L'ANAS, Association Nationale des Assistants de Services Sociaux, publie sur son site une analyse juridique fort intéressante et accessible de cette affaire : contexte juridique, ce que pouvait faire l'assistante, etc. Très utiles pour les travailleurs sociaux qui se demanderaient quelles sont leurs marges de manœuvre exacte. Avec l'autorisation de l'auteur, j'en reprends l'intégralité ici, le site de l'ANAS n'étant pas un blog, il ne permet pas les commentaires.
Comme d'habitude, le point de vue exprimé après cette ligne n'engage que son auteur.
Dénonciation d'un sans-papiers : Décryptage d'un cas heureusement isolé
L'affaire de Besançon provoque des réactions massives sur différents blogs. On constate une série d'interrogations et affirmations marquées par des confusions importantes. Plusieurs d'entre elles intéressent autant les professionnels de service social que le grand public. Nous les reprenons donc, en nous appuyant sur les éléments du PV mis en ligne.
Des précisions importantes sur le cadre
Le cadre de la mission est celui d'une « AEMO judiciaire », prévue par les articles 375 et suivants du Code Civil. L'article 375-2 précise que « ''Chaque fois qu'il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel. Dans ce cas, le juge désigne, soit une personne qualifiée, soit un service d'observation, d'éducation ou de rééducation en milieu ouvert, en lui donnant mission d'apporter aide et conseil à la famille, afin de surmonter les difficultés matérielles ou morales qu'elle rencontre. Cette personne ou ce service est chargé de suivre le développement de l'enfant et d'en faire rapport au juge périodiquement.'' »
Le service dans lequel exerce cette professionnelle est une association de sauvegarde de l'enfance, donc un service de droit privé. Cette assistante sociale est tenue au secret professionnel par profession (art. L.411-3 du Code de l'Action Sociale et des Familles).
L'intervention de cette professionnelle est bien située dans le cadre de la protection de l'enfance, sous mandat judiciaire confié à son service par le Juge des enfants. Si elle ne peut opposer le secret professionnel à ce dernier, il lui est interdit de transmettre à un tiers extérieur des informations sur tout renseignement protégé par le secret professionnel, soit « ce que le professionnel aura appris, compris, connu ou deviné à l'occasion de l'exercice de son exercice professionnel » (Crim.19/12/1995).
► Des éclaircissements nécessaires
« Quelle valeur a ce PV ? »
Un Procès Verbal n'est pas un document anodin. Il est un élément essentiel d'une procédure judiciaire, qui acte et fige les propos tenus à un moment dans une affaire. De plus, ces propos ne sont pas écrits par le déclarant mais par un officier de police judiciaire. Le style, la rédaction et les mots choisis le sont par lui. Il est donc important de relire et faire modifier toute formulation ou description qui ne correspondrait pas à la réalité.
De plus, ce PV a été réalisé à sa demande par l'assistante sociale et non sur la volonté des services de police. Nous savons que dans ce dernier, le contexte peut être très différent. Ainsi, dans l'affaire dîte « de Belfort », une assistante sociale avait été confrontée à une pression importante qui aurait pu la mener à faire des déclarations dictées par la tension vécue. Il n'en fut rien. Dans l'affaire de Besançon, difficile de dire que ces mots ont été dictés sous la pression. Nous pouvons donc émettre l'hypothèse qu'ils reflètent de façon fidèle sinon exacte les propos tenus.
Enfin, sur la valeur du document, il convient de savoir que l'agence France Presse a attendu d'en visualiser la copie originale avant de rédiger une dépêche.
« Une dénonciation, n'est-ce pas comme un signalement ? »
Rappelons que la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance « réserve le terme de signalement à la saisine du procureur de la République. Le signalement est un acte professionnel écrit présentant, après évaluation, la situation d'un enfant en danger qui nécessite une protection judiciaire. »1
Un signalement porte sur une situation dans laquelle un enfant est en risque de danger ou en danger. Ce risque de danger ou danger est évalué et argumenté à partir de faits, analyses et hypothèses aboutissant à une proposition. Ce sont ces éléments qui sont transmis au Juge ou au Procureur, conformément aux textes légaux touchant à la protection de l'enfance et au secret professionnel (art. 226-14 du Code Pénal).
Le seul cas où il peut y avoir une saisine directe des forces de police, c'est lorsqu'il y a péril (article 223-6 du Code Pénal). Un péril est caractérisé par une atteinte imminente, constante et grave à la santé voire à la vie d'une personne.
En reprenant le PV, il apparaît que :
- La professionnelle a eu connaissance des informations dont elle fait part dans le cadre de son
exercice professionnel ;
- Les faits énoncés ne montrent pas un danger pour les personnes : la phrase « De peur de
représailles, ma protégée ne répondra pas à vos convocations ni même à vos questions » ne
suffit pas à démontrer qu'il y a danger en l'état. Paradoxalement, elle tendrait à signifier que
tout acte de dénonciation de la situation en génèrerait. Il n'est affirmé aucune pression ou
violence sur la mère ou les enfants. De même, lorsqu'il est affirmé « Je l'ai interrogé sur sa
présence en ces lieux et la durée de son séjour chez la famille dans laquelle j'interviens, tout
en l'informant qu'il ne pouvait pas rester à cette adresse, Madame B... vivant une situation
financière et familiale fragile. », il n'est fait mention d'aucune volonté de départ exprimée par
la mère. Rappelons que cet homme est le demi-frère de Madame B. Enfin, une « situation
financière et familiale fragile » n'est pas suffisante pour constituer une situation de péril ou de
danger.
A partir de ces éléments, il apparait bien que l'acte effectué constitue une dénonciation d'une personne sans-papiers et non un signalement ayant trait à la protection de l'enfance. Si cette professionnelle avait évalué que la présence de cet homme constituait un fait générateur de risque pour les enfants, elle devait en référer uniquement au Juge des enfants ayant ordonné la mesure d'AEMO.
« Quelle responsabilité de la hiérarchie de cette professionnelle ? »
C'est une des grandes questions de cette affaire. La professionnelle a-t-elle agit de sa propre initiative sans en référer à sa hiérarchie ou, au contraire, c'est avec l'accord, voire à la demande, de sa hiérarchie qu'elle s'est rendue au commissariat ? Nous en saurons sans doute plus dans quelques temps. Mais n'oublions pas que le professionnel reste pénalement le seul responsable en cas de violation du secret professionnel. Le rôle de sa hiérarchie ou de ses pairs n'est qu'un élément du contexte ayant amené au délit. Nous réaffirmons l'importance que les professionnels ne restent pas seuls surtout lorsqu'il s'agit de déposer dans le cadre d'une enquête ou devant un tribunal. Les encadrements intermédiaires doivent pouvoir être soutien lorsque le témoignage est légitime et légal, et « garde-fou » lorsque des passages à l'acte répréhensibles sont envisagés.
« Quelle autre possibilité avait-elle ? »
Il faut d'abord définir le problème : si la famille concernée par l'AEMO accueillait cet homme volontairement, il devient un des acteurs du système avec lequel le travailleur social exerçant la mesure doit faire. Nous ne choisissons pas ceux qui peuvent ou pas vivre en interaction avec la famille. Cela relève du choix des personnes et les assistants sociaux n'ont pas à abuser de leur pouvoir pour imposer telle présence ou telle absence. Même si certaines personnes peuvent nous interpeller nous ne pouvons laisser notre sentiment personnel prendre le dessus. C'est une des bases du positionnement professionnel, l'application du principe éthique de non-jugement.
Si la situation et les comportements de cet homme constituaient un risque pour les enfants ou leur mère (donc indirectement les enfants), et si un travail avec la mère ne pouvait modifier le contexte, la saisine de l'autorité judiciaire pouvait se faire. Comme nous l'avons vu, les éléments du PV ne vont pas dans ce sens.
En clair, le rôle des assistants de service social, qu'ils exercent en AEMO ou ailleurs n'est pas de dénoncer une personne sans-papiers, quand bien même elle est contraire à ce que nous souhaiterions.
« Et pourquoi les ASS ne dénonceraient-elles pas les sans-papiers ? »
Les assistants de service social interviennent dans des situations variées, avec des publics très différents dont certains sont en situation irrégulière ou sont en contact avec des personnes en situation irrégulière. Il s'agit qu'ils puissent travailler avec ces personnes afin de faire évoluer une situation a minima vers une vie décente. Par exemple, lorsqu'une femme en situation de séjour irrégulier est victime de violences conjugales, il faut qu'elle puisse trouver de l'aide. Les assistants de service social de secteur sont par exemple des interlocuteurs de premier plan : en les rencontrant, les victimes peuvent trouver de l'aide sans se mettre dans une situation qui constitue pour elles une autre forme de danger. De même, une mère peut venir parler sans risque de la consommation de drogue de son fils sans que cela débouche sur une intervention policière. Si le secret professionnel permet de protéger des informations privées et le plus souvent légales, il est la condition pour que se disent des situations d'irrégularité. C'est à partir de la réalité de la situation que peuvent se co-construire des solutions. Ce travail se double d'une mise en perspective des risques à court, moyen et long terme de la situation. C'est une des étapes pour modifier une situation et faire en sorte que la société soit protégée. En effet, si la mère ne peut parler des passages à l'acte délictueux de son fils, jusqu'où la dérive ira-t-elle ? Quelle souffrance pour l'enfant, sa mère et des potentielles victimes des passages à l'acte ? Quel coût pour la société ? Même chose pour une femme victime de violence : plus elle restera dans cette situation, plus elle risque d'en sortir détruite. C'est le fait de parler à un professionnel soumis au secret qui est une condition de la résolution de la situation de danger. Ne nous y trompons pas : si les assistants de service social dénonçaient les « sans-papiers », ils ne tarderaient pas à ne plus en voir du tout, et les personnes sauraient très facilement masquer ces situations. La précarité des conditions d'existence de ces personnes s'en trouverait accrue, au risque de l'ensemble de la société : qui pourrait en sortir gagnant ?
« Quelle confiance entre la famille et l'assistante sociale ? »
C'est un des risques entrainé par cette situation. Comment cette assistante sociale pourrait demain travailler avec la confiance de la mère et des enfants dont elle a dénoncé le demi-frère et l'oncle ? Plus largement, comment avoir confiance en une professionnelle si les familles se demandent si, en sortant de l'entretien, cette professionnelle ne va pas aller tout raconter au commissariat ? Cette dénonciation résout peut-être le problème de la professionnelle, mais la défiance qu'elle risque de renforcer auprès des familles concernées par des mesures d'assistance éducative ne va pas aider les autres professionnels à soutenir les enfants et parents qu'ils rencontrent.
« L'ANAS devait-elle réagir aussi fort ? »
Si le principe de confraternité est un des devoirs établis dans le code de déontologie de la profession, l'ANAS ne pouvait rester silencieuse au regard des éléments de cette affaire. Nous soutenons les collègues qui font vivre au quotidien, dans des conditions extrêmement difficiles, les valeurs du travail social. Ce fut le cas par exemple lors de l'affaire de Belfort. On ne peut défendre le secret professionnel et l'invoquer quand cela nous arrange, pour le rompre lorsque cela nous convient. De plus, cette affaire intervient alors que les professionnels du secteur se sont mobilisés depuis plusieurs années pour dire l'importance du secret professionnel. De même, la question du secret et de la situation d'une personne sans-papiers a permis de préciser il y a quelques mois comment concilier les situations de secret et de témoignages. Enfin, le Conseil Supérieur du Travail Social vient de produire un avis sur la question.
L'ANAS ne pouvait donc se taire. Les membres de l'association sont aussi confrontés aux réalités difficiles, nous savons la complexité des conditions de travail au quotidien, la solitude des travailleurs sociaux dans des situations de tension et les responsabilités qu'ils prennent dans des cadres parfois flous. Sur la question du secret professionnel, auquel nous sommes soumis par profession, nous devons être vigilants.
C'est cet objectif que nous visons à travers notre réaction. Et que chacun sache qu'en voyant une assistante sociale, il peut éprouver de la confiance plutôt que de la crainte.
Laurent PUECH
Président de l'ANAS