérante dès lors que l’employeur n’a pas à motiver les raisons de la rupture du contrat et qu’il appartient alors au salarié qui entend se prévaloir des dispositions de l’art. L. 122-41, de rapporter la preuve qu’il a fait l’objet d’un licenciement disciplinaire au risque de convaincre le juge que ce motif était fondé ;

La cour bat ici en brèche l'argument du Conseil d'Etat relevant que l'ordonnance n'écartait pas la procédure contradictoire préalable au licenciement aux cas disciplinaires. Elle relève que l'employeur étant dispensé de présenter les motifs de la rupture, il pourrait aisément rompre un CNE pour motif disciplinaire sans respecter la procédure prévue aux articles L.122-40 et suivants. Le problème est que cet argument ne tient qu'en interprétant l'ordonnance du 2 août 2005 comme dispensant l'employeur d'apporter la preuve que la rupture est fondée. Si, comme je le fais, on comprend l'ordonnance comme dispensant d'une motivation préalable dans une lettre encadrant rigoureusement le débat judiciaire, la solution apparaît alors très simple : si les débats révèlent que la rupture avait une cause disciplinaire, le simple non respect de la procédure disciplinaire caractérise le licenciement fautif.

Considérant que les articles 8 et 9 de la convention n° 158 définissent les conditions dans lesquelles peuvent être exercés les recours contre le licenciement ainsi que le régime de la preuve ;

Considérant qu’il n’est pas contestable que le contrat “nouvelles embauches” ne prive pas le salarié d’accéder à une juridiction pour contester un licenciement qu’il estime injustifié et qu’il peut être accordé au crédit des auteurs de l’ordonnance du 2 août 2005 de ne pas avoir institué un droit de licencier discrétionnaire, échappant à tout contrôle juridictionnel ;

Considérant cependant que l’art 9. de la convention n°158 dispose que la juridiction saisie devra “être habilitée à examiner les motifs invoqués pour justifier le licenciement ainsi que les autres circonstances du cas et décider si le licenciement était justifié.” ; que là encore, la théorie de la motivation implicite se heurte à la contradiction insurmontable de demander à un juge d’apprécier le bien fondé d’un licenciement sans qu’il puisse exiger de l’employeur qu’il rapporte la preuve de son motif ;

Je ne vois pas ce qui empêcherait le juge d'exiger de connaître les motifs du licenciement et d'en voir les preuves sous peine de déclarer le licenciement fautif. C'est l'article 8 du nouveau code de procédure civile qui lui en donne le pouvoir : « Le juge peut inviter les parties à fournir les explications de fait qu'il estime nécessaires à la solution du litige. »

Considérant qu’il ressort de l’examen comparé des dispositions de la convention n° 158 avec le texte de l’ordonnance du 2 août 2005 que ce dernier ne satisfait pas à l’exigence de conventionnalité qu’il devait respecter à l’égard d’une norme supérieure ;

Reste la dernière question : le CNE ne tombe-t-il pas dans la catégorie des exceptions autorisées à la convention 158 ?

6°) Sur l’exclusion du champ d’application de la convention n°158

Considérant que la convention précitée prévoit dans son article 2 qu’un membre pourra exclure du champ d’application de l’ensemble ou de certaines de ses dispositions les catégories de salariés énumérées à l’article 2-2.b: “les travailleurs effectuant une période d’essai ou n’ayant pas la période d’ancienneté requise, à condition que celle-ci soit fixée d’avance et qu’elle soit raisonnable”;

Considérant que l’application de ce texte à l’ordonnance du 2 août 2005 est contestée

Qu’ainsi la Confédération Générale du Travail soutient que le délai de deux années institué par l’ordonnance précitée doit ,à la lumière des travaux préparatoires ,se comprendre comme une période de consolidation dans l’entreprise destinée à vérifier la viabilité de l’emploi, et non pas d’une période d’ancienneté requise au sens de la convention n°158 et fondée sur la situation du salarié au sein de l’entreprise;

Qu’en conséquence, pour la CGT, le fondement du régime dérogatoire de l’ordonnance du 2 août 2002 se serait pas l’art 2-2 b précité mais l’article 2-4 qui prévoit également un régime d’exclusion de la convention pour “certaines catégories de travailleurs salariés dont les conditions d’emploi sont soumises à un régime spécial...

Que cependant, les dispositions de l’ordonnance du 2 août 2005 définissent seulement des catégories d’employeurs qui peuvent y recourir et non des catégories de salariés soumis à un régime spécial ; que cette seule circonstance que leur contrat n’est pas soumis pendant deux années à l’ensemble des dispositions du code du travail, ne les constituent pas en une catégorie spéciale de salariés mais crée à l’égard de tous la même condition suspensive de droits liée à leur ancienneté ; qu’il convient donc de considérer que l’ordonnance du 2 août 2005 entre dans le champ d’exclusion prévu par l’art 2-2.b précité;

Considérant d’autre part que le ministère public appelant conteste l’analyse retenue par les premiers juges selon lesquels, la période de deux ans constitue une période d’essai ; que si la période d’essai doit se définir comme le délai durant lequel l’employeur et le salarié apprécient l’adaptabilité de ce dernier à son emploi, l’ordonnance du 2 août 2005 ne donne aucune indication sur la nature de ce délai de deux années; que son seul objet est d’ouvrir à son terme, l’applicabilité de l’ensemble du code du travail au salarié; que cet écoulement mécanique du temps caractérise l'acquisition de l'ancienneté qui n'est pas soumise, comme une période de formation qui peut être prolongée, à une appréciation subjective des cocontractants;

Que la perception que les usagers du contrat “nouvelles embauches” peuvent avoir de cette période de deux années est inopérante pour en déterminer la nature juridique car la motivation des parties pour user de cette faculté ne peut se substituer à la qualification de ce délai ;

Considérant que pour valider le régime d’exclusion posé par l’art 2 de l’ordonnance du 2 août 2005, il convient de rechercher si le délai de deux ans, est conforme aux prescriptions de la convention n° 158 qui enferme la période dérogatoire dans une “durée raisonnable”;

Qu’il ne peut être ici ignoré que le Conseil d’Etat dans son arrêt précité du 19 octobre 2005 a considéré que cette période de deux années présentait un caractère raisonnable “eu égard au but en vue duquel cette dérogation a été édictée et à la circonstance que le contrat nouvelles embauches est un contrat à durée indéterminée”

Considérant que c’est également à un contrôle de proportionnalité auquel invite le ministère public en prenant soin de souligner que les termes de la comparaison ne sont pas ceux de la période d’essai ; que le rapport au Président de la République expose clairement que le contrat “nouvelles embauches” a été créé pour surmonter les réticences de ces chefs d’entreprises qui “hésitent encore trop souvent à embaucher, même lorsque leur plan de charge immédiat le leur permettrait ;

Qu’ainsi le souci d’encourager les recrutements pérennes au détriment du recours au travail temporaire ou au contrat à durée déterminée, constitue un objectif justifiant les pouvoirs donnés au Gouvernement par la loi d’habilitation;

Considérant que si le principe d’exclusion admis par la convention 158 trouve un juste fondement dans une politique volontariste de l’emploi, il appartient au juge du contrat de travail d’apprécier le caractère raisonnable de la duré de l'atteinte portée aux droits des travailleurs salariés;

Qu’en l’espèce, durant une période de deux années, le contrat ”nouvelles embauches” prive le salarié de l’essentiel de ses droits en matière de licenciement, le plaçant dans une situation comparable à celle qui existait antérieurement à la loi du 13 juillet 1973 et dans laquelle la charge de la preuve de l’abus de la rupture incombait au salarié ; que cette régression qui va à l’encontre des principes fondamentaux du droit du travail, dégagés par la jurisprudence et reconnus parla loi ,prive les salariés des garanties d’exercice de leur droit au travail ; que dans la lutte contre le chômage, la protection des salariés dans leur emploi semble être un moyen au moins aussi pertinent que les facilités données aux employeurs pour les licencier et qu’il est pour le moins paradoxal d’encourager les embauches en facilitant les licenciements ;

Cette dernière portion de phrase a fait les gorges chaudes de la presse. Outre qu'elle est fausse, car protéger juridiquement une situation contractuelle la rend plus difficilement accessible, elle n'est absolument pas juridique et constitue une critique expresse du travail du législateur.

Qu’il convient enfin de relever qu’aucune législation de pays européens comparables à la France, n’a retenu un délai aussi long durant lequel les salariés sont privés de leurs droits fondamentaux en matière de rupture du contrat de travail ;

A supposer qu'ils soient effectivement privés de ces droits, ce qui est très douteux, la jurisprudence acceptant même d'examiner l'abus du droit de rompre la période d'essai de deux mois prévu en droit commun.

Que dans ces conditions le contrôle de proportionnalité ne permet pas de considérer que le délai de 2 années institué par l’ordonnance du 2 août 2005 soit raisonnable ; qu’en conséquence, ce texte ne peut invoquer à son profit le bénéfice implicite de la dérogation temporaire instituée par la convention n° 158 à son application ;

"Ce texte ne peut invoquer à son profit" ? Lapsus révélateur : c'est à l'ordonnance du 2 août 2005, devenue partie, que l'on fait un procès, maintenant.

Que les dispositions de l’ordonnance précitée créant le contrat ”nouvelles embauches” étant contraires à la convention n°158 de l’OIT, ont été appliquées à tort par M. S. de sorte que contrat de travail conclu avec Melle D. doit être requalifié en contrat à durée indéterminée de droit commun ;

La cour requalifie donc le CNE en CDI, constate que Monsieur S. n'ayant pas motivé le licenciement, celui-ci doit être regardé comme sans cause réelle et sérieuse, et le condamne à payer 1000 euros au titre de la période d'essai irrégulière, 15 000 euros à titre de dommages intérêts pour rupture abusive, et 2000 euros pour non respect de la procédure de licenciement. Oui : 15.000 euros pour un contrat conclu le 6 décembre 2005 et rompu le 27 janvier 2006...

S'il est un ultime argument qui démontre le vice du raisonnement de la cour, c'est bien sur cette conclusion. La cour dit que l'employeur a commis une faute en appliquant les dispositions d'une ordonnance qui est encore en vigueur à l'heure où j'écris ces lignes, non pas car il l'a en connaissance de cause appliquée à une situation où elle n'avait pas vocation à le faire (cet argument a été soulevé par la salarié et expressément rejeté par la cour) mais parce que ce texte était selon elle contraire à la convention 158. L'employeur est condamné à 15 000 euros de dommages intérêt pour n'avoir pas deviné l'interprétation de la convention 158 par la cour. C'est d'autant plus critiquable que dès lors que la cour écarte l'ordonnance, la messe est dite. Elle applique le droit commun qui exige une lettre de licenciement motivée qui limite le débat : or ici il n'y a pas eu de lettre de licenciement motivée en application de l'ordonnance. Le licenciement est donc forcément abusif, l'employeur n'est plus admis à apporter de preuve. Il y a une rétroactivité et aucune prise en compte de la bonne foi de l'employeur, qui aboutissent à faire payer cher à l'employeur les turpitudes que la cour reproche au législateur.

Cette décision me paraît donc fort critiquable, et j'aurais tendance à penser qu'elle ne survivrait pas à l'examen de la cour de cassation si un pourvoi devait être introduit. Mais en prononçant une telle somme de dommages intérêts pour un contrat qui n'a pas duré deux mois, la cour semble s'assurer qu'un tel pourvoi sera formé.

Notes

[1] Je diverge respectueusement. Formule concluant les opinions dissidente des juges des cours suprêmes.

mardi 29 mai 2007

Garde à vue

[1]Chronologiquement, la défense peut commencer dès le stade de la garde à vue.

La garde à vue est le droit, prévu aux articles 63 et suivants du code de procédure pénale, donné aux officiers de police judiciaire (policiers et gendarmes ayant passé un examen et reçu une habilitation spéciale pour diriger les enquêtes sur les crimes et les délits) de retenir toute personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction. Cette mesure privative de liberté est strictement encadrée par la loi, et toute violation de ses prescriptions affecte la validité des actes d'enquête réalisés ensuite. Ce sont les fameuses nullités de procédure.

Elle est décidée par l'officier de police judiciaire (OPJ) seul, mais il doit en informer immédiatement le procureur de la république (il y a un procureur de permanence 24h/24 dans chaque tribunal de grande instance de France). Sur autorisation du même procureur, la mesure peut être renouvelée une fois, pour 24 heures. Elle doit en principe prendre fin dès qu'elle n'est plus nécessaire, mais la jurisprudence ne sanctionne pas de nullité une garde à vue qu'on tarde à lever, tant qu'on ne dépasse pas d'une seconde le délai maximum de 48 heures. Pour les affaires commises en bande organisée, la garde à vue peut faire l'objet de deux prolongations supplémentaires et durer jusqu'à 96 heures. Depuis la loi antiterroriste du 23 janvier 2006, les gardes à vues en matière de terrorisme peuvent faire l'objet de deux prolongations supplémentaires, pour un total de six jours, avec intervention de l'avocat différé à la 96e heure.

Le gardé à vue est mis au secret : il ne peut communiquer avec quiconque à l'extérieur, et se voit retirer tous les objets qu'il a sur lui sauf ses vêtements. Ce qui inclut les ceintures, les montres et les lacets des chaussures. Officiellement, c'est pour lui ôter tout objet dangereux pour lui même ou les tiers. En effet, Paris regorge de ninjas qui avec un lacet et une montre vous font une bombe incendiaire. Officieusement, des mauvais esprits diront qu'avoir le pantalon qui menace de tomber sur les chevilles, des chaussures qui vous glissent des pieds dans les escaliers, et aucun moyen de savoir l'heure qu'il est sont des pressions psychologiques, mais ce sont assurément des droits de l'hommistes gauchisants aveuglés par leur idéologie promouvant des valeurs telles que dignité humaine, respect de l'individu, et autres billevesées. Quand il ne sera pas entendu par les policiers, il sera gardé en cellule ou menotté à un banc.

La loi accorde des droits à tout gardé à vue, droits qui doivent lui être notifiés dans les meilleurs délais. Ces droits sont : voir un médecin, demander à faire prévenir son employeur ou un membre de sa famille (droit que le procureur peut décider de retarder si l'enquête le justifie), et avoir un entretien d'une demi heure avec un avocat. Le droit à un médecin et un avocat sont absolus : personne ne peut s'y opposer. En cas de renouvellement de la garde à vue, ces droits peuvent être exercés une seconde fois. Le gardé à vue peut désigner un avocat ; mais les honoraires du Conseil seront dès lors à sa charge. Il peut aussi demander à avoir un avocat commis d’office, la visite est dès lors sans frais pour lui.

Chaque jour et chaque nuit, une quinzaine d’avocats sont de permanence garde à vue à Paris. L’ordre nous remet un bipeur (oui, un bipeur, un Tatoo pour être précis), nous recevons un numéro de dossier, nous téléphonons au standard de l’ordre qui nous indique toutes les informations utiles : le nom du gardé à vue, le nom de l’officier de police judiciaire responsable de la garde à vue, l’adresse et le numéro de téléphone du commissariat concerné, l’heure de début de garde à vue et la nature de l’intervention : 1e heure, ou 24e heure.

Précisons ici que l'intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue n'existe que depuis la loi du 15 juin 2000. Avant, c'était la 21e heure, ce qui avait l'avantage d'écarter toutes les courtes gardes à vue. Encore mieux : avant la loi du 3 janvier 1993, il n'y avait pas du tout de droit à un avocat en garde à vue. France, pays des droits de l'homme... Et pour continuer dans la même veine, quand les faits donnant lieu à la garde à vue sont commis en bande organisée, la première intervention de l'avocat est repoussée à la 48e heure, voire à 72e heure de garde à vue si les faits sont du trafic de stupéfiant en bande organisée et du terrorisme. En effet, quand on risque trois ans de prison pour un vol à l'étalage, on a besoin d'un avocat tout de suite ; quand ce sont des peines criminelles faisant encourir de 20 ans à la perpétuité, on a tout son temps pour voir un avocat.

Revenons en à l'avocat, quand la loi ne parvient pas à s'en débarrasser.

Le temps de prendre attache avec l’officier de police judiciaire concerné pour s’assurer que notre client est disponible, nous indiquons notre heure d’arrivée estimée et nous mettons en route.

L’accueil dans les commissariats est très variable. Cela va du très courtois à celui qu’on ferait à une strip-teaseuse à un enterrement. Les tensions sont rares, mais parfois, on comprend qu'on tombe mal, et un OPJ énervé peut avoir envie de se défouler sur l'avocat de passage. Pour peu que l'avocat soit susceptible, ça peut dégénérer. Un de mes Confrères s’est d’ailleurs retrouvé lui même en garde à vue lors d’une intervention pour le compte d’un de ses clients en plein réveillon de la Saint-Sylvestre.

Mais la plupart du temps, l’officier de police judiciaire et les gardiens de la paix sont courtois, ils savent que notre intervention est un droit et que nous ne sommes pas là pour couler la procédure. Je dirais que plus un policier est ancien dans le métier, plus il est sympathique avec l'avocat. Pure impression personnelle. Mais le seul incident que j'aie eue était avec un jeune lieutenant de police, alors qu'un commandant de police m'a accueilli une fois presque comme si j'étais un ami de la famille (il avait un accent du sud-ouest, c'est peut être culturel).

Alors, à quoi sert l’avocat au cours d’une garde à vue ?

A pas grand chose, le législateur y veille.

Tout ce que nous savons à notre arrivée, c’est la qualification des faits que l’on reproche au gardé à vue, point. Nous avons 30 minutes d’entretien avec lui, et nous n’avons pas accès au dossier, pas plus que nous n’assistons aux auditions. Dès lors, il serait périlleux de bâtir une défense avec le gardé à vue, d’autant plus qu’il ne se gêne pas pour nous mentir comme un arracheur de dents.

La première chose est donc d'expliquer les limites de notre intervention. Ce n'est pas nous qui assurerons la défense du gardé à vue - sauf quand nous sommes l'avocat choisi-, notre rôle se limite à expliquer ce qu’est une garde à vue, sa durée, et sur quoi elle peut déboucher (déferrement, convocation en justice, reconduite à la frontière), d'indiquer au gardé à vue les peines encourues, de s'assurer que ses droits ont été notifiés et compris, et lui rappeler qu'il a le droit de ne pas répondre (ce droit ne lui étant plus notifié depuis 2002) et de refuser de signer un procès verbal s'il n'est pas d'accord avec son contenu. Nous sommes aussi les témoins des conditions de la garde à vue. Nous avons le droit de faire des observations écrites qui sont versées au dossier.

Il ne s’agit surtout pas d’un contre interrogatoire sur les faits. Il s’agit de constater des choses (traces de coup, traces de menottes trop serrées) ou de relever des déclarations du gardé à vue.

Par exemple :

le gardé à vue a-t-il mangé ? Je pose toujours la question en intervention de nuit. Cela m’attire des remarques désagréables des policiers sur le fait qu’ils ne sont pas un restaurant et que ce n’est pas leur faute si un gardé à vue arrêté à minuit n’a pas dîné. Certes, mais ils ont l’obligation de nourrir le gardé à vue et un interrogatoire effectué sur une personne qui n’a pas mangé depuis 12 heures n’est pas neutre.

Le gardé à vue sait-il lire le français, a-t-il besoin de lunettes ? J’ai eu beaucoup de sourires narquois sur l’absence de lunettes. C’est oublier que les policiers lui font signer des procès verbaux d’audition qui seront pour le tribunal parole d’Evangile. Si les lunettes du prévenu figurent dans l’inventaire de sa fouille et ne lui ont été restitués qu’à l’issue de la garde à vue, la défense a un bel argument à faire valoir.

Combien est payé un avocat pour une telle intervention ?

61 €, avec une majoration de 23 € en cas de déplacement hors de la commune où siège le tribunal de grande instance (ce qui n’arrive jamais par définition à Paris) et 31 € en cas d’intervention de nuit (entre 22 heures et 7 heures).

Une permanence de nuit donne lieu à deux ou trois appels. Les nuits les plus agitées sont le 31 décembre, le 21 juin et le 13 juillet. De jour (permanence de 7 heures à 22 heures), de deux à quatre.

A suivre, avec un billet d'ambiance et quelques exemples inspirés de cas réels.

Repos[2].

Notes

[1] Ce billet est une réédition actualisée d'un billet initialement publié le 19 juillet 2004.

[2] Il y a un jeu de mot avec le titre du billet.

vendredi 30 mars 2007

Un point sur les comparutions immédiates

Je profite du fait que la 23e chambre du tribunal de Paris, qui juge les comparutions immédiates, soit devenue hier la chambre star pour expliquer un peu comment ça marche et ce qui s'est passé.

Les comparutions immédiates sont ce qu'on appelait autrefois les flagrants délits, et font partie de ce qu'on appelle le traitement en temps réel (TTR en jargon).

Quand une personne est interpelée pour des faits venant d'être commis, voire commis sous les yeux des policiers, la personne est d'abord placée en garde à vue pour que la police puisse réunir les preuves de l'infraction. Dans bien des cas, en quelques heures, toutes les preuves sont réunies, les témoins et la victime entendus, et les faits sont même souvent reconnus par le gardé à vue. La garde à vue dure 24 heures maximum, et peut être renouvelée une fois avec l'autorisation écrite du parquet.

Le parquet est tenu informé de l'état de la procédure, dès le placement en garde à vue, puis dès que les policiers ont besoin d'instructions ("On a entendu tout le monde, voilà ce qu'on a, on fait quoi ?"). C'est un procureur de permanence (il y en a au moins un joignable 24h/24 dans chaque tribunal de France ; l'invention du portable a changé leur vie) qui décide des suites.

La suite peut être :

- La remise en liberté du gardé à vue et le classement sans suite de l'affaire. Tel est le cas de la directrice de l'école maternelle Rampal, qui était intervenue lors de l'interpellation d'un grand-père chinois la semaine dernière.

- La remise en liberté avec une mesure alternative aux poursuites. Cela va du simple rappel à la loi à des mesures plus contraignantes (comme obliger le mari violent à quitter le domicile conjugal...) dont le non respect entraînera l'exercice de poursuites judiciaires. Il y a aussi la composition pénale, mais elle est rarement employée.

- La remise en liberté du gardé à vue avec une convocation en justice (on appelle ça une Convocation par Officier de Police Judiciaire, COPJ) pour être jugé : le gardé à vue devient prévenu[1]. Cela indique que les faits méritent sanction mais que la privation de liberté n'apparaît pas indispensable : les faits sont d'une gravité limitée, le prévenu a commis sa première infraction, il a un travail ou suit des études. Le prévenu a tout le temps de solliciter l'aide d'un avocat, le procureur n'est pas remonté contre le prévenu, bref, ce sont de très bonnes conditions pour être jugé.

Ensuite, on passe aux mesures excluant la remise en liberté immédiate du gardé à vue : les faits sont graves, le gardé à vue a déjà des antécédents judiciaires (ce qui ne signifie pas récidiviste, pour les ministres qui me liraient), bref, une réponse immédiate s'impose.

On parle ici de déferrement (car autrefois on ôtait les fers au prisonnier, qui était dé-ferré) : le déféré n'est plus gardé à vue, et il doit être présenté au procureur dans un délai de 20 heures. Les palais sont munis d'une mini-prison, qu'on appelle "le dépôt", où sont gardés les déférés dans l'attente de leur présentation. Un procureur reçoit les déférés, et peut décider :

- soit de les convoquer pour une audience ultérieure mais avant de les remettre en liberté, de les présenter au juge des libertés et de la détention pour un placement sous contrôle judiciaire. C'est surtout utilisé en matière de violences conjugales.

- soit de saisir un juge d'instruction si les faits nécessitent des investigations plus poussées ou constituent un crime ;

- soit enfin, nous y voilà, de faire passer le prévenu en comparution immédiate, le jour même.

Une fois le déféré devenu prévenu, sa situation change du tout au tout. Certes, on lui remet les menottes qu'il avait en entrant, et on le ramène dans sa même cellule : le changement peut lui échapper. Mais il a droit à un avocat, qui a accès au dossier, et peut contacter la famille du prévenu pour se faire amener des documents utiles. Le prévenu est également conduit devant un enquêteur de personnalité qui va faire son CV en tâchant de vérifier les déclarations du prévenu sur son domicile, son travail, etc.

L'avocat consulte le dossier le plus vite possible (c'est une gymnastique intellectuelle épuisante, et en plus vous êtes sous pression : "Maître, vous êtes bientôt prêt ? Le tribunal attend... »), s'entretient brièvement avec le prévenu, appelle la famille... Il faut prendre des notes car il faut rendre le dossier en arrivant au prétoire, on n'a pas de copie du dossier sous les yeux. C'est en arrivant dans le tribunal que l'huissier lui remet la dernière pièce du dossier : l'enquête de personnalité.

Quand vient le tour de l'affaire du prévenu, le président commence par constater son identité complète, lui rappelle les faits qui lui sont reprochés, sous la forme "...d'avoir, à Paris, le 27 mars 2007, en tout cas sur le territoire nationale depuis temps n'emportant pas prescription, volontairement commis des violences sur la personne de Monsieur Lecontroleur, personne chargée d'une mission de service public, faits prévus et réprimés par les articles...".

Puis il lui demande s'il accepte d'être jugé tout de suite, ou demande un délai pour préparer sa défense. Ce délai est de droit, le tribunal ne peut pas le refuser. Le tribunal peut aussi décider d'office de renvoyer cette affaire s'il lui apparaît que le dossier n'est pas en état d'être jugé.

Dans ces deux cas, le tribunal ne statuera que sur le sort du prévenu en attendant cette audience : remise en liberté, contrôle judiciaire, ou détention provisoire ? Un débat a lieu, parole à l'avocat de la partie civile s'il y a lieu, au procureur et à la défense en dernier. Le tribunal fixe la date d'audience de renvoi, qui doit avoir lieu entre deux et six semaines[2], sauf si le prévenu accepte d'être jugé à plus bref délai, et statue sur le sort du prévenu.

C'est ce qui s'est passé hier pour notre resquilleur et un des casseurs. Tous deux ont été placés en détention provisoire et ils seront jugés respectivement le 2 mai et le 25 avril.

Si le prévenu accepte d'être jugé tout de suite, les faits sont abordés, puis la personnalité du prévenu est examinée. La parole est ensuite donnée à la partie civile s'il y en a une présente, qui demande une réparation pécuniaire, au procureur, qui demande une peine, et enfin à l'avocat, qui essaye d'être intéressant et de dire le moins de fois possible "effectivement" (c'est très dur). Ca va très vite : rares sont les dossiers jugés en plus de quinze minutes (plaidoirie de l'avocat non comprise, c'est l'élément incontrôlable).

Le tribunal rend ses décisions à la suite, en fin d'audience.

La particularité de la comparution immédiate, je veux dire à part toutes ces particularités déjà citées, est que le tribunal peut décider du maintien en détention du prévenu quelle que soit la peine prononcée. L'article 723-15 du CPP ne s'applique pas, on va directement à la case prison sans passer par la case juge d'application des peines, et je vous rassure, l'avocat ne touche pas 20.000 francs. L'idée de la comparution immédiate est de prononcer immédiatement une sanction sévère sans être forcément longue. Pour les audiences ordinaires, le tribunal ne peut prononcer un mandat de dépôt que si la peine ferme dépasse un an.

C'est ce qui est arrivé à deux prévenus qui ont commis des actes de violence contre les policiers, et qui ont été condamnés à quatre mois de prison ferme et trois ans d'interdiction du territoire pour l'un d'entre eux qui était en situation irrégulière (lui), et qui ont été conduits immédiatement en prison pour purger leur peine ; un troisième qui a cru que c'était les soldes chez Foot Locker a été condamné à quatre mois avec sursis et a été remis en liberté après l'audience.

Les appels sont rares pour les petites peines, car par un malicieux tour du code de procédure pénale, le fait de faire appel ne fait pas bénéficier des réductions de peine, et un appelant risque de sortir de prison après un condamné n'ayant pas fait appel de sa condamnation, si la peine est courte (c'est certain pour une peine n'excédant pas deux mois, et probable jusqu'à six mois).

Le droit pénal est très taquin, parfois.

Notes

[1] Et comme un homme prévenu en vaut deux, il y aura association de malfaiteurs selon le ministre de l'intérieur.

[2] Entre deux et quatre mois si la peine encourue est supérieure à sept ans d'emprisonnement.

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