Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 13 octobre 2015

mardi 13 octobre 2015

Pourquoi être avocat ?

Alors que mon ordre, et celui de beaucoup de mes confrères (plus de 40, dont tous les plus gros, semble-t-il) entame un mouvement de colère sur le sujet, récurent, de l’aide juridictionnelle, et au milieu du concert continu de plaintes sur la lourdeur des charges qui pèse sur nous (et ce n’est pas de la radinerie de nantis, cette angoisse permanente de savoir comment on va payer le prochain appel de cotisation d’un organisme est une vraie plaie), une question peut venir à l’esprit du public : qu’est-ce qui nous prend ? Pourquoi continuons-nous à faire ce métier qui nous fait tant de mal et nous apporte si peu de reconnaissance, hormis de nos mamans si fières de nous ?

Étant en ce moment dans un état d’esprit propice à ce genre d’interrogations, je me la suis posée comme jamais je ne me l’étais posée depuis ma prestation de serment. Tout cela en vaut-il vraiment la peine ? Pourquoi, après tant d’années de barre, continuer à plaider pour les pauvres, les réprouvés, les “sans” : sans domicile, sans papiers, sans avenir, sans argent, sans dent. Tous ne nous disent même pas merci (la plupart si, tout de même, mais certains quittent l’audience en nous tournant le dos sans même un regard ni un mot), sans avoir conscience de la masse de travail abattue pour eux, sans réaliser la décision parfois miraculeuse qu’on a obtenue pour eux. Pourquoi diable s’entêter à défendre ces clients dont il nous faut d’entrée de jeu gagner la confiance, eux qui nous voient comme des moins que rien parce que commis d’office, donc là parce qu’obligés de les défendre ?

Cette question, je l’ai tournée et retournée dans ma tête, jusqu’à ce que la réponse me saute au visage, en pleine audience.

On le fait à cause du moment où on se lève.

Ce moment où celui ou celle que nous défendons est à terre, s’est fait bousculer par la partie adverse (ou au pénal par le président), dans le cadre du débat, rude mais légitime, qui a lieu dans un prétoire. Il a perdu ses moyens car il n’a pas l’habitude de cette tension et est personnellement touché par le conflit qui vient ici pour connaitre son dénouement. Que ce soit le salarié licencié, bousculé par le conseil de l’employeur qui l’a renvoyé, le parent anéanti par une séparation qui s’entend qualifier de danger pour ses enfants pour justifier une demande de changement de résidence, l’étranger qui est parti pour le pays de cocagne pour échanger pour ses enfants la présence d’un père contre une chance pour eux d’avoir un avenir. La femme qui fuit un frère qui veut la tuer pour restaurer l’honneur de la famille et à qui la France refuse sa protection. La mère qui s’endette au-delà du raisonnable pour acheter des vêtements corrects à ses enfants dont le père refuse de payer la pension pour lui faire payer son départ. Le père qui n’a pas vu ses enfants depuis plus d’un an. Pour la femme à la carte orange. Pour Eduardo et ses parents. Pour les Martine et les Yuliana. Pour les papys. Pour La Petite Fille En Rétention. Pour les migrants. Et pour les prévenus aussi, ces voleurs de sac à main, de téléphone, de vélo, ces vendeurs de shit, ces conducteurs qui ont trop bu ou pas assez de permis pour conduire. Et même, et surtout, pour tous ceux qui n’ont rien pour eux et que vous haïssez, que tout le monde hait si aisément sans les connaître, les frotteurs du métro, les collectionneurs d’image pédopornographiques, les conjoints violents.

Ils s’en sont pris plein la figure, et certains ne l’ont même pas réalisé. Eux n’ont pas fait des études supérieures, n’ont pu passer des heures à disséquer les textes, les phrases, les mots, pour apprendre à maitriser le langage, ce lien qui unit les sensations aux mots, et qui permet de faire passer des pensées par la parole, plutôt que les évacuer par la violence, la déviation ou la névrose. Chaque phrase qui sortait de leur bouche était maladroite, comment pourrait-il en être autrement, et une personne en robe en a profité, s’en est amusé, et leur a renvoyé leurs propres mots dans la figure afin d’ajouter une ultime couche à l’humiliation et leur faire croire qu’ils s’accablaient eux-même en voulant se défendre.

Et vient le moment où on se lève.

Le tumulte s’est apaisé. Par la force des choses. Personne d’autre n’a plus le droit de parler que nous. Enfin, dans le silence, s’élève une voix, qui n’a que quelques minutes pour rendre leur dignité à ceux qui n’ont plus rien, pour renvoyer à leur inhumanité ceux dont les mots ont rabaissé l’homme plutôt qu’élever le tribunal, pour réfuter les arguments qui accablent, contester les preuves qui en disent tellement moins quand on les analyse. Cette voix, c’est la nôtre, et on ne l’entend même pas, concentré sur le cheminement du raisonnement. Et voir le doute, l’intérêt, et parfois, oui, le regret s’installer dans le regard du magistrat devant qui on plaide, pour qui on plaide, car c’est à lui qu’on s’adresse, que l’on souhaite éclairer dans sa tâche après un débat qui a parfois tant fait pour lui troubler la vision, dans une société qui fait tant pour lui donner peur de sa liberté de juger en conscience. Le voir prendre des notes quand on propose une alternative à la catastrophe. Sentir qu’on réussit à faire vaciller l’audience, chanceler les convictions, faire germer des questions nouvelles au milieu des réponses toutes trouvées. Et se rasseoir en voyant du coin de l’œil que celui pour qui on a parlé est un peu moins courbé.

La violence de ces moments est difficile à décrire quand on ne les a pas vécus. Les colères à la barre sont rarement simulées. Mais la sérénité qui nous étreint si on sort du prétoire en ayant la conviction qu’on a fait notre possible, qu’on a contré les vents mauvais et que le juge ira délibérer en se disant que décidément, ce dossier est plus compliqué qu’il n’y paraissait, est encore plus difficile à décrire. Une drogue, mais la drogue la plus légale qui soit.

Et le niveau misérable de l’aide juridictionnelle, qui remet en cause la viabilité d’assurer cette défense, menace notre approvisionnement.

Alors, amis de Bercy qui négociez le dossier de l’aide juridictionnelle, puisqu’il a été retiré à la Chancellerie, prenez garde. C’est une armée de junkies qui se dresse face à vous dans toute la France. Et le manque va s’aggraver de jour en jour.

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