« Mais depuis longtemps quelques
citoyens, supportant ceci avec peine, murmuraient contre moi, secouant
silencieusement leurs têtes ; et ils ne courbaient
point le cou sous le joug, comme il convient, et ils
n'obéissaient point à mon commandement.
»
Créon.
…
«Beaucoup de choses sont admirables, mais rien
n'est plus admirable que l'homme. »
Le Chœur.
Sophocle, Antigone (traduction
de Leconte de Lisle)
Ainsi, Antigone a obtenu de Créon le droit d'enterrer le juge d'instruction. Je considère la chose comme acquise, car elle est inéluctable. Le président de la République l'a annoncé, en personne, devant la cour de cassation en entier. Il ne peut se dédire sans perdre la face ou pire, donner l'impression de céder.
Mais m'étant régulièrement trompé sur ce blog, cette certitude affichée est peut-être le meilleur espoir des magistrats instructeurs.
Il est d'usage lors du décès d'un personnage important de faire une notice nécrologique. Rappelons donc ce qu'est encore le juge d'instruction, pour un certain temps encore.
Requiescat in Pace, judex cogniti
Rappelons que le corps des magistrats se divise en deux parties : le siège et le parquet.
Le siège, ou magistrature assise, ce sont les juges. Ils sont indépendants, doivent être impartiaux, doivent statuer sur tout ce dont ils sont saisis et qui relève de leurs attributions (on parle de compétence), mais n'ont absolument pas le droit de statuer sur le reste. C'est un principe essentiel, fondamental : le pouvoir du juge est limité à ce qu'il a le pouvoir de juger ET qu'on lui a régulièrement demander de juger. Ces bornes délimitent son espace de liberté qu'on appelle la saisine.
Le parquet est autorité de poursuite : il a le pouvoir de saisir le juge compétent de toute question intéressant l'ordre public, que ce soit la validité d'un mariage, on l'a vu récemment, ou naturellement de tout fait constituant une infraction. Il est de ce fait hiérarchiquement soumis au Garde des Sceaux, en charge de la mise en place de la politique pénale du gouvernement. Il a à sa disposition la police judiciaire (terme entendu ici au sens large, qui ne recouvre qu'une partie de la police nationale — essentiellement la DCPJ— et inclut une partie de la gendarmerie : les CRS sont des policiers mais ne font pas de police judiciaire). Pour la plupart des dossiers, de l'ordre de 95% d'après les statistiques du ministère de la justice, cette enquête de police, dont l'avocat est soigneusement tenu éloigné, suffit au parquet pour constituer un dossier assez solide pour être soumis à un tribunal. Avec parfois à la clef des mauvaises surprises à l'audience.
Reste les 5%, qui sont en principe les dossiers les plus complexes ou les plus graves, exception faite de quelques dossiers égarés par là[1], sur lesquels je reviendrai. Quand l'enquête de police montre ses limites, ou que des suspects ont été identifiés et doivent être tenus sous contrainte à disposition de la justice (que ce soit en détention ou en liberté surveillée, qu'on appelle contrôle judiciaire) alors que les investigations ne sont pas terminées, on entre dans le domaine du juge d'instruction. Des mesures d'enquête et de sûreté doivent être prises, et leur gravité est telle qu'elle ne peuvent être prises que par un juge. Ajoutons que dans une hypothèse, le recours au juge d'instruction est obligatoire : ce sont les faits qualifiés de crime, et jugés par la cour d'assises. La procédure devant la cour d'assises est orale, et la cour se compose d'un jury populaire de neuf ( ou douze en appel) citoyens tirés au sort, qui ne sont pas pour la plupart juristes. Il est impératif au préalable d'éclaircir toutes les zones d'ombre et régler les questions techniques juridiques pour que les débats portent uniquement sur les faits et la personnalité de l'accusé.
La solution napoléonienne sera la création du juge d'instruction, juge enquêteur, enquêteur (il doit rechercher la vérité) et juge (en tant que tel, impartial). Cette contradiction, qui, nous le verrons n'est qu'apparente, est un des principaux reproches adressés au juge d'instruction, et le président de la République n'a pas manqué de le formuler dans son discours.
Verbatim
Pour me faire une opinion sur la réforme annoncée, j'attendais le discours du président. J'avoue que je suis resté sur ma faim.
Je navigue en effet entre des courageuses banalités (« Je ne crains pas de le dire, la justice prend toute sa part dans la lutte contre l'insécurité. ») et des décisions en contradiction avec le diagnostic : «…ce n'est pas l'action des juges qui est en cause mais l'inadaptation et la lourdeur des textes qu'on leur demande d'appliquer. N'est-il pas d'ailleurs de règle générale qu'il n'est de bons juges qu'avec de bonnes lois ? Or, le nombre de modifications du code de procédure pénale, près de 20 réformes depuis 20 ans, marque que l'on n’a manifestement pas encore trouvé l’équilibre nécessaire.» ; donc que va-t-on faire ? Une nouvelle réforme. : «C’est la raison pour laquelle avec le Premier Ministre nous avons confié une mission très ambitieuse à la commission présidée par Philippe Léger,(…)». Mission tellement ambitieuse que le président ne laisse à personne d'autre le soin de décider ce qu'elle va décider : «Je souhaite aujourd'hui vous dire quelles sont, à mon sens, les lignes directrices de cette réforme qui devra être engagée dès cette année.» Messieurs de la commission, à bon entendeur….
Et quand enfin on semble s'aventurer sur le terrain du concret, le sol se dérobe vite sous les pieds. On croit comprendre du discours que :
— Le juge d'instruction deviendra juge de l'instruction, et ne dirigera plus l'enquête. Mais alors qui ?
— Le secret de l'instruction et la mise en examen vont disparaître au profit d'une audience publique et contradictoire sur les charges. Je croyais que ça existait déjà et que ça s'appelait le procès.
— L'avocat pourra en contrepartie intervenir dès le stade de l'enquête policière. Voilà une carotte qui fait frétiller l'âne que je suis.
— Les règles en matière de détention provisoire seront simplifiées ; comprendre, on va la faciliter. Elle sera ordonnée publiquement par une juridiction collégiale, un tribunal des libertés et de la détention, en quelque sorte.
— Les libertés individuelles seront mieux garanties, mais demain.
— On ne reviendra pas sur l'abolition de la torture par Miromesnil.
— Antigone, c'est mieux que la Princesse de Clèves.
Dès lors, je suis bien en peine de dire si j'approuve ou désapprouve cette réforme. Je sais ce qu'on me retire : un juge impartial et indépendant ; je ne sais pas ce que j'y gagne si ce n'est la promesse d'un progrès des droits de la défense, dont je me réjouis, mais pour cela, point n'est besoin de supprimer le juge d'instruction.
Néanmoins, d'ores et déjà, des observations peuvent être faites sur les divers arguments soulevés dans l'arrêt de mort du juge d'instruction.
Évacuons d'abord les clichés, ça fera de la place.
L'homme le plus modérément puissant de France
C'est une tarte à la crème que de dire que le juge d'instruction est l'homme le plus puissant de France. Ces propos sont attribués à Balzac ou à Napoléon, je n'ai pas retrouvé la source. Il l'était peut-être jusqu'en 1897, quand il instruisait seul et secrètement sans que l'inculpé ait droit à un avocat ni même accès au dossier (art. 91 du Code de justice criminel ancien) et mettait en détention provisoire quasi discrétionnairement. Mais à l'époque, les instructions criminelles duraient quelques mois : rappelons que dans l'affaire Seznec, les faits ont eu lieu le 25 mai 1923, Seznec a été inculpé le 7 juillet 1923, renvoyé devant les assises le 18 août 1924 et jugé du 24 octobre au 4 novembre 1924. De tels délais font rêver aujourd'hui, mais il est vrai qu'une partie du prix était le sacrifice des droits de la défense.
Le juge d'instruction n'est plus depuis longtemps l'homme le plus puissant de France. Je tremble moins devant un juge d'instruction que devant un tribunal correctionnel à juge unique, surtout s'il est saisi de faits commis en récidive. Quasiment chacun de ses actes d'instruction peut être contesté par les parties devant la chambre de l'instruction (selon des modalités variables, il y aurait un sacré boulot de simplification ici). On peut le saisir de demandes auxquelles il est tenu de répondre, parfois à bref délai, notamment pour les remises en liberté (cinq jours). Le pouvoir de placer en détention lui a été retiré par la loi du 15 juin 2000. La défense a des droits dans le cabinet des juges d'instruction. Encore faut-il les connaître et les utiliser.
L'impossible contradiction ?
La schizophrénie qui lui est reprochée, et le vocabulaire psychiatrique utilisé à l'encontre de juges du siège n'est, contrairement à mes clients, jamais innocent, est aussi un cliché issu d'une mauvaise compréhension.
Le code dit cette célèbre phrase : le juge d'instruction instruit à charge et à décharge (art. 81 du CPP). C'est une figure obligée pour les avocats médiocres qui ont un micro sous le nez que de s'exclamer que le juge n'instruit qu'à charge. Ça ne mange pas de pain et ça ne sera pas coupé au montage, car c'est court, c'est choc et ça fait juridique. La contradiction des termes n'est qu'apparente. Cela signifie que le juge d'instruction est impartial et doit rechercher la vérité et non la preuve de la culpabilité (quitte à finir par rendre un non lieu faute d'avoir pu identifier le coupable). De fait, concrètement, quand un juge ordonne un acte d'instruction, il ignore si cet acte va être à charge ou à décharge avant d'en connaître le résultat. Par exemple : une personne est suspectée de meurtre. On a retrouvé sur les lieux de l'ADN pouvant être au meurtrier, et le suspect prétend avoir un alibi. Le juge va tout naturellement mettre en examen le suspect, ordonner que les empreintes génétiques de celui-ci soient comparées à celles trouvées sur les lieux et faire interroger la personne servant d'alibi au suspect. Est-ce un acte à charge ou à décharge ? Dame ! Ça dépend : si les empreintes correspondent et que l'alibi s'écroule, il sera à charge. Si l'alibi est solide, et que les empreintes ne correspondent pas, il sera à décharge. Dans les deux cas, il sera valable, le parquet ne pourrait pas en demander l'annulation au motif qu'il ne va pas dans le sens de la culpabilité : l'article 81 l'interdit. De même qu'il interdit au juge de refuser d'accomplir un acte au motif qu'il viserait à démontrer l'innocence du mis en examen. Il ne peut le faire que s'il estime que cet acte n'apporterait rien à la manifestation de la vérité.
Bien sûr, nous sommes tous un jour ou l'autre confrontés à un juge d'instruction enfermé dans ses convictions, qui dès la première comparution a du mal à cacher sa certitude de la culpabilité de notre client. C'est une catastrophe contre laquelle nous sommes largement démunis, les actions pour faire dessaisir un tel juge sont rarement couronnés de succès pour peu que le juge sache sauvegarder les apparences. Il faut vraiment une manifestation de partialité dont on puisse rapporter la preuve, et faire acter par le greffier tel propos tenu par le juge n'est pas toujours facile : même si le greffier est indépendant du juge, ils travaillent ensemble, dans le même bureau, tous les jours, pendant des mois voire des années, tandis que l'avocat ne fait que passer ; quant aux conclusions de donner acte (art. 120 du CPP), nous en sommes les rédacteurs : lors d'une procédure de suspicion légitime (art.662 du CPP), de renvoi dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice (art. 665 du CPP) ou de récusation (art. 668 du CPP), on a beau jeu de nous répliquer que nous nous sommes constitués nous-même la preuve de ce que nous alléguons. Quant au changement de juge par la chambre de l'instruction, elle ne peut être ordonnée (et ce n'est qu'une faculté) que dans certaines circonstances : annulation d'un acte, ou infirmation d'une ordonnance notamment. Ce n'est que l'inaction prolongée d'un juge d'instruction qui aboutit de droit à son désaisissement, mais pas une activité biaisée. Ajoutons que demander le désaisissement de juge et ne pas l'obtenir, c'est la garantie pour la suite de l'instruction d'une ambiance qui ferait passer le climat actuel pour tropical.
En tout état de cause, ces hypothèses, heureusement fort rares mais qui peuvent faire tant de dégâts quand le mis en examen est innocent (c'est du vécu) ne justifient pas par elles-même la suppression du juge d'instruction. Car celui qui le remplacera (un procureur de l'instruction ?) peut donner dans le même travers, puisque ces futurs procureurs de l'instruction seront pour la plupart d'anciens juges d'instruction.
Le problème aurait pu utilement être traité en assurant une vraie procédure de contestation du juge d'instruction, juridictionnelle, contradictoire et publique, comme le suggère mon confrère François Saint-Pierre dans son indispensable Guide de la Défense Pénale[2] (Ed. Dalloz). C'est finalement une autre solution qui a été retenue, la collégialité, j'y reviendrai.
Le juge d'instruction, star malgré lui ?
Le juge d'instruction est devenu le symbole de toutes les erreurs et échecs judiciaires. L'affaire d'Outreau restera associée au nom du juge Burgaud, l'affaire Villemin au juge Lambert, celle de Bruay en Artois au juge Pascal. Il est tentant de se dire qu'en supprimant le juge d'instruction, on empêchera de telles catastrophes de se reproduire, comme supprimer les médecins ferait disparaître les erreurs médicales. Une bonne partie de l'opinion publique a entonné cette chanson, si on en croit les sites des journaux (Cher Anatole, n'allez JAMAIS lire les commentaires des sites de presse : seuls vont s'y réfugier ceux que même les cafés du commerce trouvent insupportables).
Là encore, gare au cliché.
La personnalisation de l'enquête est difficilement évitable. Une affaire criminelle dure deux à quatre ans aujourd'hui. De ce laps de temps, les deux tiers au moins relèvent de l'instruction, le reste de l'attente du procès. Le procès lui même dure généralement deux jours, les affaires les plus complexes pouvant occuper une session de 15 jours, les affaires allant au-delà étant rarissimes (pensons au procès Barbie, qui a duré deux mois, et au procès Papon qui a duré six mois). Pour une affaire correctionnelle, c'est de un à deux ans, les trois quart relevant de l'instruction (estimations validées par l'IMP, l'institut Mondial de la Pifométrie). Et c'est encore pire pour les affaires démesurées, comme l'Angolagate (7 ans d'instruction, 6 mois de procès), ou le crash du Mont Saint-Odile (14 ans d'instruction —en grande partie du au fait qu'à chaque changement de juge d'instruction, il fallait des mois de travail à plein temps son successeur rien que pour se mettre à jour d'un dossier de plusieurs dizaines de milliers de pages—, 7 semaines de procès).
Il y a donc un déséquilibre chronologique entre l'instruction, qui prend l'essentiel du temps judiciaire et est confiée à un juge, et où le principe du secret fait que la presse est à la recherche de fuites et que les informations sont distillées au compte-goutte ; et celui du procès, nécessairement collégial, ou tout est débattu publiquement, mais à un rythme trop soutenu pour que la presse puisse faire un vrai travail de fond et l'opinion publique s'intéresser aux débats. Prenez l'affaire ELF. Tout le monde se souvient d'Éva Joly, et des bottines de Roland Dumas. Qui se souvient que Roland Dumas a finalement été relaxé dans cette affaire ?
De plus, le juge d'instruction a une particularité : c'est la seule juridiction nommée que je connaisse. Si mes clients sont jugés par la 10e chambre du tribunal correctionnel, puis relaxés en appel par la 20e chambre des appels correctionnels, si c'est la 2e section de la cour d'assises qui acquitte mes clients quand la 5e chambre de l'instruction n'a pas annulé l'instruction, si mes clients sont divorcés par le cabinet F du juge aux affaires familiales, que leurs enfants sont placés par le secteur H du juge des enfants, ou vont devant le tribunal d'instance de Framboisy chanter pouilles à leur débiteur, c'est le cabinet de Madame Lulu, ou de monsieur Gascogne qui instruit les dossiers pénaux. C'est marqué tel quel dans l'en tête de leurs ordonnances : « Cour d'appel de Moulinsart, tribunal de grande instance d'Ys, cabinet de Cunégonde Lulu, juge d'instruction ».
Cela concourt à cette forte personnalisation du juge d'instruction. Si j'ai parfois du mal à nommer tel ou tel président devant lequel j'ai plaidé, je me souviens toujours du nom du juge d'instruction, même des années après. Entre confrères, on se dit qu'on va plaider « à la 12e », mais qu'on a aussi une mise en examen chez cette folle de madame Dadouche.
C'est certes une dérive, à laquelle se sont prêtés certains juges, enivrés par ce vedettariat soudain, surtout s'ils exerçaient dans un petit tribunal, ou mis à profit par d'autres lors de l'alliance des juges et des journalistes qui a permis aux affaires des années 90 de sortir.
Le juge d'instruction, responsable mais pas coupable ?
À cause de cette forte exposition (il n'est pas un juge d'instruction qui n'aura son nom cité dans la presse locale au moins une fois), le retour de bâton est inévitable quand le dossier tourne mal pour l'accusation. C'est mérité quand le juge s'est laissé aveuglé par ses convictions erronées, mais parfois, c'est tout simplement injuste.
Ainsi, je parlais du juge Lambert, et de son instruction ratée de l'affaire Villemin. Ce ratage est indéniable, non pas en ce qu'il n'a pas permis l'identification de l'assassin, il y a des affaires insolubles, mais en ce qu'il a accusé du meurtre la mère de l'enfant sur des éléments pour le moins évanescents et a indirectement conduit à la mort de Bernard Laroche, un temps soupçonné du meurtre. Mais qui se souvient du remarquable travail effectué par son successeur, le président Simon, conseiller à la cour d'appel de Dijon, qui y a laissé sa santé jusqu'à mourir prématurément d'un accident cardiaque, et qui a tant fait pour innocenter la mère ?
L'affaire d'Outreau est imputée quasiment exclusivement au juge Burgaud. Qui n'a pas lu que son incompétence manifeste et notoire était établie au-delà de toute discussion par le fait qu'il avait notamment accusé un des mis en examen d'avoir violé un de ses enfants qui n'était pas encore né ? Mais qui sait seulement que le juge Burgaud n'est que le premier de deux juges d'instruction à avoir instruit ce dossier, qu'il ne s'en est occupé que de février 2001 à juillet 2002 (l'instruction a été clôturée en mars 2003) et que cette erreur a en réalité été commise en mars 2003 par le juge d'instruction qui lui a succédé, dont personne ne se souvient du nom, erreur reprise texto des réquisitions du parquet, et rectifiée par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai bien avant le premier procès ? Si le Conseil Supérieur de la magistrature ne prononçait aucune sanction à l'encontre du juge Burgaud (tout comme il a mis le procureur Lesigne hors de cause), qui se souviendra de ce genre de détails ? L'accusation de corporatisme et d'irresponsabilité fleurira immanquablement.
Le juge d'instruction, coupable idéal et bouc émissaire facile pour les politiques qui n'aiment pas qu'on leur vole les micros ? En tout cas, il a rarement droit à une instruction à charge et à décharge. De ce point de vue, les politiques ne réalisent pas combien il leur manquera. Ça sera plus compliqué de se défausser de ces ratages sur un magistrat hiérarchiquement soumis au garde des Sceaux.
Three's company…
L'isolement et la personnalisation du magistrat instructeur posent indiscutablement problème. Mais figurez-vous que le législateur y a apporté une solution : la collégialité de l'instruction. Le juge d'instruction est sur le point d'être remplacé par un collège de trois juges co-saisis. Les jours du juge d'instruction seul sont comptés : la loi du 5 mars 2007, qui se voulait inspirée de l'affaire d'Outreau justement, est déjà votée, et elle entre en vigueur le 1er janvier 2010, le temps de permettre la mise en place de cette réforme considérable.
Autant dire que la réforme annoncée la rend caduque avant même son entrée en vigueur. C'est sympa de trouver des solutions et de les voter, mais leur laisser le temps d'entrer en vigueur, c'est pas idiot non plus. Tellement représentatif de ce qu'est la procédure pénale depuis des décennies. Je vous laisse imaginer l'état d'une discipline ainsi traitée. Ce n'est pas comme si la liberté des citoyens en dépendait directement, vous me direz. Oh. Oups. Je ne sais plus quel grand esprit disait déjà :
« …ce n'est pas l'action des juges qui est en cause mais l'inadaptation et la lourdeur des textes qu'on leur demande d'appliquer. N'est-il pas d'ailleurs de règle générale qu'il n'est de bons juges qu'avec de bonnes lois ? Or, le nombre de modifications du code de procédure pénale, près de 20 réformes depuis 20 ans, marque que l'on n’a manifestement pas encore trouvé l’équilibre nécessaire. », mais c'était pas con.
Je ne suis pas expert, mais je crois que pour trouver l'équilibre, un bon début est d'arrêter de gesticuler.
On sait ce qu'on perd, on ne sait pas ce qu'on gagne.
Une question me vient à l'esprit sur les modalités pratiques. L'instruction en tant que telle pourra difficilement disparaître. Il semble qu'elle soit donc confiée aux procureurs. Soit. Mais quid de la plainte avec constitution de partie civile ? Le droit de saisir le juge appartient en effet à deux personnes : le procureur, et la victime. Actuellement, toujours depuis la loi du 5 mars 2007, la victime doit d'abord porter plainte auprès du procureur (sauf en matière de presse, j'y reviendrai), qui peut soit décider d'ouvrir lui-même une instruction, soit refuser, soit ne rien faire : dans ce dernier cas, au bout de trois mois, la victime peut saisir elle même le doyen des juges d'instruction par une plainte avec constitution de partie civile.
C'est une garantie essentielle, même si elle est susceptible d'abus : la personne qui s'estime victime d'une infraction doit pouvoir saisir le juge, même si le parquet n'est pas intéressé. Elle peut saisir directement le tribunal correctionnel, mais parfois, parce que l'auteur a disparu, est inconnu, ou que les faits sont complexes ou constituent un crime, la voie de l'instruction s'impose.
Problème : si la victime a porté plainte auprès du procureur, et que celui-ci n'a pas donné suite voire a classé la plainte, quand bien même la victime aurait-elle le droit de l'obliger à instruire avec un mécanisme analogue, le parquetier instructeur aura déjà émis une opinion sur le dossier, et on peut supposer qu'il s'y tiendra et traînera les pieds pour instruire. De fait, ce sera à l'avocat de la partie civile de bombarder le procureur instructeur de demandes d'actes et faire appel de ses refus, jusqu'à, de fait, prendre la direction de la procédure. Or ce n'est pas son rôle. En tout état de cause, ce mécanisme ne satisferait pas aux exigences de voir sa cause entendue par un tribunal impartial, protégé par l'article 6 de la CSDH puisque ce passage obligé par une personne qui sera de fait adversaire de la procédure et en charge de l'instruction constituera un obstacle au droit au juge. Ah, vous avez aimé le juge schizophrène qui instruit à charge et à décharge ? Vous adorerez le procureur bipolaire qui charge malgré lui.
J'aurais aimé là-dessus être éclairé sinon rassuré.
Diffame, ♫ I want to live forever ♪
Oui, je sais, il est temps que je termine ce billet, mes titres sombrent comme le moral des juges d'instruction.
Un peu occulté par l'annonce de la disparition du juge d'instruction, un autre point est passé inaperçu. Le président doit enrager car un cadeau pareil fait aux journalistes aurait mérité un peu plus de louanges. Les blogs et la presse étant une fois de plus complémentaires, je m'empresse de réparer cet oubli. Le président a annoncé la dépénalisation de la diffamation simple (pas de la diffamation raciale). Les fesses de M. de Filippis peuvent cesser de trembler, les mandats d'amener, c'est fini, la correctionnelle aussi. Je reviendrai plus longuement dans un autre billet sur les conséquences de cette réforme, qui risque de coûter cher aux journaux. Notre président adore les cadeaux coûteux.
Mais un problème me saute aux yeux. La plainte avec constitution de partie civile joue un rôle très important en matière de diffamation, particulièrement sur internet. Car si la diffamation est commise sur un site anonyme ou par une personne extérieure au site (genre, je ne sais pas, un commentaire sous un article de Libé disant pis que pendre de Xavier Niel ?), le seul moyen pour la victime de la diffamation de retrouver l'auteur et lui demander des comptes est de saisir le juge d'instruction, qui obtiendra du directeur de publication les données de connexion (adresse IP), du fournisseur d'accès internet le nom de l'abonné ayant utilisé cette adresse IP tel jour à telle heure, puis entendra l'abonné en question pour savoir qui utilisait le poste informatique en cause. Dépénaliser la diffamation, c'est fermer la voie de la plainte au pénal, donc d'avoir les moyens d'investigation correspondant. Certes, il est possible de faire soi-même ces démarches à coups de référés de l'article 145 du CPC. Mais le coût pour la victime va monter en flèche.
De fait, la diffamation sur internet sera largement impune, ou réservée aux demandeurs qui en ont les moyens (à propos, comment va Kylie Minogue ?), et les condamnations à venir prendront en compte ces surcoûts. Oubliez l'euro symbolique de dommages-intérêts, la diffamation va être ruineuse. Bref, ce sera tout (une facture exorbitante pour un commentaire rédigé sns réfléchir) ou rien (l'impunité derrière le bouclier économique). Pas sûr que l'égalité républicaine sorte gagnante de cet aspect.
L'herbe est toujours plus verte à côté.
Un dernier point, sur l'argument comparatiste, très apprécié et utilisé à toutes les sauces : le juge d'instruction serait une spécificité française, une incongruité, une bizarrerie en voie de disparition, puisque nos voisins l'ignorent ou l'ont abandonné.
Tout d'abord, je suis toujours étonné de l'enthousiasme avec lequel on défend nos exceptions, culturelles ou autres, avant d'entendre que celle-ci ou celle-là doit disparaître puisque nos voisins font différemment. Cela aboutit généralement à une cote mal taillée, où on importe l'institution, en l'affublant d'un « à la française » ce qui veut dire qu'on l'a tellement défigurée que ce n'est plus qu'un vague ersatz inefficace. Je pense au plaider-coupable à la française, ou à la class-action à la française, dans les cartons depuis des temps immémoriaux.
Ensuite, cet argument est faux. L'Espagne connaît toujours le juge d'instruction et n'a pas l'intention de s'en passer.
Je reviendrai là-dessus dans un prochain billet, où je ferai une brève présentation du système pénal ibère et anglo-saxon, en distinguant celui de Sa Gracieuse Majesté (non, pas Rachida Dati, mamie Windsor) et de la Terre des Libres et Maison des Braves.
De toutes façons, ce sujet va faire couler des octets, on n'a pas fini d'en parler.