Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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vendredi 16 novembre 2007

Réforme de l'aide juridictionnelle : les pauvres paieront !

Le Garde des Sceaux, ministre de la justice, qui trouvait sans doute qu'elle ne se prenait pas assez de critiques avec sa réforme de la carte judiciaire a décidé de remettre le couvert.

Lors du débat sur le projet de budget de la justice, jeudi 15 novembre, la garde des sceaux Rachida Dati a provoqué la colère de l'opposition en évoquant la possibilité d'instaurer une franchise sur l'aide juridictionnelle, qu'elle a qualifiée de "ticket modérateur justice", pour les personnes à bas revenus qui en bénéficient. L'aide juridictionnelle permet aux personnes ayant de faibles revenus de faire valoir leurs droits en justice. L'aide, fournie par l'Etat, peut être totale ou partielle selon le niveau de ressources dont la personne dispose.

Interrogée par le socialiste Jean-Michel Clément sur la revalorisation de l'aide juridictionnelle perçue par les avocats qui défendent des clients à faibles ressources, Mme Dati a répondu en citant un rapport réalisé par le sénateur UMP de la Sarthe Roland du Luart. "Nous nous inspirons de ce rapport qui a fait des propositions en matière d'aide juridictionnelle notamment, peut-être, en instaurant une franchise sur l'aide juridictionnelle ou un 'ticket modérateur'", a-t-elle déclaré.

Ha, le rapport du Luart, assurément promis à un brillant avenir car il a l'intelligence de proposer plein de solutions... pour faire payer les autres que l'Etat. Notamment la brillante idée de faire financer l'augmentation de l'AJ... en taxant les avocats. Vivement la taxe sur l'essence pour compenser la hausse du prix du pétrole.
Et que dit-il, ce rapport, sur ce point ?

Le rapport envisage plusieurs niveaux du ticket modérateur, de 5 à 40 euros, mais le sénateur penche plutôt pour 15 euros, un montant proche du forfait hospitalier (16 euros). En seraient cependant dispensés les plus pauvres, à savoir les étrangers en situation irrégulière et tous ceux qui touchent les minima sociaux, ainsi que les mineurs et les victimes d'atteintes volontaires à la vie ou à l'intégrité de la personne.

Le premier qui m'explique en quoi le forfait hospitalier est une bonne référence pour le ticket modérateur de l'aide juridictionnelle gagne un an d'abonnement à mon flux RSS.

Bon bon bon. Respirons et prenons un peu de recul.

L'aide juridictionnelle (AJ) est la prise en charge par l'Etat des frais de justice : huissier, expert, et avocat. Elle peut être totale ou partielle.

L'AJ totale est accordée aux personnes dont les revenus (salaires + loyers, pensions alimentaires, etc, sauf aides sociales) n'excèdent pas un certain plafond. Pour 2007, ce montant est de 874 euros par mois pour une personne seule, plus 157 euros par personne à charge à concurrence de deux, et 99 euros pour les suivantes. En cas de vie de couple, les revenus des deux s'additionnent.

Pour les personnes gagnant entre 875 et 1311 euros par mois (mêmes correctifs pour personnes à charge), il y a l'aide juridictionnelle partielle, qui implique des honoraires réduits payés à l'avocat. Cette prise en charge partielle va de 85% à 15%, ce pourcentage représentant la fraction de l'indemnité versée à l'avocat par rapport à celle qui lui aurait été payée si l'aide juridictionnelle avait été totale : par exemple, l'indemnité pour assister un prévenu devant le tribunal correctionnel est d'environ 200 euros ; si mon client bénéficie de l'AJ partielle à hauteur de 15%, je toucherai... 30 euros de l'Etat, à moi de négocier mes honoraires complémentaires avec mon client. Les frais d'huissier et d'expertise restent intégralement pris en charge par l'Etat.

Pour plus de détails, voir ce billet. Les montants sont anciens, mais rassurez -vous, ils n'ont pas trop augmenté depuis. Et pour une illustration des absurdités du système actuel, dont la réforme n'est pas d'actualité, voir ce billet.

Bref, il y a déjà un ticket modérateur (l'AJ partielle), dont sont dispensés les plus pauvres (qui ont l'AJ totale) : ce sont les honoraires convenus avec l'avocat (par une convention écrite et validée par le bâtonnier qui s'assure de leur montant raisonnable et conforme aux usages). Ca fait réfléchir avant d'agir et rémunère directement l'avocat qui prête son concours. Mais le problème, c'est que ce ticket modérateur n'est pas touché par l'Etat. Ho, il en touche sa part, rassurez-vous.

Donc l'idée est de faire un autre prélèvement. Et de restreindre le nombre de ceux en étant dispensés. Faire payer les pauvres, c'est une nouvelle mode.

Ces pauperes pauperi inter pauperibus pauperrimi ex pauperibus[1], qui sont-ils ?

- Les bénéficiaires des minima sociaux (RMI, minimum vieillesse). Cela peut se comprendre.

- Les mineurs. Certes, quand on a 17 ans, 15 euros, c'est pour les clopes ou le shit, par pour un avocat.

- Les victimes de crimes d'atteintes volontaires à la vie ou à l'intégrité de la personne, ainsi que leurs ayants droit[2]. Pardon ? Et pourquoi, je vous prie ? Les victimes de crime ont déjà droit à l'AJ totale sans conditions de ressource, même si elles payent l'ISF. Et en prime, on leur fait un cadeau de 15 euros. A quand le ticket de métro et le pin's parlant du président promettant d'aggraver les peines encourues pour ce crime ? Quand on s'est fait violer, quand son enfant s'est fait assassiner, payer 15 euros sur les dizaines de milliers qu'on va recevoir, c'est obscène ? Par contre, quand on gagne 10 euros de plus que le RMI par mois et qu'on risque de se faire expulser de son logement qui vient d'être vendu, on peut bien payer le ticket modérateur à l'Etat pour être défendu contre la perspective de la rue ou des foyers, c'est la moindre des choses ? C'est ça la logique de "responsabilisation" du sénateur du Luart qui a séduit le Garde des Sceaux ? On ne sait jamais, ce SDF en devenir est peut-être un procédurier quérulent ?

La commisération affichée à l'égard des victimes vire à l'absurde. Ce n'est pas nouveau, mais désormais, on ne fait même plus l'effort de le cacher. Quand on compare cela à la façon dont sont traitées les victimes de l'Etat, je pense notamment aux personnes contaminées par le VIH, l'hépatite C ou la maladie de Creutzfeldt-Jakob par l'hormone de croissance lors de traitement administrés par des établissements publics, on n'a pas le cœur à rire, quand bien même ce serait la meilleure chose à faire.

Notes

[1] Pauvres parmi les pauvres. Enfin, j'espère que c'est ce que ça veut dire.

[2] Ce sont les héritiers de la victimes si elle est décédée : ses enfants, à défaut ses parents, à défaut ses frères et sœurs. Il exercent l'action de la victime en réparation de son préjudice.

mercredi 31 octobre 2007

Délits volontaires et involontaires

La discussion d'hier sur les chiens dangereux m'incite à enfin écrire un billet explicatif sur un des concepts les moins bien compris du droit pénal : l'élément moral de l'infraction, et la distinction qui en découle entre les délits volontaires et involontaires.

Toute infraction a une composante matérielle (un acte prohibé, comme des violences, ou une abstention, pour la non assistance à personne en danger ou la non dénonciation de crime) et un élément moral, qui implique la conscience qu'a l'auteur de ce qu'il fait.

Ici, il faut se remémorer la pierre angulaire du droit pénal français, la distinction tripartite des infractions.

A chaque catégorie d'infraction correspond un élément moral plus ou moins marqué.

Pour les contraventions, il suffit d'être conscient de ses actes, de ne pas agir sous l'empire d'une force majeure.

Ainsi, si vous grillez un feu rouge, peu importe que vous puissiez démontrer avec une certitude absolue que vous n'aviez pas vu le signal lumineux, la contravention est constituée. Votre seul moyen de défense est de démontrer qu'au moment des faits, vous avez agi mû par une impérieuse nécessité : vous transportiez une personne victime d'une crise cardiaque à l'hôpital, vous avez agi ainsi pour éviter un accident qui sinon aurait été certain, ou vous aviez perdu conscience, par exemple. Dans ces cas là seulement, l'élément moral disparait, et vous devez être relaxé.

Pour les crimes, il faut avoir recherché le résultat. Le meurtrier doit avoir voulu tuer. L'assassin doit avoir prémédité son geste. Le violeur doit avoir conscience du refus de sa victime d'avoir un rapport avec lui. Question classique de TD de droit pénal : « Mais quid du crime de violences volontaires ayant entraîné la mort sans l'intention de la donner ? La définition du crime exclut l'intention ? » Là, le chargé de TD se doit de coller immédiatement un zéro à l'étudiant. La définition légale exclut l'intention homicide, mais les violences demeurent volontaires, et ce crime, loin d'être une exception, démontre le principe : entre celui qui frappe à la tête pour assommer et tue, et celui qui frappe à la tête et tue, la seule différence est l'intention, et elle fait toute la différence.

Laissons l'étudiant se morfondre sous les regards chargés d'opprobre de ses camarades, et tournons nous maintenant vers la catégorie intermédiaire, celle des délits, qui va nous poser le plus de problèmes.

Pour les délits, la jurisprudence exige que le coupable ait agi en connaissance de cause, qu'il ait « fait exprès ». Attention, cela ne signifie pas qu'il doit avoir conscience de transgresser telle disposition législative ou réglementaire. Nul n'est censé ignorer la loi, cette preuve n'a pas à être rapportée. Peu importe que celui qui télécharge des films sur internet soit persuadé que c'est légal parce que ces films sont déjà passés à la télé. Il ne peut se prévaloir de son ignorance de la loi pour échapper à la condamnation. Voilà le sens exact de cette célèbre expression, qui n'a jamais voulu dire que tout le monde était censé connaître la loi.

Mais alors, pourquoi parle-t-on de délits involontaires ? L'expression est très mal comprise, et s'ajoute à cela la déplorable traduction des séries américaines. Souvent, vous verrez un procureur américain (district attorney) et l'avocat d'une crapule finie négocier des aveux contre une requalification en "homicide involontaire" avec 15 ou 20 ans à la clef, alors que toutes les preuves indiquent que ladite crapule a vidé deux ou trois chargeurs (selon le budget de la série) dans le corps de la victime.

C'est que le crime de unvoluntary manslaughter est traduit littéralement par homicide involontaire, alors qu'en fait il s'agit de violences volontaires ayant entraîné la mort sans l'intention de la donner (puni en France de 15 à 20 ans de réclusion criminelle, tandis que l'homicide involontaire est puni de trois à 5 ans, à une exception près). En fait, dans ces hypothèses, le procureur sait que son dossier a une faiblesse : il aura du mal à apporter la preuve de l'intention homicide qui constitue le meurtre. Or aux Etats-Unis, la requalification à l'audience n'est pas possible. L'accusé de meurtre qui établit l'absence d'intention homicide sera acquitté et ne pourra pas être à nouveau poursuivi sur les mêmes faits. D'où la proposition de la crapule : "je suis prêt à avouer ma culpabilité pour une infraction certes grave, mais me garantissant d'échapper à la prison à vie ou à la peine de mort. Si vous voulez me voir condamner à mort, prenez le risque de mon acquittement". Rassurez-vous, si la série passe sur TF1, la crapule sera immanquablement condamnée à mort et le procureur pourra aller trinquer gaîment avec ses collègues.

Revenons au droit français. Le délit volontaire se distingue du délit involontaire par la recherche du résultat. Celui qui frappe volontairement veut faire mal. Celui qui vole veut s'emparer d'un bien qui ne lui appartient pas. Le délit involontaire résulte d'une imprudence, d'une négligence, d'une maladresse, ou de l'inobservation volontaire de règles de sécurité.

Mais il y a bien au départ une action en connaissance de cause. L'auteur d'un délit involontaire commet bien un acte volontaire, mais jamais il n'a voulu causer le mal qui en résulte. Et la différence est fondamentale si vous voulez des décisions justes.

Un exemple qui fait comprendre la différence : prenons un ouvrier sur un échafaudage qui, pour épater ses camarades, jongle avec des marteaux. Un des marteaux lui échappe et blesse un passant. Il n'a pas voulu blesser qui que ce soit. Mais jongler avec des marteaux sur un échafaudage est une imprudence coupable, tant le risque de blesser quelqu'un si un marteau tombait était évident et n'a pas pu échapper au jongleur amateur. Il a pris un risque en connaissance de cause. Il mérite une sanction pénale, mais ne peut être assimilé à celui qui viserait sciemment des passants avec des marteaux, qui ne prend pas de risque mais cherche à blesser.

Or pour les propriétaires de chiens qui attaquent des enfants, comme pour les chauffards, on est dans le domaine de l'homicide involontaire. Le propriétaire de chien commet une faute, et même plusieurs : il s'occupe mal de son chien, le sort sans muselière, parfois sans laisse, le laisse divaguer, et n'a pas la force de le contrôler s'il devient méchant. Tout cela justifie qu'il soit condamné. Mais il ne peut être assimilé à celui qui lancerait son chien sur un enfant. De même que le conducteur qui roule trop vite, a bu quelques verres de trop, et regarde le cadran de son téléphone mobile en composant un numéro et ne voit pas arriver le cycliste qu'il percute ne peut être assimilé à celui qui aura jeté son véhicule contre le cycliste parce qu'il est l'amant de sa femme.

Cela est souvent mal compris des victimes, ou plutôt de leurs proches, quand celles-ci sont décédées des suites de cette faute. La loi du Talion a laissé des traces, et celui qui a tué doit être regardé comme un meurtrier dans le bon sens populaire. Quand elles entendent que les assises ont condamné tel meurtrier à 15 ans de réclusion criminelle, et que celui qui a fauché leur fils de 17 ans sur son scooter se prend 2 ans avec sursis, c'est souvent l'incompréhension. Et l'incompréhension, qui devrait appeler la pédagogie, attire en fait la démagogie, qui pousse à aggraver les peines en dépit de toute logique judiciaire.

Mais vouloir manifester son indignation en élevant l'imprudent au rang du criminel, cela revient aussi à rabaisser le criminel au rang de l'imprudent.

jeudi 25 octobre 2007

Ca marche comment, un procureur ?

Après cette parenthèse législative et littéraire, reprenons notre étude ethnographique de nos amis du parquet.

Nous avons vu que le procureur a une triple casquette. Il agit au nom de la société, dans le cadre d'une organisation hiérarchisée, mais avec la liberté inhérente à sa qualité de magistrat.

L'essentiel de son activité est bien sûr centrée sur le pénal. Autorité de poursuite, c'est à lui que la police judiciaire (ce terme recouvrant également les brigades de gendarmerie agissant au judiciaire, c'est à dire enquêtant sur les infractions commises dans leur ressort) rend compte qu'elle a découvert une infraction pour prendre des instructions. En conséquence, dans chaque tribunal de grande instance, il y a un procureur de permanence, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Au moment où j'écris ces lignes comme à celui où vous les lirez, 181 procureurs sont à côté d'un téléphone, dans un bureau au palais s'il fait jour ou chez eux avec un mobile s'il fait nuit. Cette permanence s'ajoute à leur activité ordinaire de suivi des instructions, de directions d'enquêtes de police dites "préliminaires", visant à réunir des preuves avant de prendre une décision sur le déclenchement de poursuites, l'exécution des peines, la protection des mineurs, la présence aux audiences (qui est obligatoire), outre les tâches purement administratives (rapports, statistiques).

C'est à cette activité de permanence que nous allons nous consacrer aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que c'est sans doute la plus spécifique à cette profession avec la présence aux audiences (sur laquelle nous reviendrons dans le troisième volet de cette saga), le reste étant du travail de bureau, volumineux, et en flux tendu, mais du travail de bureau quand même, qui ne nécessitera pas un effort d'imagination particulier du lecteur.

Le parquet centralise et dirige les investigations policières, mais la loi fait primer l'efficacité : quand un policier découvre une infraction sur le point de se commettre, en train de se commettre ou qui vient de se commettre, il bénéficie d'une certaine autonomie pour se livrer aux constations et recherches urgentes. Ces opérations, appelées "enquête de flagrance" sont réalisées par un officier de police judiciaire, ou sur la supervision d'un officier de police judiciaire. Un officier de police judiciaire (OPJ) est un policier ou un gendarme qui a été désigné par arrêté ministériel ET qui a reçu une habilitation du parquet général, habilitation révocable si le policier manque à ses devoirs. Cette subordination de la police judiciaire au parquet est fondamentale : elle remonte à la naissance de la police judiciaire sous Clemenceau, le 30 décembre 1907, les faleuses Brigades Mobiles, devenues les Services Régionaux de Police Judiciaire (SRPJ) et ne va pas sans mal parfois, cette subordination s'ajoutant à celle de la hiérarchie du corps.

Mais dès que ces constations urgentes ont été faites, ou immédiatement si une personne a été interpellée et est gardée à vue, le procureur de permanence doit être informé (c'est une cause de nullité de la procédure, sinon) et il peut donner des instructions aux policiers.

Il y a un cas où un juge prend la place et les attributions du procureur : c'est quand la police agit sur l'ordre d'un juge d'instruction dans le cadre de l'enquête (on dit instruction, ou information judiciaire) qu'il mène sur les faits dont il est saisi. On parle de commission rogatoire. Dans ce cas, l'arrestation d'un individu doit être sans délai notifiée au magistrat instructeur, qui seul peut donner l'autorisation de prolonger la garde à vue, ou d'y mettre fin avec le cas échéant déferrement devant lui.

Le procureur de permanence doit naviguer sans visibilité. Il pilote plusieurs procédures et doit se contenter de ce que lui dit l'OPJ au téléphone, qui parfois présente les faits de manière à obtenir la décision qu'il souhaite, ce qui amène des surprises désagréable quand le dossier, on dit "la procédure", arrive au palais avec le mis en cause.

Mais je sens que vous commencez à naviguer à vue vous aussi. Alors je vous propose une petite saynète, inspirée d'affaires ordinaires que j'ai vues juger, mon imagination suppléant à ce que je n'ai pas vu et nous permettant même de nous immiscer dans les pensées du procureur. Toute ressemblance avec des commentateurs habituels ici serait purement... voulue.

Notre première scène se situe au palais de justice de Moulinsart, chef-lieu du département de la Bièvre Maritime, dans le bureau du procureur de permanence. Aujourd'hui, c'est le substitut Lincoln qui s'y colle. C'est un petit bureau, aux murs agrémentés de quelques affiches de cinéma, encombré de dossiers plus ou moins volumineux, des étagères étant jonchées de codes pas tous à jour. Derrière le bureau, une fenêtre, qui donne sur les hangars du port marchand de Blogville.

Le téléphone sonne. Le substitut Lincoln écarte rapidement le dossier qu'il était en train d'annoter et se saisit d'un cahier relié dans sa main droite et du téléphone dans sa main gauche.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour Monsieur le procureur. Lieutenant Dupond, du commissariat central de Moulinsart. Je vous appelle vous vous signaler le placement en garde à vue d'un dénommé Roberto Ladrón, ressortissant San-theodorien, sans titre de séjour, pour des faits de vol à la tire, commis au restaurant MacQuick de la place George Rémi.

- Qu'est ce qui a été volé ?

- Hé bien, le mis en cause a pris un portefeuille dans le sac à main d'une cliente assise derrière lui, mais il a été vu par un client qui a aussitôt donné l'alerte et a attrapé l'individu. Une patrouille pédestre passait dans le secteur et a appréhendé le mis en cause...

- Le porte monnaie a été restitué à la victime ?

- Affirmatif.

- Le gardé à vu est connu de vos services ?

- Négatif. Rien au STIC[1] ni au FPR[2].

In Petto : Tentative de vol, sans doute pas de casier, pas de préjudice matériel, la victime ne demandera probablement rien... On va basculer ça en ILE[3] et refiler le dossier à la préfecture pour une reconduite à la frontière.

- Donc c'est une tentative de vol simple et une ILE ?

- Heu, il y a peut être autre chose...

- Quoi ?

- Hé bien, il avait sur lui deux téléphones portables, qu'il dit avoir acheté dans la rue à un type qu'il ne connaît pas, et un ticket restaurant, qu'il prétend qu'un individu san-theodorien dont il ne connaît pas le nom lui aurait donné... ca sent le carnet volé.

In petto : Ha, ça change tout, ça. Une tentative de vol, et trois recels, ça commence à faire beaucoup. On dirait qu'il s'est installé dans la délinquance. C'est peut être pas pour la préfecture, finalement.

- Bon, vous continuez l'enquête en flagrance pour voir si vous identifiez les propriétaires des téléphones, et si vous retrouvez le propriétaire des tickets restaurants. Essayez d'obtenir leur témoignage et s'ils le souhaitent, leur plainte. Tenez moi informé.

- Bien monsieur le procureur. Au revoir.

Le substitut ajoute le dossier Ladrón à la liste des dossiers susceptibles d'être à l'audience de comparution immédiate du lendemain.

Le téléphone sonne à nouveau.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, commissariat de Boucherie-sur-Sanzot, capitaine Dupont. C'est pour la garde à vue d'un dénommé Wladimir Moltus, un ressortissant Syldave en situation irrégulière.

- Qu'est-ce qu'il a fait ?

- Heu... Ben rien, il est syldave, quoi.

- Ha, c'est une ILE ?

- Ben oui.

- Bon, vous informez la préfecture et vous me rappelez quand elle aura pris un arrêté de reconduite à la frontière, pour que je classe sans suite la procédure.

Le substitut Lincoln raccroche en soupirant. Ca fait trois rien que ce matin. Tout ça, c'est des effectifs en moins dans la rue...

Dring dring...

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, Maréchal des Logis Chef Halambique, brigade territoriale de Saint-Giron-Lès-Désert, mes respects Monsieur le procureur.

- Heu, oui, bonjour.

- C'est pour vous informer du placement en garde à vue du dénommé Boullu Isidore pour CEEA (conduite en état alcoolique).

- Qu'a dit l'éthylomètre ?

- 0,46 mg.

- Et quelles sont les explications du gardé à vue ?

- On n'a pas encore pris sa déposition, il est en cellule de dégrisement. Mais il nous a expliqué dans le véhicule qui l'amenait à la brigade qu'il est marbrier, qu'il a bu un coup avec ses amis de la fanfare, et qu'il a été appelé en urgence par un client à Moulinsart pour réparer une marche d'escalier.

- Bon, vérifiez régulièrement son alcoolémie, et si elle commence à descendre, vous lui notifiez ses droits et l'entendez. On le fera passer en CRPC.

- Et pour son client ?

- Quoi, son client ?

- Ben il dit que c'est un type pas commode, et qu'il était très pressé.

- Il n'avait qu'à y penser avant. Il attendra, le client. Ca ne va pas entraîner un scandale à la une de Paris Flash, non plus.

- Bien, Monsieur le procureur. Mes respects.

In Petto : encore un qui va se rendre compte qu'il a besoin de son véhicule pour travailler. Et qui va découvrir qu'il n'y a plus de permis blanc. Ha, il risque d'attendre longtemps, son client.

Dring dring.

- Bonjour, capitaine Sponsz, commissariat de Cokenstock. Mes effectifs viennent de m'apporter trois étudiants interpellés pour outrage, dégradation légère et offense au chef de l'Etat.

- ...

- Allô ?

- Vous pouvez me répéter ? Offense au chef de l'Etat ?

- Ben heu... Oui.

In Petto : Garde ton calme.

- (D'une voix anormalement mielleuse) Pourriez ♪ vous je vous prie ♥ me préciser en quoi ♫ consiste au juste la dernière infraction ☼ que vous m'avez signalée ?

- (D'une voix moins assurée) Heu alors, d'après les agents qui sont intervenus, les individus collaient une affiche représentant le président de la République dans une attitude offensante.

- C'est à dire ?

- Heu... En train de faire un doigt d'honneur.

La main tenant le stylo est agitée de soubresauts nerveux.

- Permettez-moi de résumer. Des étudiants collent une affiche anti-sarkozy. Vos hommes interviennent, on se demande pourquoi, les étudiants les envoient balader, certes, ce n'est pas bien, et ils ouvrent une procédure pour outrage, dégradation pour le collage des affiches, et offense au chef de l'Etat, une infraction totalement désuette, que si ça se trouve elle n'a même pas de NATINF[4], c'est ça ?

- Heu... (ton embarrassé)

- Bon, et bien vous mettez fin à la garde à vue, et vous me transmettez la procédure pour classement sans suite.

- Entendu.

- Je vous remercie.

Il raccroche. Profond soupir. Et dire que pendant ce temps, il y a deux dossiers d'instruction qui attendent un réquisitoire définitif, et que la pile de courrier augmente dans sa case.

Dring dring.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, capitaine Hadoque, commissariat du port. Je vous téléphone pour vous informer de la découverte d'un corps, probablement un noyé, repêché dans le port.

- Ha. Vous avez pu observer le corps ?

- Affirmatif. Pas beau à voir.

- je m'en doute, s'il a séjourné dans l'eau. Vous avez vu du sang, des traces de blessure ?

- Pas de sang, pas de trou dans les vêtements, pas de trace de choc sur les parties exposées. Pas de papiers sur lui pour l'identifier.

- Bon, on ouvre en enquête de mort suspecte. Transférez le à l'Institut Médico Légal Professeur Tournesol pour une autopsie, et voyez si une disparition a été signalée. Si ça ne donne rien, on ouvrira une instruction.

- Bien monsieur le procureur. A tout à l'heure.

A peine le temps de reposer le combiné que le téléphone sonne à nouveau.

- Lieutenant Dupond, du commissariat central de Blogville. Je vous appelle pour l'affaire Ladrón.

- Ladrón... (regarde ses notes) Ha, oui, le vol et les recels. Alors ?

- J'ai envoyé une réquisition aux opérateurs de téléphonie. On a retrouvé les propriétaires, on les a convoqué, ils viennent déposer plainte cet après midi.

- Très bien. Et il y avait une histoire de ticket restaurant ?

- Oui, la société qui les a émis nous a donné le nom de la société qui les a acheté. Contact pris avec la société, le service du personnel nous a confirmé qu'un employé leur avait signalé qu'on lui avait volé son carnet de tickets restaurant. Il vient déposer plainte après le travail.

In petto : Il a un ton très content de lui. Il a fait du bon boulot, mais il doit y avoir autre chose.

- Vous avez d'autres éléments ?

- Oui. Vous savez où le carnet de tickets restaurant a été volé ?

- Non ?

- Au Mac Quick de la place George Rémi.

- Mais... C'est là qu'il a été arrêté ?

- Oui.

- hé, hé. Bien joué. Bon, vous recueillez les plaintes, et vous me rappelez pour clôture de la procédure. On le déferrera pour une comparution immédiate demain. Prévenez les victimes quand elles viendront.

- Affirmatif.


Laissons là le substitut Lincoln avant que le téléphone ne sonne à nouveau. Fermez la porte en sortant.

Voici à quoi ressemble plus ou moins une permanence téléphonique, où le procureur est en quelque sorte la tour de contrôle de l'activité de police judiciaire dans son secteur. Vous voyez qu'il a déjà un rôle protecteur des libertés, en mettant fin rapidement à des procédures douteuses voire sans fondement. C'est lui également qui autorise la prolongation des gardes à vue au delà de la durée légale (en principe, 24 heures), le placement initial relevant de la seule initiative de l'OPJ.

Cette saynète est inspirée de permanences téléphoniques réelles auxquelles j'ai assistées quand j'étais élève avocat. L'affaire des étudiants colleurs d'affiche est inspirée d'un fait divers récent. Mon imagination a suppléé au reste : si j'ai commis des erreurs ou suis tombé dans les idées reçues, je prie humblement les procureurs qui me lisent de me pardonner et de bien vouloir participer à mon édification et à celle de mes lecteurs en rectifiant et classant sans suite leurs reproches à mon égard.

Cette saynète est en deux actes : et demain, nous suivrons les aventures du collègue de Lincoln, le vice-procureur Parquetier, qui assure l'audience de comparution immédiate. Nous y retrouverons Monsieur Ladrón en chair et en os, et quelques autres invités, que nous suivrons jusqu'à l'audience.

Notes

[1] Système de Traitement des Infractions Constatées, le fichier de la police recensant toutes les personnes mises en cause à quelque titre que ce soit dans une procédure.

[2] Fichier des Personnes Recherchées, qui recense les personnes devant être interpellées car objet d'un mandat d'arrêt, d'un mandat de dépôt, d'un mandat d'amener, d'un arrêté d'expulsion ou de reconduite à la frontière, d'un mandat de recherche, d'une peine de prison devant être mise à exécution, etc.

[3] Infraction à la Législation sur les Etrangers

[4] NATure de l'INFraction, un numéro de nomenclature donné à toute infraction pour des fins statistiques.

Un procureur raconte

Sous mon premier billet sur nos amis les procureurs (le deuxième sera mis en ligne aujourd'hui), un parquetier habitué de ces lieux, Lincoln, a laissé un commentaire racontant un peu le quotidien des procureurs. Vous verrez, le hasard a fait que ce billet se combine parfaitement avec celui que je compte mettre en ligne aujourd'hui...

Je promeus ce commentaire au rang de billet à part entière dans ma rubrique "Guests", afin que Dadouche n'en soit pas la seule locataire. Je n'ai fait que modifier un peu la mise en page et remplacé des abbréviations par le mot entier.

Merci à lui de participer à cette série de billets.


Sur la question de l'organisation du parquet (très brièvement et schématiquement...si seulement on pouvait laisser des posts vocaux) : je dirai pour faire simple que chaque magistrat du parquet se voit attribuer, par le procureur de la République, un contentieux s'agissant de la gestion du courrier.

Par exemple :

substitut DUPONT: atteintes aux personnes + mineur + environnement + armes + mixtes +....,

vice procureur DURAND: commercial, urbanisme...etc...

Ceci signifie que toutes les procédures courriers, en général des piles entières quotidiennes émanant des différents services enquêteurs, arrivent dans la case -cent fois trop petite - du parquetier qui doit les traiter selon une politique pénale en principe fixée par le procureur et discutée par l'ensemble du parquet.

La politique pénale dépend largement du type de juridiction et de la personnalité du procureur. Elle peut être extrêmement détaillée (notamment dans les grosses juridictions: des gros classeurs à emmener partout avec soi... c'est lourd), supprimant une grande partie de la liberté d'appréciation au magistrat du parquet ; ou plus lâche, fixant les grandes lignes ou même ....rien du tout.

La politique pénale est une tâche extrêmement difficile car actuellement, elle est notamment très rigoureusement encadrée par des circulaires qui ne cessent d'arriver sur tout et n'importe quoi, au gré des évènements et de l'émotion suscitée par les médias sur ces évènements en général. Car, comme chacun l'aura bien compris, la loi magico-magique résout tout et immédiatement.

En quelques années de fonction maintenant, selon les modes, et à vrai dire les affinités/accointances politiques, selon les mois, il faut "avoir des réquisitions particulièrement fermes et ne pas hésiter interjeter appel" (termes généralement utilisés) dans les domaines de...

la pêche maritime - la France ayant une astreinte par la CJCE pour carence -,
les violences conjugales,
les Infractions à la Législation sur les Etrangers (ILE),
les auteurs d'incendie,
les mineurs auteurs d'atteintes aux personnes,
les détenteurs de chiens dangereux etc...

Il faut aussi voir tous les partenaires possibles et mettre en place protocoles, conventions, réunions pour affiner cette politique pénale (dernière exemple en date: la lutte contre les discriminations).... Bien évidemment sans aucun moyen ni humain (secrétaire ?), et encore moins financier (pas un euro débloqué pour mettre en place un projet: tout doit être gratuit). Dernière exemple en date: j'ai voulu sensibiliser un collège au jeu du foulard suite à une procédure, je suis parvenu à envoyer un mail à une association après moults recherches, mais c'est payant (10 € la malette), or pas d'argent, donc pas de sensibilisation, donc rappel à la loi).

Les relations entre un procureur de la République et les magistrats de son parquet sont complexes et très dépendantes en réalité de la personnalité des uns et des autres. Vient se surajouter le parquet général, le procureur étant le subordonné hiérarchique du procureur général. Parfois, le procureur est en réalité le procureur général, c'est à dire qu'il n'y a pas de filtre.

La tâche de procureur de la République est également très difficile car il est chef de juridiction et cela implique tout un tas de tâches qu'un magistrat n'est pas formé à faire. Mais de façon générale, c'est une grande tendance, les magistrats doivent être spécialistes de tout.

Exemple récent: les frais de justice: avant chaque acte, il faut savoir combien ça va coûter puis vérifier les prix (il faut prendre des réquisitions sur ordonnance de taxe au delà d'un certain prix: il faut donc se munir d'une calculette et se rapporter à des nomenclatures pour tout recalculer...c'est un exemple parmi tant d'autres).

Dans certains parquets, le parquetier de permanence[1] doit tous les jours faire le compte rendu au procureur, dans d'autres, seules les affaires jugées dignes d'intêret doivent être évoquées, enfin, dans certains, c'est l'autonomie la plus complète. Nouveau problème: l'information permanente demande beaucoup de temps - alors que le parquetier n'en a pas - et peut amener à ce que ce soit en réalité le procureur qui décide de tout.

Pas d'information ou l'information séléctive - affaire "importante": mais selons quels critères ? - pose un problème de responsabilité: si jamais, pour une raison X ou Y, souvent très incompréhensible, l'affaire "sort" dans la presse - affaire qui souvent n'a rien d'extraordinaire mais la presse fait aujourd'hui l'évènement et non l'inverse, et que tel ministère est prévenu avant la chancellerie - et que l'information n'a pas suivi le canal hiérarchique, le malheureux substitut en prend pour son grade alors qu'objectivement, il n'y avait rien d'intéressant à dire. Souvent même, les affaires les plus graves, mais classiques, n'intéressent absolument pas le parquet général. En revanche, ce qui peut être potentiellement médiatisé, et c'est parfois bien difficile de comprendre le raisonnement de l'illustre auteur de la feuille de chou local, peut avoir de lourdes répercussions.

D'où ce terrible réflexe, pour être enfin tranquille, d'appeler le parquet général pour tout pour être "couvert", à eux ensuite de faire le tri et de porter la responsabilité. A début, on a peur de déranger et puis après, quand on a eu à essuyer quelques demandes d'explications peu amènes pour des broutilles, et bien, on se couvre et on se demande même pourquoi il existe encore des juridictions du premier degré (enfin, en réalité, on le sait...)

Un parquet, ce sont avant tout des personnes, parfois au tempérament très différent, et souvent très loin des petits pois tous identiques, et sans saveur. D'ailleurs, de façon générale, dans la magistrature, à la différence de bien d'autres corps, j'ai l'impression que la diversité, dans les tempéraments et les parcours, est bien plus présente qu'ailleurs peut être tout simplement parce que le contradictoire[2], c'est un principe essentiel du droit français (?). Le procureur, grand DRH, va devoir trouver un équilibre: on s'aperçoit souvent de sérieux déséquilibres de charge de travail, le principe voulant souvent que plus on est gradé, moins on ait de tâches du quotidien. Il faut aussi noter que la modification des grades, depuis quelques années, a considérablement brouillé la situation à tel point que la magistrature semble désormais une armée de mexicains. Le substitut se fait rare, et il y a souvent plus de chefs que de lampistes. Avant, être un vice-procureur avait un sens et correspondait à un rôle et une fonction spécifique, le bras droit du procureur. Maintenant, il n'y a plus aucune différence dans la plupart des parquets entre le travail du vice-procureur et un substitut...et lorsqu'il y a plusieurs vice-procureurs, aucun n'a une véritable légitimité.

Le procureur anime donc la politique pénale et la coordonne sur son ressort. Il va pouvoir la déléguer aux magistrats du parquet: la tendance actuelle est à une multiplication des démarches vers l'extérieur dans des domaines extrêmement variés, aboutissant parfois à faire du parquetier un spécialiste de choses très ...loin du juridictionnel.

Exemple : la numérisation des procédures pénales: un parquetier est directeur de projet dans ce domaine qui touche à de vrais problèmes informatiques, souvent sans appui ni humain ni logistique. Il faut comprendre le matériel, organiser la numérisation (qui fait quoi ? quand ? comment ?), signer la convention avec les barreaux etc etc....

Le parquetier croule sous les tâches et on lui en demande toujours plus en ayant de moins en moins avec une rémunération, notamment pour les permanences qui peuvent revenir très régulièrement dans les petits parquets (ex chez nous: une semaine sur trois, jour et nuit, et il faut tout faire) décidément qui ne permet pas de justifier son maintien en poste. On touche ainsi une trentaine d'euros brut par nuit - et encore, avant, il n'avait rien du tout pour aller voir Madame Z dans son bain de sang à deux heures du mat à SAINT GIRON LES DESERTS à 80 bornes (lieu inventé) et être tout frais et dispos pour les trois défèrements, et l'ouverture d'information judiciaire le lendemain matin..ce n'est pas très attractif.

Effectivement, je crains que dans quelques années, le parquet n'attire plus et par nécessité, car il n'y a rien d'autre de proposé aux auditeurs de justice (nom des élèves magistrats) sortis de l'Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) : bon courage à eux !

Mais quand serons-nous enfin comme des fonctionnaires de la DDE ou, mieux, ...des bornes informatiques (la borne ne se trompe pas, applique la loi et que la loi, et rend un ticket immédiatement) ? Qui en veut ? (dans la dernière circulaire, la borne est très prisée: clin d'oeil aux collègues qui jetteront un coup d'oeil sur la circulaire sur les victimes).

Se plaindre est effectivement consubstantiel à la nature humaine: c'est pourquoi je finis sur une note d'optimisme sinon on me répétera que je ne suis pas bien dans mes baskets de parquetier (ben, j'aimerai bien la voir avec des baskets au parquet...), on y croit tous -enfin presque - et on tient le coup mais parfois, à l'issue d'une grosse permanence - comme aujourd'hui -, on aimerait bien jeter l'éponge ...sur le parquet (mais sans faire de blessé par glissade, sinon, qui va-t-on appeler ....?)

Notes

[1] Voir mon billet de ce jour.

[2] Principe qui veut qu'avant qu'une décision soit prise, chaque partie concernée soit mise à même de présenter ses arguments. C'est un principe essentiel du procès.

lundi 15 octobre 2007

La libération conditionnelle de Bertrand Cantat

Laissons de côté la si décevante actualité sportive (la France n'a gagné QUE 6 à 0 aux Féroé...) et tournons nous vers l'actualité juridique et judiciaire qui est riche ces temps-ci. Je vais aborder trois thèmes cette semaine, si mon agenda m'en laisse le temps : les peines plancher, la réforme de la carte judiciaire notamment.

Mais tout d'abord, collons le plus à l'actualité, la libération conditionnelle, sous les feux de la rampe aujourd'hui par la libération annoncée de Bertrand Cantat.

Soyons d'emblée très clairs. L'objet de ce billet n'est absolument pas d'étaler soit des déclarations scandalisées sur cette décision soit une approbation bruyante en fustigeant ceux qui s'y opposaient. De tels commentaires seront impitoyablement supprimés, je vous rappelle que je suis de mauvaise humeur depuis samedi soir. Pas de pollution médiatique ici, vous avez le courrier des lecteurs de la presse pour ça (je vous recommande les commentaires sous l'article de Libération, d'un niveau de caniveau très satisfaisant).

Je voudrais simplement expliquer ce qui conduit à de telles décisions de libération à mi-peine, et pourquoi celle-ci en particulier n'a absolument rien de scandaleux, même s'il est permis d'être à titre personnel, moral et pourquoi pas philosophique (domaines dans lesquels ce billet s'abstiendra de pénétrer) en désaccord avec elle.

La peine vise à punir, c'est une évidence, mais elle ne vise pas qu'à cela. C'est là l'écrasante responsabilité des juges - vous comprendrez bientôt le pluriel - que de rechercher l'équilibre entre toutes les finalités de la peine.

C'est l'article 132-24 du Code pénal qui a inscrit dans la loi les principes posés depuis longtemps par la jurisprudence, notamment du Conseil constitutionnel.

alinéa 2 :

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.

La protection de la société, c'est la neutralisation de l'individu dangereux. La prison est le plus efficace, mais d'autres peines y suffisent parfois amplement (la suspension du permis du chauffard, par exemple).

La sanction du condamné, c'est la rétribution : il a eu un comportement interdit, il doit être sanctionné sauf à faire de l'interdit social une farce. Le but est que quel que soit l'intérêt tiré du comportement, il ne vaille pas la peine qui y est attaché. Rouler à 200 fait arriver plus vite, mais si on vous confisque votre voiture et annule votre permis, le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Les intérêts de la victime. Ca, c'est un ajout de la loi Clément sur la récidive du 12 décembre 2005. L'irruption de la victime à tous les stades du procès pénal est une tendance parfois irritante de notre époque tant on détourne le procès pénal de sa finalité et de ce qu'il est vraiment : un individu face à la société dont il a transgressé les règles. Mais la prise en compte de ses intérêts au niveau de la peine est parfaitement naturelle, et les juges n'ont pas attendu le législateur pour en faire un paramètre de la peine. C'est d'ailleurs un très bon argument pour la défense : il faudra réparer, or la prison, privant de travail, empêche la réparation, ou la retarde d'autant. Comme quoi, les intérêts de la victime sont parfois opposés à ceux de la société, qui a plus à gagner à une neutralisation durable.

La nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné : il y a toujours un après la peine depuis le 9 octobre 1981. Il faut préparer cet après, car le retour à la liberté après une longue incarcération (et quatre ans, c'est long) est difficile. On passe d'un univers très encadré (vous n'ouvrez aucune porte vous même et n'allez nulle part sans permission) à être livré à soi même, et souvent à la solitude. Il ne faut donc pas insulter l'avenir par la peine. D'où une nécessaire phase de transition, de retour progressif à la liberté sous certaines contraintes. Là se situe le coeur de la libération conditionnelle.

Prévenir la commission de nouvelles infractions. Redondance avec la protection de la société, mais le législateur de 2005 était obsédé par la récidive. Cette prévention, outre la menace de la sévérité en cas de récidive (dont l'efficacité me paraît très douteuse, j'y reviendrai quand je parlerai des peines plancher), il y a aussi le traitement médical ou psychologique, le sevrage alcoolique, qui nécessite aussi une certaine forme de contrainte, qui ne peut être exercée que pendant l'exécution de la peine. La libération conditionnelle sert aussi à cela.

Ces principes s'imposent d'abord à la juridiction de jugement. Dans le cas Cantat, la juridiction était lituanienne, mais ces principes ne sont pas non plus inconnus sur les rives de la Baltique. Une bonne plaidoirie doit à mon sens donner l'opinion de l'avocat sur ces quatre points. C'est en tout cas plus pertinent que l'invocation de l'enfance malheureuse (il y a des présidents de correctionnelle qui viennent de la DDASS, l'excuse passera très mal) ou que "la prison ne sert à rien puisque le prévenu a toujours récidivé", que j'ai entendu récemment dans un prétoire avant que le tribunal ne prononce une peine largement supérieure aux réquisitions du parquet.

Mais une peine s'étalant dans le temps, il ne serait pas bon de la traiter comme une parole sacrée et intangible. Un condamné peut changer, et la longue période d'observation continue qu'est un emprisonnement permet de le constater. C'est là qu'intervient le juge d'application des peines (JAP). Il a de par la loi des pouvoirs étendus mais pas illimités pour modifier la peine en cours d'exécution. Il peut la suspendre, la fractionner (un étudiant condamné à 6 mois de prison ferme fera deux fois trois mois pendant ses vacances scolaires ce qui n'interrompra pas ses études), la réduire pour bonne conduite, donner des autorisations de sorties (une journée à quelques jours, pas plus) et enfin octroyer la libération conditionnelle.

La libération conditionnelle suppose que le condamné ait exécuté une durée d'emprisonnement égale à celle lui restant à accomplir. Ce qu'on appelle la mi-peine, qui n'est pas égale à la moitié de la peine, ce serait trop facile, les réductions de peine devant être décomptées. C'est la première condition, mais pas la seule. Ajoutons que le droit étant la science des exceptions, un condamné ayant un enfant de moins de dix ans avec qui il vit habituellement est dispensé de cette condition de mi peine. La société considère que l'intérêt de l'enfant doit pouvoir justifier une grande clémence.

Une fois que la mi-peine est franchie, le JAP peut, soit d'office (le JAP doit examiner chaque année la situation des condamnés admissibles à cette mesure), soit à la demande du condamné, envisager une libération conditionnelle. Les critères pris en compte sont l'exercice d'un travail à la sortie, les efforts faits en vue d'indemniser les victimes, l'assiduité à un enseignement ou une formation en cours de détention, le suivi d'un traitement médical contre les causes du passages à l'acte, et les conditions qui attendent le condamné à la sortie. Le dossier pénitentiaire est pris en compte, puisque l'avis de l'administration pénitentiraire est sollicité, et un condamné multipliant les incidents et les punitions aura peu de chance de bénéficier d'une telle libération. Un SDF aura bien plus de mal à obtenir une libération conditionnelle qu'une personne attendue par sa famille qui lui a trouvé un emploi. C'est ainsi.

L'intérêt de la libération conditionnelle est que la peine est toujours en cours d'exécution : le libéré reste sous l'autorité de la justice. La libération est conditionnelle. Le droit est aussi la science des épithètes, auquel le public ne prête jamais assez d'attention. Le JAP impose des obligations au libéré (ne pas changer de domicile sans autorisation, répondre aux convocations ou recevoir le travailleur social chargé de son dossier) qui, s'il ne les respecte pas, encourt un retour en prison, qui peut être très rapide, le JAP pouvant révoquer la mesure et décerner mandat d'arrêt sans avertir le condamné. Il y a donc un suivi, et une menace. On est loin du retour à la liberté de fin de peine, ou plus aucun suivi n'est par définition possible (sauf pour les délinquants et criminels sexuels condamnés à un suivi socio judiciaire, car le droit est la science des exceptions).

Ainsi, Bertrand Cantat bénéficiera-t-il d'une telle libération parce qu'il a accompli la moitié de sa peine depuis l'été dernier ; il a intégralement indemnisé les parties civiles qui avaient demandé des dommages-intérêts lors du procès (les enfants de la victime, ses parents s'y étant refusé) ; les risques de récidive paraissent inexistants ; il a de très bonnes conditions d'accueil à l'extérieur et peut espérer aisément retrouver un travail, que ce soit son ancienne activité de chanteur ou tout autre travail. Il est probable qu'il a pu fournir des promesses d'embauche satisfaisantes. Il a un dossier pénitentiaire exemplaire, n'ayant jamais été puni disciplinairement.

Tiens, en rédigeant ce billet, je découvre que Le Figaro publie le jugement du JAP de Toulouse.

Voilà un document précieux.

On apprend donc que la demande a été sollicitée le 22 juillet 2007. On ne peut pas dire que le JAP agisse dans la précipitation. Il a bien un contrat de travail avec Universal Music (oui, un chanteur très marqué à gauche qui travaille pour une multinationale, je ne vois pas où est le problème ?) renouvelé en 2005, des revenus issus de ses droits d'auteur et interprète, qu'il a deux enfants dont il souhaite pouvoir s'occuper - sa fille a 4 ans, son fils 10. La famille de la victime a été consultée qui a exprimé son désaccord, estimant que Bertrand Cantat aurait bénéficié de conditions privilégiées durant sa détention et invoquant l'exemplarité de l'affaire en matière de violences conjugales. L'administration pénitentiaire a donné un avis favorable. Le ministère public ne s'oppose pas (il a un mal fou à être d'accord, c'est un blocage), à condition que la période de suivi ne soit jamais réduite, et que le condamné poursuive à l'extérieur sa prise en charge thérapeutique et s'abstienne de toute intervention publique ou diffusion d'oeuvre relative aux faits (pas de livre, pas d'interview), ce à quoi le condamné a dit qu'il était d'accord.

Le juge explique ensuite sa décision : il constate sa compétence pour statuer seul (peine de moins de dix ans), que le condamné est à mi peine, et répond aux parties.

Sa réponse à la famille de la victime mérite d'être reprise ici, pour les Monsieur Prud'homme qui se scandalisent sans savoir.

Monsieur Cantat et son conseil ont rappelé les conditions de vie carcérale ayant entouré les quatorze mois d'emprisonnement subis à Vilnius, avec notamment un placement en isolement dans une cellule de 6m² située en sous sol, seulement éclairée par un soupirail et une ampoule allumée nuit et jour, une surveillance permanente à travers un miroir sans tain en raison du risque d'un passage à l'acte suicidaire, ou encore l'impossibilité, pour des raisons linguistiques, de bénéficier du soutien psychologique qui lui était à l'époque particulièrement indispensable ;

S’agissant ensuite de l’incarcération subie à MURET, il convient de relever que M.CANTAT, contrairement à certaines allégations ayant pu circuler dans la presse, n’a en aucune manière bénéficié d’un "traitement de faveur" caractérisé par une plus grande liberté de circulation à l’intérieur de l’établissement, de plus larges horaires d’ouverture des cellules , et la prise de repas en commun, l’organisation de sa vie quotidienne ne lui est évidemment pas spécifique, mais réservée à la centaine de détenus affectée au bâtiment dit "de confiance", car ne présentant ni problème de réadaptabilité, ni dangerosité de nature sociale ou psychiatrique.

Loin de lui valoir, comme e pu le penser la partie civile sur le base d’informations erronées, un statut privilégié et des conditions de détention "que bien des prisonniers lui envieraient", la notoriété de M. Cantat l’a au contraire placé dans un contexte singulièrement éprouvant.

Ainsi, et clans la suite de l’incendie [1] survenu au cours de sa détention en Lituanie, et dont le caractère criminel est depuis avéré, M. CANTAT a reçu plusieurs lettres le menaçant de mort, notamment dans les débuts de son incarcération au Centre de Détention faisant actuellement l’objet d’enquêtes auprès du Parquet de TOULOUSE, d’autres sont parvenues à l’approche du débat contradictoire, et même en cours de délibéré. A l’intérieur de l’établissement, un climat de représailles avait également entouré son arrivée et nécessité pour sa sécurité un transfert rapide vers un autre bâtiment, certains détenus ayant utilisé sa faiblesse psychologique pour “s’autoproclamer protecteur” en lui faisant croire qu’il était la cible d’un “contrat” à l’extérieur.

Par ailleurs, toujours en lien direct avec l’extrême médiatisation entourant cette affaire, M. CANTAT a dû affronter de graves atteintes à la vie privée, parmi lesquelles le détournement et la publication dans l’hebdomadaire "VOICI"[2] (édition du 21 février 2005) de sa fiche d’inscription à l’université de Toulouse Le Mirail - ce qui l’a conduit à abandonner les études de philosophie qu’il souhaiter mener par correspondance auprès de cet établissement- , et surtout la parution d’une quinzaine de clichés photographiques pris à son insu en plusieurs moments et lieux du son quotidien carcéral (“VSD” édition du 21 au 27 février 2007, condamnation de la 17e Chambre Civile du TGI de Paris en date du 1er octobre 2007),

Au regard de la durée effective et de la pénibilité de l'emprisonnement subi, la mesure de libération sollicitée par M. CANTAT ne saurait donc être considérée comme prématurée, étant enfin observé que sa sortie définitive eu situe à moins de deux ans, comme étant fixée au 29juillet 2009[3].

Voilà pour ceux qui trouvent que Bertrand Cantat s'en sort trop bien et a passé de joyeuses vacances.

Enfin, rappelons que le fait d'être une personne publique, un "pipole" comme on dit en français moderne, que l'on soit auteur ou victime, n'implique pas la mise à disposition du public de sa vie privée et l'invitation à proférer des jugements aussi définitifs que fondé sur du néant. Laissons ces personnes vivre en paix. A ce titre, je réitère mon avertissement. Les commentaires donnant un avis dont nul, à commencer par moi, n'a que faire sur les divers protagonistes de cette affaire,seront supprimés.

Notes

[1] de sa maison personnelle, NdEolas

[2] Dont je salue au passage la rédaction qui, je le sais, me fait l'amitié de me lire et celle plus grande encore de ne pas s'intéresser à moi

[3] Par le jeu des réductions de peine et décrets de grâce.

jeudi 11 octobre 2007

Suites sur "Avocats d'Urgence"

A la suggestion d'un lecteur, j'extirpe des abîmes des commentaires que plus personne ne lit sous ce billet un petit échange entre votre serviteur et deux magistrats du parquet. Je pense qu'en effet, ils méritent une plus grande visibilité et intéresseront tous les lecteurs de ce blogue.

Lincoln est le premier à s'exprimer (j'ai ajouté au texte original quelques retours à la ligne pour faciliter la lecture ; les liens hypertexte sont de moi également) :


La lecture de certains commentaires appelle plusieurs observations de ma part:

- d'une part, sur le rôle, le ton adopté par certains magistrats du parquet: je crois qu'il faudrait réellement faire une vraie pédagogie sur le rôle du ministère public, sur ce qu'il est pour y voir plus clair. Je pense que le positionnement du parquet est sans nul doute le positionnement le plus difficile et étrangement actuellement, il est souvent très décrié. On le juge agressif: je trouve ça fort étrange lorsque l'on sait que le ministère public est justement là pour donner des repères, un cadre clair à des gens qui ont perdu tout repère.

Je prends l'histoire de l'extorsion: certes, ces jeunes évoluent dans un milieu difficile, pour autant, est-ce bien acceptable de violenter quelqu'un pour lui soutirer cinq euros ? Je rappelle souvent à mes déférés que dehors, ce n'est pas la loi de la jungle, œil pour œil, dent pour dent. On ne peut pas, sous prétexte que l'on s'estime ou se croit victime de tel ou tel, se faire justice, on ne peut pas non plus se revendiquer victime - de son milieu, de son quartier, de son histoire familiale - et se faire justice. Sans le respect des règles, notamment de droit, il n'y aurait plus de place pour la justice institutionnelle et chacun se croyant dans son bon droit appliquerait sa règle c'est à dire celle du plus fort.

En général, l'opposition systématique défense/ministère public repose sur la distinction philosophique libre arbitre/déterminisme. Nous (ministère public) rappelons toujours que chacun a toujours le choix - ce qui fait d'ailleurs qu'il est humain, civilisé -, le choix de ne pas franchir la ligne jaune, et qu'il n'y a donc pas de déterminisme. C'est parfois au prix d'efforts, de sacrifice, que ce choix doit être fait, mais il existe. Le déterminisme, c'est l'abolition de la responsabilité: or, ne plus être responsable de ses actes, c'est "vivre à la manière d'un caillou". Il y a un contexte évidemment qui permet de comprendre mais qui ne permettra jamais de justifier l'infraction - sauf cas très particulier: cf. les faits justificatifs -. Ce clivage est permanent et récurrent et il polarise souvent les débats.

Avoir un réquisitoire équilibré comme il est proposé, c'est aussi très souvent ouvrir la brèche à des plaidoiries assassines où le ministère public ( de plus en plus souvent mis en cause personnellement, avec, pour cette fois, une réelle agressivité de l'avocat et un président qui en général estime que finalement c'est le jeu si le parquet s'en prend plein la tête) est taxé de lâche, qu'il ne va pas jusqu'au bout de sa logique et donc finalement il est faible. Il est vrai de façon générale que plus un discours est fin, nuancé, plus il est exposé à la critique - ce que l'on constate très régulièrement sur ce forum -. Ayez un discours non monolithique, tentant de démontrer la complexité d'une situation - et il n'y a guère plus complexe que l'humain - et vous vous heurterez à des plaidoiries souvent très violentes.

Le réquisitoire du ministère public est, me semble-t-il, beaucoup plus complexe comme art oratoire que la plupart des autres discours du procès. On rappelle qu'il prend ses réquisitions, selon le CPP actuel, "pour le bien de la justice", ce qui n'est pas rien. Or, sollicitez la relaxe, et les victimes vous détesteront - d'autant que l'indivisibilité jouant, et la parole libre à l'audience ayant manifestement tendance à s'effacer des mémoires, vous êtes considéré à l'origine des poursuites -, demandez une peine qui n'est pas une peine plancher dans une situation de récidive, vous êtes un iconoclaste irrespectueux du désir divin du peuple français représenté par son chef de l'Etat et son parlement, demandez du ferme, vous êtes un répressif assoiffé d'incarcération, ne comprenant pas que "la prison, ça ne sert à rien, ça ne résoudra pas la situation "(quelle rengaine entendue mille fois dans la bouche des avocats... OK, mais que proposez-vous d'utile maître dans ces situations récurrentes où SME sur SME se sont succédés, que le sursis simple est impossible et que l'amende n'est manifestement pas adaptée, sans parler du TIG...) ?

En bref, le parquet est le récipiendaire permanent de toutes les frustrations, y compris à l'interne.

Le ministère public est décidément une fonction bien plus complexe qu'elle n'y paraît, très très loin de la caricature qu'on en fait du méchant - généralement un peu débile, du moins franchement pas fin -tendant son doigt vengeur vers le malheureux prévenu pris dans les rets d'une histoire familial chaotique. La fermeté s'impose dans le discours, d'une part par souci de rappel à la loi, d'autre part, parce que l'infraction, même sans victime, est toujours un heurt contre la société. Ce n'est guère par goût d'"engueuler" les gens (on s'en passerait bien) mais institutionnellement, le parquet a une fonction de "memento legis". La fermeté n'empêche pas l'humanité (thème à la mode), ni la lucidité, mais avant le pardon, il faut le temps de la sanction, de préférence intelligente.

Il faudrait aussi parler du risque acceptable pour le parquet qui est souvent un vrai casse-tête: jusqu'où peut-on aller pour le parquet dans l'admission du risque acceptable (ex sur la détention provisoire, les aménagements de peine milieu fermé) ? Il faudrait aussi parler du positionnement institutionnel: pourquoi demander la détention et pas le contrôle judiciaire dans ce cas précis en sachant que chaque acteur du procès va devoir jouer son rôle à plein et que les repères seront plus clairs pour la personne ?

A l'heure actuelle, le statut du ministère public est loin d'être enviable et de plus en plus complexe.

Exemple de schizophrénie massive: augmenter les aménagements de peine nous dit-on mais attention, au moindre incident pendant un aménagement, on viendra demander des comptes pour savoir pourquoi le parquet n'a pas fait appel du jugement de cet odieux pédophile qui a récidivé (alors que tout dans le dossier permettait de penser à une salvatrice réinsertion et une dangerosité encadrée). Diminuer les poursuites pénales, privilégier les alternatives aux poursuites sauf que les alternatives aux poursuites ont en fait mordu sur d'anciens classements, ce qui fait que désormais on est sommé de répondre à tout - et souvent n'importe quoi - et qu'au final, nul n'est satisfait car tout simplement la justice pénale n'a pas VOCATION, pas les MOYENS a tout régler - très très loin de là - et n'est souvent pas la bonne solution. Un ex: les non représentations d'enfants: il est génial de poursuivre quelqu'un qui refuse de laisser ses enfants (le tout après avoir fait des rappels à la loi, des médiations pénales etc...), mais le problème est-il résolu une fois le SME prononcé puisque personne ne le révoquera car "cela ne servira à rien".

Il y aurait tant de choses à dire et je sais que je m'éloigne très passablement du sujet premier mais je ne peux m'empêcher de bondir à certaines réactions (ce doit être le défaut de la jeunesse car j'oubliais quand on est jeune magistrat, on est incompétent, sans expérience et souvent très arrogant et méprisant pour rappeler la loi à des gens plus âgés...qui eux connaissent la vie ? Mais c'est à partir de quand que l'on a de l'expérience ? 40, 50, 60 ?). Pourtant, tous mes collègues savent que le parquet, bien au contraire, c'est l'école de l'humilité dans la magistrature mais c'est un autre sujet...


Réponse de votre serviteur :


Vous avez choisi le parquet pour être populaire ?

Plus sérieusement, pas grand chose à redire à votre point de vue. Pour ma part, je n'attaque jamais le procureur personnellement, pas plus que je ne le ferais à l'égard d'un confrère. Ca ne me viendrait pas à l'esprit. Généralement, quand les réquisitions sont sévères, je les ignore dans ma plaidoirie (ça fait un peu "ça ne vaut même pas la peine de parler de ça", mais c'est mieux que sauter à la gorge du procureur) et quand elles me plaisent (pas de prison ferme requise en comparution immédiate, ou pas de maintien en détention), je les approuve au contraire et y apporte mes arguments. Par contre, je n'hésite jamais à plaider sur la peine, voire à faire une contre-proposition aux réquisitions du parquet, c'est à mon sens comme ça qu'on est pris en compte par le juge.

Mais, car il y a un mais. (...)Il y a des maladresses de forme qui desservent le ministère du procureur, et une phrase de votre collègue Matthieu Debatisse qui m'a fait bondir.

Que le procureur parle au nom de la société, qu'il rappelle la responsabilité individuelle pour ses actes (j'exècre le déterminisme tout comme vous), fort bien. J'approuve, étant moi même un des membres de cette société et chérissant presque autant que vous la paix civile qui y règne (je fais aussi du droit des étrangers, je sais comment ça se passe ailleurs).

Mais la répétition et la routine font parfois donner dans la facilité. Vous êtes, face au prévenu, dans une position de supériorité à tout point de vue. Vous avez l'autorité. Vous avez le pouvoir. Vous avez l'éducation. Face à vous, aucun prévenu ordinaire n'a la moindre chance. Et en plus, les déférés, vous les voyez seuls. Alors vous pouvez retourner chacune de ses phrases contre lui, le mettre face à ses contradictions, démonter ses mensonges à mi mot. Il se noiera sans même que vous ayez besoin d'appuyer sur sa tête. Ajouter à cela l'humiliation en lui parlant avec une dureté excessive qui évoque du mépris, à mi chemin entre le père qui gronde un enfant et un instituteur qui corrige un cancre a un effet contre-productif : le prévenu laissera passer l'orage en vous disant ce que vous voulez entendre sans écouter ce que vous dites. Ce travers se retrouvant souvent chez les jeunes procureurs, je pense que c'est une façon de dépasser le manque de confiance en soi qui ne s'estompe qu'avec l'âge (et encore, partiellement).

Je le cite souvent en exemple, mais allez écouter Philippe Bilger requérir. Il ne crie pas, il n'humilie jamais l'accusé, au contraire, il cherche à le comprendre. Et souvent, il y parvient. Et du coup, il est très souvent suivi. Pour ce travers, je pense tout particulièrement au procureur de l'affaire d'extorsion dans le cadre du déferrement (rien à redire à l'audience, il a un ton plus modéré). Ce n'est pas nécessaire de se comporter ainsi. Appelez ça de l'humanisme d'avocat. Mais je ne crois pas que ça serve à quoi que ce soit.

La phrase du procureur Debatisse qui m'a faite bondir, d'autant plus haut que c'est un procureur que j'estime pour avoir croisé le verbe avec lui à la 23e et que je trouve excellent (réquisitions motivées, reprenant l'ensemble des éléments du dossier, qui montre qu'il le connaît ce qui dans le cas d'une CI n'est pas évident, et en cas de nullité soulevée, un vrai débat juridique en réplique, bref, le rêve des avocats et le cauchemar des prévenus), c'est au début du documentaire, après le déferrement pour menaces de mort pour 20 euros. Je le cite : "Il n'a pas encore vu son avocat, donc la sincérité qu'il va avoir devant moi, elle a à mon sens plus de valeur que celle qui vient après l'entretien avec l'avocat qui lui aura peut être expliqué un certain nombre de choses sur... (hésitations) sur l'intérêt qu'il aurait à dire de la vérité (...)".

Mon dieu. Le mythe de la vérité qui sort des gardes à vue et qui ne se manifeste que si l'avocat est tenu au loin. Celui qui a fondé les affaires Dils, d'Outreau. La légende de l'avocat qui bâtit le baratin de son client, qui l'aide à mieux mentir. On vous apprend encore ça à l'ENM ? En tout cas, la suite du documentaire démontre la fausseté de cette croyance : l'avocat commis d'office lui dit ce qu'il y a dans le dossier (c'est la première fois qu'on le lui dit), le fait parler de lui, mais ne lui dis "le mensonge qu'il faudra raconter" ; et in fine, le client ment à l'avocat, comme il a menti au procureur, comme il a menti aux policiers, il ne nous croit pas quand on lui dit que son intérêt est de dire la vérité car le déni face à l'évidence est interprété comme une absence de prise de conscience de la gravité de l'acte, et s'il estime finalement que le mieux, c'est de reconnaître après qu'on ait plaidé la relaxe, il le fera sans hésiter car il n'aura même pas compris ou écouté ce qu'on lui a expliqué lors de l'entretien. Voilà ce qui se passe dans les aquariums qui nous sont généreusement attribués au P12.


Là dessus intervient Parquetier :


j'lai pas vu, j'lai pas vu malheureusement,

Mais bon, sur les derniers commentaires au sujet du substitut du Procureur, lors du défèrement:

1°) l'intéressé sait-il à qui il a affaire ? normalement oui, car les policiers qui le défèrent ne manquent pas de le lui dire "maintenant tu vas voir le procureur" (oui, c'est souvent "tu", et pas forcément pour de mauvaises raisons), mais il est préférable de se présenter, beaucoup d'entre nous le font et c'est ce que j'enseigne à mes auditeurs en stage.

2°) sait-il qu'il a le droit de se taire ? oui. On doit lui dire: "voilà ce que je vous reproche, ce sur quoi vous allez être jugé", on détaille, et ensuite on lui dit que s'il a quelque chose à dire on l'écoute.

Pour que les choses soient bien claires et que le type ne croie pas qu'il est déjà en train d'être jugé, personnellement j'insiste bien là dessus: "vous allez être jugé tout à l'heure par le tribunal, mais si vous avez quelque chose à dire dès maintenant je le note". Histoire qu'il ne me refasse pas toute la garde à vue, d'ailleurs je n'aurais pas le temps ni les moyens de l'écouter pendant une heure. Contrairement à ce que vous pensez peut-être, les gens ont envie de réagir quant on leur dit ce qui leur est reproché,et on aurait plutôt envie de leur demander d'être un peu plus concis dans leurs observations. Et quand, rarement, ils vous répondent "j'ai rien à dire", croyez-moi on s'en contente parfaitement.

3°) sur la forme,
c'est vrai que beaucoup de jeunes collègues ont un air "forcé" quand ils montent sur leurs grands chevaux. Ce n'est pas facile. Certains parents à qui on dit "sois plus sévère" sont comme ça aussi. L'autorité c'est inné, mais ça s'acquiert aussi avec l'âge, et puis chacun son tempérament. Personnellement je préfère un ton mesuré, voire froid, (s'il est nécessaire de faire le méchant-ce n'est pas toujours nécessaire), d'autres sont plus dans le volume sonore et l'agitation. Les auditeurs en stage demandent souvent des conseils à ce sujet. J'aurais tendance à dire "sois toi-même, ne force pas ta nature, tu trouveras ton style", mais par contre je trouve désastreux qu'un magistrat du parquet soit incapable de dire avec force certaines vérités aux gens quand ça s'impose.

4°) faut-il faire "la morale" aux gens ? Au moment du déferrement, ce n'est pas très utile, sauf s'il y a un truc précis auquel on pense qu'ils devraient réfléchir avant l'audience, histoire de faire progresser un peu les choses, par exemple "et pour la victime, vous n'avez jamais envisagé de vous excuser?". C'est plutôt à l'audience que c'est parfois utile voire nécessaire. Personnellement je préfère d'ailleurs que ce soit le procureur qui fasse la morale plutôt que le Président, qui écorne parfois dans la foulée l'exigence d'impartialité. Il faut bien que le prévenu voie un peu les faits qu'il a commis, à un moment ou à un autre de l'affaire, avec d'autres yeux que les siens et que ceux de son avocat qui va plaider ensuite, qu'il entende comment c'est perçu par "la société qui l'accuse", d'autant qu'il va être puni, quand même. Autant qu'il comprenne pourquoi, si c'est possible. C'est le rôle pédagogique de l'audience, et il est important que le procureur y tienne pleinement sa place. Monter sur ses grands chevaux à cette occasion peut être nécessaire.

Et puis en conclusion, je dirais qu'on est pas des robots. S'il faut se garder de donner aux faits une résonance trop personnelle, il n'est pas forcément mauvais de laisser voir son indignation devant un comportement parfaitement odieux. Mais l'exercice est très difficile et une telle personnalisation peut être contre-productive: c'est là que le type n'écoute plus. Laisser voir l'indignation "type" du corps social est à mon avis suffisant...

A vrai dire je ne l'ai fait qu'une seule fois en 10 ans, dans un dossier d'accidents mortels du travail, où le type se foutait tellement de l'intégrité physique des gens, et le dossier révélait tellement le cynisme économique sous jacent, que ça donnait vraiment la nausée.


Bon, entre nous, c'est quand même pas mieux quand les magistrats du parquet s'expriment librement ?

lundi 8 octobre 2007

La séquence du spectateur

Je suis enseveli sous les mails qui me signalent un documentaire ce soir sur France 3 alors oui, je le relaie ! Ce soir, à 20H55, France 3 diffuse un documentaire de Dominique Lenglart intitulé "Avocats d'Urgence", qui parle du concours de la Conférence du stage et du quotidien des secrétaires une fois élus. Je ne pourrai hélas le voir (tout enregistrement sous format informatique bienvenu).

Vous pouvez voir une bande annonce sur le site de France 3, et le document a l'air intéressant, notamment car ils ont obtenu l'autorisation d'aller filmer à l'Hotel Dieu, aux urgences médico judiciaires, dites le Cusco, du nom de la salle où se trouve ce service.

Un bref commentaire sur la bande annonce : le premier monsieur qui apparaît est procureur de la République (substitut, en fait). Il reçoit les personnes déférées et décide au cours d'un bref entretien que l'on voit ici soit de les citer immédiatement devant le tribunal correctionnel en comparution immédiate, soit d'ouvrir une instruction judiciaire, ou de le renvoyer sur une voie plus classique et plus lente . Devant lui, le déféré devient prévenu et il a enfin droit à ce qu'un avocat consulte son dossier. Cela fait généralement 48 heures qu'il a été arrêté. Les droits de la défense ont encore des progrès à faire.

Ensuite, la charmante jeune femme au vocabulaire choisi et précis, est Clotilde Lepetit, conquième secrétaire de la promotion 2006, avocate commise d'office qui prépare soit une comparution immédiate (mais elle ne se trouve pas dans les bureaux habituels) soit une mise en examen (même remarque que précédemment, on devrait faire venir la télé plus souvent).

Les pieds en robe marchent dans la cour du mai du palais. Ils se dirigent des grilles du boulevard du palais vers les marches qui mènent à la galerie Marchande ; au fond, on aperçoit le greffe de la Commission d'Indemnisation des Victimes d'Infraction. Un peu plus loin, c'est la Buvette du palais...

La dame à la 22e seconde, celle qui n'aime visiblement pas les stupéfiants, est un autre procureur, à l'audience de la 23e, celle qui juge les comparutions immédiates. Elle est en train de requérir.

En voix off, une avocate essaye de négocier avec les gendarmes une cigarette pour son client, en état de manque et qui se prépare à passer devant le tribunal. Refus catégorique du gendarme (qui respecte le règlement, je ne lui en tiens aucune rigueur) : c'est interdit, loi Evin. C'est pour son bien, en fait. Ca change tout.

Le traveling dans la cour du mai continue : voici les escaliers. A droite, la voûte mène à la buvette.

38e seconde : retour au procureur, qui rappelle ici que la diplomatie, c'est par l'ENA, pas par l'ENM.

40e : une autre avocate commise d'office. Ne vous méprenez pas sur ses propos. Elle n'espère pas que son client va pleurer pour attendrir les juges (ça ne marche pas à la 23e...) mais un client roide et stoïque donne une image d'absence de remords, et quand c'est de retour au dépôt qu'il fond en larmes, on enrage un peu de cette fierté mal placée qui dessert le prévenu.

48e : le prévenu n'étant plus au secret comme lors de la garde à vue, c'est à l'avocat commis d'office qu'il appartient souvent de prévenir les proches, la famille, surtout pour qu'ils viennent sans délai avec des pièces utiles. Souvent, quand le prévenu est étranger, on se prend cette petite claque : "Non, à Paris, j'ai personne". Et là, on pense en son for intérieur à la chance que l'on a d'avoir quelqu'un quelque part qui nous attend. Je parierais mon épitoge que c'est exactement ce que se dit le confrère à ce moment.

55e : Mon confrère Ambroise Liard, huitième secrétaire de la promotion 2006, plaide. Son client est libre, et est assis devant lui. Il doit s'agir d'une personne ayant refusé d'être jugé en comparution immédiate et qui a obtenu de ne pas être maintenue en détention pendant le délai qu'elle a sollicité. C'est donc probablement une audience de renvoi, où les secrétaires de la conférence ont le monopole des commissions d'office, monopole qui n'est pas absolu toutefois en fonction des disponibilité des la dirty dozen.

1'08" : Mon confrère Jean-Yves Leborgne, excellent avocat pénaliste, qui dit que le discours est une arme, et notre seule arme. En l'espèce, lui est tireur d'élite. Il faut l'entendre plaider un jour dans sa vie.

1'11" : Le Pont Au Change, avec à gauche le tribunal de Commerce, Quai de Corse et à droite, le palais, avec la tour de l'Horloge qui fait l'angle.

1'17" : Mon confrère Ambroise Liard qui enfile sa robe. Notez l'épitoge herminée, signe distinctif des secrétaires de la conférence.

1'30" : Salle haute de la bibliothèque de l'ordre, les impétrants au concours de la conf' se préparent à le passer. Un très grand moment d'angoisse.

S'ensuivent quelques discours de candidats.

Si vous voulez réviser ce qu'est la Conférence, c'est ici.


[Spoiler Alert] : Aurélie Cerceau est neuvième secrétaire de la conférence 2007.

jeudi 4 octobre 2007

Vous avez du courrier

Philippe Bilger écrit à Rachida Dati et donne une leçon de diplomatie et de subtilité. Il maîtrise l'art de critiquer en paraissant flatter, qui n'est pas de la fourberie ou de l'hypocrisie, mais simplement une grande habileté doublée d'élégance, car rien ne porte plus qu'un reproche enrobé d'un compliment, tant que l'un et l'autre sont justes.

Quelques exemples ?

Comment exprimer sa désapprobation d'un projet du ministre :

Votre politique, celle qui est mise en oeuvre et celle que vous annoncez, puis-je vous dire que je l'approuve totalement. Je tiens pour rien mes réticences sur telle ou telle fusée intellectuelle lancée par le président de la République et dont la validité est, pour le moins, à vérifier. Par exemple, la comparution des personnes déclarées irresponsables devant les cours d'assises. Je ne crois pas que les familles de victimes seraient davantage consolées et je suis certain que l'Etat de droit y perdrait.

Sa réticence face à la volonté du ministre de nommer de préférence des femmes procureurs généraux :

Vous avez manifesté votre désir de nommer plus de femmes à des postes importants de responsabilité. Je n'y vois que des avantages si on ne tombe pas dans le travers qui a permis, parfois, l'hégémonie virile: reléguer la compétence au second plan. Peut-on vous suggérer d'adopter des méthodes moins brutales? Est-il ainsi indispensable, pour la bonne administration de la justice, de "virer" quelques mois avant sa retraite un procureur général respecté?

Sa désapprobation de la convocation d'un procureur par le Garde des Sceaux :

Peut-être êtes-vous en train de songer que ce magistrat sur lequel, par l'entremise de son procureur général, vous avez une autorité, exagère, qu'il dépasse les limites et que votre existence de garde des Sceaux ne le regarde en rien.

Voilà à mon sens comment on peut dire ce qu'on veut en respectant l'obligation de réserve.

Quand je vous dis que les avocats tremblent quand Philippe Bilger va requérir, vous comprenez maintenant pourquoi.

(Merci de réserver vos commentaires sur le fond de cette lettre au blog de son auteur).

vendredi 28 septembre 2007

Dear George

Voici un nouveau billet écrit par un auteur invité, en l'occurrence une nouvelle fois Dadouche, qui est venu avec un ami, George, qui a plein de questions à lui poser sur le métier de juge des enfants, quelques idées reçues sur le sujet, et un drôle d'accent.

Elle vous propose de glisser une oreille indiscrète lors de cette conversation à bâtons rompus qui se tient dans son cabinet, autour d'une tasse de café. Pour ma part, je file sur la pointe des pieds, je dois aider un préfet à ne pas atteindre son quota d'expulsion d'étrangers.


— Chère Dadouche, me permettez vous une question ?

— Mais comment donc, cher George (oui, mon beau lecteur à moi s’appelle George et a une passion pour le café), posez, posez donc.

— Comment faites vous pour vous livrer quotidiennement à votre coupable industrie ?

— Coupable industrie, comme vous y allez, cher Georges. Si vous continuez comme ça, je vais vous rebaptiser Quasimodo et vous sonner les cloches.

— Ne prenez pas la mouche ma mie (oui, George m’appelle sa mie, c’est mon droit d’auteur). Je m’interrogeais simplement : comment une magistrate, garante des libertés individuelles, peut-elle cautionner que les services sociaux arrachent sans pitié des chérubins à leurs familles aimantes qui ne les battent pas ? Si vous exerciez un métier respectable, vous seriez une héroïne récurrente au lieu d’être de la chair à couteau de cuisine.

— Eteignez donc votre télévision et laissez moi vous expliquer…

Si le juge des enfants existe, ce n’est pas seulement pour juger les mineurs délinquants. C’est aussi pour protéger ceux dont la santé, la sécurité ou la moralité sont en danger ou dont les conditions d’éducation ou de développement physique, affectif, intellectuel ou social sont gravement compromises, si les mesures proposées à la famille par les services du Conseil Général, en charge de la protection de l’enfance, ne sont pas suffisantes (article 375 du Code civil).

— Vous ne me ferez pas accroire que vous avez mené de longues et brillantes études de droit (George est d’un naturel flatteur), passé un concours difficile et survécu à la scolarité de l’ENM pour devenir assistante sociale.

— Justement non, cher George. Si j’interviens dans le champ socio-éducatif et suis donc amenée à m’intéresser à des notions que je maniais peu du temps où je sévissais comme juge d’instruction, c’est bien en tant que magistrat que je le fais. Car les mesures que j’ordonne sont par nature attentatoires aux libertés et je les prends à l’issue d’une procédure judiciaire, dans le cadre de règles définies par le code civil et le code de procédure civile. Les personnes concernées ont accès aux pièces du dossier qui fonderont ma décision, peuvent être assistées d’un avocat, sont entendues lors d’une audience et peuvent faire appel de mon jugement. Le législateur, dans son infinie (bien qu’intermittente) sagesse, a donc choisi de confier à un juge le soin de décider si le danger couru par des mineurs justifie d’attenter à l’autorité parentale pour les protéger. C’est donc bien en ma qualité de garante des libertés individuelles que j’ai délaissé les joies réputées plus nobles du droit de la construction et des liquidations de régimes matrimoniaux pour mener des audiences d’assistance éducative au cours desquelles la loi m’impose de m’efforcer de recueillir l’adhésion des familles aux mesures qui me paraissent nécessaires.

— Dès qu’une mère débordée arrive en retard pour récupérer son rejeton au Centre aéré ou qu’un père excédé par un ado insolent a la main un peu leste, vous le placez donc en foyer pour le « protéger » ?

— Décidément, cher George, vous devriez arrêter le café ! Le Procureur de la République, mon plus grand pourvoyeur d’activité, ne me saisit que dans les situations les plus graves, quand les mesures de prévention proposées par les services sociaux n’ont pas permis de faire disparaître un risque avéré pour l’enfant ou ont été refusées par la famille. C’est le principe de subsidiarité : le conseil général et plus particulièrement le service de l’aide sociale à l’enfance ont une compétence de principe pour centraliser toutes les actions de protection de l’enfance, et je n’interviens que pour trancher les situations les plus délicates.

Je peux aussi être saisie directement par les parents ou le mineur lui même. Mais pas par les grands-parents ou les voisins dont je renvoie tous les courriers au Procureur pour qu’il décide s’il y a lieu de me faire intervenir.

— Il y a donc tant d’enfants maltraités en France pour justifier d’occuper à plein temps plusieurs centaines de juges des enfants qui ne sont saisis que des cas les plus graves ? Allons donc, vous galéjez je pense.

— Que nenni mon cher George. Votre fine connaissance de la langue française vous permettra aisément de comprendre que le mineur « en danger » tel qu’il est défini par le code civil n’est pas seulement le Julien Leclou de l’Argent de poche (très joli film de Truffaut sur l’enfance) ou le Poil de Carotte de Jules Renard. Nul besoin de Folcoche ou de Mme MacMiche pour mettre un enfant en danger.

Laissez-moi vous présenter quelques uns de mes habitués :

Julie, 7 ans, est une fillette adorable et un vrai petit tyran domestique. Elle a bien compris que sa maman ne supporte pas de la voir pleurer et crier « je ne t’aime plus » quand elle lui refuse quelque chose. Si ça marche avec maman, pourquoi pas avec les autres ? Résultat, Julie est complètement intolérante à la frustration, pique des colères impressionnantes. Sa maman, complètement dépassée et épuisée, lève alors le ton (et parfois la main) hors de toute proportion, ce qui aboutit fatalement à des conflits insupportables pour elle. Mère et fille sont toutes les deux épuisées par ces soubresauts de plus en plus fréquents. Les conditions de l’éducation de Julie, qui développe à l’école des troubles du comportement qui la rendent indisponible aux apprentissages de base, apparaissent gravement compromises. Sa santé psychologique et sa sécurité semblent être aussi en danger.

Raphaël est né il y a trois jours. Sa maman souffre d’une maladie mentale et arrête régulièrement son traitement. Il a été constaté à la maternité que la maman a des gestes inadaptés et réagit avec une grande brusquerie au moindre pleurs de l’enfant. Toute l’équipe médicale est très inquiète et craint que le suivi, même intensif,de la Protection Maternelle et Infantile (PMI, service qui dépend du Conseil Général) ne suffise pas à garantir la sécurité du nourrisson.

Jessica a 14 ans. Au collège, des rumeurs parviennent à l’assistante sociale : Jessica serait victime de tournantes. Une enquête est déclenchée. Les garçons mis en cause décrivent une après midi où ils ont été 4 à avoir successivement des relations sexuelles avec la jeune fille, sur sa proposition. Jessica explique aux gendarmes dans des termes assez crus qu’elle était consentante pour chaque relation sexuelle et qu’on a pas à se mêler de ses affaires. Une vidéo tournée par un des Dom Juan avec son téléphone portable confirme cette version. Il n’est pas abusif de subodorer que Jessica, que ses parents n’arrivent pas à empêcher de quitter le domicile quand elle le désire, est en danger quant à sa moralité. Sa santé psychologique et les conditions de son développement affectifs ne sont pas bien vaillants non plus.

Grégoire a 17 ans. Ses parents, qui n’ont rencontré aucune difficulté avec Hermine, Charles-Henri et Quitterie, ne savent plus comment réagir aux provocations de leur fils, totalement déscolarisé, qui fume du shit toute la journée et les insulte quand ils veulent le faire se lever à 14 heures. Ils se disent aujourd’hui qu’ils ont peut être un peu trop gâté le petit dernier et que l’internat strict au fin fond de la Creuse dont il a réussi à se faire renvoyer en 15 jours est arrivé un peu tard. Ils n’en peuvent plus et supplient le juge des enfants de le placer dans une structure fermée pour le sauver de lui même.

Manon a 15 ans. Elle aime sa mère mais la méprise un peu plus chaque fois qu’elle la trouve ivre morte. Pourquoi respecterait-elle cette adulte qui n’est même pas capable de se soigner ? Alors elle l’insulte, elle fuit le domicile et se met en danger en menant une vie qui n’est pas de son âge pour passer le moins de temps possible chez elle.

Matthieu, 12 ans, Elodie, 7 ans et Louis, 5 ans, aiment beaucoup leurs parents. Mais leurs parents ne peuvent plus se sentir. Quand ils rentrent des week-ends chez Papa, Maman inspecte leurs vêtements et vérifie s’ils n’ont pas le nez qui coule. Elle prépare une liste de tous les problèmes qu’elle constatera pour montrer au juge aux affaires familiales lors de la prochaine audience. Quand ils arrivent chez Papa, ils subissent un feu roulant de questions sur Maman, son nouvel ami, le nombre de fois où elle est arrivée deux minutes en retard pour les chercher à l’école. Louis est encoprétique et fait des cauchemars au début et à la fin de chaque week-end ou vacances chez son père. Elodie est renfermée et ne raconte plus à personne ce qui se passe ni chez Papa ni chez Maman. Son anxiété est telle qu’elle est incapable de se concentrer à l’école et est en grave échec scolaire. Matthieu vient d’être exclu du collège, où il a multiplié les comportements agressifs avec les autres élèves et les insolences avec les professeurs.

Kelly, 11 ans, s’est confiée à sa meilleure amie. Ca fait plusieurs fois que son grand frère Julien, 13 ans, dont elle partage la chambre, lui fait faire « des saletés » la nuit dans son lit. Elle en a parlé à sa Maman qui a grondé Julien, qui a promis de ne pas recommencer.

Théo et Priscilla sont très inquiets. A 8 et 10 ans, chaque fois qu’ils entendent leurs parents se disputer, ils se demandent si cette fois encore Papa et Maman vont se battre. Dans le deux-pièces familial, ils sont aux premières loges à chaque bagarre. Priscilla fait des cauchemars toutes les nuits et s’endort à l’école. Théo fait preuve d’une violence croissante. Et ils ont très peur pour la santé de leur maman, qui a déjà eu le bras cassé.

— Chère Dadouche, n’en jetez plus, je crois que j’ai compris où vous voulez en venir.

— Mais George, il y en a tellement d’autres ! Songez que je suis chargée de la situation de 400 familles, sans compter les mesures de tutelles aux prestations familiales, les mesures de protection des jeunes majeurs de 18 à 21 ans et surtout les procédures pénales (qui peuvent concerner des mineurs que je suis par ailleurs en assistance éducative).

Je pourrais vous parler de Winnie, qui a accusé ses parents de maltraitance parce qu’ils ne la laissaient pas assez sortir et que ses copines lui ont dit qu’au foyer c’était plus sympa, de Brandon, Killian et Jérémy, dont le manque d’hygiène a alerté les services sociaux qui ont découvert un appartement infesté de blattes et jonché de vieux papiers, d’Alexis, qui souffre de troubles psychiatriques et se bat régulièrement avec son père, d’Océane, victime d’agressions sexuelles de la part de son beau-père et dont la mère refuse de la croire, de Jonathan, qui a découvert à 13 ans que son père n’était pas son père et a du changer de nom, de Zoé, la gothique qui s’amuse beaucoup des inquiétudes de ses parents persuadés qu’elle sacrifie des poulets à la peine lune, de Geoffrey, placé depuis l’âge de 18 mois, qui se languit depuis deux ans d’avoir des nouvelles de sa mère qui aux dernières nouvelles serait dans un foyer d’urgence, de Romuald, qui n’a jamais bénéficié des stimulations nécessaires chez ses parents et présente à 5 ans d’inquiétants retards dans les acquisitions, de Jérôme, dont tous les frères aînés sont en prison et qui fait tout pour perpétuer la tradition familiale.

— Je vous en prie, arrêtez-là. Les foyers doivent déborder !

— Encore ce mythe du juge des enfants croquemitaine qui vient voler les enfants pour les entasser dans les dortoirs des foyers… Plus de la moitié des mesures éducatives judiciaires sont des mesures d’ « action éducative en milieu ouvert ». Un service éducatif intervient alors, soit au domicile soit par des rencontres au sein du service pour prodiguer aide et conseil à la famille et tenter, par un travail éducatif, de faire évoluer la situation. La loi impose au juge des enfants de privilégier le maintien du mineur « dans son milieu naturel ».

— Le terme a une résonnance quelque peu animalière. Est-ce à dire que les foyers sont des zoos ?

— Toujours les clichés ! Les prises en charge et les lieux d’accueil ont beaucoup évolué. Beaucoup d’enfants placés sont accueillis dans des familles d’accueil, et ce n’est pas réservé aux tout-petits. Certains ne supportent pas cette atmosphère familiale, par loyauté envers leur propre famille, et sont orientés vers des maisons d’enfant à caractère social (MECS), où les nouvelles normes imposent des chambres individuelles avec douche privative. Des lieux de vie peuvent également accueillir des enfants ou des ados qui ne supportent pas une trop grande collectivité et nécessitent une structure plus vigilante qu’une famille d’accueil. Beaucoup d’établissements ont une vocation généraliste, d’autres proposent des prises en charges très spécialisées, par exemple pour des jeunes déscolarisés ou des jeunes filles victimes d’abus sexuels.

— C’est le pays des Bisounours que vous me décrivez là chère Dadouche. Tout serait-il si rose au royaume de la protection de l’enfance ?

— Non bien sûr, sauf à consommer des substances faisant apparaître sous vos yeux ébahis des pachydermes en tutu à paillettes. Si beaucoup de placements (qui peuvent durer quelques mois, deux ans, parfois beaucoup plus longtemps) se passent bien, d’autres sont des échecs cuisants, où le remède est parfois pire que le mal tant la problématique du jeune ou de sa famille est complexe. Parfois il faut maintenir la mesure contre vents et marées pour qu’elle porte ses fruits, parfois il faut savoir faire marche arrière. Souvent on manque de place dans la structure qui paraîtrait la plus adaptée et un mineur qui n’a rien à y faire reste au foyer de l’enfance du département, lieu d’accueil d’urgence par excellence. Parfois il s’écoule plusieurs mois entre le moment où une mesure qui paraît indispensable est ordonnée et le moment où elle est effective. Parfois aussi on ne mesure pas la gravité de la situation et un enfant laissé chez ses parents continue à subir des maltraitances.

— Mais on ne vous fournit pas de boule de cristal avec la robe et l’épitoge ?

— Vous êtes tellement mignon mon cher Georges… Non, aucun équipement surnaturel n’est prévu au pays des Moldus. Mais décider fait partie du boulot de juge, et c’est bien pour ça qu’on en a prévu un dans ces cas là.

— Chère Dadouche, je crains d’abuser de votre temps si précieux, mais pourriez vous me parler des vilains mineurs, pas ceux qui sont victimes et qu’on doit protéger, mais ceux - qui - pourrissent - la - vie - des - honnêtes - gens - et - que - les - juges - laxistes - relâchent - dix - fois - avant - de - songer - à - les - sanctionner - alors - que - la - police - les - connaît ?

— Cher George, c’est avec plaisir que je vous parlerais des mineurs délinquants (qui sont parfois les mêmes que ceux que je rencontre en assistance éducative), mais au rythme où vont les choses, mon exposé risquerait d’être obsolète avant que d’être achevé. Souffrez donc que je parcoure d’abord Légifrance pour vérifier si une nouvelle réforme révolutionnaire de l’ordonnance de 1945 n’a pas été votée depuis trois jours avant que de vous l’infliger.

Par ailleurs c’est l’heure de « la danse de l’OPP » rituellement annoncée par le substitut des mineurs qui hurle « P… l’ASE vient juste de s’apercevoir après deux jours d’intense réflexion qu’il y a urgence absolue à prendre une ordonnance de placement provisoire dans une situation qui ne peut pas attendre lundi matin ! »

— Un vendredi à 17 heures ? What else ?

mardi 25 septembre 2007

La machine folle

A lire, ce très bon article du Monde, Expulsions d'étrangers : les objectifs fixés mettent policiers et juges sous tension.

Quelles que soient vos opinions sur la question, votre absence de sympathie pour la cause des étrangers, vous ne pouvez pas rester insensible à ce que cet article met en lumière : une utilisation aberrante et absurde des moyens de l'Etat, dont on ne cesse de nous répéter qu'ils sont limités.

Extraits, avec quelques explications que je crois utiles :

"A Paris, les unités judiciaires de traitement en temps réel[1] sont en surchauffe avec parfois plus de 80 % de gardes à vue portant sur des infractions à la législation des étrangers", ajoute un autre [policier]. "Les magistrats de permanence sont eux aussi excédés et nous demandent parfois ironiquement si nous sommes encore intéressés par arrêter de vrais délinquants..." Un troisième s'interroge : "Dans mon département de l'ouest de la France, je les trouve où et comment mes étrangers en situation irrégulière ?"

Ca, c'est sûr que reconduire des étrangers à la frontière, pour la préfecture de la Roche Sur Yon (Vendée), il va falloir taper dans les Bretons.

Au tribunal de grande instance de Bordeaux[2], les procédures concernant les étrangers sont passées d'une centaine en 2001 à 600 en 2006. Olivier Joulin, vice-président du tribunal, membre du Syndicat de la magistrature[3], souligne que, "si le préfet de Gironde, lui aussi convoqué par le ministre, saisit les juges des libertés et de la détention pour atteindre les objectifs assignés, il leur faudra prononcer 500 décisions de maintien en centre de rétention en trois mois, l'équivalent de ce que nous avons fait en neuf mois." Le contentieux des étrangers, qui, représente de 30 % à 40 % de l'activité des deux JLD, "en représenterait le double. Cela se fera au détriment des autres contentieux".

Les « autres contentieux », c'est juste le contentieux de la détention provisoire. Prêts pour un nouvel Outreau ?

Une JLD de la région parisienne évoque "une machine qui tourne à vide" : des étrangers continuent d'être présentés à la justice, mais, faute de place en centre de rétention, les décisions ne vont pas être appliquées.

Ca, je confirme, je l'ai vécu, mais je ne vous dirai pas où ça se passe. A l'arrivée à l'audience, le greffier vient nous dire que le centre de rétention étant complet, le préfet remet en liberté tous les étrangers dont le maintien est prononcé. Sachant qu'il fait appel de toutes les remises en liberté, sur annulation de la procédure ou assignation à résidence, les avocats escamotent aussitôt leurs pièces et se contentent de "s'en rapporter". La première fois, j'ai dû aller au dépôt pour m'assurer qu'on ne m'avait pas menti. Le temps que j'y arrive par les couloirs du palais, mon client était déjà dehors.

Les magistrats des tribunaux administratifs, pour leur part, ont donné l'alerte[4] : leurs juridictions sont en passe d'être asphyxiées par le contentieux des étrangers. Celui-ci représente déjà plus du quart des requêtes enregistrées (quelque 44 000 sur un total de 167 000) et connaît un rythme de croissance qui ne cesse de s'accélérer : sur le seul premier trimestre, les affaires en droit des étrangers se sont accrues de 10,29 %, contre 6,14 % pour l'ensemble du contentieux.

"Le contentieux des étrangers étant le seul contentieux de masse pour lequel nous soyons soumis à un délai, nous ne jugeons plus le reste", relève Stéphane [Julinet], délégué du Syndicat de la juridiction administrative (SJA). A Paris, sur l'ensemble des requêtes audiencées entre la mi-septembre et la fin octobre, 70 % relèvent du droit des étrangers, 21 % du droit fiscal et 9 % seulement des litiges portant sur les autres politiques publiques.

Ces 9% recouvrent entre autres les permis de construire illégaux, le droit de l'environnement, et toute la responsabilité de l'Etat, notamment les victimes transfusionnelles (VIH, hépatite...), celles des infections nosocomiales, et les patients en bonne santé décédés dans un hôpital. Ces victimes de l'Etat attendront (quatre ans en moyenne). Pourquoi devrait-elles être pressées sous prétexte qu'elles ont l'hépatite C ou portent le VIH ?

Rappelons que même si la pensée de leur présence vous insupporte, ces étrangers ne font rien d'autre qu'être là. Ils travaillent, pour la plupart, payent leur loyer, leurs impôts (l'Etat n'a RIEN contre les étrangers quand il s'agit de payer la taxe d'habitation ou quand ils supportent la TVA sur leurs achats). Ceux qui commettent des délits relèvent de la juridiction pénale et de la peine d'interdiction du territoire : ils n'entrent absolument pas dans le circuit décrit ici.

Permettez moi une dernière citation. Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article 15 : La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.

Je crois que ceux qui ont bâti par empilement de lois cette machine folle qui consume en vain les moyens de l'Etat et le conduit à démissionner de ses fonctions de protection des citoyens et de sa fonction régalienne de justice ont de sérieux comptes à rendre. Seul l'aveuglement des citoyens les met à l'abri pour l'instant.

Ouvrez les yeux, il est plus que temps.

Notes

[1] Il s'agit des services chargés de réprimer la petite délinquance aussitôt qu'elle se commet, de l'arrestation aux comparutions immédiates. Les étrangers interpellés sont d'abord placés en garde à vue pour infraction à la législations sur les étrangers (ILE) le temps que la préfecture prenne un arrêté de reconduite à la frontière. Aussitôt cet arrêté pris, l'affaire est classée sans suite. Après avoir immobilisé inutilement les policiers, dont un officier de police judiciaire, qui ont surveillé et interrogé l'étranger.

[2] Un étranger frappé d'une arrêté de reconduite à la frontière peut être, et c'est souvent le cas en pratique, placé dans un Centre de Rétention Administratif (CRA) pour 48 heures par le préfet. S'il souhaite maintenir l'étranger au-delà de cette période (c'est toujours le cas en pratique car la reconduite ne peut pas être exécutée dans ce délai, qui est le délai de recours suspensif contre l'arrêté, voir plus bas), il doit saisir le juge des libertés et de la détention pour qu'il ordonne le maintien en rétention pour une durée de quinze jours, renouvelable une fois. Le JLD vérifie lors de cette première audience que la procédure a bien été respectée, faute de quoi l'étranger est aussitôt relâché. A titre exceptionnel (c'est le terme qu'emploie la loi), le juge peut aussi assigner à résidence un étranger qui peut justifier d'un domicile.

[3] Marqué à gauche, pour ceux qui préfèrent tirer sur le facteur plutôt que recevoir des mauvaises nouvelles.

[4] Outre l'audience devant le JLD pour la régularité de la procédure, l'étranger peut saisir le tribunal administratif pour obtenir l'annulation de l'arrêté de reconduite à la frontière. Ce recours doit être présenté dans les 48 heures, week ends et jours fériés inclus, et examiné en 72 heures. Mentionnons aussi les Obligations de Quitter le Territoire Français, OQTF : un préfet qui refuse un titre de séjour peut prendre en même temps un titre équivalant à un arrêté de reconduite à la frontière, qu'on appelle l'OQTF ; l'étranger étant libre par hypothèse, l'Etat est beaucoup plus généreux : un mois pour le recours, trois mois pour le juger. Vous avez remarqué ? Quand il s'agit des affaires concernant les citoyens, l'Etat n'est plus pressé et ne fixe plus de délai. C'est ce qu'on appelle avoir le sens des priorité, ou : charité bien ordonnée...

vendredi 21 septembre 2007

Prix Busiris à Monsieur Eric Ciotti

Bravo à Monsieur le député de la première circonscription des Alpes Maritimes. Au-delà de la puissante nausée qu'il a contribué à m'infliger, sa participation aux débats de l'infâme amendement 69 lui vaut ce prix qui récompense un des plus beaux mauvais traitements infligés au droit et à la simple raison entendu depuis longtemps dans cette enceinte, qui en a pourtant ouï de belles. Eric Ciotti, photo Assemblée nationale Je vous rappelle les critères d'attribution du prix : une affirmation juridiquement aberrante, contradictoire, teintée de mauvaise foi et mue par l'opportunité politique plus que par le respect du droit.

Cette récompense a été attribuée à l'unanimité des voix et au premier tour de scrutin, pour les propos tenus lors de la troisième séance du mercredi 19 septembre 2007 (que je restitue sans les interruptions pour lui conserver sa pureté, les gras sont de moi) :

M. Éric Ciotti. Le groupe UMP est très favorable à l’amendement n° 69… [Réduisant d'un mois à quinze jours le délai de recours devant la Commission des Recours des Réfugiés, NdR] (…) parce que notre pays se caractérise par sa tradition d’accueil de tous ceux qui souffrent et qui sont victimes, dans leur pays d’origine, d’atteintes à leur intégrité de par leur opinion politique ou leur statut. Cette vocation universelle de notre pays à faire de son sol un lieu d’accueil pour tous ceux qui sont martyrisés dans leur pays doit être réaffirmée, et ce texte y contribue. Les dispositions qui ont été introduites dans ce projet de loi vont dans ce sens et renforcent le caractère intangible de cette vocation, auquel, tout comme vous, nous sommes attachés.

Voici déjà l'affirmation juridiquement aberrante et contradictoire : Diviser par deux le délai de recours contribue à réaffirmer la vocation universelle de la France à faire de son sol un lieu d'accueil pour ceux qui sont martyrisés.

Mais pour que ce droit d’asile, pour que cette vocation universelle de la France demeure, il faut que ces demandes d’asile ne soient pas dévoyées. Or vous savez que, malheureusement, la demande d’asile a, au cours des années écoulées, souvent été l’objet de détournements et a fréquemment servi de vecteur à une immigration ne correspondant pas au statut de réfugié. Les dispositions adoptées depuis 2003 ont diminué le délai moyen de recours de vingt mois à quatorze mois en 2006. La France est le pays d’Europe qui possède la législation la plus généreuse en termes d’accueil. Et c’est bien. Nous nous en félicitons et nous nous en réjouissons, mais nous estimons aussi qu’il y a aujourd’hui une obligation d’harmonisation avec la législation européenne.

Monsieur le député nous gâte, en voici une deuxième. La France a la législation la plus généreuse en la matière (ce qui est faux, l'Espagne fait mieux, mais passons), et c'est bien, youpi, mais en fait non, car il faut harmoniser notre législation avec les pays les moins généreux. Car l'harmonisation, c'est plus important que ce qui est bien et dont il faut se réjouir. En prime, le député sous entend que les vrais demandeurs font leur recours en quinze jours, et les fraudeurs en trente, ce qui serait un critère pertinent pour les distinguer et éliminer les seconds.

Nous l’avons évoquée tout à l’heure à propos des tests ADN. Comment pouvoir prétendre, là encore, que la Grande-Bretagne, qui prévoit un délai de recours de dix jours et n’est pas pour autant caractérisée par un régime liberticide, devrait avoir une obligation plus forte que la France en ce domaine ? Nous sommes attachés à cette harmonisation.

En plus, vous le savez, nous serons confrontés à partir du 1er janvier 2008, du fait de l’aide juridictionnelle qui va entrer en vigueur pour les demandeurs d’asile, à une augmentation des recours. (...) C’est naturellement une bonne chose. (...) Cela va mécaniquement conduire à une augmentation des délais d’instruction des demandes d’asile. Le gain de temps – j’espère que vous vous en félicitez, monsieur Braouezec – que nous avions obtenu au cours de ces dernières années, notamment grâce à l’action du ministre de l’intérieur de l’époque, et qui allait dans le sens du renforcement du statut du demandeur d’asile, risque d’être perdu à partir du 1er janvier 2008. La réduction du délai de recours que proposent M. Mariani et M. Cochet est donc tout à fait pertinente, et nous la soutenons.

Et de trois, et à deux heures du matin, quelle santé ! Reprenons : Nous allons (enfin) accorder l'aide juridictionnelle aux demandeurs d'asile. Et c'est bien. Cela va les aider à présenter leurs recours. Et c'est bien. En plus, nous renforçons leur statut, et c'est bien. Mais du coup, ça va augmenter le nombre des recours. Car avant, on avait plein de demandeurs d'asile qui ne pouvaient pas exercer de recours faute d'argent, de connaître un avocat ou de parler la langue. Maintenant, ils vont pouvoir le faire. Et ça c'est mal, car les délais de traitement augmentent. Et le délai de traitement, c'est comme l'harmonisation, c'est plus important que la vocation universelle de la France à accueillir sur son sol les victimes des tyrans. Donc il faut compenser cette facilité en instaurant une difficulté supplémentaire.

Voilà qui en prime apporte la mauvaise foi. L'opportunité politique est enfin démontrée par le petit coup de langue sur "le ministre de l'intérieur de l'époque" qui a fait du si bon travail, ha, comme il nous manque, quelqu'un sait où il est passé ?

Félicitations pour votre prix, votre prestation contribue à réhausser encore sa valeur et sa nécessité.

jeudi 20 septembre 2007

La nausée

Je suis dans une colère noire. Il faut que je me retienne, tant les mots qui me viennent à l'esprit sont violents pour qualifier ce que les députés ont fait ce matin, à 2h10. Et quand je lis les mots qu'a eu le rapporteur de ce projet de loi, Monsieur le député Mariani, j'en ai des nausées.

Ha, tout le monde n'avait d'yeux que pour le test ADN, avec des belles formules à gauche, "les heures les plus sombres de notre histoire", la filiation est-elle seulement biologique, alors même que notre droit n'a jamais intégré cette notion.

Pendant que tout le monde dissertait doctement, l'assassin attendait son heure. Il portait un nom qui pourrait prêter à sourire : l'amendement 69. Et à l'heure où l'hémicycle se vide, après une suspension de séance qui est une invitation à ne pas revenir, il est revenu et a frappé.

L'Assemblée a décidé, oh, trois fois rien. Le délai de recours contre les décisions de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), qui accorde ou refuse l'asile politique, a été réduit d'un mois à quinze jours.

Ha, décidément, ce Maître Eolas, quel adepte des effets de manche ! Il essaye de nous faire passer quinze jours comme étant le socle de la démocratie, penserez-vous.

Croyez-vous ?

Allons voir un peu comment ça se passe, concrètement.

La plupart des demandeurs d'asile présentent leur demande dès leur arrivée en France ; sur Paris, c'est à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle, en se présentant à la police aux frontières (PAF). Comme je l'avais déjà narré en son temps, l'hospitalité de la France se manifeste par un enfermement immédiat dans les ZAPI. Un premier examen sommaire a lieu pour tenter de déterminer si sa demande n'est pas manifestement infondée. Si elle n'est pas infondée, l'étranger reçoit... un laisser passer lui permettant de présenter sa demande d'asile à l'OFPRA (dans un délai de 20 jours, sinon, c'est définitivement irrecevable). En Français, la demande, bien sûr. Avec des preuves en prime. Le dossier fait 16 pages.

Si elle est considérée comme manifestement infondée (et c'est le ministre de l'intérieur qui décide, bientôt le ministre de l'immigration, de l'intégration et du codéveloppement), il est "réacheminé" dans les conditions que vous savez.

Actuellement, la défense de ces étrangers connaît une embellie. La France ayant été condamnée par un arrêt du 24 avril 2007 de la cour européenne des droits de l'homme pour absence de recours suspensif à cette décision ministérielle (oui, la France a été condamnée par la cour européenne des droits de l'homme pour les règles en vigueur en matière d'asile, elle est pas belle, la patrie des droits de l'homme ?), les juges des libertés et de la détention de Bobigny libèrent systématiquement les demandeurs d'asile qui leur sont présentés au bout de quatre jours pour qu'ils puissent bénéficier de la procédure normale. Ca ne durera pas, l'un des objets de l'actuel projet de loi étant de prévoir un recours suspensif - sans que l'étranger soit libéré de la ZAPI, bien entendu.

Quand un étranger se trouve sur le territoire français, il peut donc présenter sa demande à l'OFPRA. Il doit remplir un dossier et fournir des preuves des faits qu'il allègue. D'ailleurs, j'en profite pour tancer les divers groupements terroristes ou de guerilla du monde entier : pensez à faire des attestations d'oppression à vos victimes, ça rendrait bien service à l'OFPRA qui a une âme d'enfant et se refuse à voir le mal où que ce soit et croit que quand on lui raconte des horreurs, c'est en fait une bonne blague.

La procédure devant l'OFPRA n'est pas juridictionnelle mais administrative. Le demandeur d'asile est reçu seul par un Officier de Protection (c'est le nom des fonctionnaires de l'OFPRA) qui va lui poser des questions précises sur son récit, pour s'assurer de sa crédibilité. On a donc un étranger, qui neuf fois sur dix ne parle pas français (il y a un interprète, bien sûr...) qui est interrogé par un fonctionnaire, représentant de l'autorité. Souvent, dans son pays, ce type de personnage a le pouvoir de vie et de mort sur vous, au sens propre. En outre, ils savent que cette personne a entre ses mains la clef de leur avenir, de leur liberté et parfois de leur sécurité. Autant dire qu'ils sont détendus, à l'aise, et volubiles. Tout silence ne sera pas imputé à l'intimidation de la situation mais au mensonge et à l'invention.

La décision est envoyée par lettre recommandée à l'étranger, le délai court de la réception de la lettre recommandée ou de la date de première présentation si la lettre n'est pas retirée (cela a son importance...).

Cette décision est très courte (une page), l'essentiel tenant en deux paragraphes : le résumé des faits allégués par l'étranger et les motifs de l'acceptation ou du rejet de la décision.

Cette décision peut faire l'objet d'un recours juridictionnel devant une juridiction ad hoc, la Commission de Recours des Réfugiés[1] (elle siège à Montreuil, en Seine Saint Denis, 35 rue Cuvier), c'est à dire qui sera examiné en séance publique (allez-y, les audiences ont lieu le matin et l'après midi, c'est instructif), par un collège de trois personnes, l'étranger pouvant être assisté d'un avocat qui aura accès au dossier de l'OFPRA.

Le délai de recours est actuellement d'un mois. Le recours doit être écrit (en français) et motivé, sous peine d'être rejeté d'office et sans audience. Il s'agit de contester la décision de l'OFPRA en apportant les preuves que l'Office estime avoir fait défaut (preuves qu'il faut parfois se faire envoyer depuis le pays étranger), et d'invoquer la jurisprudence de la Commission et du Conseil d'Etat en la matière, recherches qui prennent du temps. Ajoutons que si votre client ne parle pas français, les frais d'un interprète ne sont pas pris en charge par l'aide juridictionnelle. Il faut se débrouiller avec les amis, et avec la formidable solidarité qui existe dans les communautés d'exilés.

Enfin et surtout, le recours ne peut être fait que par lettre recommandée avec avis de réception. Vous ne pouvez vous présenter au secrétariat de la Commission avec votre recours : il sera refusé. Vous êtes tributaire de la Poste, donc le délai d'acheminement se décompte du délai effectif de recours.

Hé bien ce délai de recours va être ramené à quinze jours, acheminement postal compris. Cela signifie que votre client, du jour où il reçoit la lettre, va devoir vous en avertir, vous apporter la décision de l'OFPRA (le recours est irrecevable s'il n'est pas accompagné de cette décision), vous allez devoir rédiger le recours, expliquer en quoi l'OFPRA s'est trompée, apporter des preuves qui n'ont pas été soumises à l'OFPRA, et l'envoyer à temps pour que la commission le reçoive. Votre client ayant souvent une domiciliation postale, s'il laisse s'écouler le délai de présentation qui est de quinze jours, le délai de recours aura expiré sans même qu'il ait eu connaissance de la décision (malheur aux hospitalisés et à ceux qui oublient de passer relever leur courrier).

Bref, des centaines de recours, peut être parfaitement fondés, seront rejetés d'office car non reçus dans le délai. Ha, le délai, quelle merveilleuse invention. Quand vous ne pouvez pas supprimer un droit car il relève des droits de l'homme, enfermez le dans un délai très bref. Et l'Etat est le roi quand il s'agit de se prémunir des recours contre ses décisions. Voyez vous même.

Un épicier est en conflit avec un fournisseur sur la qualité de ce qu'il lui a apporté. Après un premier procès, il aura un mois pour faire appel. S'il perd en appel, il aura deux mois pour faire un pourvoi en cassation.

Un délinquant ou un criminel condamné (c'est l'Etat la partie poursuivante) a dix jours pour faire appel. S'il est à nouveau condamné en appel, il a cinq jours pour se pourvoir en cassation. Un condamné à mort avait 5 jours pour faire un pourvoi, un épicier, deux mois.

En matière d'étrangers, c'est encore mieux.

Un arrêté de reconduite à la frontière est pris contre vous ? Vous avez 48 heures pour former un recours, écrit, motivé, devant le tribunal administratif. Qui aura 72 heures pour statuer. Sachant que dans la majorité des cas, vous êtes privé de liberté dans un centre de rétention. Et si tel est votre cas, vous serez conduit au bout de deux jours devant le juge des libertés et de la détention qui va décider de votre maintien ou non en rétention pour quinze jours de plus. S'il vous y maintient, le délai d'appel est de... 24 heures. A la minute près. Recours écrit, en français, et motivé : vous devez expliquer en quoi le juge s'est trompé. Votre appel sera jugé dans les 48 heures.

Par contre, si votre enfant est mort dans un hôpital pour une simple appendicite, vous attendrez bien trois ans avant d'avoir une première décision, n'est ce pas ? Il y a des priorités.

Donc, forcément, ce délai de recours d'un mois apparaissait comme une anomalie comparé aux autres. Voilà qui est corrigé.

Mais au fait, ça ressemble à quoi, un attentat au droit d'asile comme celui-là ?

La lecture du compte rendu des débats est hautement instructive. Je graisse. Le rapporteur est Monsieur Thierry Mariani. Le secrétaire d'Etat est Monsieur Roger Karoutchi, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement.

M. le Rapporteur – L’amendement 69 vise à réduire à quinze jours le délai autorisé pour introduire un recours devant la CRR lorsque la demande d’asile a été rejetée par l’OFPRA, comme c’est le cas ailleurs en Europe. Le délai actuel d’un mois allonge les procédures et nuit au bon accueil des demandeurs d’asile.

Ha, bon, en fait, c'est fait POUR les demandeurs d'asile. En fait, c'est moi qui vois le mal partout.

M. le Secrétaire d'État - Sagesse.

M. Noël Mamère – Le Gouvernement a raison de ne pas se déclarer favorable à cet amendement qui, sous son allure technique, est en fait de nature très politique, car il réduira davantage les faibles droits de recours des demandeurs d’asile. Vous ne pouvez marchander sur ce délai, souvent crucial. Le Parlement avait d’ailleurs déjà voté contre une telle mesure en 2006. Le droit de recours est garanti par la Convention européenne des droits de l’homme ; cette mesure le remet en cause.

M. le ministre de l’asile nous disait hier vouloir faire respecter la tradition d’accueil de notre pays et conforter les demandeurs dans leur procédure. J’espère que l’Assemblée aura cette sagesse, comme vous l’y invitez !

M. Serge Blisko – Un droit n’est rien s’il n’est pas effectif. Or, ce droit inaliénable hier encore ne sera plus applicable demain. En effet, le délai en question comprend le temps d’acheminement au greffe – souvent quelques jours – soit un peu moins d’un mois, sans compter qu’il ne s’agit pas d’arriver une minute en retard !

M. le Rapporteur – C’est toujours comme cela, pour les élections comme pour les trains.

En effet, Monsieur le député, ça revient au même. Quand on rate un train, on prend le suivant. Quand on arrive trop tard pour se présenter à une élection, on se présente à la suivante. Quand on arrive trop tard pour présenter son recours, c'est définitivement fini. Mais sinon, c'est tout pareil[2].

M. Serge Blisko – Par ailleurs, le recours ne consiste pas en une simple lettre : il faut étoffer le dossier refusé par l’OFPRA. Il arrive que des pièces nouvelles doivent être fournies, par exemple pour attester la réalité des mauvais traitements subis. Pour les rassembler et les faire traduire, il faut du temps. Autant dire que cette mesure, présentée comme de bon sens, est bien plutôt une chausse-trape, un guet-apens pour ceux qui veulent introduire un recours. Restons-en au délai actuel d’un mois – la loyauté voudrait même que ce délai commence au moment où la lettre informant de la décision de première instance de l’OFPRA est reçue, le cachet de la poste faisant foi.

M. Éric Ciotti – Le groupe UMP est très favorable à cet amendement. La France se caractérise par sa tradition d’accueil des persécutés. Cette vocation doit être réaffirmée, et les dispositions de ce texte y contribuent en renforçant son intangibilité, à laquelle nous sommes, comme vous, attachés. Encore faut-il que les demandes d’asile ne soient pas détournées de leur objet. Or, la procédure est devenue, on le sait, un vecteur d’immigration. Grâce aux mesures adoptées depuis 2003, le délai d’instruction des demandes d’asile est passé de vingt mois à quatorze mois en 2006. La France est le pays européen dont la législation en matière d’accueil est la plus généreuse. Nous nous en réjouissons, mais il faut tendre à l’harmonisation ; en Grande-Bretagne, le délai de recours est fixé à dix jours ; personne ne prétendra que cela en fait un pays au régime liberticide. L’entrée en vigueur, le 1er janvier 2008, de l’aide juridictionnelle aux demandeurs d’asile…

Oui, jusqu'à présent, l'étranger doit payer son avocat et ne bénéficie d'aucune aide pour cela. France terre d'asile, n'oubliez jamais.

M. Patrick Braouezec – Vous semblez la regretter…

M. Éric Ciotti – Du tout, c’est une bonne chose, mais cela aura pour effet mécanique d’accroître le nombre de recours, et d’effacer de ce fait le raccourcissement du délai d’instruction des demandes que l’action du précédent ministre de l’intérieur a rendu possible. C’est une autre raison qui nous fait approuver la proposition des rapporteurs.

Mieux dit, ça donne : des demandeurs d'asile sont empêchés d'exercer un recours faute de moyens. Maintenant, ils vont pouvoir le faire. Il faut donc trouver autre chose pour les en empêcher.

M. Étienne Pinte – Je suis très défavorable à cet amendement, qui remet en cause l’un des fondements du droit d’asile. À l’heure actuelle, le délai de quinze jours est insuffisant. Peut-être ne le sera-t-il plus après l’entrée en vigueur de l’aide juridictionnelle, mais nous n’y sommes pas encore, et le fait que les délais d’instruction des demandes aient été réduits à quatorze mois devrait inciter à la prudence. Puis-je vous rappeler la procédure ? Après que l’OFPRA a rejeté une demande d’asile, le demandeur doit prendre connaissance de cette décision, et beaucoup habitent en province. Il leur faudra ensuite trouver un avocat, rédiger un recours et, pour les non francophones, trouver un interprète. On peut, certes, faire référence aux dispositions en vigueur dans d’autres pays, mais la Déclaration des droits de l’homme de 1789 a été rédigée en France, et nulle part ailleurs ! L’asile est une tradition qui fait honneur à notre pays, et cette disposition, qui a suscité la stupeur et l’indignation du Haut Commissariat pour les réfugiés, lui porte une atteinte grave. À Villeurbanne, vous avez, Monsieur le ministre, visité le centre de transit de l’association Forum réfugiés dirigée par mon ami Olivier Brachet : vous avez dit qu’il n’était pas question de « faire du chiffre » à propos des réfugiés et que vous respecteriez le droit d’asile et protégeriez les réfugiés. Ce serait pourtant un très mauvais signe que de réduire à quinze jours le délai de recours.

M. Patrick Braouezec – M. Pinte est votre Jiminy Cricket, Messieurs…

Et pourtant :

L'amendement 69, mis aux voix, est adopté.

L'épitaphe revient à Monsieur Serge Blisko :

M. Serge Blisko – C’est catastrophique !

Vous n'avez pas idée.

Bon sang, que j'ai mal au coeur ce soir.

Notes

[1] Qui va devenir par cette loi la Cour Nationale du Droit d'Asile, CNDA. On apprend à l'occasion des débats que ses moyens ont été diminués, 125 postes ont été supprimés, mais la loi lui donne une sucette, désormais, on l'appellera "cour". Ca ne coûte rien et ça fait réforme...

[2] Paragraphe modifié depuis la première mise en ligne.

vendredi 14 septembre 2007

La relaxe de Georges Frêche

Le pétulant président de la région Septimanie Languedoc Roussillon a été relaxé hier par la cour d'appel de Montpellier, dans le cadre des poursuites dont il faisait l'objet pour injure à caractère racial, pour avoir traité les dirigeants d'une association de Harkis de « sous-hommes ». Il avait pourtant été condamné en première instance à une très lourde amende de 15.000 euros.

courd'appel de Montpellier, photo de l'auteur

Pour mémoire, les propos incriminés étaient exactement les suivants :

Vous [les deux représentants de l'association de Harkis] êtes allés avec les gaullistes (...) Ils ont massacré les vôtres en Algérie (...). Ils les ont égorgés comme des porcs. Vous faites partie de ces harkis qui ont vocation à être cocus jusqu'à la fin des temps (...). Vous êtes des sous-hommes, vous êtes sans honneur.

Les raisons de la relaxe, si Libération rapporte correctement les faits (et rien ne me permet de douter du contraire) prêtent à sourire, sauf les parties civiles, qui l'ont pris comme une gifle. Vous savez que le droit et la morale sont des choses distinctes. En voici une parfaite illustration, ainsi qu'une éblouissante démonstration des âneries que peut faire le législateur à voter tout et n'importe quoi plutôt que de faire des lois, des vraies.

Le texte qui incrimine les injures raciales est l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cette loi est le texte essentiel et central en matière de délits de presse, c'est à dire des délits constitués par des propos tenus publiquement.

Cet article punit de peines pouvant aller jusqu'à 6 mois de prison et 22.500 euros d'amende

l'injure commise, dans les conditions prévues à l'alinéa précédent[c'est à dire sans être précédée de provocations], envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Traiter quelqu'un de sous-homme, sans honneur, et ayant vocation à être cocu jusqu'à la fin des temps est injurieux, ça ne prête guère à discussion.

La question de droit qui se pose est : le terme Harki désigne-t-il une origine, une ethnie, une nation, une race ou une religion ? Si la réponse est négative, ce n'est pas une injure raciale mais une injure tout court, prévue par l'article 33 alinéa 1, punie seulement de 12.000 euros d'amende.

La distinction est ici tout sauf anodine. Les règles de procédures en matière de presse sont draconiennes, et elles imposent à la partie poursuivante, parquet ou particulier, de qualifier correctement les faits. Dire qu'une diffamation est une injure, ou qu'une injure est une injure raciale, et le tribunal ne pourra que relaxer : la requalification des faits lui est interdite, contrairement au droit pénal commun.

Les destinataires de ces propos fleuris voulant que soit reconnue l'injure à leur communauté plus qu'à leur personne ont opté pour la qualification d'injure raciale. Fatalitas.

Car un Harki ne désigne pas une ethnie, une nation, une race ou une religion. Le mot harki désigne le soldat qui appartient à une harka, une troupe indigène. Par extension, on désigne ainsi les Français d'origine algérienne qui ont servi dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie, et leurs descendants. Ils ne sont pas une nation, ils sont aussi Français que Georges Frêche, et si cela se jugeait au mérite, peut être le seraient-ils plus encore. Ils ne sont pas une religion : ils sont quasiment tous musulmans ordinaires. Ils ne sont pas une ethnie, ils sont arabes ou kabyles, comme les algériens d'aujourd'hui ; seul un choix politique les distingue.

L'erreur peut paraître grossière. Elle est pourtant bien pardonnable, car ils ne se sont pas trompés : ils ont été trompés. Et par nul autre que le législateur.

La présidence antérieure à l'actuelle a été marquée, quelle que soit la tendance politique au pouvoir, à la multiplication de lois mémorielles, proclamant de manière grandiloquente la reconnaissance de tel fait, la condamnation morale de tel autre, mais ces lois sont juridiquement approximatives, pour être gentil. Citons ainsi la loi n°2001-70 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (vous pouvez la lire, ça ne prend pas trop de temps), la loi Taubira du 21 mai 2001, et la droite ne voulant pas être en reste à son retour aux affaires, la loi du 23 février 2005 et son célèbre article 4 parlant du rôle positif de la colonisation, texte abrogé à la va-vite par un décret, le gouvernement ayant demandé au Conseil constitutionnel de constater que ce texte relevait en fait du domaine du décret, pour pouvoir l'envoyer à la poubelle tel un vulgaire CPE.

Et c'est à nouveau cette extraordinaire loi du 23 février 2005 qui est à l'origine du pataquès d'aujourd'hui.

Car que dit cette loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ?

Rien, et c'est là le problème.

Détaillons.

L'article premier est ainsi rédigé (je graisse). Sortez vos mouchoirs.

La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française.

Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d'indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu'à leurs familles, solennellement hommage.

Les harkis sont bien concernés par la loi, ils sont désignés par le passage en gras.

L'article 2 est de la même veine : il les "associe" à l'hommage national prévu chaque 5 décembre aux anciens combattants des guerres de décolonisation.

L'article 3 crée une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie.

L'article 4, modifié, est ainsi rédigé :

Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite.

La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l'étranger est encouragée.

Réjouissons-nous : la colonisation n'aura pas la place qu'elle ne mérite pas, et la coopération culturelle n'est pas découragée.

Et voilà maintenant l'article 5, qui a scellé le sort des harkis et exonéré Georges Frêche.

Sont interdites :

- toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d'ancien membre des formations supplétives ou assimilés ;

- toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d'Evian.

L'Etat assure le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur.

Voilà la base légale sur laquelle se sont appuyés les plaignants dans leurs poursuites contre Georges Frêche.

Oui, mais... Relisez bien le texte.

Vous avez remarqué ? L'injure est interdite. Mais sous peine de quelles sanctions ? Aucune. Cette loi ne crée nul délit. Elle proclame une interdiction.

On objectera que cette formulation renvoie à l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881, tant elle lui ressemble. C'est le raisonnement qu'a fait le tribunal correctionnel de Montpellier, semble-t-il. Or, juridiquement, ça ne tient pas.

La loi pénale est d'interprétation stricte : c'est l'article 111-4 du code pénal, et un principe fondamental du droit. Seuls sont réprimés par l'article 33 les faits figurant à l'article 33. Ou alors, il fallait que le législateur précisât : « sont punies des peines prévues par l'article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d'ancien membre des formations supplétives ou assimilés ».

Interdire quelque chose, en droit, ne veut pas dire grand'chose. Une règle doit prévoir sa sanction, sous peine d'être lettre morte. Le droit civil, comme l'est le droit des contrats, en fera aisément son affaire : tout contrat qui viole une interdiction légale est frappé de nullité : nul ne peut en exiger l'exécution, et ses effets doivent être anéantis. Car le code civil prévoit comme sanction générale d'une obligation illicite la nullité : c'est l'article 1131.

Mais le droit pénal ne supporte pas le bricolage. Tout ce qui n'est pas assorti de sanctions pénales ne peut fonder une condamnation. Une interdiction sans sanction n'est qu'une interdiction morale, et pas du droit.

Bref : la loi du 23 février 2005 n'a aucun effet juridique, sauf la création d'une fondation. C'est un pur texte démagogique, offert comme gage par la droite à un électorat fidèle, une déclaration grandiloquente qui caresse dans le sens du poil, et, comme l'ont découvert ces plaignants, n'est que du vent dès qu'on la présente à un juge.

Georges Frêche n'a donc pas de quoi pavaner avec cette relaxe (je ne doute pas un instant que ça ne l'empêchera pas de le faire). La cour ne lui donne nullement raison, sauf sur un point. Sur ce coup là, les harkis se sont fait cocufier par la République une fois de plus.

mardi 28 août 2007

Non lieu

Un débat s'est engagé en commentaires sous mes billets traitant de la démence sur la pertinence du terme de "non lieu", pouvant être perçu comme : "il ne s'est rien passé, c'est un non événement, ceci n'a pas eu lieu". C'est d'ailleurs ce sens que semble lui donner le président de la République dans une récente allocution.

Pourtant l'absurdité du propos est manifeste : quand un non lieu est prononcé parce que l'auteur des faits était au moment de son acte atteint d'un trouble psychique tel qu'il a aboli son discernement, personne ne dit ni ne laisse entendre que les faits n'ont pas eu lieu.

Et déjà on parle de changer le terme.

Etant de ces naïfs qui croient que quand le peuple ne comprend pas un mot, il ne faut pas le changer mais le lui expliquer, et ainsi l'élever plutôt que s'abaisser, voyons donc ce qu'est en réalité un non lieu.

Le terme vient de l'article 177 du code de procédure pénale (la version du haut, celle du bas entrera en vigueur le 1er janvier 2010).

Nous sommes dans l'hypothèse où une instruction judiciaire a été ouverte, c'est à dire que le procureur ou la personne se disant victime d'un crime ou un délit ont demandé à un juge d'instruction de mener une enquête en toute indépendance (il instruit à charge et à décharge : sa mission est la recherche de la vérité et non de fournir des arguments à celui qui l'a saisi). Il a pour cela des vastes moyens juridiques et des moyens matériels plus modestes. Il a à sa disposition la police judiciaire et la gendarmerie, qu'il peut charger d'enquêter sur le terrain, de rechercher et d'entendre des témoins ; l'acte par lequel il leur confie ces missions s'appelle une commission rogatoire (il commet les policiers pour agir à sa place, en leur priant, en latin rogare, d'accomplir telle et telle diligence qu'il décrit). Il peut interroger lui même les suspects, les victimes et les témoins. Au besoin, il peut restreindre la liberté du suspect, voire l'incarcérer afin de s'assurer qu'il ne s'enfuit pas, ne détruit pas des preuves ou ne fait pression sur les témoins ou la victime elle même. Il peut enfin solliciter des expertises : psychologiques, mais aussi balistiques pour identifier l'arme du crime, autopsie pour déterminer les causes de la mort, génétique pour identifier l'auteur d'un viol, etc...

Quand le juge estime avoir terminé son enquête, il en avise les parties, par courrier ou verbalement à l'issue d'un interrogatoire. Cet avis, qui porte le doux nom "d'article 175", comprendre du Code de procédure pénale, donne 20 jours à ces parties[1] pour demander un acte d'instruction supplémentaire : entendre telle personne pour lui poser telles questions, une contre expertise, faire une confrontation, etc. Le juge accomplit ces actes, ou rend une ordonnance refusant de les accomplir en expliquant pourquoi, ordonnance dont il peut être fait appel. Si aucun acte n'est demandé, ou que les demandes d'acte ont été traitées, l'instruction est close. Toute nouvelle demande d'acte est désormais irrecevable, et le dossier est transmis au parquet. Un procureur, le procureur régleur, va réviser tout le dossier et prendre des réquisitions, généralement très longues, qui disent, pour simplifier :

« L'instruction a établi les faits suivants (suit le récit détaillé avec le renvoi aux pages du dossier sur lesquelles s'appuient la démonstration du procureur). Elle a cerné les éléments suivants sur la personnalité des mis en examen et, éventuellement des parties civiles : (suit le résumé de la situation personnelle des parties, et des éventuelles expertises psychiatriques ou psychologiques). Le parquet en conclut qu'il y a des charges suffisantes contre Untel, Truc et Bidule d'avoir commis telle infraction. Par contre, la participation de Tartempion n'est pas établie. Il demande donc au juge d'instruction de renvoyer Untel Truc et Bidule devant le tribunal correctionnel (ou les mettre en accusation devant la cour d'assises si les faits sont un crime) et de dire n'y avoir lieu à suivre contre Tartempion. »

Ce réquisitoire s'appelle réquisitoire définitif, par opposition au réquisitoire introductif qui a saisi le juge d'instruction au début, et au réquisitoire supplétif qui a élargi sa mission en cours d'instruction si des faits nouveaux ont été découverts.

Rien n'empêche, même si l'usage est rare, aux avocats de déposer également un argumentaire du même type défendant leur point de vue. On ne parle pas de réquisitoire, terme réservé au parquet, mais de conclusions. L'avocat de Tartempion aura intérêt à expliquer pourquoi il estime que son client est hors de cause, l'avocat de la partie civile à exposer pourquoi il estime que les mis en examen doivent bien être jugés. L'idéal est de les déposer dans le délai de 20 jours, afin qu'elles soient jointes au dossier, pour que le procureur régleur en ait connaissance. Ca met un peu de contradictoire là où il n'y en a toujours que trop peu, et on ne peut pas connaître la position du parquet avant qu'il ait requis. Autant essayer de le rallier à son point de vue, car c'est alors un allié de poids.

Une fois que le réquisitoire est revenu avec le dossier, le juge prend à son tour une ordonnance, dite ordonnance de règlement, où il décide des suites à donner à son dossier. Là aussi en toute indépendance même s'il est fréquent qu'il suive purement et simplement les réquisitions du parquet, son ordonnance n'étant qu'un copier-coller des réquisitions, ou y renvoyant purement et simplement par la mention "adoptons les motifs du réquisitoire définitif".

C'est cette ordonnance de règlement qui peut être de non lieu.

Le juge d'instruction, après j'insiste sur ce point, plusieurs pages d'explications détaillées, conclut qu'il n'y a pas lieu de poursuivre une procédure au pénal contre telle personne.

Cela peut résulter de plusieurs causes différentes.

Soit les faits ne sont pas établis ou ne constituent pas une infraction. C'est là que le non lieu se rapproche le plus du mauvais sens donné par notre président. Cela arrive assez fréquemment, les juges d'instructions ayant régulièrement à connaître de plaintes que la courtoisie appelle "de fantaisie". Entre le plombier qui a mal fixé un chauffe-eau, le voisin qui empoisonne par des radiations émises par sa télévision, le concierge qui a volé son ticket gagnant du loto mais sans aller réclamer les fonds, juste pour se venger du locataire du sixième, etc. Il y a aussi des personnes qui peuvent avoir réellement été victimes, mais l'instruction ne parvient pas à établir de preuves (une subornation de témoin, par exemple, le témoin étant devenu la maîtresse de celui pour qui elle a témoigné, mais rien ne prouvant la collusion préalable). Dans ces cas, oui, c'est terriblement douloureux pour les victimes. La justice n'est pas omnipotente, et elle a trouvé ici ses limites, la présomption d'innocence pouvant protéger parfois des coupables.

Soit les faits sont établis, mais l'auteur n'a pu être identifié. C'est ainsi que s'est piteusement terminée le 3 février 2003 l'instruction de l'affaire dite "du petit Grégory".

Soit les faits sont établis, l'auteur identifié, mais les faits sont prescrits car trop anciens.

Soit enfin les faits sont établis, l'auteur identifié, les faits non prescrits mais il y a une cause d'irresponsabilité pénale, dont je vous rappelle la liste : la démence, la contrainte, l'erreur inévitable sur le droit, l'autorisation de la loi et le commandement de l'autorité légitime, la légitime défense, l'état de nécessité, et le défaut de discernement dû au très jeune âge (PAS la minorité, on parle ici d'enfants de moins de 10 ans).

Concrètement, les non lieu pour des causes extérieures à la personne que sont la contrainte (j'ai volé sous la menace d'une arme), l'erreur inévitable sur le droit (j'ai eu une autorisation administrative délivrée par erreur), le commandement de l'autorité légitime (j'ai fait feu sur l'ordre de mon supérieur), la légitime défense (j'ai tiré pour me défendre), et l'état de nécessité (j'ai grillé un feu rouge pour transporter une femme qui accouche à l'hôpital) sont rares. Il faut qu'ils soient particulièrement évidents (Ca arrive pour la légitime défense des forces de l'ordre). Sinon, s'agissant d'une appréciation des faits autant que du droit, les juges d'instruction préfèrent, et c'est compréhensible, renvoyer l'affaire à la juridiction de jugement, en principe collégiale, pour qu'il en soit débattu publiquement, toutes les parties réunies. Peut être que la mise en place des collèges de l'instruction changera cela, mais je pense que les juges d'instruction continueront à estimer que leur rôle n'est pas de trancher sur ces questions de fond, mais de fournir à la juridiction de jugement les éléments lui permettant de décider en connaissance de cause.

En revanche, l'irresponsabilité pénale et le défaut de discernement sont généralement établis lors de l'instruction, par des expertises pour la première et le dernier. Renvoyer un dément devant une juridiction de jugement, ou pire encore un jeune enfant, étant un traumatisme inutile, c'est à ce stade de l'instruction que la décision est le plus utilement prise.

Comme vous le voyez, un non lieu n'est pas un couperet qui tombe du ciel, sous forme d'une lettre sèche et brève. Il est rendu à l'issue d'une instruction qui a duré plusieurs mois, que les parties civiles ont pu suivre par l'intermédiaire de leur avocat et sur laquelle elles ont pu agir par des demandes d'actes, et prend la forme d'une ordonnance longuement motivée s'appuyant sur les éléments concrets du dossier dont chacun a pu être contesté. Enfin, ce non lieu peut être contesté par la voie de l'appel, mais si tous les experts ont conclu de la même façon, l'appel est illusoire.

Enfin, dernier point important : un non lieu n'est pas aussi définitif qu'une décision de relaxe ou d'acquittement (Rappel : il s'agit dans les deux cas d'un jugement de non culpabilité ; la relaxe est prononcée par le tribunal de proximité, de police ou correctionnel, l'acquittement par la cour d'assises) : une instruction conclue par un non lieu peut être réouverte en cas de découverte de faits nouveaux, mais seulement par le procureur de la République (à la demande de la victime, par exemple). Seule condition : que la réouverture ait lieu dans le délai de prescription (trois ans pour un délit, dix pour un crime), délai qui court à compter de la date de l'ordonnance de non lieu ou de l'arrêt de la chambre de l'instruction le confirmant.

Ainsi, dans l'hypothèse, soulevée par un commentateur, du simulateur assez brillant pour se faire passer pour un dément auprès d'experts psychiatres et qui bénéficie d'un non lieu, puis sort après quelques mois en hôpital psychiatrique, si on peut établir la simulation (soit que le faux dément s'en vante ouvertement, soit que les médecins de l'hôpital remarquent la supercherie puisque le faux dément n'a plus d'intérêt à continuer à simuler s'il veut sortir), il s'agira d'un fait nouveau pouvant fonder la réouverture de l'instruction. Mais là, on entre plus dans le domaine des fictions de TF1 (où les méchants sont aussi intelligents que méchants et que mauvais acteurs) que dans la réalité.

Notes

[1] ...qui sont les mis en examen et les témoins assistés, terme trompeur car il s'agit dans les deux cas de suspects, et les parties civiles, personne se prétendant directement victimes de l'infraction.

lundi 27 août 2007

La démence, concrètement

Une idée, déjà enterrée en 2003, vient donc de ressurgir comme un serpent de mer : juger les déments, ou pour ne pas caricaturer, organiser un procès public pour que la culpabilité soit symboliquement prononcée, mais la démence constatée et aucune peine prononcée. Pourquoi mobiliser des juges, un procureur, des avocats ? Pour les victimes, à qui le législateur pense tout le temps sous prétexte qu'on n'y penserait jamais.

J'ai repris un billet où j'expliquais ce qu'était la démence dans les textes, et comment elle était constatée. Mais rien ne vaut la pratique.

Une fois n'est pas coutume, je vais donc aller piocher dans des dossiers dans lesquels je suis intervenu, en restant assez vague sur les faits pour que les intéressés ne puissent être reconnus, d'autant qu'il s'agit d'affaires anciennes qui heureusement n'ont pas attiré l'attention de la presse.

Premier cas, une démence qui aboutit à un non lieu.

C'est la soeur de la personne concernée qui avait contacté le cabinet où je travaillais alors. Son frère, traité depuis des années pour schizophrénie, avait commis des vols à main armée, répétés dans un bref laps de temps (une matinée) qui auraient pu virer au drame, mais fort heureusement personne n'avait été blessé, et dans un contexte particulier : des faits identiques commis peu de temps auparavant dans la même ville avaient eux viré au drame et la presse ne parlait que de ça. Je précise qu'il s'était procuré son arme sans la moindre difficulté et en toute légalité dans un magasin de sport d'une chaîne bien connue.

Les faits en eux même faisaient lourdement soupçonner la bouffée délirante, terme médical indiquant les périodes où un schizophrène est en crise et agi de manière irrationnelle, et généralement sans garder le moindre souvenir -d'où l'amalgame dans le langage courant entre la schizophrénie et le dédoublement de personnalité : il n'y a pas dédoublement de personnalité mais un comportement désinhibé, potentiellement dangereux suivi d'amnésie. En effet, il avait agressé des personnes le connaissant fort bien, à visage découvert, et avait tenu des propos incohérents les accusant de comploter contre lui. Il avait été retrouvé chez lui par la police, vivant dans un tas d'immondices, tous les outils et produits de l'infraction posés en évidence à côté de son lit.

Il avait été mis en examen et placé en détention provisoire du fait de sa dangerosité, et une expertise médicopsychologique avait aussitôt été demandée. Très vite, les incidents se sont multipliés en détention, tant une maison d'arrêt n'est pas un endroit approprié pour un schizophrène. Il hurlait la nuit en appelant les gardiens, disant qu'il était menacé et frappé par ses codétenus. Il était régulièrement changé de cellule, mais les incidents se reproduisaient. Le directeur d'établissement mettait cela sous le coup de sa folie manifeste et ne voulait pas le mettre en isolement de peur d'un acte suicidaire. Au moins, les codétenus le surveillaient.

Jusqu'au jour où je suis allé consulter le dossier au greffe. Je débutais à l'époque et avais l'habitude de lire le dossier de A à Z. Y compris la cote C, celle de la détention et du contrôle judiciaire, qui ne contient que les documents administratifs relatifs à la détention provisoire, et une copie des actes judiciaires qui l'ordonnent, qui font doublon avec les pièces dites de fond.

Et là, j'ai vu avec horreur qu'une erreur de transcription avait été faite sur l'acte d'écrou. Au lieu de "vol avec violences", qualification retenue au moment de la mise en examen, la nature des faits indiquée était "viol avec violences". Un i qui faisait de notre client un "pointeur", un criminel sexuel, ce qui le désignait pour les autres détenus comme un sous homme, et en faisait un objet perpétuel de menaces et de violences. J'ai aussitôt alerté le juge d'instruction qui a pris contact avec le directeur d'établissement.

Il s'est avéré que la mention de viol avec violence avait, d'une façon ou d'une autre, filtré du greffe. Notre client disait être là pour braquage, et ses codétenus ont cru qu'il cachait la véritable raison de son incarcération pour éviter d'être un pointeur. Il était donc réellement menacé de mort par ses codétenus, et sans doute frappé la nuit, mais le directeur d'établissement mettait ses hurlements sous le compte de ses crises de schizophrénie.

Il a été aussitôt placé à l'isolement, jusqu'à ce que quelques semaines plus tard l'expertise confirme la schizophrénie évolutive et conclue à l'abolition du discernement. Aucune de ses victimes ne s'était constituée partie civile, sachant à qui elles avaient à faire, un non lieu a été rendu et une hospitalisation immédiate a eu lieu, le patient consentant à son hospitalisation.

Depuis, j'ai gardé l'habitude de lire les dossiers intégralement, même les cotes détention...

Deuxième cas, une démence qui va jusqu'au procès.

Une fois n'est pas coutume, j'étais du côté de la partie civile (ce qui m'arrive plus souvent que je ne le dis). Il s'agissait d'un viol sous la menace d'une arme. Il y avait eu expertise psychiatrique qui avait confirmé là aussi la schizophrénie, mais exclu que les faits aient été commis lors d'une bouffée délirante, le mis en examen se souvenant fort bien des faits et pouvant les raconter de manière détaillée. C'était un colosse, SDF, qui prenait son traitement quand il s'en souvenait et fumait du cannabis, ce qui a des effets dévastateurs chez un schizophrène. Mon premier contact fut lors d'une confrontation dans le cabinet du juge d'instruction.

Ma cliente, qui était en dépression depuis les faits, était terrifiée à l'idée de le revoir. Elle ne fut pas déçue.

Le mis en examen est arrivé escorté par trois gendarmes, visiblement la première ligne de l'équipe de rugby de l'escadron. Une escorte ordinaire est d'un seul gendarme, ce qui est suffisant pour ramener à la raison n'importe quel excité en le plaquant au sol avec une clef de bras irréprochable. Je l'ai vu faire sous mes yeux, c'est impressionnant de vitesse d'exécution.

Dans le cabinet du juge, il y avait trois sièges (le mis en examen avait renvoyé son avocat commis d'office). J'étais donc assis à côté de cette masse, son seul rempart entre lui et ma cliente. Du coin de l'oeil, je le voyais hocher sans cesse la tête, les yeux exorbités qui roulaient dans tous les directions, sa bouche formant régulièrement une moue suivie d'un rictus. J'ai remarqué par la suite que ce sont des symptômes de la schizophrénie, avec une voix anormalement forte ; je ne sais si c'est la maladie où les médicaments qui en sont la cause, mais ils sont toujours présents.

Chaque fois qu'il ramenait ses pieds sous sa chaise, je voyais les trois gendarmes se ramasser, prêts à bondir.

La confrontation s'est passée dans une certaine tension. Tout allait bien, puisqu'il reconnaissait tous les faits, même les plus sordides, quand, sur un détail sans importance du récit (l'ordre dans lequel deux gestes anodins avaient été faits), il est parti en vrille. Il a traité ma cliente de menteuse, l'a insulté avant de conclure "Je regrette de ne pas l'avoir tué quand j'avais mon couteau sur sa gorge". Le juge a aussitôt mis fin à la confrontation. Ma cliente était à ramasser à la serpillière après ça, et presque sans métaphore.

L'expertise concluant à l'altération du discernement sans abolition, il n'y a pas eu non lieu, et c'est allé au procès. Il a fallu que ma cliente revienne, le revoie, raconte son calvaire en public. Elle s'en est tirée formidablement, grâce entre autre à mon confrère de la défense qui a été extraordinaire d'humanité et de délicatesse sans rien céder à son devoir défendre son client, mais ce procès, qui a duré deux jours, a été un martyre pour elle. Tout son travail pour sortir de sa dépression a été réduit à néant par la confrontation, et par l'audience qui s'est tenue un an plus tard.

Voilà ce que c'est que de juger un fou, loin de mon dessin se moquant de l'absurdité de l'idée. Vouloir faire ce procès pour les victimes, parce qu'elles le réclament, c'est risquer de leur faire un cadeau empoisonné. Elles courent après une chimère, l'espoir que l'audience leur apportera un soulagement, que les mots "vous déclare coupable" auront un effet thaumaturgique sur leur souffrance. La vérité est que c'est très rare. Cela arrive seulement dans le cas où le prévenu ou l'accusé (rappel : prévenu = poursuivi pour un délit ou une contravention devant le tribunal correctionnel, le tribunal de police ou la juridiction de proximité) , accusé = poursuivi pour un crime devant la cour d'assises) manifeste à l'audience un remord sincère, et manifeste ses regrets avec l'accent de la vérité, j'ajouterais à la condition que la victime soit prête à accorder son pardon, car refuser des excuses n'est pas une façon de tourner la page.

Une telle hypothèse est rare. Et je redoute fort que cette réforme, si elle voyait le jour, ferait du mal à bien des victimes avant d'en apaiser un tant soit peu une seule.

vendredi 24 août 2007

Rediffusion : l'irresponsabilité pénale pour démence

Ceci est la reprise d'un billet du 23 mars 2005, qui a repris une certaine actualité tant le débat sur le procès des déments pour faire plaisir aux victimes revient périodiquement sur le devant de la scène. C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes.


L'acquittement récent de Michel Perroy a de nouveau mis la question délicate de l'irresponsabilité pénale sur le devant de la scène.

Un petit point sur l'irresponsabilité pénale me paraît nécessaire, tant l'acquittement de quelqu'un qui a frappé sept personnes à coups de couteau, dont un enfant de 5 ans, a de quoi causer un émoi dans l'opinion publique.

Le Code pénal prévoit des cas où une personne qui a commis une infraction prévue et réprimée par la loi n'est pas pénalement responsable, c'est à dire doit être acquittée si c'est un crime, relaxée si c'est un délit ou une contravention, ou bénéficier d'un non lieu dès l'instruction. Ces cas sont limitativement énumérés aux articles 122-1 à 122-8 du Code pénal.

Il s'agit dans l'ordre du Code : de la démence, de la contrainte, de l'erreur inévitable sur le droit, l'autorisation de la loi et le commandement de l'autorité légitime, la légitime défense, l'état de nécessité, la minorité de 10 ans.

Chacune de ces causes d'irresponsabilité fait l'objet de cours entiers en deuxième année de fac de droit, et je ne vais pas m'y substituer.

La démence a été définie ainsi par le Code pénal : il s'agit d'un trouble psychique ou neuro-psychique ayant aboli le discernement de la personne. En somme, la personne n'était pas consciente au moment de ses actes. Elle ne conserve généralement aucun souvenir de ce qu'elle a fait.

Comment cette démence est-elle établie ?

Si c'est le juge qui décide, il ne se fie pas au baratin à la plaidoirie de la défense. Il y a une expertise médico-psychologique (c'est à dire psychiatrique), qui est ordonnée par le juge d'instruction s'il est saisi, sinon par le président de la juridiction de jugement. Il peut décider d'une contre-expertise si une des parties le demande, voire de recourir à un collège d'experts : trois experts rencontrent la personne poursuivie séparément, puis se réunissent pour mettre en commun leurs observations et parvenir à une conclusion commune.

Les experts ne sont pas livrés à eux même et ne se voient pas déléguer la puissance de décider. Ils répondent aux questions que leur pose le juge et sont tenus par cette mission.

Ils doivent dire si le prévenu/mis en examen était, au moment des faits, atteint d'un trouble psychique ou neuro psychique ayant aboli son discernement et s'il est aujourd'hui accessible à la sanction pénale, c'est à dire comprend-il le sens de la punition qu'on se dispose à lui infliger ?

L'expert expose ses conclusions qui sont argumentées et étayées, mais rarement catégoriques. C'est un travers d'expert fréquent dans les domaines relevant de la psyché humaine d'être très prudents dans leurs conclusions, ce qui laisse toujours une place à discussion dans le prétoire.

Mais au-delà de la science psychiatrique et de ses limites inhérentes, à l'heure du choix, on en revient toujours au même mécanisme fondamental : l'intime conviction du juge. Ou des juges, dans l'affaire de Bordeaux.

Ici, les 12 juges, trois juges professionnels et neuf jurés tirés au sort, ont estimé, en leur âme et conscience, qu'au moment des faits, Michel Perroy était atteint d'un trouble ayant aboli son discernement, trouble que l'expert a qualifié de "bouffée anxiodélirante".

Dans le cas d'une cour d'assises, les délibérations ont lieu aussitôt après la clôture des débats, "sans désemparer". Magistrats et jurés s'assoient dans la salle des délibérations et discutent longuement avant de passer au vote sur la culpabilité. Un vote sur la culpabilité doit être acquis par 8 voix au moins sur les 12 (on ne dit jamais le nombre de voix : l'arrêt précise simplement qu'il a été répondu "oui" par huit voix au moins, pour préserver le secret des délibérations).

En l'espèce, au moins 5 des 12 personnes ont estimé, à l'issue des débats que Michel Perroy n'était pas conscient de ses actes, qu'il a effectivement été atteint d'un tel trouble ayant aboli son discernement, et que dès lors, une réponse pénale est inadaptée.

Cela choque souvent l'opinion publique, qui ne comprend pas qu'un individu qui s'est précipité couteau à la main sur 7 personnes du village où il exerçait la noble profession de boucher, soit finalement impune. Le soupçon de comédie apparaît toujours, d'excuse facile, de naïveté de la justice.

Cela relève du cliché ou de l'imagination romantique d'écrivains. Il faudrait être un incroyable acteur pour tromper un voire plusieurs experts psychiatres, et en outre maîtriser la science psychiatrique pour être crédible, ce qui est au-dessus des humbles moyens d'un boucher fut-il girondin. De plus, bénéficier d'une irresponsabilité pénale pour raisons psychiatriques aboutit très souvent à une hospitalisation d'office en hôpital psychiatrique, pour une durée indéterminée. Les faits révèlent en effet une dangerosité certaine et incontrôlable. Si un expert peut parfois être catégorique sur la réalité du trouble, il ne le sera JAMAIS sur l'absence de risque de réapparition de celui ci. Vol au dessus d'un nid de coucou, ça vous dit quelque chose ?

Enfin, l'irresponsabilité pénale n'entraîne pas l'irresponsabilité civile. Un fou doit réparer les conséquences de ses actes et indemniser ses victimes (article 489-2 du Code civil).

mardi 26 juin 2007

Essayons de comprendre

J'ai été surpris de voir au zapping d'une célèbre chaîne cryptée un de mes confrères marseillais, ayant pourtant un certain passif au pénal, exposer face aux caméras de télévision son impuissance à expliquer à ses clients la décision du juge des libertés et de la détention de Marseille de placer sous contrôle judiciaire le policier qui conduisait le véhicule qui a tué un garçon de 14 ans qui traversait sur un passage piéton. Il est vrai qu'il n'était pas présent lors du débat contradictoire qui se tient à huis clos, hors la présence de l'avocat des parties civiles.

Ayant un peu moins d'années de métier que lui, et étant d'une confraternité qui a fait ma réputation jusqu'au tribunal d'instance de Gonesse, je me propose de le lui expliquer, et en même temps à vous, chers lecteurs, avant que des mauvais esprits ne vous soufflent que seule la profession du mis en examen explique une telle décision. Elle a joué, sans nul doute, mais elle seule n'explique pas tout.

A titre préalable, je vous propose une piqûre de rappel : j'avais proposé fut un temps un petit jeu de rôle vous permettant de vous glisser dans la peau d'un juge des libertés et de la détention (JLD), et la solution réelle donnée à ces cas se trouve ici. Ces billets vous apprendront tout ce que vous avez à savoir sur une audience de JLD.

Maintenant, essayons de nous mettre à la place de ce juge.

L'affaire est grave : un adolescent de 14 ans est mort. Le procureur de la république a ouvert une information judiciaire, confiée au cabinet de votre collègue le juge Machin, qui vient de mettre le policier en examen. C'est d'ailleurs le juge Machin qui vous demande d'envisager le placement en détention du policier, car il estime, comme le procureur qui a pris des réquisitions en ce sens, que le contrôle judiciaire est insuffisant. D'ailleurs, le parquet est présent dans votre bureau pour vous le rappeler et vous demander le placement sous mandat de dépôt.

Le JLD a lu le dossier ; pas nous. Nous en savons ce que la presse a pu révéler : le véhicule roulait fort vite, largement au dessus de la vitesse autorisée en ville. Il se rendait sur un lieu d'intervention, mais l'enquête de police a révélé que cette intervention ne revêtait aucune forme d'urgence qui pouvait justifier que le véhicule s'affranchisse des règles normales de conduite. La victime traversait sur un passage piéton. Le feu gardant le passage était-il rouge ou vert ? Les témoignages divergent sur ce point. Le conducteur a-t-il fait usage de sa sirène pour signaler son arrivée ? Là aussi, les témoignages divergent.

Le JLD a devant lui le mis en examen, il peut l'interroger, il l'entend parler des faits ; pas nous. Nous ne pouvons donc nous reposer là dessus. Tout ce que nous savons est qu'il a 22 ans, est policier stagiaire, c'est à dire en fin de phase de formation. On peut aisément en déduire qu'il n'a aucun casier ni même de signalement négatif au STIC.

Rappelons ici la règle :

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen :
1º De conserver les preuves ou les indices matériels ou d'empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes et leur famille, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices ;
2º De protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice, de mettre fin à l'infraction ou de prévenir son renouvellement ;
3º De mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé.

« L'unique moyen » : s'il y a un autre moyen, il ne faut pas décerner mandat de dépôt.

Alors, voyons. Peut-on craindre que ce jeune homme aille maquiller les preuves ? Non, les constatations ont déjà été faites sur place, cette affaire étant considérée comme prioritaire. Qu'il fasse pression sur les témoins ? Un policier stagiaire de 22 ans ? Alors que les témoins ont déjà été entendus pendant la garde à vue ? Ca peut paraître douteux, non ?

Pression sur la victime, sans commentaire, hélas. Concertation frauduleuse avec ses complices ? Il était seul au volant, il est seul responsable.

Protéger la personne mise en examen ? Quelle que soit la douleur de la famille de la victime, ce serait lui faire injure que de soupçonner qu'elle pourrait exercer des représailles. Tout indique que c'est une famille sans histoire et honnête.

Garantir son maintien à disposition de la justice ? Peut-on sérieusement redouter que ce jeune homme prenne la fuite à l'étranger pour échapper aux conséquences de son acte ? Mettre fin à l'infraction ? Trop tard, hélas. Prévenir son renouvellement ? Là encore, qui peut croire qu'il va recommencer à conduire imprudemment en ville après ce qui s'est passé ?

Reste le dernier argument, et je parie que c'est autour de celui-ci que le débat a été le plus animé : mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé. Là, on est en plein dedans. Il y a un trouble à l'ordre public, car il y a eu mort d'homme, à cause de l'imprudence d'un policier, dépositaire de l'autorité publique ; ce fait divers a attiré l'attention des médias nationaux, et l'émotion publique est forte. Il est même possible que la décision de requérir un mandat de dépôt vienne du chef du parquet en personne, j'ai nommé Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux. La détention provisoire est-elle le seul moyen de mettre fin à ce trouble ? Oui ! a dû s'exclamer le procureur, pensant aux caméras et micros qui l'attendent et à la famille de la victime. Non ! a dû clamer l'avocat de la défense : outre les obligations pouvant assortir le contrôle judiciaire, il y a en plus les mesures administratives qui ont été prises : le policier est mis à pied, et se verra probablement interdire l'accès aux fonctions de policier. Il ne ressortira pas comme si de rien n'était reprendre le volant d'une voiture de police. Le trouble public aura donc pris fin, conclura l'avocat de la défense.

Vous voyez, il n'y a pas de solution évidente. Le mandat de dépôt ou le contrôle judiciaire étaient deux solutions envisageables. Que la liberté l'emporte dans ce cas est tout à fait normal.

Mais surtout, il y a un ultime argument, qui a dû je pense être soulevé par l'avocat de la défense et qui était de nature à faire basculer définitivement l'esprit du juge en faveur de la liberté.

C'est qu'une loi du 5 mars 2007, tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, entre en vigueur le 1er juillet, c'est à dire dimanche prochain, qui modifie ce fameux 3° de l'article 144 du code de procédure pénale. Dimanche à zéro heure, ce texte deviendra le suivant :

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que s'il est démontré, au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, qu'elle constitue l'unique moyen de (...) Mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé. Ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l'affaire. Toutefois, le présent alinéa n'est pas applicable en matière correctionnelle.

A partir de dimanche, la loi ne permet plus de placer quelqu'un en détention provisoire à cause du trouble à l'ordre public, cet argument n'étant valable qu'en matière criminelle. Bref, si le JLD avait placé sous mandat de dépôt en raison du trouble à l'ordre public, qui est le seul motif qui pourrait être valablement retenu, la chambre de l'instruction saisie par la voie de l'appel n'aurait pas eu d'autre choix que de remettre ce policier en liberté, à cause de la disparition du fondement légal de l'emprisonnement.

Qu'un juge rechigne à prendre une décision privant un homme de sa liberté, décision qui six jours plus tard sera devenue illégale, est-ce vraiment incompréhensible ? Fallait-il emprisonner quand même ce jeune homme, en se disant "tant pis, légalement, c'est border line mais ça soulagera peut être la famille de la victime ?"

Il est loisible à chaque citoyen de commenter voire critiquer une décision de justice. Personne n'est obligé d'approuver le JLD de Marseille. Mais reconnaissons lui quand même à l'unanimité qu'il a très probablement bel et bien statué en droit, et n'a pas été aveuglé par la profession de l'auteur des faits.

mercredi 20 juin 2007

Loi sur les peines planchers : un réquisitoire

Sur le blog Dalloz, Pascal Rémilleux publie un billet très critique sur la future loi sur les peines plancher, sur le principe même plus que sur les modalités de la loi. Par principe, je ne peux passer sous silence un billet qui cite Beccaria, mais je ne résiste pas à l'envie de citer ce passage sur l'usage des statistiques faits dans l'exposé des motifs :

Ainsi, on nous indique que « Le nombre de condamnations en récidive a augmenté de 68,5% en 5 ans, passant de 20 000 en 2000 à plus de 33 700 en 2005. En 2005, 4500 personnes ont été condamnées en récidive pour crimes ou délits violents, soit une augmentation de 145 % par rapport à l’année 2000. La délinquance des mineurs suit également cette tendance. Une étude récente montre que 30,1 % des mineurs condamnés en 1999 ont récidivé dans les cinq années suivantes. »

Avant de tirer des conséquences sociologiques puis juridiques d’une statistique, encore faut-il, la présenter dans son intégralité avec des éléments de définition, de contexte et de comparaison : ici, a minima, on aurait dû ajouter aux chiffres donnés par le garde des Sceaux pour justifier son projet de loi, qu’en 2005, les juridictions ont prononcé 3 232 condamnations pour crimes et 521 118 pour délits, alors même qu’en 2000 il y avait eu 441 312 condamnations prononcées pour délit et 3 610 pour crime. Certes, la hausse (+13 700) de condamnations prononcées en état de récidive est bien réelle, mais doit être ramenée à la hausse générale des condamnations (+79 428)… La conclusion (provisoire) est tout autre que celle de l’exposé des motifs : la hausse en valeur absolue des condamnés en état de récidive s’inscrit dans une augmentation globale des condamnations. Cette dernières ayant elle-même de nombreuses interprétations possibles : est-ce uniquement l’indice d’une hausse des faits, donc du nombre de victimes, ou aussi (mais dans quelle proportion ?) l’indice d’une meilleure productivité de la justice pénale qui peut désormais absorber davantage d’affaires dans des délais plus courts ?

Là, je crois qu'il met le doigt sur le problème : sous prétexte que la récidive augmenterait, chiffres à l'appui, on aggrave la loi réprimant la récidive et on encourage les poursuites systématiques des faits commis en état de récidive. Ce qui mécaniquement augmente le nombre de condamnations en état de récidive. Cette hausse statistique est interprétée comme une hausse de la récidive réelle, ce qui conduit à durcir encore la loi. etc. etc. etc.

L'étape suivante est facile à prédire : ce sera obliger le juge à relever d'office un état de récidive légale qui apparaîtrait à l'audience, avec en parallèle une modernisation du casier judiciaire qui permettrait un enregistrement quasi instantané des condamnations devenues définitives.

Or si une telle loi était votée, le nombre de condamnations en récidive exploserait, et ce quand bien même dans la réalité, les faits commis en récidive régresseraient.

Enfin, l'auteur rappelle ce qui pour les criminologues est une évidence depuis deux siècles : la sévérité d'une peine n'a jamais eu d'effet dissuasif en soi, et le moyen le plus efficace de lutte contre la récidive est l'accompagnement lors du retour à la liberté, par des mesures du type libération conditionnelle. Or le même gouvernement s'apprête à signer le décret de grâce collective du 14 juillet, qui va faire sortir à court terme 8000 détenus sans le moindre accompagnement. C'est pourtant ce genre de libérations massives "sèches" qui offre un boulevard à la récidive.

L'amateurisme en matière pénale est une vieille tradition, et de ce côté là, manifestement, aucune rupture n'est à attendre.

jeudi 14 juin 2007

Le suicide d'un condamné en pleine cour d'assises

Le problème de la sécurisation des palais de justice vient de connaître un regain d'actualité dramatique avec le suicide, cette nuit, d'un accusé au moment du verdict, en pleine cour d'assises à Laon (prononcez "Lan").

Je ne connais pas du tout cette affaire, ni aucun des intervenants. Il est hors de question pour moi de tirer des leçons de ce fait divers, c'est bien trop tôt et une enquête administrative a été ordonnée par le ministère de la justice, et une autre, judiciaire va avoir lieu.

Je vous vois froncer des sourcils (pour ceux qui ont une webcam). Une enquête administrative est diligentée sur ordre de la Chancellerie (autre nom du ministère de la justice) par l'Inspection Générale des Services Judiciaire (IGSJ). Elle vise à informer le ministre et le Gouvernement, et peut aboutir à des instructions générales, une réforme des textes, ou des mesures disciplinaires. Une enquête judiciaire est diligentée sur ordre du parquet, par la police judiciaire. Elle vise à rechercher si une infraction a été commise, ici une complicité pour l'introduction de l'arme, par exemple, et le cas échéant à exercer des poursuites.

Ma première pensée a été qu'un drame encore plus terrible a été évité. L'accusé avait six balles dans son arme, et comparaissait libre ; il devait donc se situer à la barre, à quelques mètres de la cour et du jury quand cela s'est passé. Il aurait pu faire un carnage.

Ma deuxième est pour les jurés. J'ai déjà expliqué comment on devient juré : ce sont des citoyens tirés au sort qui remplissent un devoir civique. Devoir juger une affaire de viols sur mineurs dans un cadre intra-familial est déjà assez pénible. Assister en plus à une telle scène aussitôt après a de quoi les traumatiser à vie. Ils ont toute ma sympathie.

Ma troisième est pour la famille de cet accusé, qui était aussi la partie civile. Les victimes de viol, surtout dans un cadre familial, ont une tendance irrationnelle à culpabiliser, culpabilité qui peut être aggravée par le prononcé d'une peine lourde. Alors si en plus elles se mettent sur le dos ce geste... Espérons qu'elles auront toute l'assistance dont elles vont avoir besoin.

Enfin, se pose la question de la présence de cette arme dans le prétoire, malgré un portique. L'enquête l'apprendra. Je ne vais pas jouer les haruspices.

Simplement, pour vous éclairer, d'après les éléments donnés par la presse (Le Monde, Libération, le Figaro).

L'accusé comparaissait libre, après avoir effectué 18 mois de détention provisoire. La détention provisoire, dans une affaire criminelle, est demandée par le juge d'instruction au juge des libertés et de la détention au moment de la mise en examen. Pour une affaire criminelle, le mandat de dépôt est d'un an puis de six mois, renouvelables jusqu'à atteindre deux années si le crime fait encourir jusqu'à 20 années de réclusion criminelle, et trois ans s'il fait encourir trente années de réclusion ou la perpétuité (voir ce billet pour l'échelle des peines en matière criminelle). Ici, les faits étaient punis de 20 années de réclusion criminelle. Il n'a donc pas été remis en liberté à l'expiration du délai maximal de détention provisoire. Soit que le juge d'instruction n'ait pas jugé utile de renouveler la mesure, soit que le juge des libertés et de la détention l'ait refusée, soit que la procédure de renouvellement n'ait pas été respectée, entraînant une remise en liberté d'office. Je ne sais pas ce qu'il en a été ici.

La comparution d'un accusé libre n'a plus rien d'exceptionnel depuis la réforme du 15 juin 2000, qui a supprimé l'obligation pour l'accusé de se constituer prisonnier avant les débats (la "prise de corps"), jugée contraire à la convention européenne des droits de l'homme. L'accusé rentrait chez lui chaque soir et revenait le lendemain à l'audience. Toutefois, la loi prévoit qu'à la clôture des débats, « Le président fait retirer l'accusé de la salle d'audience. Si l'accusé est libre, il lui enjoint de ne pas quitter le palais de justice pendant la durée du délibéré, en indiquant, le cas échéant, le ou les locaux dans lesquels il doit demeurer, et invite le chef du service d'ordre à veiller au respect de cette injonction. » C'est l'article 354 du Code de procédure pénale. En cas de condamnation à de la prison ferme, la cour décerne aussitôt mandat de dépôt (art. 366), et le service d'ordre se saisit immédiatement de la personne du condamné, le menotte, et le conduit sous escorte à la maison d'arrêt.

C'est à ce moment là que les faits se sont produits, avant même semble-t-il que le président ait eu le temps de prononcer le mandat de dépôt. Les policiers et gendarmes savent ce qu'il en est, mais attendent que le président prononce le mandat pour procéder à l'interpellation. En tout cas, l'accusé savait probablement ce qu'il faisait : c'était le moment ou jamais, puisque quelques secondes plus tard, il n'aurait plus eu accès à sa sacoche (qui aurait été emportée et fouillée, et l'arme aurait été découverte).

Je ne m'épuiserai pas en vaines considérations sur la raison de son geste. Il peut aussi bien révéler une innocence bafouée qu'une culpabilité impossible à assumer, à soixante ans, pour quelqu'un qui a goûté la prison durant un an et demi et sait comment y sont traités les violeurs de mineurs. J'espère, sans trop y croire, que les contempteurs habituels de la justice, pour qui elle ne peut que se tromper, mal juger et détruire des vies innocentes, parce qu'ils ont perdu leur affaire de mur mitoyen il y a dix ans, auront la délicatesse de ne pas tenter d'exploiter ce drame.

Enfin, sur le portique, une anecdote me revient à l'esprit. Dans un tribunal proche de Paris, une consoeur accompagnait un jeune client prévenu devant le tribunal correctionnel. Il passe par le portique des visiteurs et la rejoint, et ils se dirigent de conserve vers la salle d'audience. Au bout de quelques mètres, son client lui dit : "Vous savez, m'dame : leur portique, il est nul." Et il sort de son blouson un couteau qui aurait eu sa place chez un équarrisseur. Après avoir copieusement engueulé son client et l'avoir obligé à ressortir du palais se débarrasser de son arme (pour les connaisseurs, un bac à fleurs à côté du tribunal sert de râtelier : vous savez désormais où ça se passait), elle est allée glisser à l'oreille des gardes de l'entrée qu'ils devraient augmenter la sensibilité du portique.

jeudi 10 mai 2007

La récidive

Chose promise, chose due : voyons aujourd'hui ce qu'on entend, juridiquement, par récidive, et quelles conséquences la loi attache à cette notion.

Si ce n'est déjà fait, lisez absolument mon billet sur la classification tripartite des infractions pour comprendre le vocabulaire que je vais employer.

La récidive est une circonstance aggravante générale. C'est à dire que quand elle est constituée, elle aggrave la répression de l'infraction poursuivie en augmentant le maximum de la peine encourue.

Elle est générale car elle n'a pas besoin d'être expressément prévue par le législateur pour s'appliquer à une infraction, contrairement aux circonstances aggravantes spéciales. Par exemple, les violences volontaires sont aggravées si elles sont commises en réunion (par deux personnes ou plus) : c'est prévu par la loi, article 222-12 du code pénal. La réunion est une circonstance aggravante spéciale de l'infraction de violences volontaires. Par contre, aucun article du Code pénal ne réprime expressément les violences volontaires en récidive : c'est inutile, la récidive s'appliquant à toutes les infractions entrant dans son domaine d'application qui recouvre tous les crimes et les délits.

Parmi les récidives, on distingue la récidive générale de la récidive spéciale, et la récidive perpétuelle de la récidive temporaire.

La récidive générale n'exige pas que le comportement illégal qui est jugé soit de même nature que celui qui a déjà donné lieu à condamnation. La récidive spéciale exige au contraire que le comportement soit identique ou assimilé par la loi.

La récidive perpétuelle s'applique quel que soit le laps de temps qui s'est écoulé entre la première infraction et la deuxième. La récidive temporaire suppose que le deuxième terme survienne dans un délai maximal fixé par la loi.

La répartition entre ces catégories se fait naturellement en fonction de la gravité des faits, comme nous allons le voir.

La récidive supposant la répétition d'un comportement, on parle de premier terme de la récidive pour désigner la première infraction, et de second terme pour celle qui est sur le point d'être jugée. Pour constituer le premier terme de la récidive, il faut que cette première infraction ait donné lieu à une condamnation définitive au moment où la deuxième infraction est commise. Une condamnation est définitive quand plus aucune voie de recours ne peut être exercée contre elle, soit que les délais de recours aient expiré, soit que ces recours aient été rejetés.

Il existe donc trois catégories de récidives, plus une un peu à part.

Première catégorie : la récidive générale et perpétuelle (article 132-8 du code pénal).

Le premier terme est un crime ou un délit puni de 10 années d'emprisonnement (ce que j'appelais un quasi-crime). Le second terme doit être un crime.

Une personne déjà condamnée pour crime ou pour un délit puni de dix années d'emprisonnement et qui commet un crime est en état de récidive, peu importe le temps qui s'est écoulé entre les deux. La loi estime que la réitération d'un comportement aussi grave ne peut être excusée par le fait qu'il se serait passé beaucoup de temps entre les deux (ce d'autant qu'une grande partie de ce temps risque d'avoir été passée en détention). Il existe une limite toutefois à ce caractère perpétuel : s'il y a eu réhabilitation ou amnistie, il ne peut y avoir récidive. La réhabilitation est l'effacement de la condamnation du fait d'une décision de justice ou, si la peine prononcée n'excède pas dix ans, de l'absence de toute autre condamnation inscrite au casier pendant un délai de dix ans après l'exécution de la peine. Pour une peine supérieure à dix ans, il ne peut y avoir réhabilitation automatique.

Quand cette récidive est constituée, le maximum d'emprisonnement est augmenté. Un crime puni de 15 années de réclusion criminelle devient passible de trente années, les crimes punis de 20 années ou plus encourent la perpétuité.

Exemple : A est condamné à 6 ans de prison pour trafic de stupéfiant (délit puni de dix années d'emprisonnement). Il sort de prison le 1er janvier 2000, après avoir purgé sa peine. S'il commet un viol simple (puni de 15 ans de réclusion criminelle) d'ici au 1er janvier 2010, il encourra trente années de réclusion criminelle au lieu de quinze à cause de son état de récidive.

B est condamné à 12 ans de réclusion criminelle pour meurtre. S'il commet un jour un vol à main armée, il sera en état de récidive, même vingt ans après être sorti de prison.

Deuxième catégorie : la récidive générale et temporaire : article 132-9 du Code pénal.

Le premier terme est ici inchangé : crime ou délit puni de 10 années d'emprisonnement. Seul le second terme change : c'est un délit passible de plus d'un an d'emprisonnement.

Cette récidive est temporaire : le second terme doit avoir été commis dans un délai de dix ans après l'exécution de la première peine s'il s'agissait d'un délit passible de dix ans, et dans un délai de cinq ans pour un délit passible d'une peine moindre.

La conséquence est que les peines d'emprisonnement et d'amende encourues sont doublées. Même si la peine peut dépasser dix ans, le tribunal correctionnel reste compétent pour juger les faits, ils ne deviennent pas criminels.

Troisième catégorie : la récidive spéciale et temporaire : article 132-10 du code pénal.

C'est la plus fréquente. Elle s'applique à tout délit pour le premier terme, le second devant être un délit de même nature ou assimilé commis dans un délai de 5 ans.

La loi assimile expressément certains délits au sens de la récidive. Par exemple, le vol, l'extorsion, le chantage, l'escroquerie et l'abus de confiance et l'escroquerie sont assimilés par l'article 132-16 du code pénal. De même, les violences volontaires sont assimilées à tout délit commis avec al circonstance aggravante de violences (art. 132-16-4) : vol avec violences par exemple. La liste complète se trouve aux articles 132-16 à 132-16-4 du Code pénal.

La conséquence est ici aussi que les peines encourues sont doublées.

Catégorie à part : la récidive contraventionnelle (art. 132-11 du code pénal).

Elle est à part car elle est exceptionnelle. Elle ne s'applique qu'aux contraventions de la 5e classe, et doit être prévu expressément pour la contravention à laquelle elle s'applique. On est donc plus proche de la circonstance aggravante spéciale que générale. Le délai est d'un an, trois ans si la récidive constitue un délit (auquel cas il n'y a pas aggravation des peines encourues normalement, la sanction de la récidive est que l'infraction devient un délit). Quand elle est constituée, le montant maximum de l'amende passe à 3000 euros.

Exemple de contravention de 5e classe susceptible de récidive : les violences volontaires ayant entraîné une incapacité de travail de moins de huit jours (art. R.625-1 du code pénal).

A noter :

Le doublement des peines ne concerne que l'emprisonnement et l'amende, pas les peines complémentaires telles que la suspension du permis de conduire ou l'interdiction d'exercer une profession.

les condamnations prononcées par des juridictions de pays membres de l'Union européenne comptent pour la récidive. Pour le moment, c'est un voeu pieu, mais la France anticipe sur la création prochaine d'un casier judiciaire européen.

La récidive n'a pas obligatoirement à être constatée. C'est au ministère public de viser la récidive quand il engage les poursuites, ou au tribunal qui la constate de requalifier les faits s'il le juge opportun. Dans ce cas, le tribunal doit mettre le prévenu en mesure de présenter sa défense là dessus, c'est à dire que le président invitera l'avocat du prévenu à présenter ses observations sur une éventuelle requalification en récidive. De même, l'aggravation de la peine qu'elle entraîne reste facultative, et le tribunal n'est pas obligé de dépasser le quantum prévu pour le délit commis sans récidive. Un tribunal peut parfaitement condamner à six mois de prison un voleur en récidive (trois ans encouru, doublé soit six ans encourus).

En pratique, il est assez fréquent que la récidive ne soit pas visée, pour une raison simple. Les affaires simples sont traitées rapidement par la police : garde à vue, audition des témoins, plainte des victimes, une audition du mis en cause, et c'est bouclé. Le procureur décidera soit du défèrement soit d'une convocation à une audience ultérieure. A aucun moment le casier judiciaire n'aura été consulté, pour des raisons pratiques : la consultation se fait par écrit uniquement, et les demandes urgentes par télécopie sont réservées aux défèrements (comparution immédiate, mise en examen). La décision de poursuite est donc prise souvent sans que le casier ait été consulté, et c'est par la suite que le bulletin arrive au dossier et révèle parfois des surprises.

Si le procureur et le tribunal estiment que la peine adéquate se situe dans la limite prévue par la loi pour le délit ordinaire, ils renonceront à viser la récidive, ce qui serait une complication inutile.

Cet aspect peut prendre une importance particulière en cas d'adoption de la loi sur les peines planchers. Un moyen d'éviter l'application d'un texte aux conséquences trop sévères serait pour le parquet "d'oublier" de viser la récidive. Un peu comme cela existe déjà avec la correctionnalisation de certains crimes.


Vous voilà désormais armés pour rire au nez d'un ministre de l'intérieur qui verrait de la récidive là où il n'y en a pas, et vous pourrez même lui expliquer pourquoi en le regardant rougir de confusion.

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