[Journée d'action des magistrats administratifs] Paroles d'Abeille
Par Eolas le jeudi 4 juin 2009 à 00:59 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Abeille, juge administratif (Les notes de bas de page sont d'Eolas)
Cher maitre Eolas,
Il y a juste 3 ans, vous avez accueilli sur votre blog mes impressions de conseiller de tribunal administratif statuant en matière de reconduite à la frontière.
Je viens de relire ce que j'avais écrit. Il n'y a hélas rien à changer, à part la création en 2006 de l'OQTF (Obligation de quitter le territoire français[1]).
Enfin, si une autre chose a évolué dans les Tribunaux Administratifs, c'est la charge de travail des magistrats. Les objectifs chiffrés, les statistiques, le ratio affaires entrées/ affaires sorties constituent le coeur des préoccupations des présidents. Vite, vite, vite, jugeons, à la limite peu importe le résultat...
En mars 2005, Renaud Denoix de Saint-Marc, à l'époque vice-président du Conseil d'État[2], déclarait dans l'AJDA (n° 12/2005, p 628) "Il est difficile de demander aux juges d'augmenter encore leur productivité".
Les réformes aujourd'hui préparées par le Conseil d'Etat visent pourtant de nouveau à renforcer la productivité en faisant sauter le goulot d'étranglement que constitue le rapporteur public[3], en multipliant les cas où un juge unique peut statuer et en permettant en appel de juger par ordonnance le contentieux des étrangers[4] sont Les affirmations du vice-président d'hier n'ont donc plus cours aujourd'hui...
La justice administrative est condamnée à se dégrader inexorablement si on ne décide pas à lui attribuer des moyens sérieux et à limiter les recours par l'instauration, par exemple, du recours préalable obligatoire en matière de fonction publique[5]
Notre système de justice administrative ne tiendra plus longtemps à ce rythme.
Notes
[1] Il s'agit d'une décision d'éloignement accompagnant un refus de titre de séjour ou de renouvellement qui peut être directement mis à exécution au bout d'un mois ou en cas de recours quand ce recours a été rejeté. La loi impose aux tribunaux administratifs un délai de trois mois pour statuer sur ces recours, ce qui a considérablement aggravé l'engorgement des juridictions administratives. Le taux d'exécution des OQTF est de l'ordre de 2%. Face à cet échec manifeste et coûteux en moyens, la Commission Mazeaud a proposé sa suppression pure et simple.
[2] Le Vice-Président du Conseil d'État est en fait le chef de la vénérable institution. Le titre de président, purement honorifique, est attribué au premier ministre en exercice. Rappelons que le Conseil d'État remplit un double rôle de conseil du gouvernement en amont, au stade de la rédaction des projets de lois et de décrets, et de juge en aval, étant la juridiction suprême en droit administratif. Il fait également office de Conseil Supérieur de la Magistrature administrative.
[3] Anciennement commissaire du gouvernement, le rapporteur public est un magistrat administratif qui examine en toute indépendance les dossiers et expose à la juridiction de jugement la solution qui lui semble s'imposer, en tant qu'expert impartial. Il est rare qu'une décision aille dans un sens contraire aux conclusions du rapporteur public.
[4] Juger par ordonnance signifie que le président du tribunal va directement rejeter la requête sans lui faire suivre le processus habituel menant jusqu'au jugement. Initialement réservé aux cas où la requête est techniquement irrecevable (délai de recours dépassé, absence d'intérêt à agir, décision attaquée abrogée par l'autorité l'ayant pris…), elles peuvent désormais être prises quand le juge estime qu'aucun moyen sérieux n'est présenté au soutien de la requête. C'est le cauchemar des avocats, et j'ai vu passer des ordonnances qui sont de véritables jugements motivés. Où comment les droits assurés par l'audience (examen par trois juges, plus le rapporteur public) sont écartés par des exigences de productivité.
[5] Le recours préalable est une technique qui consiste à imposer au requérant de présenter sa demande à une autorité administrative déterminée par la loi avant de saisir le juge administratif. Ainsi, les recours manifestement fondés reçoivent rapidement satisfaction (en théorie, bien sûr). Tant que cette autorité n'a pas statué, le juge administratif n'a pas le droit d'examiner le recours. C'est par exemple le cas en matière de refus de visa d'entrée en France.
Commentaires
1. Le jeudi 4 juin 2009 à 09:22 par Fonctionnaire
2. Le jeudi 4 juin 2009 à 09:31 par Shad
3. Le jeudi 4 juin 2009 à 16:45 par shorturl
4. Le jeudi 4 juin 2009 à 19:49 par combatsdh
5. Le jeudi 4 juin 2009 à 23:38 par AD
6. Le vendredi 5 juin 2009 à 23:51 par Corwin