Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mercredi 22 octobre 2008

Je me reconnais pleinement dans le ras le bol de Lulu…

Par Z_Julien, juge d'instance


Je me reconnais pleinement dans le ras le bol de Lulu et je voudrais ajouter ma touche personnelle ; je suis magistrat moi aussi.

Concrètement je suis seul comme magistrat dans mon tribunal d'instance et pour dire le besoin de justice auquel je dois répondre (parce que c'est cela qui prime) j'indique simplement que j'ai la charge de plus 1300 dossiers de tutelles et que j'examine à l'audience plus de 1200 affaires civiles chaque année c'est à dire que j'ai autant de décisions à rédiger et à rendre (que Gaetan B se rassure, je tape mes décisions moi-même comme la quasi unanimité de mes collègues magitsrats !) ; je n'évoque donc pas l'activité pénale, les injonctions de payer ou les saisies des rémunérations.

Ces données correspondent grosso modo au double de la charge moyenne d'un juge d'instance.

A l'expérience, je me permets d'émettre l'opinion qu'un temps plein de travail permet de traiter normalement et avec diligence cette charge moyenne. C'est normal, un juge est payé par l'Etat pour satisfaire le besoin de justice ... De façon peut-être un peu réductrice, je propose l'image suivante : le juge est un agent de production de décisions de justice qui tendent à la satisfaction de la demande de justice. Les moyens alloués aux cours et tribunaux, qui sont les lieux de production des décisions de justice, doivent tendre à ce que ces décisions soient de bonne qualité, pour que le service attendu soit effectivement rendu, et qu'elle soient rendues dans des délais raisonnables. Pour résumer, on pourrait dire : le besoin de justice crée une demande qui doit être satisfaite par les juges. Cependant le service de la justice remplit une fonction telle qu'il doit échapper au marché et à l'entreprise ; c'est donc un service qui relève traditionnellement et nécessairement de l'Etat car il concourt directement au bien public, à la paix sociale en l'occurrence. En effet, le service de la justice fait prévaloir le droit sur les rapports de force, l'intérêt public sur les intérêts partisans. Ce n'est donc pas un service que l'on peut appréhender comme n'importe quel service marchand pour qui la recherche du meilleur rapport qualité prix est une optique possible.

Telle sont les données que je prends en compte pour faire mon job et ce, au delà de mes compétences juridiques. En ce qui me concerne, ma conscience professionnelle fait que je veux satisfaire l'attente de justice dans les contentieux dont j'ai la charge car si le besoin de justice qu'ils expriment n'est pas satisfait, je sais que les facteurs de désordres et d'injustice vont se multiplier. Par exemple laisser se constituer des stocks de requête en matière de tutelles accroît le risque d'atteintes aux personne vulnérables, laisser se constituer des stocks d'ordonnance pénale accroît le sentiment d'impunité en matière de circulation routière, laisser se constituer des stocks en matière d'impayés locatifs accroît le risque d'explosion des mêmes impayés ...

Donc j'ai conscience qu'il faut satisfaire coûte que coûte la demande de justice ... le problème c'est que les moyens alloués à l'exécution de la mission ne suivent pas et qu'un magistrat lambda doit des fois supporter la charge de travail de deux ... c'est d'actualité pour moi aujourd'hui, mais c'est un risque manifeste pour demain où les magistrats devront avoir une productivité largement supérieure à celle d'aujourd'hui d'une part par ce que certains contentieux explosent, et d'autre part parce que, nous le savons, il n'y aura plus de créations de postes.

Mon impression est la suivante : je fais face en travaillant avec acharnement et les semaines de 50 heures sont un minimum ; je fais face aussi en adoptant des méthodes de travail génératrices de gains de productivité (trames) ; je fais face aussi avec le pis aller de l'aide à la décision qui n'est ni plus ni moins qu'une délégation de la fonction judiciaire à des fonctionnaires (cela dit, elle est nécessairement limitée !)

C'est grâce à cela que je parviens à satisfaire la demande de justice et concrètement à faire quasiment le job de deux magistrats à temps plein.

Et aucun indicateur du fonctionnement de la juridiction n'est en rouge : aucun stock ne se constitue, aucun délibéré n'est tardif. La hiérarchie dirait "tout est ok !"

Mais moi, je me pose deux questions : est-ce que l'on peut attendre de tous les magistrats cela ? est-ce qu'il n'y a pas un coût à ces pratiques productivistes ?

Et j'y réponds.

Non on ne peut pas attendre cela de tous les magistrats car, honnêtement, je frise l'addiction au travail et je ne le souhaite à personne ; la vie de famille existe aussi, le développement personnel aussi et on n'est pas obligé de tout sacrifier pour être un magistrat pertinent dans son boulot !

Et puis il reste la question du coût de cette productivité ?

Ne révons pas ! quand on délègue, la réponse n'est plus individualisée autant que cela serait possible ; nous connaissons, nous, les possibilités offertes par la loi, pas nos auxiliaires qui interviennent en aide à la décision. Ils exécutent nos instructions uniformes qui correspondent à des conduites à tenir dans tels et tels cas !

Ne rêvons pas ! quand on utilise des trames à outrance pour réduire à 30 minutes, le temps moyen d'élaboration d'une décision (c'est déjà pas mal et c'est nécessaire quand on a 1200 jugements à rendre), le processus décisionnel consiste à choisir la solution entre les options proposées dans les trames ... et toute variation augmentant la durée de traitement, on évite de "sortir de la trame" bien sûr. De ce fait on individualise moins en se privant de faire usage de toutes les possibilités offertes par la loi. Mais ce n'est pas tout ! on "sélectionne" aussi les affaires pour lesquelles on va passer deux heures ou plus à rédiger un jugement sur-mesure et de fait le taux ne doit pas excéder 10 %.

Ce que je veux dire, c'est que pour être performant dans un système judiciaire productiviste, j'ai dû délaisser nombre de mes pouvoirs de juges et quand une pile de dossiers a été traitée, je ne me dis pas "c'est un chouette boulot" , je me dis "j'ai fait ce que j'ai pu" avec amertume d'ailleurs car je sens bien que si j'avais pu utiliser tous mes pouvoirs de juge, j'aurai mieux individualiser les réponses, c'est-à-dire qu'elles ne seraient pas systématiques mais choisies pour chaque chef de demandes.

Et le fait que le taux d'appel de mes décisions soit vraiment bas (moins de 3 %) ne me rassure pas pour autant ; il traduit plutôt l'idée que mes trames sont assez bonnes et que les motifs stéréotypés qui y figurent suffisent à convaincre le plus grand nombre.

Mon sentiment est que cette logique productiviste peut nous faire perdre notre âme en nous plaçant dans l'optique de la recherche du meilleur rapport qualité-coût ... Or juger ce n'est pas cela !

Il me semble que j'ai fait les bons choix, en tout cas, les meilleurs que je pouvais car il n'est pas question de laisser se constituer des stocks et de ne pas répondre au besoin de justice, mais j'ai de l'amertume : juger c'est autre chose que gérer des flux ! Moi, j'ai l'impression que je traite mes contentieux à l'aune des flux dont ma juridiction a la charge !

54 euros

Par Dadouche



54 euros, c'est au moins 2 lots de 12 blocs de post-it

54 euros, c'est 25 paires de collants

54 euros, c'est une nuit d'hôtel pas trop cher à Paris

54 euros, c'est un millième du salaire mensuel d'un animateur télé

54 euros, c'est un buste de Ron Weasley en robe de soirée

54 euros, c'est presque une paire de jolies chaussures pour enfant

54 euros, c'est la somme que la Croatie a dépensé par habitant en 2006 pour sa justice[1].

54 euros, c'est 1 euro de plus que ce que la France a dépensé par habitant en 2006 pour sa justice[2].

Notes

[1] voir le tableau page 8

[2] voir le même tableau

lundi 20 octobre 2008

23 octobre

Par Lulu, juge d'instruction et nouveau colocataire à plein temps de ce blog.


Parce que je ne suis pas devenue juge pour ça.

Parce que je suis devenue magistrate pour juger, au nom du peuple français, y compris si cela signifie condamner et envoyer quelqu'un en prison, pas pour entasser six détenus dans une cellule de 14 mètres carrés, où ils devront faire leurs besoins devant les autres.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour répondre aux attentes schizophréniques des citoyens, qui veulent plus de sécurité donc plus de détention provisoire, mais pas d'innocents en prison donc moins de détention provisoire.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux mis en examen détenus dans des dossiers criminels qu'avec un peu de chance et pas d'imprévus, ils seront jugés par la Cour d'Assises dans deux ans. Ou trois.

Parce que je suis devenue juge pour accueillir les justiciables dans des conditions correctes, pas dans des salles d'audience où il pleut les jours de mauvais temps.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux experts qui travaillent soirs et week-end pour déposer leurs rapports à temps qu'ils ne seront pas payés avant l'année prochaine, le budget frais de justice étant épuisé.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour jouer les medium; parce que je ne suis pas capable de deviner si ce justiciable va se suicider ou si ce condamné au comportement apparemment modèle va récidiver.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire le lundi que j'incarcère trop, le mardi pas assez, le mercredi trop... et ainsi de suite en fonction du fait divers du jour et des tendances de l'horoscope.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour faire le dos rond, en espérant que la prochaine fois encore, la tempête médiatique s'abattra sur le collègue du bureau d'à côté.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les décisions des juridictions pour mineurs ne soient pas exécutées, faute d'éducateurs pour prendre en charge les enfants.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour refuser de facto aux avocats les copies de dossiers auxquelles ils ont droit, parce qu'il n'y a pas de personnels en nombre suffisant pour faire ces copies.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour mener les audiences correctionnelles à marche forcée afin que le dernier dossier soit examiné avant 22 heures.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour indiquer aux gens, victimes ou prévenus, que faute de fonctionnaires de greffe, les jugements les concernant ne seront pas frappés et signés avant 3 mois (si tout va bien).

Parce que je suis devenue juge pour rendre les décisions que je crois justes, pas pour rendre les décisions les plus susceptibles de me protéger si les choses devaient mal tourner.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les peines que je prononce ne soient pas exécutées.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par un justiciable qu'il n'a pas d'avocat, car il ne peut en payer un et parce qu'il est "trop riche" pour prétendre à l'aide juridictionnelle même partielle.

Parce que je m'angoisse en me demandant si le texte que j'applique est bien le bon, ayant du mal à suivre la valse des textes législatifs et réglementaires.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux gens qui veulent divorcer qu'ils peuvent prendre date pour dans 6 mois (si tout va bien).

Parce que je suis devenue juge en acceptant d'assumer mes responsabilités, pas pour être moins bien traitée que n'importe quel citoyen si la société veut me demander compte de la façon dont j'ai travaillé.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par les services enquêteurs qu'ils ne pourront pousser plus loin cette enquête sur ce gros trafic de stupéfiants, car il n'y pas plus d'argent pour payer les déplacements des enquêteurs.

Parce que je suis devenue juge pour aménager les peines, dans l'intérêt de la société et du condamné, pas pour remettre dehors des gens mal préparés à la liberté au prétexte qu'il faut désengorger les prisons surpeuplées.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour être aimée, mais que je souhaite au moins être respectée, y compris par ceux qui sont chargés de veiller au devenir de l'institution judiciaire.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour servir de bouc émissaire à nos politiques, qui préfèrent se défausser sur nous des conséquences dramatiques du budget de misère qu'ils nous votent chaque année.

Parce que j'aime passionnément ce métier.

Et parce que j'en ai assez.

vendredi 17 octobre 2008

Mobilisation du 23 octobre : magistrats, ce blog est à vous

Les magistrats appellent à une journée d'action le 23 octobre prochain pour exprimer leur ras-le-bol de la situation actuelle de la justice. Notez bien qu'il n'y a dans cet appel à manifester aucune revendication salariale, de durée du travail ou exigeant tel avantage pour eux. Ce n'est pas si fréquent dans les mouvements sociaux.

Pour les magistrats, manifester est contre leur culture, et pratiquement, une forme de quadrature du cercle. Ils n'ont pas le droit de faire grève, sont tenus à une obligation de réserve, et ont une nature indépendante qui fait que toute action concertée qui va au-delà d'un délibéré à trois leur paraît saugrenue. En outre réunir une foule de magistrats est quasi impossible : d'abord, ils sont 8000 en tout et pour tout. Une manif de 8000 personnes, c'est anecdotique. Et en aucun cas tout le corps ne viendra. Il y a des magistrats d'astreinte 24h sur 24 dans tous les palais de France, et un bon nombre qui veut profiter de leur vie de famille ou récupérer physiquement sous peine de mettre leur santé en péril. Au mieux, ils posent en robe en prenant leur mine la plus renfrognée sur les marches du palais, la presse prend une photo et hop ça fait une brève au JT. Efficacité nulle pour un jour de travail en retard à rattraper.

Néanmoins, je comprends leur colère, et estime important que vous, citoyens qui êtes les premiers concernés par ce qu'on fait de votre justice, puissiez la comprendre.

Alors, comme je soutiens ce mouvement, je leur offre mon blog.

Envoyez-moi, soit par mail à eolas[chez]maitre-eolas.fr (remplacez le [chez] par un @), soit sur cette page, votre témoignage, ce que vous avez envie que vos concitoyens sachent de vos conditions de travail, de leur évolution récente, des effets délétères de telle ou telle politique, bref, ce que vous avez sur le cœur. Je publierai ces textes sous forme de billets le 23 octobre, les commentaires seront ouverts (attention, tous mes lecteurs ne seront pas tendres avec vous).

Je n'ai que faire de votre identité, vous pouvez m'écrire de manière anonyme, ou mieux, vous choisir un pseudonyme. Le formulaire de contact demande une adresse mail mais ne la vérifie pas : vous pouvez mettre an@nyme.com, ça passera, mais je ne pourrai pas vous répondre. En tout état de cause, je ne publierai le nom de l'auteur d'un texte qu'avec son accord exprès, et je vous garantis de protéger votre anonymat bec et ongles. Je vous demande juste de préciser vos fonctions (parquetier, juge d'instruction, juge des enfants…) et si vous exercez dans un petit, moyen ou gros tribunal (je vous laisse juge de la grosseur de votre palais), que cela éclaire le lecteur.

Je pense pouvoir aisément deviner si l'auteur d'un tel texte est ou non magistrat. En cas de doute, je compte sur mes colocataires de la maison pour m'aider à démasquer d'éventuels usurpateurs. Dans le doute, sans adresse e-mail valide, je ne publierai pas. Je relirai et ferai de la mise en page. Je ne changerai rien à votre texte si ce n'est corriger des erreurs typographiques.

Vos témoignages seront lus par environ 15.000 personnes. Ma récente exposition médiatique dans Le Monde fait que vous pouvez être sûrs d'être lus par la Chancellerie. Sachez-le avant d'écrire.

Afin de simplifier mon travail, merci de mettre "23 octobre" dans le sujet du message.

Cette invitation est aussi valable pour les juges administratifs qui le souhaiteraient, ainsi qu'aux greffiers[1], Assistants de justice[2], auditeurs de justice[3], éducateurs de la PJJ[4], adjoints administratifs[5], bref, tout le personnel qui fait que la justice tourne au quotidien (avocats exceptés, cédons la parole, pour une fois).

J'espère ne pas être enseveli sous les textes (ou pire, n'avoir aucune proposition, ce serait humiliant).

Vous avez la parole pour vous défendre. Ce n'est pas courant, profitez-en.

Notes

[1] Garants de la procédure, chargés d'authentifier les décisions en y apposant le sceau ; ils sont indépendants des magistrats.

[2] Juristes, généralement préparant eux-même le concours de la magistrature, qui assistent les magistrats dans les recherches de textes et de jurisprudence et la rédaction des jugements.

[3] Élèves magistrats en formation à l'École nationale de la magistrature.

[4] La protection judiciaire de la jeunesse. On attend avec impatience le billet que Dadouche doit leur consacrer. Ce sont les indispensables auxiliaires des juges des enfants. Ils sauvent des milliers de destins de jeunes mineurs chaque année ; et des vies aussi ,sans doute.

[5] Les secrétaires de la justice, pour faire simple.

Maître Eolas, dans la page 3, avec le chandelier

Votre serviteur a les honneurs de la page 3 du Monde de ce jour, daté de demain. L'article s'appelle Justice : le blog qui libère la parole (bon, au moins, je libère quelque chose), et est signé de Pascale Robert-Diard. Elle joue aussi les papparazzi et ajoute une apostille sur ma double vie.

Appelez-moi Bruce Wayne, désormais.

NB : l'article du journal papier est illustré d'une photo de Benjamin Boccas qui me représente. Ce n'est pas le cas de l'article en ligne, qui est une photo D.R. Je n'aurais jamais l'idée de me promener dans les parcs dans cette tenue inappropriée : en effet, mon épitoge n'a pas de rang d'hermine.

jeudi 16 octobre 2008

Vu à la télé

Par Dadouche



20 h 55 : je m'installe devant ma télé.
Le programme est alléchant : Rachida Dati dans "A vous de juger". Arlette Chabot nous annonce "la ministre dont on parle le plus", celle dont "les dossiers soulèvent des polémiques".
Une remarque tout de même en passant à l'intention de France 2 : au tribunal, quand une femme "dans un état intéressant" se présente à la barre, on lui propose au moins une chaise. Enfin moi, ce que j'en dis....

S'ensuit une vingtaine de minutes sur "la femme et son oeuvre", avec des questions insistantes (et parfaitement déplacées) sur son état.

Enfin, on aborde les choses sérieuses. Et là, c'est l'illumination.
Je crois que j'ai enfin compris le malentendu.

Nous, magistrats, bêtement, quand on entend "Garde des Sceaux", on pense rédaction de projets de loi et de décrets, politique pénale, réflexion sur les équilibres de la procédure, budget, fonctionnement des juridictions, dialogue avec le personnel judiciaire et les auxiliaires de justice. On pense utile quoi.
Le ministre place Vendôme, au conseil des Ministres et au Parlement à faire son job et nous dans nos tribunaux à essayer de faire le nôtre, et les sauvageons seront bien gardés.

Mais quand la Garde des Sceaux décrit sa fonction, elle donne la fiche de poste d'une VRP de la compassion, de la championne des victimes, de la terreur des malfaisants, de la reine du terrain : protéger les Français, sanctionner les multirécidivistes, rapprocher les Français de leur justice. C'est Rachida d'Arc, qui a entendu les voix de Nicolas Sarkozy.

"Ma place est sur le terrain".
La ministre cite quelques déplacement essentiels à sa fonction : la rencontre au centre hospitalier de Bordeaux avec une enfant violée qui a perdu sa mère et que la Justice est là pour protéger, la visite à la maison des adolescents, une visite (quand même) à la cour d'appel de Douai. En tout 120 déplacements depuis 18 mois.
Ce qu'elle aimerait qu'on dise d'elle ? "Elle a renforcé la justice, elle nous a protégés, elle a sanctionné les délinquants".

En fait, la Garde des Sceaux n'est pas ministre de la Justice. Elle EST la Justice. ELLE protège, ELLE sanctionne, ELLE assume.
Bon, entendons nous bien, quand elle protège, c'est du lourd. On ne parle pas de violence routière, de vols à l'arraché ou de petit trafic de shit. Non, son créneau, ce sont les pédophiles dangereux, les meurtriers en série, les vrais monstres.
D'ailleurs, elle voit des criminels partout, puisqu'elle nous ressert son antienne sur "les seuls mineurs incarcérés sont ceux qui ont commis des actes criminels". Il faut croire que le ressort où j'exerce est peuplé de mineurs qui ont violé, tué ou braqué, puisqu'il y en a en permanence à la maison d'arrêt. Curieux, moi j'ai plutôt prononcé des condamnations pour des vols aggravés, des violences, des extorsions, des mises en danger de la vie d'autrui ou des incendies.

Passons, relever toutes les erreurs ou approximations prendrait trop de temps.

Quelques perles tout de même : les mineurs en CEF sont alcooliques depuis l'âge de 11 ans (celle là est en récidive), la moitié des magistrats se sont mis en grève en 2000, "les mineurs ne vont en prison que pour des affaires criminelles, c'est le code qui le dit".

Il y a eu des fulgurances.... à la conclusion décevante : si la délinquance des mineurs continue à augmenter malgré la fermeté mise en oeuvre depuis 18 mois, contrairement à la délinquance des majeurs qui est en net recul grâce aux peines planchers, c'est parce que le texte n'est pas adapté, trop vieillot, fait pour les enfants de la guerre et non pour ceux de 2008. Ca ne peut évidement pas être (comme Elisabeth Guigou a osé le prétendre avec indécence en parlant de son fils adolescent alors qu'on lui parlait des criminels qui peuplent les prisons et les centres éducatifs) parce que pour les mineurs ce qui marche le mieux c'est l'éducatif (qui n'exclut pas l'autorité et la fermeté), et que ça marche encore mieux quand il y a des éducateurs pour faire de l'éducatif.

Soyons justes, une annonce intéressante tout de même : un code de la justice des mineurs. Ca ne sera pas du luxe d'avoir tout dans le même texte. Après, faut voir le contenu...

Et puis, elle a parlé de nous, les magistrats.
Bien forcée, puisque les deux principaux syndicats annoncent des actions la semaine prochaine à cause notamment des multiples atteintes à l'autorité judiciaire.
Alors là, les conseillers en com' ont bien travaillé.
Le congrès de l'USM (première organisation syndicale des magistrats, qui revendique 2000 adhérents et près de 65% des voix aux élection professionnelles), auquel tous les Gardes des Sceaux se sont rendus depuis des décennies, devient "une réunion de 90 magistrats à Clermont-Ferrand". Et elle, elle a préféré aller sur le terrain qu'assister à une réunion dans une cabine téléphonique. On voudrait juste savoir sur quel terrain elle était le 10 octobre dans l'après midi.
On évoque une certaine brutalité ? Elle répond exigence.
La carte judiciaire ? Ce sont les magistrats eux mêmes qui l'ont proposée. Traduction : des commissions alibi ont été réunies en urgence pendant l'été pour faire semblant de consulter alors que le projet était prêt depuis longtemps.
Le Procureur de Boulogne sur Mer a obtenu une mutation qu'il sollicitait depuis plusieurs années après un avis de non lieu à sanction rendu par le CSM ? En langue ministérielle ça se dit : "J'ai pris mes responsabilités, j'ai demandé au magistrat de quitter ses fonctions".
Sans parler du message subliminal qui suit : pour le Juge Burgaud, s'il n'y a rien, ça ne sera pas ma faute mais celle du CSM.

A la fin, j'ai fatigué. A 22 heures, j'ai éteint.
Pas envie de me taper Tapie en prime.

Le Bilan

Sur 1h10 d'émission, plus de 20 minutes sur "sa vie-son oeuvre-ses origines".
Des mots clés : victimes, mutirécidivistes, terrain, criminels.
Des mots absents (notamment dans la bouche d'Arlette Chabot) : budget, rapport de la CEPEJ, respect de l'autorité judiciaire.
Une empoignade avec Elisabeth Guigou sur le thème "mes chiffres sont meilleurs que les tiens et toi aussi t'en as bavé".
Un nom : Nicolas Sarkozy.

Moi j'aime bien la télé de service public.

Allons sifflets de la patri-i-euh

Voici qu'est né un de nos grands débats nationaux qui font partie du génie français : comment partir d'un fait divers qui ressortit de l'anecdote, en faire un événement national, et voir la France se déchirer en deux camps, d'un côté les matamores qui font le concours de celui de qui a la plus grosse[1], et de l'autre les larmoyants qui disent que si les imbéciles se comportent comme des imbéciles, c'est parce que c'est dur d'être un imbécile en France, démontrant ce faisant le contraire.

Mardi soir, lors du match amical France-Tunisie au Stade de France, la Marseillaise a été sifflée. Drame. Drame bis, drame ter, même, puisque déjà le 6 octobre 2001, la même chose était intervenue au même endroit lors d'un match France-Algérie, avec en prime un envahissement du terrain avant la fin qui avait conduit à annuler la rencontre, et le 16 novembre 2007 lors d'un match France-Maroc.

Face à cette expression brute de la stupidité qui trouve hélas à s'épanouir lors des matchs de foot, le gouvernement a immédiatement réagi. Il est hors de question que des supporters de foot aient le dernier mot : le Gouvernement les battra sur leur propre terrain. Et par le même score que le match, 3 à 1.

C'est Roselyne Bachelot qui marque le point de l'égalisation en annonçant que désormais, tout match avant lequel la Marseillaise serait sifflée serait « immédiatement arrêté ». Je suppose qu'il faut comprendre qu'il ne démarrerait même pas, donc ne serait pas arrêté mais annulé.

Le juriste se pose alors deux questions. D'une part, à partir de combien de sifflets le match serait-il annulé ? Un seul sifflet sur 80.000 spectateur serait-il suffisant ? Ou faudrait-il un certain seuil ? Dans ce cas, qui compterait les siffleurs ? Compter pendant la Marseillaise n'est-il pas en soi un outrage à l'hymne, qui doit s'écouter l'œil larmoyant, ce qui empêche de compter efficacement ? D'autre part, quel serait le fondement juridique ? Certes, la question peut être court-circuitée : votons une loi, et baste. Mais en attendant, posons-nous la question : sur quoi reposerait ce principe de sanction collective, qui frapperait non seulement les spectateurs présents qui eux larmoyaient bien de façon réglementaire en entonnant le « Aux armes etc. », mais aussi les quelques millions de téléspectateurs qui n'y peuvent mais (ou au contraire peuvent siffler à l'envi sans que personne n'y trouve à redire), et qui seront du coup condamnés à une re-re-re-rediffusion des Experts ? C'est donner à des imbéciles un pouvoir de nuisance exceptionnel. Or les imbéciles raffolent de ça. Ça ne risque donc pas de les décourager.

Mais à peine de le temps de s'attarder que Michèle Alliot-Marie s'enfonce dans la défense après un petit pont suivi d'un grand pont et marque le deuxième point : elle demande au préfet (petit pont) de saisir la justice (grand pont) en vue de poursuivre les auteurs de ces délits. Le procureur de Bobigny a donc ouvert une enquête préliminaire à cette fin. Nous passerons rapidement sur le hors-jeu, non sifflé : le préfet n'est pas compétent pour donner des instructions au procureur aux fins de poursuite. C'est le ministre de la justice, que Michèle voit tous les mercredi matin. Vivement l'arbitrage vidéo. En attendant, ce sera de la justice vidéo, puisque la police va travailler sur les images de la télévision et des caméras de sécurité. L'enquête est confiée à la BRDP de Paris. La Brigade de Répression de la Délinquance contre… la Personne. Oui, visiblement, au ministère de l'intérieur, on croit que la Marseillaise, c'est une personne. Le point est donc logiquement validé.

On approche de la fin du temps réglementaire quand Bernard Laporte déborde la défense par la droite, et va aplatir dans l'en-but par une splendide recommandation « de ne plus jouer de matches avec les ex-colonies ou protectorats français du Maghreb au Stade de France, mais “ chez eux, ou alors en province” ».

Par exemple à Marseille ?

Vu la beauté du geste, l'essai est validé même si c'est du foot, et la France rentre au vestiaire, son honneur lavé, blanchi ajoute Bernard Laporte, sur le score de 3 à 1. Désolé pour les supporters siffleurs, mais ils n'avaient aucune chance face à un tel niveau de compétition.

Là où me naît une pointe de jalousie, c'est à l'égard de mes confrères qui auront à défendre les quelques supporters siffleurs identifiés et poursuivis. Ils vont s'amuser comme des fous.

D'abord sur la preuve. Leur client sifflait-il l'hymne, ou sifflait-il les siffleurs ? Comment distingue-t-on l'outrageur de celui qui manifeste bruyamment son mécontentement à l'égard de ceux qui commettent l'outrage ? Voyez la photo d'illustration de cet article du Monde. On y voit un jeune homme, les doigts dans la bouche, probablement en train de siffler. Supposons que la photo a été prise durant l'hymne national français. La photo est sous titrée « Des supporteurs de l'équipe tunisienne, le 14 octobre au Stade de France. » En effet, le jeune homme tient le coin d'un grand tissu rouge qui selon toute vraisemblance est le drapeau de Tunisie. À sa droite, un autre supporteur, hilare, brandit une écharpe frappée du mot “Tunisie”. Un supporteur tunisien, assurément. Un suspect, lui aussi : de par son sourire, on se doute que s'il n'a pas sifflé le cantique national, c'est uniquement parce qu'il a les mains prises.

Vraiment ? Et dites-moi, j'ai la vue basse : qu'est-ce qu'il a autour du cou ?

Ensuite sur la matérialité de l'outrage. Siffler est-il un outrage ? L'article 433-5-1 du Code pénal ne définit pas ce que c'est que l'outrage à l'hymne national. La définition se trouve à l'article 433-5, juste avant.

Constituent un outrage (…) les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l'envoi (postal) d'objets quelconques…

Déjà se pose le problème du caractère non public de l'outrage. Cela a totalement échappé au législateur, qui a voulu éviter l'application du régime des infractions de presse (plainte préalable, prescription de trois mois…) en se greffant sur l'outrage de droit commun et non l'injure ou l'offense qui sont des infractions de presse. Aucune juridiction n'ayant été saisie de la question, c'est un premier point de droit intéressant à soulever : la loi pénale est d'interprétation stricte.

En outre, un sifflet n'est pas une parole, ni un geste, ni une menace, ni un écrit, ni une image. L'élément matériel du délit semble sacrément faire défaut.

Et en admettant que les juges fassent une interprétation large de cette définition et décident que oui, un sifflet est un outrage, et que l'outrage de l'article 433-5-1 n'a RIEN à voir avec celui de l'article 433-5, c'est juste une coïncidence de numérotation, il reste un troisième argument : la conformité de cette loi avec l'article 10 de la CSDH. Vous vous souvenez ? La France collectionne les condamnations pour atteinte à la liberté d'expression non nécessaires dans une société démocratique. Il faudra qu'on m'explique en quoi réprimer depuis 2003 l'outrage fait au drapeau ou à l'hymne national est nécessaire dans une société démocratique. Le fait que le Conseil constitutionnel ait jugé conforme à la Constitution ce délit (§99 et suivants) ne préjuge pas de ce que penseront les juges de Strasbourg.

Bref, il n'est pas impossible que dans la compétition de ridicule qui s'est engagée, la France joue les prolongations.

Notes

[1] Proposition, naturellement.

dimanche 12 octobre 2008

Le dégoût

Par Dadouche



Attention ! Que ceux qui considèrent les magistrats comme d'indécrottables corporatistes impunis à qui on devrait infliger au centuple les avanies qu'ils font quotidiennement subir aux honnêtes citoyens par leur incompétence s'éloignent immédiatement de leurs écrans et cliquent sur un autre site, sous peine de d'étrangler de rage en hurlant « et ça continue, ils n'ont rien compris, vivement des comités de salut public et des centres de rééducation pour les robes noires à épitoge simarres ».
Qu'ils aillent plutôt se défouler sur le site du Figaro, dont les colonnes consacrées à l'actualité judiciaire semblent ne plus servir qu'à discréditer chaque jour un peu plus l'institution judiciaire et ceux qui la servent (voir par exemple ici et .)

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samedi 11 octobre 2008

L'affaire du médecin urgentiste du SAMU de Valence

À peine avais-je annoncé que mon agenda m'imposerait le silence pendant quelques jours que j'entendais à la radio une information qui paraissait faite sur mesure pour un billet.

À Valence, dans la Drôme, un médecin urgentiste a été placé en garde à vue, puis présenté à un juge d'instruction, avant d'être finalement remis en liberté, et même pas mis en examen. Intervenant depuis peu avec le SAMU 26, il a été appelé dans un salon de coiffure où une dame de 80 ans avait fait un malaise cardiaque. Les gestes exacts qu'il a pratiqués sont au cœur du débat ; toujours est-il qu'il a fini par la considérer décédée malgré ses efforts pour la ranimer, décès qui sera confirmé une fois cette dame transportée à l'hôpital.

Or il a été rapporté, par qui, je l'ignore, au directeur de l'hôpital où le décès de la patiente a été constaté que ce médecin avait eu des gestes « bizarres », sans qu'il soit précisé ce que bizarre veut dire. Pour ma part, j'ai tendance à considérer tous les gestes des médecins comme bizarres : ont-il vraiment besoin de pincer mon poignet pour regarder l'heure à leur montre ? A-t-il besoin d'entendre le chiffre trente trois avant de pouvoir m'ausculter ? Assurément, ce sont là des gens bizarres. Et puis s'habiller tout en blanc, quand le noir est si seyant. Enfin, passons.

Toujours est-il que quelques jours après cette intervention, le médecin va être interpellé, placé en garde à vue 24 heures, mesure qui sera renouvelée pour une durée totale de 48 heures, puis présenté à un juge d'instruction qui finalement le remettra en liberté, après l'avoir placé sous le statut de témoin assisté, les dépêches précisant à la demande de son avocat, ce qui n'est pas tout à fait vrai, comme nous allons le voir.

Emballement de la justice ? Je ne saurais dire, ignorant le dossier, mais emballement médiatique, un petit peu, puisque plusieurs articles ont parlé d'instruction ouverte pour homicide volontaire, alors qu'il s'agit très probablement d'une instruction ouverte pour homicide involontaire, comme le dit l'article du Figaro.

D'abord parce que le droit pénal ne connaît pas l'homicide volontaire. Il regroupe dans la catégorie des atteintes volontaires à la vie le meurtre, qui est le fait de donner volontairement la mort à autrui, l'assassinat, qui est le meurtre commis avec préméditation, et l'empoisonnement, qui le fait d'attenter à la vie d'autrui par l'emploi ou l'administration de substances de nature à entraîner la mort. Il parle par contre d'homicide involontaire dans les atteintes involontaires à la vie. Il est donc douteux que les sources judiciaires des journalistes aient parlé d'homicide volontaire, c'est plutôt je le pense l'oreille des journalistes qui n'a pas enregistré le préfixe in-.

Ensuite parce que le meurtre supposerait que le médecin ait voulu, par ses gestes, donner la mort. S'agissant d'une femme de 80 ans en pleine crise cardiaque, cela suppose un perfectionnisme extraordinaire, puisqu'il n'avait qu'à laisser faire la nature pour obtenir le même résultat en quelques minutes sans encourir de responsabilité pénale criminelle. Je sais que le fait que l'hypothèse soit absurde ne suffit pas, aux yeux de l'opinion publique, à faire douter de sa véracité si la justice est mêlée à l'affaire, mais il y a un certain respect qui est tout de même dû à l'intelligence.

Répondons donc à deux questions : que s'est-il passé, du point de vue judiciaire, et au-delà de cette affaire, dans quelle mesure un médecin qui pratique son art peut-il voir sa responsabilité pénale mise en cause ?

Que s'est-il passé ?

Réserve importante : je me fonde sur les faits donnés par les articles de presse, et agis par déduction en retenant l'hypothèse la plus probable. Je peux me tromper.

Le procureur de la République a été informé de l'existence de ces gestes « bizarres » le vendredi suivant, soit six jours plus tard. Comment, je ne puis le dire. Soit il s'agit d'un signalement par la direction de l'hôpital, suite au témoignage de l'équipage du SAMU par exemple, ou des constatations faites par le service des urgences (présence d'hématomes ne correspondant pas aux gestes techniques habituels), soit, et ça ne m'étonnerait pas, il s'agit d'une plainte déposée par la famille de la décédée, à la suite des témoignages qu'elle a pu recueillir. J'y reviendrai.

Le procureur va charger la sûreté départementale de l'enquête (c'est la Police nationale), qui ne va pas faire dans la finesse. L'Officier de police judiciaire (OPJ) en charge de l'enquête va estimer qu'il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner que ce médecin a commis ou tenté de commettre une infraction, en l'espèce un homicide involontaire, des violences volontaires ou une non assistance à personne en danger. C'est à l'existence de ces raisons plausibles que tient votre liberté, chers concitoyens, puisqu'elles ouvrent le droit à l'OPJ de vous interpeller à votre domicile dès 6 heures du matin et ce jusqu'à 21 heures (24 h sur 24 sur la voie publique) et vous retenir 24 heures dans ses locaux (art. 63 du CPP), et c'est ce qui va se passer pour notre médecin.

Le procureur de la République a été informé de ce placement en garde à vue. Il n'a pas donné d'instruction pour qu'il y soit mis fin le plus tôt possible, et il va même autoriser son renouvellement pour 24 heures de mieux. Parce que l'enquête a révélé des éléments à charge ? Pas forcément. Il devait y en avoir, par exemple, les explications du médecin ont paru embrouillées (du genre il utilisait plein de mots grecs et latins pour égarer les policiers), mais si vous voulez mon avis, ce qui a dû être déterminant pour ce renouvellement, c'est qu'on était samedi, donc que le lendemain, c'était dimanche, ergo pas de juge d'instruction de présent. À quoi ça tient, parfois, une journée au commissariat.

Le lundi, le médecin est conduit au palais de justice pour être présenté à un juge d'instruction.

Je vois des sourcils qui se froncent en regardant un calendrier. S'il a été interpellé le samedi matin, et que la garde à vue ne peut excéder 48 heures, il a fallu faire vite le lundi matin, devez-vous vous dire. Que nenni. S'agissant de votre liberté, chers compatriotes, le législateur est d'une générosité sans bornes. Si à l'issue de la garde à vue, le parquet décide d'engager des poursuites, la loi lui donne vingt heures de mieux pour retenir l'intéressé le temps pour lui qu'il comparaisse devant une juridiction : article 803-3 du CPP. Cette juridiction, ce sera un juge d'instruction, saisi par le parquet d'une demande d'instruction (qu'on appelle réquisitoire introductif) pour homicide involontaire.

Ce réquisitoire ouvre le droit pour le gardé à vue, devenu déféré, à l'assistance d'un avocat ayant accès au dossier et pouvant s'entretenir avec son client de façon confidentielle, façon confidentielle s'entendant jusqu'à il y a peu à Paris par : assis sur un banc avec un gendarme d'escorte à côté de lui qui semble plus intéressé par ce que dit l'avocat que le déféré lui-même. Ça y est, maintenant, on a des petits bureaux clos.

Le juge d'instruction reçoit ensuite le déféré en présence de son avocat et l'informe qu'il envisage de le mettre en examen pour homicide involontaire. Il lui demande ensuite s'il accepte de répondre aux questions du juge, préfère faire de simples déclarations que le juge consignera sans pouvoir l'interroger, ou s'il préfère garder le silence pour le moment. Ce choix exprimé, et le cas échéant les questions posées ou les déclarations recueillies, le juge d'instruction invite l'avocat à présenter des observations sur l'éventuelle mise en examen. Puis, s'il estime qu'il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable que le déféré ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont est saisi le juge d'instruction, le juge le met en examen. Dans le cas contraire, le juge d'instruction le place sous le statut de témoin assisté (art. 116 du CPP). Le statut de témoin assisté est une sous-mise en examen, moins infamante, donnant accès au dossier par l'intermédiaire d'un avocat et ouvrant certains droit du mis en examen, mais moins que n'en a le mis en examen. L'intérêt est que le témoin assisté ne peut faire l'objet d'aucune mesure coercitive : pas de détention provisoire ni de contrôle judiciaire.

Dans notre affaire, le procureur avait demandé la mise en examen du médecin avec placement sous contrôle judiciaire incluant l'interdiction d'exercer la médecine (je ne sais pas si c'était une interdiction générale ou limitée au cadre du SAMU). Le juge d'instruction n'a pas mis notre médecin en examen, le voici donc témoin assisté et libre d'exercer. On peut supposer que les explications fournies au juge ont fait qu'il ne subsistait pas assez d'indices graves et concordants rendant vraisemblable l'homicide involontaire. Le juge d'instruction va continuer son enquête, à charge et à décharge. Qui consistera essentiellement en une expertise, éventuellement une autopsie si le corps est encore disponible pour cela.

Colère des médecins, le docteur Patrick Pelloux, président de l'Association des Médecins Urgentistes de France en tête : « À ce rythme là, ce soir l’ensemble des urgentistes de France vont se retrouver en garde à vue ce soir », a-t-il déclaré, faisant suivre son pronostic d'un diagnostic : « C’est une véritable cabale contre ce professionnel qui a fait une manœuvre que tout urgentiste fait », sans préciser laquelle, vous le noterez, ce qui est à mon avis une clef d'explication de la situation que dénonce ce médecin, comme nous allons voir. Il termine en déplorant « les accusations mensongères » de la direction de l'hôpital de Valence à l'égard de ce médecin urgentiste expérimenté, traduisant le « malaise relationnel dans les hôpitaux », qui, cela va sans dire, ne saurait être imputable aux médecins.

Alors, quel est au regard de la loi pénale le statut des médecins ?

La responsabilité pénale des médecins

Au risque d'étonner les très honorables membres de cette belle profession qui me lisent, la responsabilité pénale des médecins est la même que tout citoyen, président de la République excepté. Le code pénal ne contient aucune disposition dérogatoire à leur bénéfice.

J'ajouterai même que certains médecins ne font que commettre des infractions pénales du matin au soir, et du soir au matin s'ils sont de garde.

Vous ne me croyez pas ? Mais que diable : inciser un patient avec un bistouri, c'est une violence volontaire avec arme, l'amputer d'un membre, c'est une mutilation. Et un massage cardiaque se fait rarement sans casser quelques côtes. Le geste médical peut être violent. Et occire un patient fût-il en phase terminale d'une douloureuse maladie reste un meurtre passible de la cour d'assises.

Pourtant, ayant été de permanence garde à vue récemment, je vous rassure, le docteur Pelloux s'est trompé : les cellules des commissariats n'étaient pas remplies de médecins urgentistes, les seuls esculapes que j'y ai croisés venant y pratiquer leur art en examinant des gardés à vue hélas pour moi beaucoup moins solvables.

Car toutes ces infractions commises par des médecins sont couvertes par une cause d'irresponsabilité pénale : l'état de nécessité.

N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace.

Voilà ce qui justifie qu'un médecin puisse vous ouvrir le ventre, vous mutiler (au-delà de l'amputation, une simple appendicectomie ou vous enlever les amygdales ou les dents de sagesse est une mutilation), au besoin sans votre consentement si vous êtes inconscient : ce faisant, il prévient un plus grand mal, généralement la mort, ou tout simplement un risque pour votre santé qui ne pouvait être prévenu que par cette mutilation.

A contrario, cela implique que si le médecin sort de cette nécessité de son acte, ou que son acte a des conséquences autres que l'amélioration de la santé du malade (ou l'allongement de sa vie ou l'atténuation de ses souffrances, le médecin n'étant pas tenu de guérir), il peut redevenir très facilement une infraction pénale.

Un médecin qui effectuerait une opération qu'il sait non nécessaire sur un patient commettrait un acte de violences volontaires. Un chirurgien plasticien qui opérerait dans des conditions douteuses et laisserait des patients défigurés commettrait les délits de blessures involontaires et mises en danger d'autrui.

Le médecin qui, par maladresse, négligence, inobservation des lois ou règlements (sur l'asepsie par exemple), entraînerait une infection, des complications voire le décès de son patient commettrait le délit de blessures involontaires ou d'homicide involontaire.

Ajoutons que comme tout citoyen, le médecin est tenu de porter secours si ce faisant, il ne s'expose pas lui-même au danger.

Bref, les médecins sont des citoyens comme les autres, qui exercent une profession pas comme les autres.

Revenons-en à notre médecin valentinois. Dans quelle mesure est-il susceptible d'avoir commis une infraction pénale ?

Soit les gestes qu'il a pratiqués étaient inadaptés au point de relever de la négligence ou de la maladresse et ont causé le décès, et il peut avoir commis un homicide involontaire. Car on peut tuer même un mourant. Soit les gestes étaient inadaptés au point de relever de la négligence ou de la maladresse mais ont simplement précipité le décès ou causé des blessures, et il peut s'agir de blessures involontaires. Il n'y a pas non assistance à personne en danger car le médecin a porté secours, peu importe que ce soit de manière inefficace, sauf à établir qu'il a simulé une réanimation mais n'avait pas l'intention de secourir sa patiente, hypothèse peu probable. Si aucune de ces hypothèses n'est avérée, le médecin n'a commis aucune infraction. C'est ce que l'instruction va chercher à établir.

La garde à vue était-elle vraiment nécessaire ?

Oui. J'ai tendance à penser que dès lors qu'une personne met le pied dans un local de police alors que pèse sur lui un soupçon, elle doit être placée sous le régime de la garde à vue. Ce régime s'accompagne de garanties, telles que le droit à un entretien avec un avocat qui est informé de la nature des faits reprochés, l'examen par un médecin, et ce qui est loin d'être accessoire, l'information du procureur de permanence de cette mesure privative de liberté. Simplement, la garde à vue doit prendre fin dès lors qu'elle n'est plus rigoureusement nécessaire, sa durée de 24 heures étant un maximum, pas une durée standard (et elle peut reprendre ultérieurement, à condition de ne pas dépasser la durée maximale de deux fois vingt quatre heures). Je soulève d'ailleurs systématiquement la nullité de procédures où mon client a été gardé au commissariat, quand il n'a pas été amené menotté, a été interrogé en long en large et en travers, confronté à sa victime, et relâché après quelques heures sans qu'à aucun moment on ne lui ait notifié une garde à vue et donc que le procureur n'ait été informé de cette mesure, le parquet apprenant ce qui s'est passé en recevant la procédure au courrier. Et je l'obtiens assez souvent, à mon grand dam sur réquisitions contraires du parquet, qui trouve tout à fait normal que la police prenne des libertés empiétant sur sa mission de gardien des libertés. Et après, il s'étonne que la cour européenne des droits de l'homme l'estime insuffisant pour cette mission… Je rêve de porter cette question devant la cour de cassation, mais mes clients condamnés dans ces conditions ont une peine tellement dérisoire qu'ils n'ont pas envie de faire appel. Ajoutons à cela qu'aucune disposition du CPP n'impose de faire systématiquement ôter au gardé à vue ses lunettes, sa montre, sa ceinture et jusqu'à ses lacets de chaussure, et de le garder menotté quasiment tout le temps. L'égalité républicaine a des limites. Le discernement en est une.

Sur le contrôle de l'opportunité de la garde à vue[1], je me heurte à une jurisprudence solide comme les murs de Byzance qui fait de la GAV une mesure décidée souverainement par l'OPJ, sans contrôle d'opportunité par le juge. Pas d'habeas corpus en France.

Mais je n'oublie pas que les murailles de Byzance n'ont pas arrêté la Quatrième croisade. Et je verrai bien la CEDH dans le rôle du Doge Dandolo, cette absence de tout contrôle et recours étant à mon sens incompatible avec l'article 5 de la Convention. Mais je m'égare. C'est votre faute, aussi, à vous qui me parlez de ma vieille lune.

Et le patient, docteur ?

Revenons en à notre toubib.

Le placer en GAV un samedi matin, sachant qu'aucun déférement ne pourrait avoir lieu avant le lundi, s'agissant d'un médecin de 41 ans, que j'imagine mal prendre la fuite, et le garder ainsi jusqu'au lundi dans les conditions que connaissent les avocats et les quelques parquetiers qui visitent leurs commissariats me paraît difficilement proportionné et opportun. Le parquet voulait lui interdire d'exercer au SAMU pour la durée de l'enquête voire jusqu'au jugement, ce qui ne pouvait être ordonné que par un juge d'instruction. Soit. Mais était-il vraiment nécessaire de le priver de liberté à cette fin, et quarante huit heures par dessus le marché ? Les médecins n'ont pas besoin qu'on en fasse autant pour se rassembler sous le caducée en ordre de bataille. Cette fois, difficile de leur donner tort. Le juge d'instruction y a mis bon ordre, et c'est tant mieux.

Les médecins vont-ils devoir désormais coudre le numéro du mobile de leur avocat dans la doublure de leur blouse pour pouvoir exercer ? Si en tout cas, je les encourage à y broder le mien, je pense qu'il y a un moyen pour eux d'éviter des mises en cause judiciaire désagréables quand bien même elle finissent par un non lieu ou une relaxe.

La plupart de ces poursuites émanent du patient ou de ses proches : c'est souvent eux qui portent plainte. Pourquoi ? Parce que personne ne leur a explique ce qui s'est passé. La médecine en France est enkystée dans une tradition surannée du médecin sacré. Si le médecin dit qu'il a fait ce qu'il a pu, le patient ou sa famille doivent dire amen. Et non, ça ne marche plus. Les médecins doivent apprendre à communiquer. Prendre le temps d'expliquer au patient pourquoi les choses ne se sont pas passées comme prévu, à la famille d'un décédé précisément ce qui s'est passé, causes de la mort et soins apportés. C'est important pour eux car il est insupportable de ne pas savoir comment son père, son frère, son fils est mort ni avoir la certitude que tout a été fait pour le sauver. Le soupçon est insupportable, et la justice est la seule institution à même de faire jaillir la vérité qui le dissipera. Et la voie pénale présente trop d'attraits pour être écartée (c'est la moins coûteuse, elle a avec elle la force publique, entre autres).

Des médecins commettent des crimes et des délits. Ceux-là doivent être jugés et leurs confrères n'en disconviendront pas. Mais je suis prêt à parier que prendre le temps d'expliquer à la famille : « Votre mère a fait un infarctus du myocarde provoqué par un athérome coronarien, c'est à dire une obstruction partielle de cette artère, qui a diminué l'irrigation du cœur en sang. C'est indolore, hormis des épisodes douloureux que les personnes âgées ont tendance à mettre sur le compte de leur âge. Le muscle du cœur a commencé à mourir, jusqu'à ce que cet après midi, les tissus morts ont entraîné une activité électrique anormale du muscle, qui a fait une arythmie, c'est à dire qu'il a cessé de battre de manière coordonnée et efficace. Cela a fait cesser la circulation du sang, et le cerveau non irrigué est mort très vite. Quand le médecin du SAMU est arrivé sur place, il a senti un poul irrégulier et a détecté l'arythmie. Il a pratiqué tel et tel gestes pour voir si le cerveau réagissait encore, notamment en provoquant des réflexes à la douleur, qui peuvent sembler violents à des témoins, et pour faire cesser cette arythmie, ignorant que les dégâts au cerveau étaient déjà irréversibles. De fait, elle était morte à l'arrivée du SAMU. Ça a été foudroyant ; elle a dû sentir comme un assoupissement irrésistible. Ce n'était pas douloureux, elle ne s'est pas sentie partir. » Dire cela, en corrigeant mes approximations, c'est un procès évité à coup sûr. Dire : « elle est morte, on a fait tout ce qu'il fallait, signez ici » alors que des témoins vont décrire des coups portés sur la poitrine, des doigts enfoncés dans l'articulation de la machoire, peut être des gestes réflexes à la douleur qui ne sont que des gestes réflexes, et vous êtes bons pour la plainte avec constitution de partie civile afin qu'un juge d'instruction désigne un expert qui fera le travail que vous n'avez pas fait d'explications aux familles.

Notes

[1] C'est à dire la possibilité de contester devant un juge une mesure de garde à vue, soit pour obtenir une décision y mettant fin, soit pour voir juger que cette mesure étant disproportionnée, qu'elle entâche la procédure de nullité.

jeudi 9 octobre 2008

De quelques idées reçues sur le prétendu laxisme des magistrats

Par Gascogne


Le syndicat de policier "Synergie Officiers" nous a déjà habitué à des déclarations fracassantes à l'égard des magistrats (un petit exemple sur les JLD dans le contentieux des étrangers, ou encore récemment sur une remise en liberté contestée par les policiers). La nouvelle sortie de ce syndicat dans la presse n'étonne pas vraiment le monde judiciaire. Par contre, elle agace prodigieusement.

Quelques éléments doivent être rappelés à nos amis policiers de ce si sympathique syndicat.

Le premier, et pas des moindres, est que la critique publique d'une décision de justice est un délit puni tout de même de 6 mois d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende (art. 434-25 du Code Pénal). Dés lors, avant de donner des leçons aux magistrats sur la manière de faire respecter la loi aux sauvageons des banlieues, un respect de la loi par ces mêmes syndicalistes serait-il de nature à démontrer que ce n'est pas deux poids et deux mesures : la loi dans toute sa rigueur pour les délinquants d'habitude, le laxisme le plus extrême pour les policiers qui s'expriment.

Le second concerne la notion même de sanction. Une peine d'emprisonnement ferme avec mandat de dépôt à l'audience n'est pas le seul et unique moyen de sanctionner un comportement. Il suffit de se plonger quelque peu dans le Code Pénal pour se rendre compte que le législateur a entendu privilégier diverses sanctions pénales, dont certaines dites "alternatives" à l'enfermement, pour ne laisser la peine de prison, qui plus est à "exécution immédiate" qu'en dernier ressort. Dés lors, affirmer que le sentiment d'impunité résulte du fait que les juges laxistes ne prononcent pas assez de mandats de dépôt à l'audience est d'un simplisme démagogique à toute épreuve. Beccaria doit s'en retourner dans sa tombe.

Ensuite, concernant le choix des procédures ("certaines personnes ne sont même pas déférées !"), l'action publique appartient encore aux procureurs. Je sais bien que cela énerve certains officiers et commissaires de police (l'ex syndicat majoritaire des commissaires, le SCHPNF, alias le Schtroumpf tant ce sigle est imprononçable, avait en son temps proposé que l'action publique relève au moins en partie des commissaires de police), mais cette réforme n'est pas encore à l'ordre du jour. Que les personnels de police les plus critiques passent le concours de la magistrature, et nous pourront discuter de l'opportunité d'une politique pénale.

Mais ce n'est pas tant la critique en soi qui agace le plus. Ce ne serait que saine participation démocratique si les syndicalistes de "Synergie Officiers" balayaient un peu devant leur porte. Car ils oublient tout de même de préciser que dans un certain nombre de cas, s'il n'y a pas de défèrement, c'est que la gestion policière du dossier a laissé à désirer : garde à vue nulle (rarement une semaine à la permanence téléphonique du parquet sans une levée de garde à vue pour nullité substantielle), compte rendu peu clair, actes d'enquête non effectués...Ce même syndicat (du moins me semble-t-il) avait en son temps proposé qu'un "observatoire des bavures judiciaires" soit mis en place. Le parallélisme des formes pourrait imposer que les magistrats se mettent à publier toutes les nullités de procédure faites par la police.

Faire incarcérer une personne, et aller devant une juridiction de jugement alors même que la procédure est bancale pourrait certes permettre aux enquêteurs de penser que le parquet "les soutient" (encore que je n'ai pas vu dans la loi où il était inscrit qu'il s'agissait là d'une des fonctions du parquet), mais ne serait pas digne du fonctionnement d'une justice démocratique. Les procureurs ne sont pas notés aux "crânes".

Que l'on ne se trompe pas sur mon agacement : après pas mal d'années passées dans diverses fonctions pénales, je sais parfaitement bien que la majorité des policiers fait très bien ce pour quoi elle est payée, à savoir interpeller les auteurs d'infractions pénales et procéder les concernant à une enquête en bonne et due forme.

Cela représente pour les policiers une masse de travail considérable. Pour les magistrats également. Raison pour laquelle les poursuites et les décisions qui sont prises par la suite, tant par les magistrats du parquet que par ceux du siège, méritent bien mieux que les approximations démagogiques de quelques excités pour lesquels la frustration le dispute à l'incompétence.

mercredi 8 octobre 2008

Chers confrères, la presse a besoin de vous

La rédaction d'une grande chaîne publique nationale qui porte dans son intitulé le numéro 3 et le nom du plus beau pays du monde cherche des témoignages de personnes qui auraient été victimes soit de fichage, soit de systèmes de surveillance et qui accepteraient de témoigner dans un reportage. Il s'agirait par exemple de personnes se voyant refuser l’accès à des postes dans la fonction publique ou la sécurité du fait d’informations erronées ou qui auraient dû être effacées des fichiers STIC, JUDEX… ou des personnes qui ont perdu leur emploi suite à la loi sécurité intérieure. Ce peut être aussi des personnes victimes de l’utilisation de la vidéosurveillance ou de tout autre système de récolte d’information.

Je pense que mes confrères de Bobigny ont dû être exposés à de tels cas avec l'exigence d'un agrément pour les salariés de l'aéroport de Roissy instauré par la loi sur la Sécurité intérieure.

Merci de m'écrire sur cette page pour me donner vos coordonnées, je transmettrai. J'ai cru comprendre qu'il y avait une certaine urgence.

mardi 7 octobre 2008

Les mathématiques de l'insécurité

Par Fantômette


Le 24 juin dernier, le Figaro titrait glorieusement sur le palmarès de la violence, "ville par ville".

"Où court-on le plus de risques de se faire agresser ? Quelles sont les communes les plus sûres ?" Tendez-vous déjà la main vers votre tube de lexomil ?

Le Figaro poursuit inexorablement : "D’après les chiffres incontestables de la PJ".

Nous y voilà. Les chiffres. Incontestables. Forcément.

Qu’un chiffre soit incontestable, cela pourrait déjà se discuter. Que son interprétation le soit, cela ne se discute même plus.

Alors dans le but de faire de vous, chers lecteurs, des lecteurs avertis qui en vaudront plusieurs, quelques complexités à garder à l’esprit toutes les fois où l’on vous parlera des "chiffres de la délinquance" et plus particulièrement des "chiffres incontestables".

Qu'est-ce que l'on compte ?

Pour commencer, de quoi parle t’on exactement ? Qu’est-ce que l’on compte ? Le nombre d’infractions dites-vous ? Ce n’est pas si simple.

Pour mieux comprendre, imaginez une série de cercles concentriques, qui dessinent une cible.

Le cercle extérieur, le plus large, représente le fameux "chiffre noir du crime". Si l’on admet que ce chiffre représente l’ensemble de toutes les infractions commises, sur une période donnée et sur un territoire donné, il augmente lorsque vous vous garez sans mettre d’argent dans l’horodateur. Lorsque vous resquillez en prenant le métro. Lorsque vous trouvez un billet de dix euros par terre, et que vous l’empochez[1].

Ce chiffre noir est inconnu et risque fort de le rester. Combien d’infractions sont-elles réellement commises par an en France ? On ne le sait pas.

Mesurer l'activité policière

Le second cercle, plus petit, correspond quant à lui à des données plus quantifiables. Il ne répond pas à la question de savoir combien d’infractions ont été commises, mais plutôt de savoir combien d’infractions ont été signalées ou constatées.

Ah, me direz-vous, il s’agit du nombre de plaintes. Celles-ci, du moins, peut-on les compter. C’est exact. Les dénonciations, également. Ceci dit, de nombreuses infractions ne feront pas l’objet de plainte. Il existe des infractions sans victime, au sens juridique du terme : la consommation de substances illicites, la conduite sans permis, le défaut d'assurance... Celles-ci seront découvertes sur la seule initiative de la police.

Nous pouvons donc, direz-vous, compter le nombre d’infractions dont la police et la gendarmerie auront eu connaissance, que ce soit par le biais d’un dépôt de plainte, ou par ses propres activités d’investigation.

D’accord. Cela nous donnera un chiffre donné.

Remarquez que ce chiffre nous donnera donc, non pas une image de la criminalité en tant que telle, mais bien plutôt une image de l’activité répressive de la police et de la gendarmerie. Et si les deux ne sont pas sans lien, sans doute faut-il se garder d’y voir un lien trop étroit.

Qu’un commissaire dynamique sache donner à ses troupes un peu de cœur à l’ouvrage, les envoie dans les quartiers sensibles, et stimule leur motivation : voilà "les chiffres incontestables de la délinquance" qui montent. Cela révèle t-il pour autant une hausse de la délinquance ? Pas nécessairement. En fait, toutes choses étant égales par ailleurs, si l’on remplace un commissaire un peu dépassé par un commissaire extrêmement efficace, on peut même imaginer que la délinquance va baisser dans son secteur (quitte à passer dans le secteur voisin). Pourtant, en faisant son travail très efficacement, il fait augmenter les chiffres de la délinquance, et créera, selon toute probabilité, du sentiment d’insécurité.

Qu’un gouvernement, soudainement soucieux d’offrir un meilleur accueil aux usagers du service public de la police, crée de nouvelles structures pour recueillir des plaintes, dans de meilleures conditions, et y forme ses agents, voilà les "chiffres incontestables" de la délinquance qui montent.

Que des campagnes soient lancées pour inciter les victimes de tel ou tel type d'infractions à porter plus systématiquement plainte, et les "chiffres incontestables", infatigablement, reprennent leur ascension.

Faut-il en déduire quoi que ce soit relativement au chiffre noir ? Augmente t-il ? Peut-être. Mais rien ne le prouve. Il pourrait aussi bien baisser. Les "chiffres incontestables" n’en augmenteraient pas moins.

Mesurer l'activité des juridictions

A l’intérieur de ce second cercle, le troisième cercle représente une autre catégorie de chiffres, qui nous informent sur l'activité des juridictions. Il pourra s'agir de compter le nombre de condamnations prononcées sur une période donnée, ou encore, plus généralement, le nombre de réponses pénales apportées, l'expression englobant aussi bien les condamnations classiquement prononcées par les tribunaux de police, tribunaux correctionnels et cours d'assises, que les réponses apportées par le biais des procédures alternatives au procès[2].

Ce chiffre-là est inférieur au précédent[3].

En effet, pour commencer, une plainte transmise au parquet ne fera pas systématiquement l’objet d’un jugement, faute, par exemple, d’avoir identifié l’auteur de l’infraction. L’infraction peut également avoir été mal caractérisée, ou bien, si un fauteur de trouble a dûment été dénoncé, le parquet peut estimer que les charges pesant contre lui sont insuffisantes[4]

La plainte pourra ainsi faire l’objet d’un classement sans suite, faculté ouverte au ministère public par l’article 40 du code de procédure pénale.

Imaginons une circulaire émise à l’intention du Parquet, sollicitant les procureurs de poursuivre avec fermeté tel ou tel type d’infraction, de ne pas les classer sans suite, de les orienter de préférence vers les tribunaux et non les voies alternatives, et voilà le chiffre incontestable de la délinquance, aimablement fourni par les juridictions pénales, qui augmente.

Toute instruction de ce type, qui ira dans le sens d’une poursuite plus systématique, d’une "réponse pénale" plus systématique, fera évidemment augmenter les mesures de l’activité judiciaire pénale[5]

Mais qu'est ce que cela signifie, au regard du "chiffre noir" de la délinquance ? Augmente t-il ? Diminue t-il ? Qui peut le dire ?

Un disciple optimiste du grand Beccaria serait en droit de voir dans l'augmentation du nombre de poursuites engagées et menées à terme, une raison de supposer que l'on prévient dans le même temps une délinquance potentielle, par le mécanisme dit de prévention générale. Plus la répression est active et visible, plus elle dissuade. C'est fort possible. Cela signifierait alors que plus les tribunaux poursuivent, et plus l'on a des raisons de supposer que le chiffre noir diminue.

Ce n'est pourtant pas souvent l'impression que le public retirera de l'idée que "les chiffres incontestables" de la délinquance augmentent.

Mesurer l'activité de l'administration pénitentiaire

Dernier cercle, et dernier chiffre, qui contribue probablement à créer du sentiment d'insécurité : celui qui concerne la population carcérale.

Le nombre de détenus augmente. Qu'est-ce que cela signifie ?

Il y a toujours deux explications possibles à l'accroissement ou à la diminution d'une population donnée. Elle s'accroit si le nombre de naissances augmente, et si le nombre de décès diminue. Inversement, lorsque le nombre de naissances diminue, ou lorsque le nombre de décès augmente, la population décroit. Il en va de même de la population carcérale. Remplacez seulement la naissance par l'incarcération, et le décès par la sortie de prison.

Deux origines possibles, donc, évidemment non exclusives l'une de l'autre, à l'augmentation sensible de la population carcérale. Plus de personnes qui entrent. Mais aussi, moins de personnes qui sortent. Ajoutez à cela une politique pénale qui tend à prononcer des peines plus longues d'incarcération, et vous disposez là d'une explication qui pourrait suffire à expliquer le phénomène de surpopulation carcérale, sans qu'il soit besoin d'extrapoler sur les variations supposées d'un chiffre noir, plus que jamais obscur et mystérieux.

Et destiné à le rester.

Notes

[1] Oui, c'est un vol.

[2] Passage devant le délégué du procureur, médiation pénale, composition pénale, notamment

[3] Je laisse de côté les affaires dans lesquelles les plaignants saisissent directement les juridictions pénales par le biais notamment des citations directes, relativement bien moins nombreuses.

[4] Ainsi, en 2005, sur près de 4.900.000 infractions traitées, 8,4% d'entre elles ont été classées sans suite pour motif juridique, ce qui recouvre notamment des hypothèses où l'infraction est inexistante ou n'est pas caractérisée. Un peu plus de 60% sont classées pour défaut d'élucidation. 22% d'entre les infractions restantes, dites poursuivables, seront classées sans suite pour un motif d'opportunité (le plaignant a pu se désister de sa plainte, être désinteressé spontanément. L'infraction peut être de très faible gravité, le préjudice inexistant...) Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

[5] Entre 2001 et 2005, le nombre de classements sans suite opéré par le parquet est passé de 434.475 à 323.594, faisant passer le taux de classement sans suite des affaires poursuivables de 32,7% à 22,1%. Il est intéressant de noter que cette diminution a notamment concernée les affaires classées sans suite pour le motif du peu d'importance du préjudice causé ou du trouble à l'ordre public. Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

dimanche 5 octobre 2008

En vrac

Mon agenda risque fort de me tenir éloigné de mon blog cette semaine (si mes colocataires se sentent inspirés, c'est le moment).

Néanmoins, quelques infos en vrac qui ne peuvent attendre un retour à la normale.

► Le « gilet jaune » est entré en vigueur aujourd'hui. J'avais raison, l'arrêté ministériel nécessaire n'avait pas été publié, mais il avait bien été signé le 28 septembre, soit 48 heures avant l'entrée en vigueur. Les délais de parution au JO ont fait que le gilet jaune n'est entré de fait en vigueur qu'aujourd'hui, lendemain de la publication des arrêtés, conformément à l'article 1er du Code civil.

Merci à mes lecteurs qui m'ont signalé l'arrêté du 29 septembre 2008 relatif au gilet de haute visibilité (NOR : DEVS0819336A) et en ce qui concerne le triangle rouge, l'arrêté du 30 septembre 2008 relatif à la présignalisation des véhicules (NOR : DEVS0819338A).

Que faut-il en retenir ?

Pour le gilet, il n'a de gilet que le nom : tout vêtement ouvrant le haut du corps est considéré comme un gilet. Donc, pour les cyclistes hors agglomération un jour de pluie, un poncho peut être un gilet s'il est réfléchissant, comme ce modèle, sous réserve de sa conformité aux normes.

S'agissant des normes, justement, l'arrêté renvoie au code du travail. les normes sont les mêmes.

Et quelles sont-elle, ces normes ? Elles figurent à l'annexe II de l'article R.4312-23 du Code du travail, article 2.13. Oui, je sais, c'est super facile à trouver pour l'automobiliste moyen, mais le législateur adore ce genre chasse au trésor réglementaire. Je ne résiste pas au plaisir de vous recopier ici cette norme, tant elle est magnifique (les gras sont de moi) :

2. 13. Équipements de protection individuelle vestimentaires appropriés à la signalisation visuelle de l'utilisateur

Les équipements de protection individuelle vestimentaires destinés à des conditions prévisibles d'emploi dans lesquelles il est nécessaire de signaler individuellement et visuellement la présence de l'utilisateur comportent un ou plusieurs dispositifs ou moyens judicieusement placés, émetteurs d'un rayonnement visible direct ou réfléchi ayant une intensité lumineuse et des propriétés photométriques et colorimétriques appropriées.

Automobiliste, attention : avant d'acheter votre gilet qui n'est pas forcément un gilet sur le premier marché venu, vérifiez bien que les dispositifs soient judicieusement placés (exemple : devant les yeux = FAIL), et que les propriétés photométriques et colorimétriques soient appropriées, et n'hésitez pas à tancer vertement le ruffian qui voudrait vous refourger des propriétés photométriques inappropriées. On ne vous la fait pas, à vous. Vous lisez maître Eolas.

Bon, plus sérieusement, le salut vient d'un autre article du code du travail, l'article R.4313-61, qui impose au fabriquant de ces équipements une déclaration préalable de conformité aux normes européennes avant la mise sur le marché, et une attestation de conformité délivrée par un organisme habilité (arrêté du 18 décembre 1992, JO 31 p.18158). Ce sont ces normes européennes qui définissent de manière très stricte les propriétés de ces équipements, mais je vous confirme que rien n'impose à ce gilet d'être jaune.

Donc, à compter de ce jour, ça y est, vous pouvez être verbalisés.

► Sur le jugement de Jean Sarkozy :

Loi de Murphy des blogs. C'est quand vous aurez fait votre BSV[1] sur une décision de justice que quelqu'un publiera la décision, rendant votre travail grandement caduc. Cette fois-ci, c'est de Pascale Robert-Diard que vient le coup de poignard, qui a retranscrit la décision sur son indispensable blog.

Voici la motivation du jugement sur le fond :

(…)Le simple fait de relever le numéro d’immatriculation d’un véhicule terrestre à moteur, quelles qu’en aient été les circonstances, ne pouvait à lui seul constituer un élément suffisamment probant de nature à établir l’existence d’un accident de la circulation.

Des lecteurs se posaient la question de savoir comment la partie civile avait-elle pu avoir connaissance du numéro de scooter de Jean « Hellrider » Sarkozy. Le tribunal leur répond : peu importe, le fait d'avoir ce numéro ne prouve pas la réalité de l'accident qui est la condition d'existence du délit. Effet de la présomption d'innocence : la parole de la victime ne saurait suffire. Il faut d'autres preuves, qui ci faisaient défaut. Aucun témoin direct du choc (les passagers ont entendu un bruit et vu le scooter partir), l'attestation du passager n'établissant rien d'autre.

Et ce d’autant plus qu’il résultait:

- d’une première expertise (…) sollicitée par le conseil du prévenu aux fins de donner un avis technique relatif à la compatibilité et à la crédibilité des déclarations de M. B., ainsi qu’au regard des constatations effectuées par l’expert de la MAAF sur le véhicule BMW, qu’il “n’est pas possible que le scooter ait percuté l’arrière du véhicule car en cas de choc, la roue est engagée sous le pare-chocs et c’est le garde boue qui vient taper le haut du pare chocs et en aucun cas abîmer le bandeau latéral, comme cela a été constaté par l’expert de la MAAF et que les désordres constatés ne correspondent pas à l’accident déclaré le 14 octobre 2005 en ce qui concerne le point de choc”.

- et d’une seconde expertise d’un expert diligenté par le tribunal que: “dans le cas où le scooter de M. Sarkozy aurait percuté le véhicule BMW sur sa partie latérale gauche comme déclaré par M. B., des dommages auraient été occasionnés par la poignée de frein du deux roues sur l’aile arrière gauche et nous aurions trouvé des traces sur le bord extérieur droit du tablier avant du scooter (effet de miroir). L’équilibre de ce type de scooter étant précaire, le choc aurait sûrement provoqué la chute sur le côté, ainsi que celle de M. Sarkozy, ce qui ne semble pas avoir été le cas. La reconstitution que nous avons effectuée ne permet pas d’affirmer qu’il y a eu un choc entre les deux véhicules en cause car nous n’avons pas pu constater sur le scooter une quelconque trace ou déformation pouvant être imputable au choc prétendu”.

Par conséquent, dès lors que la matérialité même de l’accident dénoncé était formellement écartée, les infractions reprochées au prévenu ne sauraient être caractérisées.

La condamnation aux 2000 euros repose bien sur l'article 472 du CPP et traduit le reproche fait par le tribunal de l'entêtement à agir de la victime malgré un dossier vide. La demande était de 4000 euros, et faisait écho à la demande de la partie civile de 4000 euros au titre du préjudice moral.

La partie civile a décidé de faire appel, essentiellement explique-t-elle, pour demander l'infirmation de cette condamnation à 2000 euros. Ça s'appelle jouer à quitte ou double.

Notons au passage l'orthodoxie du jugement, qui déclare recevable la partie civile mais, eu égard à la relaxe du prévenu, le déboute de ses demandes. J'applaudis : trop de tribunaux déclarent à tort la partie civile irrecevable en cas de relaxe. La recevabilité dépend de deux choses essentiellement : les faits doivent être constitutifs d'une infraction, et la partie civile en être la victime directe. Si ces conditions sont remplies, elle est recevable. Mais si le prévenu est relaxé, que ce soit parce que les faits ne sont pas établis ou que le prévenu n'en est pas l'auteur, la partie civile est déboutée au fond.

► Le jugement de relaxe du Bâtonnier Hoarau :

Un confrère de l'île aux tribunaux tous saints m'a envoyé une copie du jugement, rédigé exceptionnellement pour l'audience de délibéré, l'affaire, fort médiatique, risquant de faire l'objet d'un appel.

Je publierai demain le texte du jugement, du moins les motifs complets. Sachez pour le moment que le tribunal a déclaré irrecevable la citation en considérant que les propos du bâtonnier étaient bel et bien couverts par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881… au bénéfice du doute.

En effet, le parquet présent à l'audience n'avait pas fait réserver l'action en diffamation. Cela ne rend pas moins recevable l'action sur plainte du garde des Sceaux, puisqu'elle était tiers à l'audience ; car plainte il y a bien eu, le 13 juin 2008, sous forme d'une instruction ministérielle adressée au directeur des affaires criminelles et des grâces (qui n'a jamais autant mérité son nom que depuis l'arrivée de l'actuelle Garde des Sceaux…).

Néanmoins, une réserve d'action conduit le greffier à citer précisément les propos tenus et les circonstances où ils ont été tenus, afin de permettre au tribunal de juger si l'immunité de l'article 41 s'applique ou si les propos sont extérieurs à l'affaire. Cela n'a pas été fait. Le tribunal ne peut que constater, d'après les notes d'audience du greffier, au demeurant fort longues, révélant la complexité de l'affaire, que le prévenu de la première affaire avait, dans le cadre de l'escroquerie qui lui était reprochée, produit des faux, et que les propos litigieux parlaient aussi de faux. Le bâtonnier Hoarau soulève qu'il tenait un raisonnement par analogie, tendant à relativiser la gravité des faits commis par son client. Aucun élément n'étant produit par l'accusation pour battre en brèche cette argumentation, le tribunal considère que ces propos, dans ce cas, « ne dépassaient pas les limites d'une défense légitime, et ne peuvent être considérés comme étrangers ni inutiles à la cause défendue ».

Soyez sages, bonne semaine, à bientôt.

Notes

[1] Billet Sans Visibilité

samedi 4 octobre 2008

Message personnel

Joyeux anniversaire.

vendredi 3 octobre 2008

Relaxe du bâtonnier Hoarau dans l'affaire du MBA de Rachida Dati

Youpi !

Le tribunal correctionnel de Saint-Pierre-de-La-Réunion a jugé vendredi 3 octobre irrecevables les poursuites engagées contre un avocat du barreau de Saint-Pierre, le bâtonnier Georges-André Hoarau, pour diffamation envers la garde des Sceaux, Rachida Dati.

Et pourquoi ?

Dans son jugement, le tribunal a invoqué l'article 41 de la loi de 1881, qui affirme le principe de la liberté de parole des avocats, lors de leurs plaidoiries.

Le tribunal n'a pas estimé que les propos tenus étaient extérieurs à la cause jugée. Je m'en réjouis.

Et pour la question que tout le monde se posait :

Rachida Dati était à l'origine de la procédure pénale contre l'avocat, mais ne s'était pas constituée partie civile.

Il y a bien eu plainte préalable, qui était indispensable ici.

Une victoire pour la liberté d'expression et la liberté de parole de la défense. Espérons que le parquet de la Réunion ne va pas ajouter la honte au ridicule et faire appel.

La révolte des petits pois

Enfin !

Depuis des années que je pratique le droit des étrangers, confronté à des situations du type de celles que je raconte ici, je me disais que ce n'était pas possible, que ça ne pouvait durer indéfiniment. Que les petits pois, qu'ils soient de l'ordre des petits pois en boîte ou des petits pois en bocaux, n'allaient pas supporter indéfiniment une politique absurde, ruineuse, aboutissant à des charges de travail écrasantes, tout ça au nom de l'intérêt général qui, si on ne le confond pas avec un intérêt électoraliste, n'apparaît guère mis en danger par les pauvres gens conduits menottés devant eux. Qu'ils allaient finir par se révolter et dire non aux dérives de l'administration.

Ça y est, ça commence à bouger dans le potager.

Ainsi, dans le Val d'Oise, à deux reprises, le préfet, soucieux sans doute de boucler ses chiffres, a pris des rafales de dizaines d'arrêtés de reconduites à la frontière contre des Roms (une cinquantaine le 6 août, 21 de mieux en septembre). Par autant de jugements rendus les 13 août et 21 septembre, le tribunal administratif de Cergy a annulé tous ces arrêtés. À arrêtés identiques, jugement identiques : le simple fait d'occuper illégalement un terrain n'est pas suffisant pour caractériser une menace à l'ordre public qui seule permet de reconduire un ressortissant de l'UE (tous sont Bulgares ou Roumains). Et je crois savoir qu'une nouvelle fournée de 50 arrêtés anti-roms a été pris, promis au même destin, si seulement ils arrivent à former leur recours dans les 48 heures, ce qui est évidemment l'objectif du préfet : bombarder d'arrêtés, croiser les doigts pour qu'un maximum ne fasse pas l'objet d'un recours dans les 48 heures ce qui les rend exécutoires tout aussi illégaux qu'ils soient, et hop, objectifs atteints.

Pas besoin d'être grand clerc pour lire dans ces jugements un certain agacement du juge délégué. Si je puis me permettre une suggestion : dans ces affaires, faites droit aux conclusions d'indemnité de l'article L.761-1 du CJA. À toutes. Au montant demandé, ou ne serait-ce qu'à 1000 euros, le tarif habituel. Frappez la préfecture au portefeuille. C'est le seul langage qu'elle comprend. Sinon elle continuera. Si vous l'aviez fait, cette plaisanterie aurait coûté à la préfecture 121.000 euros. Je vous garantis qu'elle aurait arrêté.

Les petits pois en robe des champs ne pouvaient être en reste. Et c'est de la belle Bretagne que vient, une fois n'est pas coutume, le rayon de soleil, même s'il avait commencé à briller à Toulouse. Le premier président de la cour d'appel de Rennes, statuant en appel des ordonnances du JLD en matière de rétention administrative, a déclaré contraire à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (CSDH), qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, le maintien en rétention d'un couple avec un bébé d'un an en retenant, concernant l’enfant, les « conditions de vie tout à fait anormales pour un bébé d’un an » qui lui sont imposées du fait de sa soustraction soudaine à son cadre de vie habituel, le domicile de ses parents, et concernant les parents, la « grande souffrance, morale et psychique [que leur inflige] cet enfermement avec leur bébé, souffrance qui, par sa nature, son importance et sa durée, dépasse le seuil de gravité requis » pour l'application de l'article 3, ce quand bien même le Centre (Saint-Jacques-de-la-Lande, quelques images ici dans une affaire similaire) était équipé d'une nurserie. Oui, les centres de rétention sont équipés de nurserie. Rappelons que les mineurs ne sont pas juridiquement expulsables.

Références de la décision : Rennes, ord. Prem. prés., 29 septembre 2008, n°271/2008, Sivanadyan. Le JLD de Toulouse avait déjà rendu une décision en ce sens : TGI Toulouse, ord. JLD, 18 février 2008, n°344/2008, Kocharyan.

Mouvement éphémère avant une reprise en main par la cour de cassation, ou mise du législateur face à ses responsabilités par le pouvoir judiciaire, comme Dieu Montesquieu l'a voulu ?

Nous verrons, mais en attendant, bien qu'il ne soit pas d'usage de remercier un juge pour avoir simplement fait son travail : merci, messieurs les présidents. Vous ne pouvez pas savoir comme ça fait du bien de lire, en tête de ces décisions, « Au nom du peuple français ».

jeudi 2 octobre 2008

Brèves considérations sur la relaxe de Jean Sarkozy

Beaucoup de lecteurs m'assaillent pour que je les éclaire sur la relaxe dont a bénéficié le président du groupe UMP au Conseil général des Hauts de Seine, poursuivi sur citation directe par la partie civile pour un délit de fuite, relaxe accompagnée de la condamnation de la partie civile à lui payer 2000 euros pour « procédure abusive ».

Je vais essayer, mais après avoir posé une réserve importante : je n'ai pas eu accès au dossier. Si les explications procédurales que je vais donner sont certaines, les éléments de fait me viennent de la presse ; or les journalistes étant faillibles, sauf Aliocha, il est possible que des approximations se soient glissées dans leurs comptes-rendus.

Une autre réserve s'impose : la qualité de fils de P… du prévenu, et le caractère létal qu'a l'évocation du nom de son géniteur sur toute objectivité chez une portion non négligeable de mes concitoyens et la rédaction de Marianne, font que la culpabilité du prévenu était considérée comme axiomatique, et sa relaxe, forcément injuste. Qu'il soit clairement entendu que sur ce blog, tout le monde a droit à la présomption d'innocence, fût-il fruit des œuvres du Président de la République, ou juge d'icelui.

Rappelons brièvement les faits : le 14 octobre 2005, place de la Concorde à Paris 8e, une automobile de marque Bayerische Motoren Werke est emboutie par l’arrière par un scooter qui prend la fuite, le conducteur prenant, d'après le conducteur et son passager, soin de leur présenter son médius en extension. Les deux occupants de la voiture, Messieurs B. père et fils affirment avoir relevé le numéro du deux-roues à l’aide d’un téléphone portable, mais ne sont pas en mesure de reconnaître le conducteur coiffé d’un casque (ci-contre, une photo de Jean Sarkozy avec son casque, mais il est possible que ce ne soit pas le même).Jean Sarkozy avec sa belle crinière couleur des blés d'automne qui rend secrètement jaloux le maître de céans

Les dommages à la belle teutonne sont légers : 260,13 euros au titre des réparations engagées. Là, j'ai un premier problème. La presse relate que le numéro du scooter a été transmis à l'assurance qui aurait par trois fois relancé le fils de l'homme présidentiel.

Généralement, toute assurance auto a une franchise, une somme que l'assuré garde à sa charge et qui évite à l'assurance d'indemniser le dérisoire (ce qui exclut les dommages les plus fréquents, d'ailleurs). De plus, quand les dégâts dépassent le montant de la franchise, ou que l'assurance exclut toute franchise, les compagnies d'assurance, pour éviter des frais disproportionnés, ont l'habitude d'indemniser de leur poche leur assuré sans exercer de recours contre l'assurance adverse en dessous d'un certain montant (1500 euros environs pour les assurances habitation, m'a un jour expliqué l'avocat d'une compagnie d'assurance). Donc l'intervention de l'assurance me paraît curieuse.

En outre, que je sache, les assurances n'ont pas accès au fichier des immatriculations, seules l'ont les services de police. Donc faute de plainte, il est à mon sens impossible que l'assurance de l'automobiliste ait su à qui chanter pouilles. Mise à jour : mes lecteurs sont formidables, je suis indigne d'eux. Oui, les assurances ont accès au fichier des permis de conduire et des cartes grises, à certaines conditions (art. L. 330-2, 8° du code de la route).

Toujours est-il qu'une plainte finit par être déposée en février 2006. C'est semble-t-il à cette occasion (cette théorie est contestée par le prévenu relaxé), le propriétaire du scooter dont l'immatriculation correspond au numéro relevé est identifié.

L'enquête de police tourne court, le parquet ayant probablement décidé de classer l'affaire eu égard au préjudice modeste (dégâts matériels légers, pas de blessés) et à la légèreté de la preuve. Le parquet savait-il que le mis en cause était Jeannot les bouclettes au moment de la décision de classement ? Je l'ignore.

Le conducteur n'en démord pas et en fait même une question de principe, les plus coûteuses : il décide de saisir lui-même le tribunal correctionnel pour suppléer à la carence du parquet.


Premier apparté : que viens-je de dire ?

En procédure pénale, l'action publique, qui consiste à demander à une juridiction pénale (on dit aussi répressive sans aucun sens péjoratif) de juger les délinquants, peut être mise en mouvement soit par le parquet (c'est son rôle naturel), soit par la victime directe du délit. On peut le faire de deux façons : soit en saisissant d'une plainte avec constitution de partie civile le doyen des juges d'instruction, soit en saisissant directement le tribunal correctionnel : c'est la citation directe par la partie civile, que le parquet appelle des affaires « entre parties » ce qui est inexact car il est malgré tout concerné au premier chef.

La citation est dans ce cas rédigée par la partie civile (ou par son avocat, mais l'avocat n'est pas obligatoire pour une citation directe), qui prendra attache avec les services du parquet pour avoir une date et au besoin la chambre qui aura à connaître de l'affaire. Puis il fait délivrer la citation par huissier, comme pour une assignation au civil. À cette première audience, l'affaire n'est pas examinée au fond. Le tribunal vérifie la validité de la citation et fixe une consignation, une somme que la victime devra déposer au service de la régie du tribunal avant une certaine date, à peine de nullité de la citation. Le tribunal renvoie à une deuxième audience pour vérifier que la consignation a été déposée et fixer la date de jugement définitif, en accord avec les avocats des parties pour la durée de leur plaidoirie. Le parquet est libre de s'associer aux poursuites s'il estime le dossier solide et les faits graves, ou se contenter de bouder sur son estrade. Il devra quand même requérir à la fin de l'audience de jugement. Précisons que la victime admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle est dispensée de consigner.

La consignation vise à assurer le paiement d'une éventuelle amende pour abus de constitution de partie civile. Elle est intégralement restituée à la victime en cas de jugement de condamnation. Elle est restituée, amputée de l'amende, en cas de relaxe.


C'est donc notre automobiliste qui va mettre en mouvement l'action publique. Les qualifications retenues sont : délit de fuite, défaut de maîtrise du véhicule, dégradations légères, soit un délit et deux contraventions.

Le délit de fuite consiste en, quand on a causé un accident de la circulation (je mets en gras car le délit de fuite ne s'applique qu'en cas d'accident de la circulation, ce qui n'est pas toujours su), à quitter les lieux sans laisser ses coordonnées (pour faire simple: la loi distingue les obligations du conducteur impliqué selon qu'il y a ou non des blessés).

Les dégradations légères ne posent pas de problème, quant au défaut de maîtrise, c'est une contravention qui résulte automatiquement de la survenance d'un accident sauf force majeure. Si choc il y a eu, c'est que le conducteur ne maîtrisait pas son véhicule. CQFD, et c'est jusqu'à 750 euros d'amende.

Aux grands moyens répondent les grands moyens, puisque c'est un des meilleurs pénalistes de la place que Casque d'Or va recruter. Et l'affaire va basculer dans la démesure.

Deux expertises vont avoir lieu, pour examiner les traces d'impact sur la voiture et sur le scooter. Deux expertises. Ai-je besoin de préciser qu'aucun expert judiciaire ne se fera rémunérer moins de 260,13 euros pour une telle expertise ? Ces frais d'expertise ont dû être avancés par la partie civile, mais je n'ai aucune information là-dessus.

Elles vont conclure que les traces relevées sur la voiture ne correspondent pas au récit fait par la victime. Je ne sais pas si le scooter a seulement pu être examiné.

Toujours est-il que le tribunal se retrouve à l'audience avec, comme éléments à charge, la victime qui affirme avoir relevé le numéro du scooter, mais reconnaît ne pas avoir pu identifier le conducteur (qui seul est l'auteur des différentes infractions). À décharge, deux expertises qui concluent que le récit de la victime n'est pas corroboré par les constatations sur le véhicule. Et un parquet qui requiert la relaxe. Mon confrère Thierry Herzog n'avait pas besoin de mobiliser son talent pour obtenir la relaxe (même s'il l'a quand même fait, une heure durant, au moment de plaider).

Reste la question des 2000 euros.

Ils peuvent avoir plusieurs fondement juridiques.

Il peut s'agir d'une amende civile pour abus de constitution de partie civile (art. 392-1 du CPP) d'un montant pouvant aller jusqu'à 15000 euros, prélevé sur la consignation. Mais je ne pense pas que tel soit le cas puisque la presse laisse entendre que cette somme serait versée à Mini-Bling, les amendes civiles étant versées au Trésor Public, et cette amende doit être requise par le parquet, et les comptes-rendus d'audience étaient muets sur ce point.

Il peut s'agir de dommages-intérêts demandés par le prévenu relaxé (art. 472 du CPP) pour abus de constitution de partie civile.

Enfin, il peut s'agir d'une requête de l'article 800-2 du CPP, visant au remboursement des frais d'avocat du prévenu relaxé, indemnité en principe à la charge du Trésor, mais que le tribunal peut mettre à la charge de la partie civile.

J'opine pour la deuxième solution, puisqu'Easy Rider a déclaré que cette somme serait versée à une association pour les enfants malades, et mon confrère Herzog, s'il a gardé un cœur d'enfant, est en parfaite santé.

En quoi l'obstination de la victime a-t-elle pu être considérée comme abusive ? Difficile à dire pour moi qui ne connais pas le dossier ni n'étais présent à l'audience. L'attitude, les propos de la partie civile ont pu jouer.

Le fait de vouloir envers et contre tous amener au pénal une affaire sur un incident mineur comme il s'en produit des dizaines chaque jour, d'un préjudice de 260 euros, et de maintenir sa demande malgré une carence de la preuve et des expertises battant en brèche ses affirmations, sachant que le prévenu porte un patronyme illustre, qu'il était candidat aux élections cantonnales, et que la médiatisation de cette affaire a des conséquences politiques qui n'ont pu échapper à la partie civile et qui peuvent expliquer son obstination me paraît être une explication suffisante pour la décision des juges.

C'est une affaire regrettable à tout point de vue car il y a eu, d'un côté ou de l'autre, instrumentalisation de la justice (et elle a horreur de ça, vous n'avez pas idée), et les commentaires sur cette affaire montrent que tous les opposants au président ont pris fait et cause pour l'automobiliste, estimant que le fils de ne pouvait qu'être coupable, avec le nom qu'il porte (et donc la justice à la botte du pouvoir, vous savez, la justice qui vient de relaxer Hamé pour la troisième fois sur des poursuites voulues par le papa de).

Je ne souhaite à personne d'être jugé par le tribunal de l'opinion publique. Me reviennent les immortelles paroles de mon confrère Moro Giafferi (1878-1956) : « L'opinion publique, chassez-là du prétoire, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche. »

mardi 30 septembre 2008

Quand le gouvernement enfume l'automobiliste

Mise à jour importante : L'arrêté ministériel est paru au JO du 4 octobre : le « gilet jaune » est entré en vigueur, mais seulement le 5 octobre 2008. Voyez ce billet pour plus d'informations.


Décidément, la sécurité semble tout permettre, y compris le mensonge renforcé par des campagnes de publicité, et l'enfumage d'automobiliste (et de journaliste par la même occasion).

Vous vous souvenez de la campagne lancée en juin dernier, qui montrait un grand couturier revêtu de l'ignoble mais très pratique gilet réfléchissant ? La presse avait repris en chœur le couplet chanté par les communiqués de presse : « le gilet jaune et le triangle rouge sont obligatoires à compter du 1er juillet, mais, grand seigneur, le gouvernement n'appliquera les sanctions qu'à compter du 1er octobre.»

Exemple ici.

À ces mots, le juriste tique. Une obligation qui n'est pas sanctionnée (je ne dis pas forcément pénalement) n'est pas une obligation. Si je suis obligé d'avoir un gilet jaune, mais si je n'en ai pas, je n'ai pas d'amende, cela revient à la même situation que ne pas être obligé d'en avoir un.

Un juriste qui tique a la puce à l'oreille, et il aime chercher des poux dans la tête, à force de fréquenter la vermine, sans doute.

Et c'est en vain qu'il aurait cherché, quand l'été s'annonçait encore, le texte rendant obligatoire ledit gilet.

Car en effet, ce n'est que par un décret n°2008-754 du 30 juillet 2008 portant diverses dispositions de sécurité routière (art. 19), publié au JO le 1er août, que le gilet de haute visibilité (c'est la terminologie officielle) est entré dans le code de la route (art. R.416-19 du Code de la route), bien après être entré dans l'habitacle des automobiles françaises, avec entrée en vigueur au 1er octobre 2008 (art. 23).

Bref, contrairement à ce que vous a affirmé (à vos frais) la Sécurité Routière (organisme interministériel), le gilet réfléchissant n'est PAS obligatoire depuis le 1er juillet.

Et je crois même que j'ai mieux.

L'article R. 416-19 nouveau du Code de la route, qui entre en vigueur à minuit, est ainsi rédigé :

II.-Le conducteur doit revêtir un gilet de haute visibilité conforme à la réglementation lorsqu'il est amené à sortir d'un véhicule immobilisé sur la chaussée ou ses abords à la suite d'un arrêt d'urgence. En circulation, le conducteur doit disposer de ce gilet à portée de main.

(…)

IV.-Un arrêté du ministre chargé des transports fixe les caractéristiques de ces dispositifs et les conditions d'application des I et II du présent article. V.-Le fait, pour tout conducteur, de contrevenir à une ou plusieurs des dispositions du présent article ou à celles prises pour son application est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4e classe.

Or l'arrêté prévu par le IV n'a pas été pris à ce jour par le ministère des transports (ou alors merci de me le signaler, que je rectifie promptement). Dès lors, les caractéristiques des gilets à haute visibilité n'étant pas définies, les policiers sont dans l'impossibilité de vous verbaliser pour le défaut de gilet conforme à la réglementation, faute de réglementation à laquelle se conformer ! Bref, l'obligation du gilet n'entrera même pas en vigueur demain.

Voilà ce qui arrive quand on préfère faire de la com' que du droit. Je vous laisse pour ma part méditer sur le niveau d'infantilisation où en est arrivé l'État à l'égard de ses citoyens, qui en est à nous mentir plutôt qu'à nous informer sur l'état réel du droit en vigueur, et sur l'efficacité de la publication des normes au JO comme mécanisme de contrôle démocratique, en vous posant cette question : comment appeler une démocratie où l'État se comporte comme si le peuple était sous tutelle ?

Et pour les terre-à-terres, rappel de la réglementation qui entrera en vigueur… un jour :

— Vous êtes tenu d'avoir un gilet dans l'habitacle. Il n'a pas à être visible de l'extérieur, inutile de l'utiliser comme décoration de fauteuil. Vous êtes tenu de le revêtir dès lors que votre véhicule est immobilisé suite à un arrêt d'urgence, même en ville, même en plein jour, tant que vous restez à proximité du véhicule.

— Les cyclistes sont tenus de porter un tel gilet de nuit ou de jour si la visibilité n'est pas suffisante (brouillard, pluie) hors agglomération. Si je puis me permettre d'ajouter que je vous en recommande vivement le port en agglomération de nuit.

L'arrêt de la cour d'appel de Versailles dans l'affaire «La Rumeur»

Comme promis, voici l'arrêt de la 8e chambre de la cour d'appel de Versailles du 23 septembre 2008 relaxant le chanteur Mohamed Bourokba dit Hamé des faits de complicité de diffamation publique envers une administration publique.

Oui, complicité, car il est l'auteur du texte litigieux. L'auteur principal de la diffamation est celui qui en a assuré la publicité, soit le président d'EMI France, Emmanuel De Buretel de Chassey (non, ce n'est pas son nom de rappeur, c'est son vrai nom).

Je passe sur le rappel de la procédure : la cour rappelle que le tribunal correctionnel de Paris a relaxé une première fois le chanteur, que la cour d'appel de paris a confirmé ce jugement, que la cour de cassation a cassé cet arrêt dans une décision déjà commentée ici.

Souvenons-nous, car cela a son importance ici, que la diffamation est l'imputation de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, par opposition à l'injure qui est une expression outrageante n'imputant aucun fait.

Voici la motivation sur les trois passages retenus par le parquet.

— Sur le premier passage :

« Les rapports du Ministère de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété.»

Considérant que le Parquet de Paris, à l’origine de la poursuite, estime que cette affirmation est gravement diffamatoire dans la mesure où il s’agit de l’imputation de faits précis de nature à faire l’objet d’un débat et qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale en ce qu’ils insinuent l’existence de comportements contraires à la loi de la part des services de police;

Considérant que ce propos est situé en début de deuxième partie du texte intitulé “insécurité.- sous la plume d’un barbare” ; qu’il y a lieu de le replacer dans le contexte d’une campagne présidentielle très axée sur le sentiment d’insécurité particulièrement développé dans les banlieues dont les populations, loin d’être à l’origine de ce sentiment, seraient au contraire victimes d’une grande insécurité physique et morale en même temps que d’une précarité matérielle ;

Considérant que s’égrène alors une diatribe dénonçant le silence observé parles grands témoins qui devaient avoir vocation à mettre en évidence le paradoxe exposé plus haut ;

Considérant ainsi que le passage litigieux ne peut être appréhendé et compris que s’il est replacé dans le contexte général de l’écrit fustigeant l’ensemble des forces politiques et des acteurs sociaux, responsables d’avoir, depuis vingt ou trente ans, laissé les populations défavorisées s’enfoncer dans le misérabilisme de l’insécurité;

Considérant que dans un tel contexte, le passage relevé apparaît particulièrement imprécis à la fois dans l’espace et dans le temps, et ne saurait être rattaché, fut-ce indirectement, à des épisodes précis d’affrontements tels que des ratonnades ; qu’il y a d'ailleurs lieu de relever que le texte n’impute pas aux services de police des centaines de meurtres de jeunes de banlieues, mais des centaines de “nos frères abattus”, cette traduction inapropriée étant de nature à dénaturer le sens et la portée du passage incriminé;

Considérant qu’il ya lieu de constater que [Hamé] se garde bien, tout au long de la chronique, de se référer à des événements déterminés ou des situations précises ;

Considérant que le phénomène d’insécurité policière ainsi que décrit, situé dans un contexte très ciblé, ne peut s’interpréter comme une dénonciation des services de police destinée à permettre au lecteur de se remémorer voire d’imaginer des agressions préméditées ayant entraîné la mort de centaines de jeunes victimes avec la soutien actif de la hiérarchie policière œuvrant pour que de telles exactions demeurent inconnues ou impunies ;

Considérant que les propos incriminés ainsi replacés dans leur contexte ne constituent qu’une critique violente et générale des comportements abusifs susceptibles d’être reprochés sur une période d’un demi-siècle aux “forces de police” à l’occasion d’événements pris dans leur globalité, qu’ils soient passés à l’histoire ou relèvent de l’actualité; qu’il y a lieu sur ce premier passage de confirmer le jugement entrepris.

Explications : l'arrêt de la cour d'appel de Paris ayant été cassé, la cour d'appel de Versailles juge l'appel du jugement du tribunal correctionnel de Paris. D'où cette conclusion.

La cour estime que la phrase citée en introduction doit, pour être comprise, lue à la lumière du paragraphe où elle se situe. Paragraphe qui est une diatribe critique à l'égard de la police, mais de manière générale et sur plusieurs décennies, sans se référer à aucun événement précis. Dès lors, faute de faits précis, on n'est pas dans le domaine de la diffamation, mais de la critique qui n'est pas interdite.

— Sur le deuxième passage

« La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières...».

Vous vous en doutez, c'est ce dernier passage qui froisse la robe du procureur. Voyons ce qu'en dit la cour.

Considérant que ce passage se situe dans le droit fil du précédent en dressant un inventaire des facteurs aggravant le phénomène d’insécurité dans les quartiers de banlieue, au nombre desquels les humiliations policières régulières, étant observé que la citation à l’origine de la poursuite tronque l’énumération, au risque de modifier l’équilibre du texte ;

Considérant que la généralité des constats dressés ainsi que l’évocation d’humiliations policières régulières dans leur ensemble en tant que phénomène de société ne sont pas constitutifs du délit de diffamation car incompatibles avec l’articulation de faits précis telle qu’exigée par une jurisprudence ancienne et constante ; que la diatribe de l’auteur se situe dans le cadre d’une analyse très critique de dix vecteurs d’insécurité sociale transformant les responsables de la délinquance en victimes au quotidien ; qu’il y a d’ailleurs lieu de remarquer que le style pamphlétaire adopté par [Hamé] induit également, de par ses excès, une absence d’imputation de faits précis, une spécialiste en analyse linguistique énonçant que le narrateur “reste dans le champ du débat d’idées générales, dans une rhétorique d’indignation”;

Si je peux traduire moins élégamment : Hamé parle mais ne dit rien.

Considérant en conséquence que ce passage est manifestement insusceptible de constituer l’imputation de faits précis au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, l’assertion litigieuse se limitant à traduire une opinion portant sur un sujet largement débattu.

Exprimer une opinion, fût-elle fausse d'ailleurs, n'est pas en soi un délit, liberté d'expression oblige, à quelques exceptions près (révisionnisme, apologie de crimes de guerre). Ici, Hamé ne faisait qu'exprimer une énième variante de : « c'est la faute de la société » comme source du malaise des banlieues. Les “humiliations policières régulières” n'imputent aucun fait précis mais font partie d'une énumération des sources des tensions qui parfois explosent, ici le comportement de la police.

Troisième et dernier passage :

« La Justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “touche pas à mon pote !”»

Considérant que ce passage constitue en fait une note par rapport à un autre situé dans la première partie du texte ; que d’ailleurs, là encore, la partie civile [erreur de plume : il n'y a pas de partie civile ; il s'agit du parquet] ne poursuit comme diffamatoire qu’une partie de la note, au risque de rendre le message envoyé difficilement compréhensible dans la mesure où il s’agit presqu’exclusivement de fustiger le rôle de certaines organisations, telle SOS RACISME, destinées à récupérer et saper les tentatives d’organisation politique de la jeunesse des cités au milieu des années 80 ;

Considérant que, replacé dans ce contexte externe, le terme “assassiné”, censé porter atteinte à l’honneur et à la considération de la police, n’impute pas davantage d’événement ou de fait précis localisé dans l’espace ou dans le temps ; que le caractère global de la mise en cause ne permet pas d'individualiser des abus condamnables, les « humiliations policières régulières» étant évoquées parmi d'autres facteurs d'exclusion ;

Considérant qu'à défaut d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, il ne peut s'agir que d'un propos injurieux, une requalification n'étant pas possible au regard des dispositions de la loi de la presse.

Et la cour de confirmer le jugement de relaxe du 17 décembre 2004.

J'avoue ne pas très bien comprendre ce passage, notamment l'avant-dernier paragraphe, où l'on voit rejaillir les “humiliations policières régulières” qui font partie du deuxième passage. On ne se relit jamais assez, surtout quand on rédige un arrêt qui va aller devant la chambre criminelle de la cour de cassation… Toujours est-il que le sens de l'argumentation de la cour est clair : ce dernier propos, parlant de jeunes assassinés par la police n'est pas une diffamation, faute de l'imputation d'assassinats déterminés pouvant faire l'objet d'un débat, mais, vu son caractère général et flou, était susceptible d'être une injure. Or la requalification est impossible en droit de la presse, et l'infraction est prescrite depuis longtemps, elle ne peut plus être poursuivie.

En conclusion, la cour d'appel de Versailles est loin de donner un diplôme d'honorabilité au texte rédigé par Hamé. Le vocabulaire choisi (“diatribe”, qui est un écrit ou discours dans lequel on attaque, sur un ton violent et souvent injurieux, quelqu'un ou quelque chose) et la citation de l'expertise produite en défense laissent entendre que la cour a plutôt estimé être en présence d'une logorrhée verbeuse et vide, ce qui n'est pas un délit, surtout dans le rap.

lundi 29 septembre 2008

Ca va bien, oui, mais ailleurs...

Par Gascogne


Mme le Garde des Sceaux (que dix mille robes Dior lui soient octroyées) a décidemment une conception très spéciale de la justice : elle convoque les procureurs généraux comme de vulgaires préfets de justice pour leur remonter les bretelles pour des décisions qu'ils ne prennent pas, elle veut baillonner toute velléité de liberté de parole tant chez les magistrats que chez les avocats, elle souhaite pouvoir choisir qui doit distribuer la bonne parole aux pioupious de l'école, elle s'étonne des lois qui fonctionnent bien mais qui ne fonctionnent pas bien, tout bien réfléchi, tout comme d'ailleurs elle demande qu'appel soit formé sur une excellente décision protectrice des victimes.

A bien l'entendre, on comprend mieux pourquoi elle réagit ainsi : dans une interviouve donnée à la télévision israélienne lors de son récent voyage (en Français, comme quoi il est effectivement normal que les chargés de formation de l'Ecole maîtrisent la langue de Shakespeare, la formation en 1997 étant visiblement défaillante), elle compare à trois reprises en moins d'une minute (à 10'30 environ) les systèmes judiciaires israéliens et français, pour constater les différences, puisqu'en Israël, les juges et les procureurs sont indépendants, et la cour suprême est indépendante (il suffit de voir sa jurisprudence, paraît-il). Si, si, cela paraît extrêmement étonnant, mais c'est comme cela.

Que le bon peuple dorme tranquille, ici, tout est sous contrôle.

Allez, je m'en retourne à mon train train, je prépare la citation directe de Me Eolas pour outrage à la Dame (que dix mille angelots accompagnent ses pas).

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