Assignation en référé du ministre de la défense
Par Eolas le mardi 3 juin 2008 à 15:38 :: Actualité du droit :: Lien permanent
Oh ! Un billet où on ne parle pas de virginité !
Hervé Morin, ministre de la défense (qui serait vierge s'il était né une semaine plus tard), va être assigné aux côtés du général Parayre (cinq étoiles au-dessus de sa pucelle) devant le tribunal de grande instance de Paris par huit gendarmes en exercice.
— Pourquoi le tribunal de grande instance de Paris ?
Parce que l'État major de la gendarmerie, où se trouve le bureau du général, est à Paris, dans les locaux du ministère de la défense.
— Mais pourquoi le tribunal de grande instance ? Je croyais que depuis un divorce (ou était-ce une annulation de mariage ?) de 1790, le juge judiciaire ne mettait plus son nez dans les affaires de la chose publique ?
Certes, mais c'est là un principe juridique. Or le droit est la science où les concepts immaculés sont souillés d'exceptions. Et il en est une née pour garantir les libertés, et que nous devons, que l'Histoire aime l'ironie, à l'Action Française, connue pourtant pour ne guère aimer celles-ci : c'est l'exception de la voie de fait.
En effet, le 7 février 1934, le préfet de police a fait saisir d'autorité le journal l'Action Française, organe du mouvement éponyme. La société du journal a porté l'affaire devant les tribunaux judiciaires, arguant du fait que la loi du 29 juillet 1881 (toujours en vigueur aujourd'hui) permettait aux tribunaux d'ordonner la saisie des journaux, mais certainement pas au préfet d'y procéder de son propre chef. Le préfet de police estima qu'on ne pouvait poursuivre le préfet de police devant les juridictions judiciaires, au nom du respect de la loi qu'il venait de piétiner, et non pour mettre un obstacle sur la voie judiciaire de ses adversaires, bien entendu.
Le Tribunal des Conflits, juridiction dont le seul rôle est de dire quel juge est compétent, du judiciaire ou de l'administratif, par un arrêt[1] du 8 avril 1935 a donné tort au préfet de police, relevant qu'il n'était pas justifié que la mesure ordonnée, portant atteinte à la liberté de la presse, ait été indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l'ordre public, et que dès lors elle constituait non un acte légitime de l'administration mais une voie de fait : le préfet était donc abandonné au bras séculier de la justice judiciaire.
La théorie de la voie de fait pose, comme le dit le site du Conseil d'État, que l’action de l’administration, qui s’est placée hors du droit, étant en quelque sorte dénaturée, il n’y a plus matière à en appeler à la séparation des fonctions administratives et judiciaires pour limiter la compétence de l’autorité judiciaire. Le juge judiciaire est ainsi investi d’une plénitude de juridiction : il a compétence tant pour constater la voie de fait, que pour enjoindre à l’administration d’y mettre fin et pour assurer, par l’allocation de dommages et intérêts, la réparation des préjudices qu’elle a causés. Bref, l'administration doit être une rosière pour rester à l'abri de la concupiscence judiciaire.
Revenons en à nos gendarmes : ceux-ci estiment que la lettre du chef d'État-Major de la gendarmerie les enjoignant de démissionner de l'association qu'ils ont créée, et ce sous huit jours à peine de sanctions, constitue une atteinte manifestement illicite au droit d'association et d'expression, et constitue donc une voie de fait entraînant compétence judiciaire.
J'avoue être réservé sur ce raisonnement (mais j'ignore tout du dossier, la réserve est importante). Le Monde est équivoque en écrivant que « Le président du tribunal de grande instance de Paris a décidé, lundi 2 juin, d'autoriser l'association "Forum gendarmes et citoyens" à assigner en référé le directeur général de la gendarmerie nationale (le général Guy Parayre), ainsi que le ministre de la défense (Hervé Morin), en fixant au jeudi 5 juin la date de cette audience, où les deux parties seront représentées par leurs avocats », ce qui peut laisser croire que la question a été tranchée.
Visiblement, il s'agit d'une simple autorisation d'assigner en référé d'heure à heure : quand un demandeur estime avoir des motifs légitimes d'obtenir très rapidement une décision de justice eu égard à l'urgence (un jugement de fond peut tarder un à deux an, un référé un à trois mois), il peut demander au président du tribunal l'autorisation de doubler tout le monde. Pour un jugement au fond, on parle d'assignation à jour fixe[2], et pour un référé, d'heure à heure[3] (la loi prévoit même que l'audience peut se tenir au domicile du magistrat, toutes portes ouvertes jusqu'à la rue pour respecter la publicité de la procédure). Cette autorisation se sollicite par requête, que l'on va présenter au président dans son bureau (à Paris, un magistrat délégué est à notre disposition). Il lit la requête, écoute nos explications, nous pose des questions, et s'il accepte, nous indique quand aura lieu l'audience, et jusqu'à quand nous avons pour faire délivrer notre assignation, à peine de caducité de son autorisation.
C'est cette étape là qui vient d'être franchie : le président a estimé que les gendarmes ayant huit jours pour obtempérer à peine de sanctions, ils sont légitimes à demander une décision avant l'expiration de ce délai. C'est tout : le juge n'a pas encore défloré la question de la compétence judiciaire : elle le sera à l'audience jeudi, soit par le ministre ou le général, soit d'office par le juge, la question étant d'ordre public. Si le juge se reconnaît compétent, le préfet de police pourra exercer une voie de recours spéciale, en prenant un arrêté de conflit, qui porte l'affaire devant le Tribunal des Conflits. S'il se déclare incompétent au profit de la juridiction administrative, les demandeurs devront former leur recours de l'autre côté de la Seine (en vélib', il y en a pour cinq minutes à peine).
M'est avis, amis juristes, vu la jurisprudence postérieure à Action Française, notamment l'arrêt Tribunal de grande instance de Paris du 12 mai 1997, et la création des référés administratifs comme le référé-suspension et le référé liberté, que la compétence judiciaire en raison de la voie de fait est ici plus que douteuse. La voie de fait est un tendron pour les professeurs de faculté, mais on ne la voit plus guère danser dans le bal des prétoires.
Réponse bientôt. En tout cas, ça fait du bien un post sans mention de virginité, non ?
Commentaires
1. Le mardi 3 juin 2008 à 15:48 par Nilshar
2. Le mardi 3 juin 2008 à 15:53 par Opéra
3. Le mardi 3 juin 2008 à 15:57 par Kerri
4. Le mardi 3 juin 2008 à 15:58 par Emmanuelle
5. Le mardi 3 juin 2008 à 16:01 par No comment
6. Le mardi 3 juin 2008 à 16:02 par Axonn
7. Le mardi 3 juin 2008 à 16:07 par Europeos
8. Le mardi 3 juin 2008 à 16:10 par David Alexandre
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10. Le mardi 3 juin 2008 à 16:16 par Sursis à statuer
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36. Le vendredi 6 juin 2008 à 16:01 par villiv
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