Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 23 octobre 2008

Témoignage

Par juge en peine


Prolégomènes : Tout d'abord merci, merci d'alimenter ce site régulièrement en donnant un point de vue conforme à la réalité de notre travail au quotidien, de nos échecs et de nos réussites.
Comme l'a dit un collègue, il n'est pas dans nos habitudes de témoigner, et au delà de la forme de cette contribution, il m'importe de rappeler que comme tout témoignage, il est relatif, qu'il peut être déformé par mes croyances, ou ce que j'ai envie de voir, ou de ne pas voir. Ainsi en va-t-il de tout témoignage.


À l'appel de son nom, le témoin décline son identité :
Je suis un jeune magistrat de province, dans un petit tribunal occupant mes (premières) fonctions de juge de l'application des peines (et également de juge aux affaires familiales notamment) depuis plusieurs années.
Ce que je peux dire de la justice, et de la magistrature en particulier, c'est que la quasi totalité des magistrats que j'ai croisés ne fait pas ce métier, en tout cas sur le terrain (la cour d'appel ne m'intéresse pas) et à l'heure actuelle (les mentalités antérieures n'étaient peut être pas les mêmes), pour les honneurs ou la considération. On le fait par conviction de rendre l'un des premiers services publics relevant du contrat social. On y sacrifie parfois une partie de sa vie de famille, parfois une partie de ses nuits qui ne sont plus si paisibles. On en garde souvent des visages et des images en mémoire, un goût amer du gachis social ou familial que nous avons été amené à voir, ou à créer malgré nous.

Le président : Avez vous personnellement constaté les faits qui sont reprochés habituellement aux magistrats ?
Oui, bien sûr. j'ai connu des magistrats carriéristes, des magistrat qui ne se préoccupaient que de réduire leur quantité de travail au minimum qui ne les fasse pas remarquer par leurs supérieurs. J'ai aussi connu des magistrats qui dévoyaient leur fonctions, couvrant leurs erreurs par des pratiques encore plus malhonnêtes. Ces personnalités existent dans tous les corps de métiers. Encore plus dans la magistrature, ils font honte à la fonction qu'ils incarnent.
Je suis bien conscient que notre système disciplinaire est imparfait, qu'il doit être complété/amendé, j'en ai des exemples tous les jours.
Mais élevons le débat, ne faisons pas une réforme sur ce sujet sur le mode du faire valoir du monde politique. Et prenons garde de ne pas introduire au conseil supérieur de la magistrature, une politisation que l'on ne supporterait pas dans une salle d'audience.

Le Président : Que pouvez vous dire de vos conditions de travail ?
Eh bien, contrairement à ce que vous pourriez croire, je ne m'en plains pas particulièrement au niveau matériel. Je dispose d'un ordinateur fixe (je n'en avais pas en arrivant), d'un téléphone fixe, d'un bureau. Bon mon greffier est de l'autre côté du tribunal (mais j'ai dit qu'il était petit).
Quant à la quantité de travail, elle grossit, mais à tort ou à raison je juge que plus de 50 heures de travail dans une semaine (9h - 20h ts les jours) c'est du suicide (pour moi) et que je risque d'y entraîner quelques justiciables. Pour l'instant ça tient. Et je n'accuse pas (trop) de retard.

Le président : Vous pouvez donc accomplir vos missions correctement ?
Je n'ai pas dit cela non plus. D'abord parce que c'est oublier que ma mission dépend aussi de celle de mes greffiers qui sont elles aussi surchargés mais payées pour 35 heures.
Ensuite parce que ma mission c'est de prendre en compte chaque situation, et que de plus en plus on nous éloigne de ce travail de cas "particuliers". Je prend un exemple : l'application des peines. J'aurais pu prendre les peines planchers, mais c'est polémique, paraît qu'on est trop laxistes. Prenons les choses à l'envers.
En 2004, une réforme intelligente voit le jour (preuve que je ne tape pas sur toutes les réformes) : l'application des peines devient une procédure "judiciaire" à part entière, permettant une individualisation des peines, c'est à dire offrant à la justice toute une palette de possibilités pour que les peines s'appliquent tout en préservant les points positifs dans les situations des condamnés. Un travail passionnant auprès des condamnés, des victimes, pour faire du sur-mesure, parce que les études (oui, la réforme s'appuyait sur un travail scientifique) ont démontré qu'en faisant du sur-mesure, on évitait les récidives.
2008, chaque six mois, une conférence à la cour d'appel (!) fait le point sur les aménagements de peines. 2008, et notre ministre de la justice créé l'aménagement automatique en fin de peine sous forme de surveillance électronique (expérience à Lille ?). 2008 et lors de mes débats contradictoires, l'administration pénitentiaire m'indique être favorable à l'aménagement de peine, "compte tenu de la surpopulation carcérale dans la maison d'arrêt".
Vous avez dit individualisation ? Vous avez dit "accomplir ma mission" ?
La question sur ce sujet c'est de savoir si les réformes qui poussent à l'augmentation du nombre de détenu sont fondées sur des études scientifiques, ou même seulement sur une réflexion sérieuse, loin des effets d'annonce.

Le président : Comment voyez vous l'avenir ?
Sombre. Comme vous l'avez indiqué dans vos débats, nous sommes 8000 en France (et pas tous sur le terrain). Les départs en retraite pour mes collègues les plus âgés approchent et nous venons d'apprendre que nous n'aurons plus d'auditeur de justice l'an prochain dans notre tribunal. Et pour cause, ils ne sont plus que 80 à être recrutés chaque année au concours (contre 200 à 300 départs par an). Il faudra bien résoudre le paradoxe. Soit la quantité de travail s'alourdira tellement qu'il ne sera plus possible de rendre la justice dans les conditions actuelles (déjà critiquées). Soit une partie de notre travail ne nous sera plus confié. Dans l'un comme dans l'autre des cas, on brade ce qui constitue un des piliers de notre société, et cela me paraît très inquiétant, surtout quand c'est associé à des assauts politiques dévalorisant la fonction même de juger.

Le président : il doit bien y avoir des solutions ?
Bien sûr. Certainement dans un maintien des effectifs déjà et une sanctuarisation de la fonction de juger.
Je me pose deux ou trois autres questions d'ailleurs que je vous soumets (il parait que la chancellerie nous lira) : ne peut on pas valoriser, péréniser et augmenter les assistants de justice, qui disposeraient de compétences élargies, agissant sous le contrôle de magistrats, et qui ainsi pourraient constituer un corps au sein duquel les magistrats seraient recrutés (toujours sur concours, mais avec des épreuves plus pratiques et peut être un stage avocat en moins ;-) ?
Pourquoi ne pas réfléchir à une organisation plus homogène des juridictions avec des magistrats professionnels et non professionnels plutôt que de tomber dans les extrêmes avec toutes les questions de légitimité que cela entraîne (cour d'assises / tribunal correctionnel) ?

Notre travail est de réfléchir à des solutions (convenables pour la société) à des problèmes tous particuliers.
La justice a certainement également ses problèmes particuliers plus ou moins généralisés.

Nous devons dans notre travail refuser de réduire les solutions à nos préjugés et refuser de plaquer une vérité, mais trouver ces solutions par le bon sens et en respectant les valeurs que s'est donnée la société.

Il serait bon que l'on procède de même avec les problèmes que nous rencontrons ou que nous posons.

C'est somme toute la seule chose que je demande à travers le mouvement actuel des acteurs de la justice.

Merci de m'avoir laissé la parole.

Et de conserver mon anonymat (il parait que l'on serait susceptible de poursuite en témoignant de ce que l'on vit).

Du Parquet au Siège : la trajectoire d’un petit pois

Par Exkadis, ancien parquetier devenu juge dans un tribunal de grande instance


C’est avec un peu de gêne que je me permets aujourd’hui de répondre à l’invitation de Me Eolas. Mais ayant découvert récemment que mes concitoyens, sur ce blog, faisaient preuve d’une volonté de savoir quel était notre quotidien plus que de nous condamner d’avance, j’ai décidé de me lancer, en espérant ne pas trop rebuter.

Je me présente : Petit Pois n°6792, DEA de droit pénal, issu du 1er concours de l’ENM (celui des étudiants), trois ans de Parquet, deux ans et des poussières de siège civil. Un salaire actuel d’à peu près 3100 euros.

Une seule motivation en intégrant cette profession : utiliser les compétences acquises en fac de droit dans le cadre d’un service public, afin d’essayer de faire en sorte, à mon tout petit niveau, que les situations humaines que j’aurais à traiter aillent moins mal, à défaut d’aller mieux.

Une première orientation vers le Parquet donc, et trois ans d’exercice passionné des fonctions de substitut dans un TGI de taille moyenne :

- Le suivi des enquêtes, notamment dans le cadre de la permanence téléphonique ; soit une semaine par mois d’astreinte 24 heures / 24, WE compris (sans récupération mais avec indemnités) avec compte-rendu de toutes les enquêtes élucidées du ressort. Rarement moins de 40 appels par jour, généralement plutôt le double ;
- 7 à 8000 procédures par an à traiter par courrier ;
- 5 à 10 audiences correctionnelles et de police par mois ;
- 2 sessions d’Assises par an ;
- des horaires de travail quotidiens de type 8 h 30 – 19 h 30 ;
- une foultitude de rapports à rédiger à destination du Parquet Général, sur l’ensemble des faits pouvant faire l’objet d’un entrefilet dans les journaux locaux ou, pire, sur France 3 (ce critère de potentialité médiatique étant malheureusement devenu absolu) ;
- un grand nombre de réunions à « co-animer » avec le Préfet, les administrations diverses, les partenaires associatifs.

Et puis un jour, j’en ai eu assez.

Assez de passer mon temps à rédiger toujours plus de rapports au PG[1], faire des statistiques de rendement plutôt que d’aller à l’audience ou de traiter mon courrier pénal.

Assez aussi, je l’avoue, de donner à ma compagne (salariée du privé qui ne m’envie pas le moins du monde mon métier) l’impression qu’elle n’avait plus ou presque de conjoint.

Je suis donc passé au siège, où mon quotidien peut se décrire comme suit :
- quatre audiences civiles, soit une quarantaine de jugements à rédiger chaque mois ;
- une audience correctionnelle à présider ;
- quelques audiences de JLD[2] ;
- quelques audiences (tutelles, saisie des rémunérations, tribunal paritaire des baux ruraux) plus occasionnelles au tribunal d’instance, dont un poste de juge est vacant ;
- 50 à 55 heures de travail hebdomadaires.

En cinq ans, j’ai vu le pire comme le meilleur.

J’ai assisté à des délibérés correctionnels qui n’en étaient quasiment pas, le président imposant sa vision des faits à un collègue trop timide pour exprimer une opinion divergente.

J’ai vu un président de Cour d’assises commencer son délibéré par un péremptoire « Sur la culpabilité de l’accusé, je suppose que personne n’a de doute, nous allons donc passer à la détermination de la peine » avant qu’un assesseur n’exige fermement un vote à bulletins secrets[3].

J’ai vu des présidents de Tribunal correctionnel faire preuve de sévérité excessive (y compris envers les victimes), de façon quasi-irrationnelle. J’ai ainsi pu assister, dans un très gros tribunal, à un délibéré à l’issue duquel le prévenu a écopé de 18 mois d’emprisonnement sur des preuves plus que douteuses, et sans sursis, la vice-présidente également juge de l’application des peines ayant refusé « qu’un cas comme celui-là soit mis à l’épreuve », vu qu’elle en avait « plein ses tiroirs ».

J’ai vu un collègue substitut mettre plus bas que terre un enquêteur qui avait osé lui laisser un compte-rendu d’enquête sur sa messagerie vocale entre midi et 14 heures, l’enquêteur étant supposé savoir que le substitut n’admettait pas d’appels pendant sa pause-repas.

J’ai vu un JAF[4] finir à 20 heures ses audiences en expliquant aux futurs divorcés mécontents d’avoir été convoqués à 8 h 30 que si ça ne leur plaisait pas, ils n’avaient qu’à aller divorcer ailleurs. J’ai vu ce même collègue mettre sans sourciller ses affaires en délibéré à six mois.

J’ai vu des magistrats se montrer inutilement cassants, blessants, voire humiliants envers des prévenus comme envers des parents de mineurs délinquants.

Affligeant, je le sais.

Mais j’ai surtout rencontré des présidents d’audience qui se débrouillaient pour connaître parfaitement leurs 40 dossiers à chaque audience, des juges d’instruction convoquer des parties civiles pour leur expliquer calmement qu’un non-lieu allait être rendu et pourquoi, des juges des enfants rentrant chez eux à 20 heures avec en perspective deux heures de travail préparatoire pour leurs audiences du lendemain, des juges d’instance capables d’expliquer aux parties, directement au cours de l’audience, pourquoi leur procès risquait de ne pas aboutir.

Des juges et des parquetiers respectueux de la présomption d’innocence, qui ne se limitaient pas à essayer d’obtenir à tout prix des aveux, mais recherchaient toutes les preuves possibles en vue de présenter aux juridictions des dossiers complets, ou de prendre une décision de non-lieu en pleine connaissance de cause.

J’ai vu des juges de l’application des peines prendre (et gagner) des paris risqués en termes de libération conditionnelle.

J’ai vu des magistrats et des greffiers passer leurs appels professionnels depuis leurs portables, acheter leur propre matériel (ciseaux, stylos, ramettes de papier, agrafeuses …) après s’être vu signifier qu’on avait « épuisé les crédits pour l’année en cours ».

J’ai vu des policiers et des gendarmes payer de leur poche les cigarettes et les repas de leurs gardés à vue, après avoir estimé que lesdits repas étaient moins convenables que leurs sandwiches.

En cinq ans, j’ai probablement commis le pire et le meilleur.

J’ai commis moi-même mes « erreurs judiciaires » : poursuites mal exercées, jugements réformés en appel. Normal. J’ai essayé, et j’essaye encore de ne pas les réitérer.

J’ai toujours essayé, néanmoins, de ne pas encourir les principaux reproches qu’on peut aujourd’hui, sur le blog de Me Eolas ou ailleurs, diriger à l’encontre des magistrats, que l’on accuse d’être hautains, déconnectés de leurs concitoyens, trop sûrs d’eux, trop politisés ou trop revendicatifs.

- Hautains : c’est malheureusement une attitude trop répandue, mais pas universelle. En ce qui me concerne, je n’ai jamais refusé de serrer la main qu’un justiciable, prévenu, tutélaire ou autre, me tendait, et je continue de tendre la mienne à ceux qui n’osent pas me proposer la leur avant de quitter mes audiences de cabinet. Je les appelle Monsieur ou Madame. J’essaye de m’assurer qu’ils ne se sentent pas gênés d’avancer un argument par timidité ou gêne. Je ne leur parle pas comme à des imbéciles, ni comme à des juristes de haute volée capables de débattre de finesses juridiques. Et je ne me prévaux pas de ma qualité de président d’audience correctionnelle pour rabaisser les prévenus.
Il est cependant évident que la magistrature compte autant d’individus caractériels et mal éduqués que le reste de la population. J’ai eu à subir des maîtres de stage puis, plus tard, des collègues parfaitement odieux. Mais j’ai connu des avocats, des médecins, des professeurs et des commerçants qui l’étaient tout autant. Et même des justiciables.

- Déconnectés des réalités de leurs concitoyens : non, cent fois non. Rien ne nous met à l’abri des réalités sociales : ni nos origines (nous ne sommes pas tous nés avec une cuillère en or dans la bouche), ni notre expérience personnelle (je ne suis pas le seul à avoir travaillé pour financer partiellement mes études). Quand il s’agit par exemple de procéder à une saisie sur un salaire grevé de charges et de l’expliquer en face à la personne concernée, d’annoncer à une mère légitimement bouleversée qu’on va placer son enfant, ou de placer sous contrôle judiciaire un père de famille en lui interdisant d’exercer l’activité professionnelle à l’occasion de laquelle il a commis des infractions, je vous assure que l’on se sent très « connecté », au contraire.

- Trop sûrs d’eux : ah, le fameux « vous avouez tout de suite ou vous me faites perdre mon temps ? » … Mais là encore, si une partie de la magistrature (comme de l’humanité) ne remet jamais ses convictions en question, j’ai toujours constaté que la majorité d’entre nous rendait ses décisions « les mains tremblantes », selon la formule consacrée. Parce que le risque d’erreur existe pour tout le monde. Et que nous nous devons de réduire ce risque au maximum, sans jamais être certains d’y parvenir.

- Politisés - revendicatifs : c’est sans doute vrai pour nos représentants syndicaux (qui au demeurant ne s’en cachent pas), ça l’est beaucoup moins pour le reste des magistrats. Je ne vois pas comment je pourrais exprimer une opinion politique personnelle dans le cadre des litiges civils qui me sont soumis (je suis justement en train de rédiger un jugement en droit de la construction parfaitement hermétique au clivage droite-gauche) comme en audience correctionnelle (il est bien évident que l’on ne condamne ni ne relaxe quelqu’un parce qu’on était ou pas d’accord avec la majorité parlementaire qui a voté la loi que l’on applique).
Notre devoir de réserve nous interdit de critiquer les actes du législatif et de l’exécutif. C’est probablement pourquoi la plupart des interventions collectives de magistrats, lors de l’adoption d’une réforme ou d’une autre, m’ont souvent paru « gênées aux entournures ». Mais ce n’est pas pour autant que nous devons nous taire lorsqu’un gouvernement affiche simultanément une politique pénale répressive (tolérance zéro, pas d’impunité pour les mineurs, peines-planchers) et une volonté de permettre aux JAP d’aménager toute peine de prison inférieure ou égale à deux ans. En pareil cas, il est de notre devoir d’informer nos concitoyens qu’on essaye de leur faire prendre des vessies pour des lanternes … sans nous dispenser d’appliquer la loi, puisque c’est notre devoir.

Je me rends compte que j’ai été bien trop long, et que je n’ai pas le talent de Lulu ou de Dadouche.

Mais j’avais envie d’expliquer ce que je souhaiterais ne plus voir, et ce que j’essayerai toujours de faire.

Merci aux éventuels courageux qui m’auront lu !

Notes

[1] Procureur Général, à la tête du Parquet de la cour d'appel et supérieur hiérarchique de tous les procureurs de la République des tribunaux de grande instance de son ressort. Par exemple, le procureur général de Paris est le supérieur des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux, Fontainebleau, Melun, Évry, Auxerre et Sens.

[2] Juge des Libertés et de la Détention.

[3] Qui est obligatoire selon la loi, quand bien même tous les jurés expriment verbalement leur conviction sur la culpabilité lors des débats en délibéré.

[4] Juge aux Affaires Familiales, qui traite entre autres les dossiers de divorce et d'autorité parentale : droits de visite, pension alimentaire…

Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier…

Par Steppos, Adjoint administratif des Services Judiciaires (Il décrit en détail sa profession).''


Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier affecté auprès d'une des plus importantes juridiction de première instance de l'Hexagone, sinon peut être LA plus importante. Je suis en poste au sein des services judiciaires depuis un peu plus de quatre ans et demi seulement. Je n'ai connu que deux juridictions et cinq services différents, devant souvent jongler partiellement entre deux. Bref, je n'ai qu'une brève carrière et une expérience donc limitée. J'aimerais pourtant faire valoir ici mon sentiment sur cette justice qui est la notre !

Tout d'abord, et ce même si cela pourra paraître infiniment hors sujet, j'aimerais indiquer quelques mots sur le corps des adjoints des services judiciaires, ces petites mains selon moi trop méconnues de la plupart mais ayant pourtant son importance : puisque, comme dans toute organisation hiérarchiques pyramidale, c'est lorsqu'on se décide à se tourner vers la base, que l'on rencontre le plus d'individus...

Ils font partie des agents de la Fonction Publique d'Etat de catégorie C, auxquels, selon les statuts de la Fonction Publique, sont en principe dévolus des tâches dîtes d'exécution. (D'où, cette remarque cinglante que beaucoup – toutes administrations confondues – ont déjà dû entendre dans la bouche d'un chef de service : « vous n'êtes pas payé pour réfléchir ! »...) Au sein de ce corps des adjoints sont distingués les adjoints administratifs des adjoints techniques (anciennement agents techniques). À ces derniers sont par principe données des tâches manuelles, techniques ou de manutention. De ce fait, ils seront affectés généralement (mais la réalité peut en être tout autre !) notamment – et ce sous l'égide d'un greffier voire d'un greffier en chef – à un service des pièces à convictions, d'archivage, de reprographie, de traitement du courrier, de gestion des fournitures ou de réparation et d'entretien (bien que dans ce cas, cette tâche soit de plus en plus confiée à des sociétés extérieures) Quant aux adjoints administratifs, on peut à nouveau opérer une distinction : d'une part ceux exerçant des fonctions purement administratives, notamment auprès des services administratifs, budgétaires, de gestion du personnel ... des juridictions ou auprès des Services Administratifs Régionaux rattachés auprès de chaque Cour d'Appel (étant soulignés que depuis peu un corps de secrétaire administratif – catégorie B- a été créé au lieu et place des greffiers pour exercer ces fonctions administratives) ; d'autre part ceux exerçant des fonctions plus « juridictionnelles » au sein des Bureaux d'ordre civils ou pénaux, des services d'audiencement correctionnel, de services d'application ou d'exécution des peines et plus généralement des greffes. Et ce sont ces derniers que l'on pourrait qualifier – reprenant les mots de Me Eolas – de « secrétaires de justice ». Le plus souvent les adjoints administratifs affectés à un greffe sont « faisant fonction de greffier ».

Et c'est là que le bât blesse...

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Inutile

Par Perello, magistrate (Cœurs sensibles, attention).


Merci d'ouvrir votre blog, à nous les magistrats qui sommes tellement fustigés par ... la liste est longue, mais pour faire bref, l'opinion publique, la presse, et bien sur notre garde des Sceaux.

Pourtant que savent-ils de notre quotidien et de la manière dont nous essayons de rendre la justice ?

J'ai exercé au Parquet pendant 10 ans, j'ai poursuivi moult voleurs, violeurs, assassins... J'ai rencontré des centaines de victimes. J'ai fait des permanences 24h/24, une semaine de rang, week end compris, sans un jour de récupération, mais au contraire reprendre le lendemain où je restituais ma permanence avec une audience correctionnelle qui finissait à 22 ou 23 heures[1].

Des permanences avec la peur au ventre, celle de faire une erreur d'analyse de la situation, celle faire une erreur de procédure, celle de se planter au cours du défèrement qui pourra envoyer quelqu'un en détention et surtout celle d'être confrontée à des faits que j'aurais du mal à supporter.

Et puis c'est arrivé.

Dans la presse, c'est en général à la rubrique « Faits divers: drame de la séparation. Un père de famille âgé de… ans n'a pas supporté la séparation d'avec sa compagne et a tué celle-ci et leur petite fille de 5 ans ».

Pour le magistrat, ça commence par un coup de fil des services de police, le départ sur les chapeaux de roue sur les lieux du crime, non sans avoir repassé la permanence à un collègue de bureau pour gérer le reste, l'arrivée dans un immeuble avec une foule en bas, des policiers déjà présents, un médecin légiste que vous avez requis.

Et là c'est l'horreur.

D'abord l'odeur dans l'appartement car les faits remontent à plusieurs jours. Cette odeur âcre et douceâtre de la mort, celle qui vous prend à la gorge et vous donne la nausée. Dans la première pièce, il y a une jeune femme étendue dans une marre de sang, elle a été égorgée. Elle a 25 ans. Et dans la chambre du fond reposant sur son lit de petite fille, dans sa chambre de petite fille, au milieu de ses poupées et de ses nounours, un petit corps qui semble dormir si ce n'est qu'il a été éventré à coups de couteau et qu'elle ne jouera plus jamais avec ses poupées ; qu'il y avait encore le pot de Nutella, sa tartine et le verre de jus de fruit sur la table de la cuisine.

Et puis la grand-mère a été prévenue. Par qui, des voisins, des amis que sais-je ? Mais quand elle est arrivée, elle ne savait pas ce qui s'était passé. Les policiers l'ont prise en charge, l'ont informée. J'ai entendu un cri dans l'escalier, un cri indescriptible, un cri de désespoir, de souffrance, un cri qui ne cessera de résonner dans ma tête.

Tout le monde a fait son "travail", la police, moi, le médecin légiste. Et en ressortant de l'immeuble, j'étais vide, avec un sentiment de totale inutilité face à un drame qui n'a pu être évité. J'ai croisé le maire de la commune qui s'était rendu sur les lieux et qui m'a dit: « Alors? C'est un crime passionnel ? » Je n'ai pas répondu : qui y a-t-il de passionnel à égorger son épouse, à éventrer son enfant ?

Je suis retournée au tribunal, reprendre ma permanence, faire tous les actes, toutes les réquisitions utiles pour retrouver l'auteur. J'étais vide. A qui parler de ce que je venais de vivre ? À mes collègues surbookés, à mon mari ce soir en rentrant quand je retrouvrerais mes enfants? Non ; j'ai gardé tout cela pour moi. Pas de cellule psychologique pour les magistrats.

Mon seul recours au bout de plusieurs mois, j'ai changé de fonctions. Je suis juge d'instance dans un petit tribunal de province où j'ai parfois l'impression d'être le déversoir de la misère que l'on me demande de gérer: surendettement, tutelles, curatelles, loyers impayés, expulsions[2]...

Et puis d'un trait de plume, on a décidé de rayer mon tribunal de la carte judiciaire et je me suis retrouvée à nouveau devant ce même sentiment d'inutilité. Mais je me bats, comme je peux, avec les moyens que je n'ai pas. Je devrais faire face à la réforme des tutelles, sans les moyens en personnel pour le faire. Et si j'échoue, on recherchera ma responsabilité.

Pour autant, le 23 octobre qu'est ce que je ferai? Une motion dont tout le monde se fiche? J'annule les audiences? Non, car j'ai fixé plein de rendez vous de tutelles et si j'annule je ne ferai que porter torts à des gens qui eux pensent peut être que je peut encore leur être un peu utile.

Notes

[1] C'est-à-dire qu'après une semaine de permanence où il était appelé, 24h/24, sur son mobile par tous les commissariats et toutes les gendarmeries de son secteur pour être tenu informée des interpellations, placements en garde à vue et enquêtes en cours et leur donner des instructions, décider de l'engagement des poursuites et de la forme à donner à celles-ci, Perello a aussitôt embrayé, sans repos récupérateur, sur une audience qui a duré environ 11 heures, avec la matinée pour préparer les dossiers. Un employeur du privé qui ferait travailler un de ses salariés ainsi encourrait la prison.

[2] Locatives s'entend. NdEolas.

For intérieur

Par Dadouche



23 Octobre 1998 :
Ca fait déjà deux jours, je ne réalise toujours pas. J'ai les écrits du concours. Oh p.... je le crois pas. J'ai encore rien révisé pour les oraux....

23 octobre 2008 :
Ca fait déjà dix ans, je commence à réaliser...


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Lettre à mon fils

Par Gascogne


Je t'envoie ce courrier puisque les moyens modernes de communication ne sont pas sûrs. Tu sais que je ne peux parler librement, et que toute interception de correspondance me vaudra des poursuites disciplinaires.

Je voulais tout de même te dire à quel point j'ai été fier de toi lors de ta prestation de serment. Te voilà juge, mon fils. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'être amer. Ton serment est bien loin de celui que j'avais moi même prêté voilà bien des années : "Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Tu as dû te contenter d'un "Je jure de servir l'Etat et les victimes". Autres temps, autres moeurs, encore que les assauts contre notre serment aient commencé très tôt...

Je t'aiderai bien sûr à payer ton assurance responsabilité. Il n'est pas possible que tu t'endettes autant alors que ta carrière ne fait que commencer. Tu comprendras cependant qu'il ne conviendra pas que cela se sache. Un juge ne peut rien recevoir d'un procureur, fut-il son père.

Comme tu le sais, je serais bien revenu à la carrière de juge, mais la séparation du corps, alors que tu n'étais qu'un enfant, s'est faite rapidement. Et je n'ai pas pu revenir au siège...Diviser pour mieux régner a toujours été la maxime préférée des dirigeants, et notre corps n'y a pas fait exception.

La transformation n'a finalement pas été si violente. Ils avaient commencé a préparer l'opinion publique, en répétant à l'envie que les magistrats étaient corporatistes, que la consanguinité des juges et des procureurs était mauvaise pour les justiciables. Le plus extraordinaire est que je n'ai toujours pas compris pourquoi. Un procureur protégé par un statut semblable à celui du juge aurait-il était plus dangereux pour le justiciable qu'un procureur aux ordres, pour lequel la vérité du dossier est bien moins importante que les statistiques mensuelles ? Plus dangereux pour les politiques impliqués dans des affaires délictueuses, sans doute, mais pour le reste...Moi qui pouvais en des temps lointains requérir l'annulation d'une procédure si la loi était violée, je ne le peux désormais plus.

Ensuite, ils ont réformé le Conseil Supérieur de la Magistrature afin que les magistrats n'y soient plus majoritaires, corporatisme oblige. Les nominations des procureurs furent ainsi totalement assurées par le pouvoir. L'étape suivante a été la suppression de la Commission d'Avancement. Tu n'as jamais connu cette instance : ses membres étaient en partie élus sur des listes syndicales de magistrats. La commission d'avancement avait deux grands secteurs d'intervention : elle statuait sur l'inscription au "tableau d'avancement" qui permettait aux magistrats de passer au grade supérieur. Ta carrière à toi se décidera en conseil des ministres. La commission d'avancement décidait ensuite des intégrations dans la magistrature. Aujourd'hui, et tu ne le sais que trop, la désignation des juges se fait à Paris. C'est le CSM qui décide de tout, et les magistrats n'en font plus du tout partie.

Ton pauvre père n'est plus qu'un vulgaire procureur aux ordres du préfet de région. Je dois poursuivre toutes les infractions, puisque l'opportunité des poursuites a été abandonnée depuis bien longtemps. Malheureusement, les moyens matériels en procureurs et autres fonctionnaires qui nous avaient été promis pour accompagner cette réforme n'ont pas suivi. Je n'y avais pas cru de toute manière.

Bien sûr, la liberté de parole à l'audience, la dernière qui nous restait, a également disparu. Les politiques ne supportaient plus que des professionnels du droit en charge de l'application des lois puissent donner leur avis sur celles-ci, même à l'audience. Alors je m'y rends désormais le coeur léger, puisque je n'ai plus qu'à demander des peines fixées par la loi, que les juges sont tenus d'appliquer. Certes, nous n'avons plus beaucoup d'utilité, mais c'est tellement plus confortable, même si certaines situations me mettent parfois très mal à l'aise. Tu n'auras pas plus le choix que tes camarades de promotion.

Ton métier ne sera jamais celui que j'exerçais lorsque tu étais jeune, et que tu venais me voir à l'audience. Je voyais dans ton regard que tu étais fier de ton père. Fier de ce qu'il apportait à la société. Malheureusement, les temps ont bien changé, et la justice n'est plus aujourd'hui qu'une administration comme une autre. Comme la Sécurité Sociale ou les impôts. Le justiciable veut son jugement favorable. Il prend son ticket et choisit son juge. Où est la justice, dans tout cela ?

Voilà, mon fils. Je te souhaite de réussir à travailler dans les meilleures conditions. Non pas matérielles : à l'impossible, nul n'est tenu. J'aurais préféré que tu fasses un autre métier. Celui-ci n'a pas beaucoup d'avenir. Mais je n'en resterai pas moins éternellement fier de toi.

Ton père qui t'aime.

Au nom de la loi

Par Motus, parquetier en région parisienne


Je défère un sans-papier, je défère un prostitué, je défère un petit voleur, je défère un alcoolique, je défère un toxicomane, je défère un squatteur, je défère un trader, je défère un professeur, un avocat, un taserisé, un policier, un collègue, une bonne-sœur, je défère un stade entier (de siffleurs), je défère un mineur (parce qu'il est mineur), je défère la société entière, je défère n'importe qui (sauf mon procureur), je défère n'importe quoi, n'importe comment, le jour, la nuit, par tous les temps, mais pas assez j'en veux encore, des peines planchers.

Et lorsque je n'aurai plus personne à déférer, lorsque mes chiffres viendront à chuter, Rachida je le sais, à défaut de moyens m'assignera d'autres priorités, me trouvera d'autres victimes à contenter, me fera de nouvelles lois, pour me fabriquer de nouvelles proies.

Au nom de la loi.


Déférer : Ordre donné par le parquet à la police qui détient une personne en garde à vue de l'amener devant lui pour lui notifier l'engagement de poursuites à son encontre, généralement en comparution immédiate ou mise en examen (NdEolas).

le malaise

Par un parquetier


Sans verser ici dans la psychanalyse, je ne peux m'empêcher de saisir cette occasion pour décrire en quelques mots le malaise actuels de beaucoup de jeunes magistrats et en tout cas du mien:

- choix de ce métier par idéalisme: rendre la justice, en pesant sa décision et le temps de la réflexion, en écoutant les positions des parties, en travaillant avec conviction sur la base de textes votés démocratiquement et respectant une hiérarchie des normes garante des libertés individuelles. Rendre la justice pénale pour la victime bafouée tout en remettant l'auteur, par l'intermédiaire de la peine et du suivi judiciaire, dans un lien social.

- confrontation avec une réalité inique: disparition progressive du tissu social, associations mourantes faute de financement, exigence de gestion de masse d'une délinquance tristement et pauvrement visible, engluée dans des règles de plus en plus dures qui ne cherchent à traiter que le symptôme sans s'attaquer à la cause. La justice et les magistrats qui essaient de la rendre, se retrouvent en bout de chaîne à devoir gérer des situations qui se sont détériorées faute de prise en charge en amont: une école engorgée qui ne peut gérer ses "cas difficiles" autrement que par des sanctions et exclusions pour garantir un semblant de paix sociale pour les autres, une institution psychiatrique qui ne peut assurer des suivis adaptés des personnes en grande souffrance, qu'elles soient en liberté ou en détention, des injustices sociales de plus en plus criantes... des exclus ou en passe de l'être montrés du doigt comme inamendables... autant d'ingrédients pour enclencher le cercle vicieux de la désinsertion, dans lequel la justice se trouve embarquée, dans une logique inextricable de réponse de plus en plus sévère.

- confrontation avec une justice bricolée: accepter, pour écluser les stocks, de juger 30 dossiers dans l'après-midi, faire attendre, auteurs et victimes de 14 à 23 heures pour voir examiner leur affaire, diriger 30 enquêtes en même temps par téléphone en ayant à peine la possibilité de s'assurer que les règles élémentaires de procédure pénale sont respectées, juger en comparution immédiate des dossiers de violences graves alors que la victime, encore sous le choc, n'est pas en état de se déplacer à l'audience, maintenir à vie dans des centre fermés, des personnes qui ont purgé leur peine et dont la société n'a pas su s'occuper pendant 20 ans, prendre des réquisitions ou décisions de maintien en détention provisoire entre deux couloirs, deux décisions, 15 garde-à-vue, sans avoir pu prendre le temps d'examiner le dossier etc etc;

- un gouvernement qui veut faire croire qu'il assure la sécurité et protège les victimes alors qu'il créée des bombes à retardement en imposant de cogner plus forts sur des condamnés de plus en plus désinsérés à chacune de leur sortie de prison. En donnant l'illusion de donner toute leur place aux victimes en leur dédiant un juge alors qu'aucun tribunal n'est adapté et organisé pour les accueillir dignement hormis dans des procès exemplaires qui font office de vitrine; qui fait croire qu'il veut assurer le développement des aménagements de peine dans un souci de réinsertion alors que les partenaires indispensables aux aménagements de peine sont en situation de plus en plus difficiles, que les JAP sont mis en cause au moindre dérapage de probationnaires etc, etc.

Si c'était à refaire?.....

Signé : Un jeune magistrat ayant exercé au parquet dans une juridiction de taille moyenne, actuellement à l'administration centrale à tenter humblement de lutter pour une application des règles élémentaires du droit en démocratie et qui aurait rêvé d'être à Metz ce 20 octobre en tenant une pancarte "justice bafouée, démocratie en danger" au passage de celle dont la tâche est en principe d'incarner et de respecter la justice, pour tous.

Merci pour ce lieu de parole.

bien cordialement.

Semaine classique dans un tribunal

Par la Biscotte, juge d'instruction… entre autres. Les notes de bas de page sont d'Eolas.


Lundi après-midi, audience correctionnelle à juge unique... 34 dossiers à juger, moyenne habituelle…

Petit calcul : l'audience commençant à 13h30, mettons 20 mn par dossier tout compris (exposé des faits, audition du prévenu, éventuellement de la victime, de son avocat, réquisitoire du parquet, plaidoierie de la défense), ça nous mène à.... euh...680mn, donc euh.. plus de 11h d'audience ? Finir à minuit et demi, ça va pas être possible là…

Bon, tant pis, je vais renvoyer des dossiers d'office : les gens seront pas contents d'être venus et d'avoir attendus pour rien, mais je ne peux décemment pas continuer à les juger passé une certaine heure…

Hein ? La circulaire Lebranchu fixant la durée maximale des audiences à 6h ? Bah oui, mais vu le stock des dossiers en attente et le manque de magistrats et greffiers, si je l'applique concrètement cette circulaire, je vais me faire appeler Arthur par ma hiérarchie (mais gentiment hein, je suis indépendante ! et ce sera aussi gentiment inscrit dans mon dossier…) Passons…

Mardi : CRPC[1], aussi appelée “ plaider coupable ”. C'est nouveau ça, plus d'audience, ça se passe en catimini entre le procureur et le prévenu, puis devant le “ juge homolagateur ”…à savoir bibi.

Bon, les peines proposées sont pas celles que j'aurais appliquées à l'audience, mais bon, si je refuse d'homologuer trop de peines, ça va repartir dans le circuit classique des audiences correctionnelles (voir plus haut). Bon, puisque le prévenu est d'accord pour cette peine, homologuons…

Tiens, une loi va sortir pour permettre au juge homologateur de fixer une peine moins lourde que celle proposée par le parquet…

Euh...ils nous réinventent l'audience correctionnelle là ?? La publicité et le débat en moins…

Passons…

Mercredi : l'instruction (et oui, c'est ma fonction principale).

Bon, étant arrivée en poste au moment de l'affaire Outreau, on peut pas dire que je suis vraiment sereine mais bon…

En même temps, plus ça va, moins le procureur en ouvre, des informations judiciaires[2]. Faut dire, ça coûte cher l'instruction, et on a plus d'argent !

Bon, les affaires sont quand même jugées, hein, mais beaucoup plus vite, on va dire. C'est vrai que le problème, c'est qu'à l'audience, les juges ont un peu de mal à savoir réellement ce qui s'est passé, les policiers n'ont pas eu le temps de faire les vérifications, y'a pas eu de confrontations, et on sait rien de la personnalité du prévenu et de sa victime.

Mais bon, le type reconnaît les faits, il est en récidive, il encourt 3 ans de peine plancher, les juges sont un peu coincés là.

Et puis moi, je suis dans un tribunal qui n'a pas eu la chance d'être “ pôle de l'instruction ”, ça veut dire que je ne m'occupe plus des affaires criminelles.

Les enquêteurs sont pas ravis, leur juge d'instruction se trouve maintenant à plus de 100 km d'eux. Pas facile pour travailler en équipe sur ce coup-là…

Les victimes ne sont pas ravies non plus : elles ont pas les moyens de payer le train pour être entendues par le juge d'instruction.

Le juge en question est pas ravi non plus : il avait déjà un cabinet surchargé, et maintenant il doit s'occuper de mes dossiers en plus !

Passons…

Jeudi : Rachida Dati sur France 2. Je sais bien que je ne devrais pas regarder mais bon… Et je ne suis pas déçue, la nausée est à la hauteur du discours de la Garde des Sceaux.

Que de mensonges, que de démagogie, c'est du grand art ! Et ça fonctionne, hélas…

A l'entendre, tout va bien, sa politique pénale est formidable, et nous autres, pauvres magistrats, ne savons que nous plaindre, et refusons de nous moderniser !

Bah, moi, je voudrais bien me moderniser ! Par exemple, quand mon fax est tombé en panne, j'ai tout de suite alerté le greffier en chef pour en avoir un nouveau. Bon, je l'ai eu, j'ai juste dû attendre 4 mois (pour info, le fax à l'instruction, c'est vital, pour recevoir notamment les demandes de mise en liberté des détenus).

Passons…

Vendredi : Comparutions immédiates.

Là, c'est la justice expéditive : en 48 h de moyenne, le type passe de la case arrestation à la case prison, sans toucher 20 000 francs ! Les victimes ont rarement le temps de se préparer (quand elles ont eu la chance d'être prévenues de l'audience), et le tribunal dispose que de très peu d'infos sur le prévenu.

Aïe, il est en récidive, d'où peine plancher applicable.. 3 ans de prison, ça fait beaucoup, non, pour un vol de CD à Carrefour avec un copain ?

Le pauvre substitut est quand même obligé de la requérir, il n'a pas envie d'être convoqué place Vendôme, sinon !

Hein? Le suicide du mineur incarcéré ? Bah oui, là, il aurait fallu être moins sévère apparemment.

C'est quoi déjà les symptômes de la schizophrénie ?

Passons…

Ou plutôt non, tiens, ne passons pas, ça fait un bail qu'on passe, et c'est de pire en pire !

Jeudi, j'irai manifester avec les collègues.

Si l'actualité est calme ce jour-là, on aura peut être quelques échos dans la presse.

Notes

[1] Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité.

[2] Synonyme d'instruction judiciaire.

lundi 20 octobre 2008

23 octobre

Par Lulu, juge d'instruction et nouveau colocataire à plein temps de ce blog.


Parce que je ne suis pas devenue juge pour ça.

Parce que je suis devenue magistrate pour juger, au nom du peuple français, y compris si cela signifie condamner et envoyer quelqu'un en prison, pas pour entasser six détenus dans une cellule de 14 mètres carrés, où ils devront faire leurs besoins devant les autres.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour répondre aux attentes schizophréniques des citoyens, qui veulent plus de sécurité donc plus de détention provisoire, mais pas d'innocents en prison donc moins de détention provisoire.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux mis en examen détenus dans des dossiers criminels qu'avec un peu de chance et pas d'imprévus, ils seront jugés par la Cour d'Assises dans deux ans. Ou trois.

Parce que je suis devenue juge pour accueillir les justiciables dans des conditions correctes, pas dans des salles d'audience où il pleut les jours de mauvais temps.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux experts qui travaillent soirs et week-end pour déposer leurs rapports à temps qu'ils ne seront pas payés avant l'année prochaine, le budget frais de justice étant épuisé.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour jouer les medium; parce que je ne suis pas capable de deviner si ce justiciable va se suicider ou si ce condamné au comportement apparemment modèle va récidiver.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire le lundi que j'incarcère trop, le mardi pas assez, le mercredi trop... et ainsi de suite en fonction du fait divers du jour et des tendances de l'horoscope.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour faire le dos rond, en espérant que la prochaine fois encore, la tempête médiatique s'abattra sur le collègue du bureau d'à côté.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les décisions des juridictions pour mineurs ne soient pas exécutées, faute d'éducateurs pour prendre en charge les enfants.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour refuser de facto aux avocats les copies de dossiers auxquelles ils ont droit, parce qu'il n'y a pas de personnels en nombre suffisant pour faire ces copies.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour mener les audiences correctionnelles à marche forcée afin que le dernier dossier soit examiné avant 22 heures.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour indiquer aux gens, victimes ou prévenus, que faute de fonctionnaires de greffe, les jugements les concernant ne seront pas frappés et signés avant 3 mois (si tout va bien).

Parce que je suis devenue juge pour rendre les décisions que je crois justes, pas pour rendre les décisions les plus susceptibles de me protéger si les choses devaient mal tourner.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour que les peines que je prononce ne soient pas exécutées.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par un justiciable qu'il n'a pas d'avocat, car il ne peut en payer un et parce qu'il est "trop riche" pour prétendre à l'aide juridictionnelle même partielle.

Parce que je m'angoisse en me demandant si le texte que j'applique est bien le bon, ayant du mal à suivre la valse des textes législatifs et réglementaires.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour dire aux gens qui veulent divorcer qu'ils peuvent prendre date pour dans 6 mois (si tout va bien).

Parce que je suis devenue juge en acceptant d'assumer mes responsabilités, pas pour être moins bien traitée que n'importe quel citoyen si la société veut me demander compte de la façon dont j'ai travaillé.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour m'entendre dire par les services enquêteurs qu'ils ne pourront pousser plus loin cette enquête sur ce gros trafic de stupéfiants, car il n'y pas plus d'argent pour payer les déplacements des enquêteurs.

Parce que je suis devenue juge pour aménager les peines, dans l'intérêt de la société et du condamné, pas pour remettre dehors des gens mal préparés à la liberté au prétexte qu'il faut désengorger les prisons surpeuplées.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour être aimée, mais que je souhaite au moins être respectée, y compris par ceux qui sont chargés de veiller au devenir de l'institution judiciaire.

Parce que je ne suis pas devenue juge pour servir de bouc émissaire à nos politiques, qui préfèrent se défausser sur nous des conséquences dramatiques du budget de misère qu'ils nous votent chaque année.

Parce que j'aime passionnément ce métier.

Et parce que j'en ai assez.

jeudi 16 octobre 2008

Vu à la télé

Par Dadouche



20 h 55 : je m'installe devant ma télé.
Le programme est alléchant : Rachida Dati dans "A vous de juger". Arlette Chabot nous annonce "la ministre dont on parle le plus", celle dont "les dossiers soulèvent des polémiques".
Une remarque tout de même en passant à l'intention de France 2 : au tribunal, quand une femme "dans un état intéressant" se présente à la barre, on lui propose au moins une chaise. Enfin moi, ce que j'en dis....

S'ensuit une vingtaine de minutes sur "la femme et son oeuvre", avec des questions insistantes (et parfaitement déplacées) sur son état.

Enfin, on aborde les choses sérieuses. Et là, c'est l'illumination.
Je crois que j'ai enfin compris le malentendu.

Nous, magistrats, bêtement, quand on entend "Garde des Sceaux", on pense rédaction de projets de loi et de décrets, politique pénale, réflexion sur les équilibres de la procédure, budget, fonctionnement des juridictions, dialogue avec le personnel judiciaire et les auxiliaires de justice. On pense utile quoi.
Le ministre place Vendôme, au conseil des Ministres et au Parlement à faire son job et nous dans nos tribunaux à essayer de faire le nôtre, et les sauvageons seront bien gardés.

Mais quand la Garde des Sceaux décrit sa fonction, elle donne la fiche de poste d'une VRP de la compassion, de la championne des victimes, de la terreur des malfaisants, de la reine du terrain : protéger les Français, sanctionner les multirécidivistes, rapprocher les Français de leur justice. C'est Rachida d'Arc, qui a entendu les voix de Nicolas Sarkozy.

"Ma place est sur le terrain".
La ministre cite quelques déplacement essentiels à sa fonction : la rencontre au centre hospitalier de Bordeaux avec une enfant violée qui a perdu sa mère et que la Justice est là pour protéger, la visite à la maison des adolescents, une visite (quand même) à la cour d'appel de Douai. En tout 120 déplacements depuis 18 mois.
Ce qu'elle aimerait qu'on dise d'elle ? "Elle a renforcé la justice, elle nous a protégés, elle a sanctionné les délinquants".

En fait, la Garde des Sceaux n'est pas ministre de la Justice. Elle EST la Justice. ELLE protège, ELLE sanctionne, ELLE assume.
Bon, entendons nous bien, quand elle protège, c'est du lourd. On ne parle pas de violence routière, de vols à l'arraché ou de petit trafic de shit. Non, son créneau, ce sont les pédophiles dangereux, les meurtriers en série, les vrais monstres.
D'ailleurs, elle voit des criminels partout, puisqu'elle nous ressert son antienne sur "les seuls mineurs incarcérés sont ceux qui ont commis des actes criminels". Il faut croire que le ressort où j'exerce est peuplé de mineurs qui ont violé, tué ou braqué, puisqu'il y en a en permanence à la maison d'arrêt. Curieux, moi j'ai plutôt prononcé des condamnations pour des vols aggravés, des violences, des extorsions, des mises en danger de la vie d'autrui ou des incendies.

Passons, relever toutes les erreurs ou approximations prendrait trop de temps.

Quelques perles tout de même : les mineurs en CEF sont alcooliques depuis l'âge de 11 ans (celle là est en récidive), la moitié des magistrats se sont mis en grève en 2000, "les mineurs ne vont en prison que pour des affaires criminelles, c'est le code qui le dit".

Il y a eu des fulgurances.... à la conclusion décevante : si la délinquance des mineurs continue à augmenter malgré la fermeté mise en oeuvre depuis 18 mois, contrairement à la délinquance des majeurs qui est en net recul grâce aux peines planchers, c'est parce que le texte n'est pas adapté, trop vieillot, fait pour les enfants de la guerre et non pour ceux de 2008. Ca ne peut évidement pas être (comme Elisabeth Guigou a osé le prétendre avec indécence en parlant de son fils adolescent alors qu'on lui parlait des criminels qui peuplent les prisons et les centres éducatifs) parce que pour les mineurs ce qui marche le mieux c'est l'éducatif (qui n'exclut pas l'autorité et la fermeté), et que ça marche encore mieux quand il y a des éducateurs pour faire de l'éducatif.

Soyons justes, une annonce intéressante tout de même : un code de la justice des mineurs. Ca ne sera pas du luxe d'avoir tout dans le même texte. Après, faut voir le contenu...

Et puis, elle a parlé de nous, les magistrats.
Bien forcée, puisque les deux principaux syndicats annoncent des actions la semaine prochaine à cause notamment des multiples atteintes à l'autorité judiciaire.
Alors là, les conseillers en com' ont bien travaillé.
Le congrès de l'USM (première organisation syndicale des magistrats, qui revendique 2000 adhérents et près de 65% des voix aux élection professionnelles), auquel tous les Gardes des Sceaux se sont rendus depuis des décennies, devient "une réunion de 90 magistrats à Clermont-Ferrand". Et elle, elle a préféré aller sur le terrain qu'assister à une réunion dans une cabine téléphonique. On voudrait juste savoir sur quel terrain elle était le 10 octobre dans l'après midi.
On évoque une certaine brutalité ? Elle répond exigence.
La carte judiciaire ? Ce sont les magistrats eux mêmes qui l'ont proposée. Traduction : des commissions alibi ont été réunies en urgence pendant l'été pour faire semblant de consulter alors que le projet était prêt depuis longtemps.
Le Procureur de Boulogne sur Mer a obtenu une mutation qu'il sollicitait depuis plusieurs années après un avis de non lieu à sanction rendu par le CSM ? En langue ministérielle ça se dit : "J'ai pris mes responsabilités, j'ai demandé au magistrat de quitter ses fonctions".
Sans parler du message subliminal qui suit : pour le Juge Burgaud, s'il n'y a rien, ça ne sera pas ma faute mais celle du CSM.

A la fin, j'ai fatigué. A 22 heures, j'ai éteint.
Pas envie de me taper Tapie en prime.

Le Bilan

Sur 1h10 d'émission, plus de 20 minutes sur "sa vie-son oeuvre-ses origines".
Des mots clés : victimes, mutirécidivistes, terrain, criminels.
Des mots absents (notamment dans la bouche d'Arlette Chabot) : budget, rapport de la CEPEJ, respect de l'autorité judiciaire.
Une empoignade avec Elisabeth Guigou sur le thème "mes chiffres sont meilleurs que les tiens et toi aussi t'en as bavé".
Un nom : Nicolas Sarkozy.

Moi j'aime bien la télé de service public.

mercredi 8 octobre 2008

Chers confrères, la presse a besoin de vous

La rédaction d'une grande chaîne publique nationale qui porte dans son intitulé le numéro 3 et le nom du plus beau pays du monde cherche des témoignages de personnes qui auraient été victimes soit de fichage, soit de systèmes de surveillance et qui accepteraient de témoigner dans un reportage. Il s'agirait par exemple de personnes se voyant refuser l’accès à des postes dans la fonction publique ou la sécurité du fait d’informations erronées ou qui auraient dû être effacées des fichiers STIC, JUDEX… ou des personnes qui ont perdu leur emploi suite à la loi sécurité intérieure. Ce peut être aussi des personnes victimes de l’utilisation de la vidéosurveillance ou de tout autre système de récolte d’information.

Je pense que mes confrères de Bobigny ont dû être exposés à de tels cas avec l'exigence d'un agrément pour les salariés de l'aéroport de Roissy instauré par la loi sur la Sécurité intérieure.

Merci de m'écrire sur cette page pour me donner vos coordonnées, je transmettrai. J'ai cru comprendre qu'il y avait une certaine urgence.

mardi 7 octobre 2008

Les mathématiques de l'insécurité

Par Fantômette


Le 24 juin dernier, le Figaro titrait glorieusement sur le palmarès de la violence, "ville par ville".

"Où court-on le plus de risques de se faire agresser ? Quelles sont les communes les plus sûres ?" Tendez-vous déjà la main vers votre tube de lexomil ?

Le Figaro poursuit inexorablement : "D’après les chiffres incontestables de la PJ".

Nous y voilà. Les chiffres. Incontestables. Forcément.

Qu’un chiffre soit incontestable, cela pourrait déjà se discuter. Que son interprétation le soit, cela ne se discute même plus.

Alors dans le but de faire de vous, chers lecteurs, des lecteurs avertis qui en vaudront plusieurs, quelques complexités à garder à l’esprit toutes les fois où l’on vous parlera des "chiffres de la délinquance" et plus particulièrement des "chiffres incontestables".

Qu'est-ce que l'on compte ?

Pour commencer, de quoi parle t’on exactement ? Qu’est-ce que l’on compte ? Le nombre d’infractions dites-vous ? Ce n’est pas si simple.

Pour mieux comprendre, imaginez une série de cercles concentriques, qui dessinent une cible.

Le cercle extérieur, le plus large, représente le fameux "chiffre noir du crime". Si l’on admet que ce chiffre représente l’ensemble de toutes les infractions commises, sur une période donnée et sur un territoire donné, il augmente lorsque vous vous garez sans mettre d’argent dans l’horodateur. Lorsque vous resquillez en prenant le métro. Lorsque vous trouvez un billet de dix euros par terre, et que vous l’empochez[1].

Ce chiffre noir est inconnu et risque fort de le rester. Combien d’infractions sont-elles réellement commises par an en France ? On ne le sait pas.

Mesurer l'activité policière

Le second cercle, plus petit, correspond quant à lui à des données plus quantifiables. Il ne répond pas à la question de savoir combien d’infractions ont été commises, mais plutôt de savoir combien d’infractions ont été signalées ou constatées.

Ah, me direz-vous, il s’agit du nombre de plaintes. Celles-ci, du moins, peut-on les compter. C’est exact. Les dénonciations, également. Ceci dit, de nombreuses infractions ne feront pas l’objet de plainte. Il existe des infractions sans victime, au sens juridique du terme : la consommation de substances illicites, la conduite sans permis, le défaut d'assurance... Celles-ci seront découvertes sur la seule initiative de la police.

Nous pouvons donc, direz-vous, compter le nombre d’infractions dont la police et la gendarmerie auront eu connaissance, que ce soit par le biais d’un dépôt de plainte, ou par ses propres activités d’investigation.

D’accord. Cela nous donnera un chiffre donné.

Remarquez que ce chiffre nous donnera donc, non pas une image de la criminalité en tant que telle, mais bien plutôt une image de l’activité répressive de la police et de la gendarmerie. Et si les deux ne sont pas sans lien, sans doute faut-il se garder d’y voir un lien trop étroit.

Qu’un commissaire dynamique sache donner à ses troupes un peu de cœur à l’ouvrage, les envoie dans les quartiers sensibles, et stimule leur motivation : voilà "les chiffres incontestables de la délinquance" qui montent. Cela révèle t-il pour autant une hausse de la délinquance ? Pas nécessairement. En fait, toutes choses étant égales par ailleurs, si l’on remplace un commissaire un peu dépassé par un commissaire extrêmement efficace, on peut même imaginer que la délinquance va baisser dans son secteur (quitte à passer dans le secteur voisin). Pourtant, en faisant son travail très efficacement, il fait augmenter les chiffres de la délinquance, et créera, selon toute probabilité, du sentiment d’insécurité.

Qu’un gouvernement, soudainement soucieux d’offrir un meilleur accueil aux usagers du service public de la police, crée de nouvelles structures pour recueillir des plaintes, dans de meilleures conditions, et y forme ses agents, voilà les "chiffres incontestables" de la délinquance qui montent.

Que des campagnes soient lancées pour inciter les victimes de tel ou tel type d'infractions à porter plus systématiquement plainte, et les "chiffres incontestables", infatigablement, reprennent leur ascension.

Faut-il en déduire quoi que ce soit relativement au chiffre noir ? Augmente t-il ? Peut-être. Mais rien ne le prouve. Il pourrait aussi bien baisser. Les "chiffres incontestables" n’en augmenteraient pas moins.

Mesurer l'activité des juridictions

A l’intérieur de ce second cercle, le troisième cercle représente une autre catégorie de chiffres, qui nous informent sur l'activité des juridictions. Il pourra s'agir de compter le nombre de condamnations prononcées sur une période donnée, ou encore, plus généralement, le nombre de réponses pénales apportées, l'expression englobant aussi bien les condamnations classiquement prononcées par les tribunaux de police, tribunaux correctionnels et cours d'assises, que les réponses apportées par le biais des procédures alternatives au procès[2].

Ce chiffre-là est inférieur au précédent[3].

En effet, pour commencer, une plainte transmise au parquet ne fera pas systématiquement l’objet d’un jugement, faute, par exemple, d’avoir identifié l’auteur de l’infraction. L’infraction peut également avoir été mal caractérisée, ou bien, si un fauteur de trouble a dûment été dénoncé, le parquet peut estimer que les charges pesant contre lui sont insuffisantes[4]

La plainte pourra ainsi faire l’objet d’un classement sans suite, faculté ouverte au ministère public par l’article 40 du code de procédure pénale.

Imaginons une circulaire émise à l’intention du Parquet, sollicitant les procureurs de poursuivre avec fermeté tel ou tel type d’infraction, de ne pas les classer sans suite, de les orienter de préférence vers les tribunaux et non les voies alternatives, et voilà le chiffre incontestable de la délinquance, aimablement fourni par les juridictions pénales, qui augmente.

Toute instruction de ce type, qui ira dans le sens d’une poursuite plus systématique, d’une "réponse pénale" plus systématique, fera évidemment augmenter les mesures de l’activité judiciaire pénale[5]

Mais qu'est ce que cela signifie, au regard du "chiffre noir" de la délinquance ? Augmente t-il ? Diminue t-il ? Qui peut le dire ?

Un disciple optimiste du grand Beccaria serait en droit de voir dans l'augmentation du nombre de poursuites engagées et menées à terme, une raison de supposer que l'on prévient dans le même temps une délinquance potentielle, par le mécanisme dit de prévention générale. Plus la répression est active et visible, plus elle dissuade. C'est fort possible. Cela signifierait alors que plus les tribunaux poursuivent, et plus l'on a des raisons de supposer que le chiffre noir diminue.

Ce n'est pourtant pas souvent l'impression que le public retirera de l'idée que "les chiffres incontestables" de la délinquance augmentent.

Mesurer l'activité de l'administration pénitentiaire

Dernier cercle, et dernier chiffre, qui contribue probablement à créer du sentiment d'insécurité : celui qui concerne la population carcérale.

Le nombre de détenus augmente. Qu'est-ce que cela signifie ?

Il y a toujours deux explications possibles à l'accroissement ou à la diminution d'une population donnée. Elle s'accroit si le nombre de naissances augmente, et si le nombre de décès diminue. Inversement, lorsque le nombre de naissances diminue, ou lorsque le nombre de décès augmente, la population décroit. Il en va de même de la population carcérale. Remplacez seulement la naissance par l'incarcération, et le décès par la sortie de prison.

Deux origines possibles, donc, évidemment non exclusives l'une de l'autre, à l'augmentation sensible de la population carcérale. Plus de personnes qui entrent. Mais aussi, moins de personnes qui sortent. Ajoutez à cela une politique pénale qui tend à prononcer des peines plus longues d'incarcération, et vous disposez là d'une explication qui pourrait suffire à expliquer le phénomène de surpopulation carcérale, sans qu'il soit besoin d'extrapoler sur les variations supposées d'un chiffre noir, plus que jamais obscur et mystérieux.

Et destiné à le rester.

Notes

[1] Oui, c'est un vol.

[2] Passage devant le délégué du procureur, médiation pénale, composition pénale, notamment

[3] Je laisse de côté les affaires dans lesquelles les plaignants saisissent directement les juridictions pénales par le biais notamment des citations directes, relativement bien moins nombreuses.

[4] Ainsi, en 2005, sur près de 4.900.000 infractions traitées, 8,4% d'entre elles ont été classées sans suite pour motif juridique, ce qui recouvre notamment des hypothèses où l'infraction est inexistante ou n'est pas caractérisée. Un peu plus de 60% sont classées pour défaut d'élucidation. 22% d'entre les infractions restantes, dites poursuivables, seront classées sans suite pour un motif d'opportunité (le plaignant a pu se désister de sa plainte, être désinteressé spontanément. L'infraction peut être de très faible gravité, le préjudice inexistant...) Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

[5] Entre 2001 et 2005, le nombre de classements sans suite opéré par le parquet est passé de 434.475 à 323.594, faisant passer le taux de classement sans suite des affaires poursuivables de 32,7% à 22,1%. Il est intéressant de noter que cette diminution a notamment concernée les affaires classées sans suite pour le motif du peu d'importance du préjudice causé ou du trouble à l'ordre public. Source : Annuaire statistique de la Justice 2007.

mardi 30 septembre 2008

L'arrêt de la cour d'appel de Versailles dans l'affaire «La Rumeur»

Comme promis, voici l'arrêt de la 8e chambre de la cour d'appel de Versailles du 23 septembre 2008 relaxant le chanteur Mohamed Bourokba dit Hamé des faits de complicité de diffamation publique envers une administration publique.

Oui, complicité, car il est l'auteur du texte litigieux. L'auteur principal de la diffamation est celui qui en a assuré la publicité, soit le président d'EMI France, Emmanuel De Buretel de Chassey (non, ce n'est pas son nom de rappeur, c'est son vrai nom).

Je passe sur le rappel de la procédure : la cour rappelle que le tribunal correctionnel de Paris a relaxé une première fois le chanteur, que la cour d'appel de paris a confirmé ce jugement, que la cour de cassation a cassé cet arrêt dans une décision déjà commentée ici.

Souvenons-nous, car cela a son importance ici, que la diffamation est l'imputation de faits de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération, par opposition à l'injure qui est une expression outrageante n'imputant aucun fait.

Voici la motivation sur les trois passages retenus par le parquet.

— Sur le premier passage :

« Les rapports du Ministère de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété.»

Considérant que le Parquet de Paris, à l’origine de la poursuite, estime que cette affirmation est gravement diffamatoire dans la mesure où il s’agit de l’imputation de faits précis de nature à faire l’objet d’un débat et qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la police nationale en ce qu’ils insinuent l’existence de comportements contraires à la loi de la part des services de police;

Considérant que ce propos est situé en début de deuxième partie du texte intitulé “insécurité.- sous la plume d’un barbare” ; qu’il y a lieu de le replacer dans le contexte d’une campagne présidentielle très axée sur le sentiment d’insécurité particulièrement développé dans les banlieues dont les populations, loin d’être à l’origine de ce sentiment, seraient au contraire victimes d’une grande insécurité physique et morale en même temps que d’une précarité matérielle ;

Considérant que s’égrène alors une diatribe dénonçant le silence observé parles grands témoins qui devaient avoir vocation à mettre en évidence le paradoxe exposé plus haut ;

Considérant ainsi que le passage litigieux ne peut être appréhendé et compris que s’il est replacé dans le contexte général de l’écrit fustigeant l’ensemble des forces politiques et des acteurs sociaux, responsables d’avoir, depuis vingt ou trente ans, laissé les populations défavorisées s’enfoncer dans le misérabilisme de l’insécurité;

Considérant que dans un tel contexte, le passage relevé apparaît particulièrement imprécis à la fois dans l’espace et dans le temps, et ne saurait être rattaché, fut-ce indirectement, à des épisodes précis d’affrontements tels que des ratonnades ; qu’il y a d'ailleurs lieu de relever que le texte n’impute pas aux services de police des centaines de meurtres de jeunes de banlieues, mais des centaines de “nos frères abattus”, cette traduction inapropriée étant de nature à dénaturer le sens et la portée du passage incriminé;

Considérant qu’il ya lieu de constater que [Hamé] se garde bien, tout au long de la chronique, de se référer à des événements déterminés ou des situations précises ;

Considérant que le phénomène d’insécurité policière ainsi que décrit, situé dans un contexte très ciblé, ne peut s’interpréter comme une dénonciation des services de police destinée à permettre au lecteur de se remémorer voire d’imaginer des agressions préméditées ayant entraîné la mort de centaines de jeunes victimes avec la soutien actif de la hiérarchie policière œuvrant pour que de telles exactions demeurent inconnues ou impunies ;

Considérant que les propos incriminés ainsi replacés dans leur contexte ne constituent qu’une critique violente et générale des comportements abusifs susceptibles d’être reprochés sur une période d’un demi-siècle aux “forces de police” à l’occasion d’événements pris dans leur globalité, qu’ils soient passés à l’histoire ou relèvent de l’actualité; qu’il y a lieu sur ce premier passage de confirmer le jugement entrepris.

Explications : l'arrêt de la cour d'appel de Paris ayant été cassé, la cour d'appel de Versailles juge l'appel du jugement du tribunal correctionnel de Paris. D'où cette conclusion.

La cour estime que la phrase citée en introduction doit, pour être comprise, lue à la lumière du paragraphe où elle se situe. Paragraphe qui est une diatribe critique à l'égard de la police, mais de manière générale et sur plusieurs décennies, sans se référer à aucun événement précis. Dès lors, faute de faits précis, on n'est pas dans le domaine de la diffamation, mais de la critique qui n'est pas interdite.

— Sur le deuxième passage

« La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières...».

Vous vous en doutez, c'est ce dernier passage qui froisse la robe du procureur. Voyons ce qu'en dit la cour.

Considérant que ce passage se situe dans le droit fil du précédent en dressant un inventaire des facteurs aggravant le phénomène d’insécurité dans les quartiers de banlieue, au nombre desquels les humiliations policières régulières, étant observé que la citation à l’origine de la poursuite tronque l’énumération, au risque de modifier l’équilibre du texte ;

Considérant que la généralité des constats dressés ainsi que l’évocation d’humiliations policières régulières dans leur ensemble en tant que phénomène de société ne sont pas constitutifs du délit de diffamation car incompatibles avec l’articulation de faits précis telle qu’exigée par une jurisprudence ancienne et constante ; que la diatribe de l’auteur se situe dans le cadre d’une analyse très critique de dix vecteurs d’insécurité sociale transformant les responsables de la délinquance en victimes au quotidien ; qu’il y a d’ailleurs lieu de remarquer que le style pamphlétaire adopté par [Hamé] induit également, de par ses excès, une absence d’imputation de faits précis, une spécialiste en analyse linguistique énonçant que le narrateur “reste dans le champ du débat d’idées générales, dans une rhétorique d’indignation”;

Si je peux traduire moins élégamment : Hamé parle mais ne dit rien.

Considérant en conséquence que ce passage est manifestement insusceptible de constituer l’imputation de faits précis au sens de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, l’assertion litigieuse se limitant à traduire une opinion portant sur un sujet largement débattu.

Exprimer une opinion, fût-elle fausse d'ailleurs, n'est pas en soi un délit, liberté d'expression oblige, à quelques exceptions près (révisionnisme, apologie de crimes de guerre). Ici, Hamé ne faisait qu'exprimer une énième variante de : « c'est la faute de la société » comme source du malaise des banlieues. Les “humiliations policières régulières” n'imputent aucun fait précis mais font partie d'une énumération des sources des tensions qui parfois explosent, ici le comportement de la police.

Troisième et dernier passage :

« La Justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique “touche pas à mon pote !”»

Considérant que ce passage constitue en fait une note par rapport à un autre situé dans la première partie du texte ; que d’ailleurs, là encore, la partie civile [erreur de plume : il n'y a pas de partie civile ; il s'agit du parquet] ne poursuit comme diffamatoire qu’une partie de la note, au risque de rendre le message envoyé difficilement compréhensible dans la mesure où il s’agit presqu’exclusivement de fustiger le rôle de certaines organisations, telle SOS RACISME, destinées à récupérer et saper les tentatives d’organisation politique de la jeunesse des cités au milieu des années 80 ;

Considérant que, replacé dans ce contexte externe, le terme “assassiné”, censé porter atteinte à l’honneur et à la considération de la police, n’impute pas davantage d’événement ou de fait précis localisé dans l’espace ou dans le temps ; que le caractère global de la mise en cause ne permet pas d'individualiser des abus condamnables, les « humiliations policières régulières» étant évoquées parmi d'autres facteurs d'exclusion ;

Considérant qu'à défaut d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, il ne peut s'agir que d'un propos injurieux, une requalification n'étant pas possible au regard des dispositions de la loi de la presse.

Et la cour de confirmer le jugement de relaxe du 17 décembre 2004.

J'avoue ne pas très bien comprendre ce passage, notamment l'avant-dernier paragraphe, où l'on voit rejaillir les “humiliations policières régulières” qui font partie du deuxième passage. On ne se relit jamais assez, surtout quand on rédige un arrêt qui va aller devant la chambre criminelle de la cour de cassation… Toujours est-il que le sens de l'argumentation de la cour est clair : ce dernier propos, parlant de jeunes assassinés par la police n'est pas une diffamation, faute de l'imputation d'assassinats déterminés pouvant faire l'objet d'un débat, mais, vu son caractère général et flou, était susceptible d'être une injure. Or la requalification est impossible en droit de la presse, et l'infraction est prescrite depuis longtemps, elle ne peut plus être poursuivie.

En conclusion, la cour d'appel de Versailles est loin de donner un diplôme d'honorabilité au texte rédigé par Hamé. Le vocabulaire choisi (“diatribe”, qui est un écrit ou discours dans lequel on attaque, sur un ton violent et souvent injurieux, quelqu'un ou quelque chose) et la citation de l'expertise produite en défense laissent entendre que la cour a plutôt estimé être en présence d'une logorrhée verbeuse et vide, ce qui n'est pas un délit, surtout dans le rap.

lundi 29 septembre 2008

Ca va bien, oui, mais ailleurs...

Par Gascogne


Mme le Garde des Sceaux (que dix mille robes Dior lui soient octroyées) a décidemment une conception très spéciale de la justice : elle convoque les procureurs généraux comme de vulgaires préfets de justice pour leur remonter les bretelles pour des décisions qu'ils ne prennent pas, elle veut baillonner toute velléité de liberté de parole tant chez les magistrats que chez les avocats, elle souhaite pouvoir choisir qui doit distribuer la bonne parole aux pioupious de l'école, elle s'étonne des lois qui fonctionnent bien mais qui ne fonctionnent pas bien, tout bien réfléchi, tout comme d'ailleurs elle demande qu'appel soit formé sur une excellente décision protectrice des victimes.

A bien l'entendre, on comprend mieux pourquoi elle réagit ainsi : dans une interviouve donnée à la télévision israélienne lors de son récent voyage (en Français, comme quoi il est effectivement normal que les chargés de formation de l'Ecole maîtrisent la langue de Shakespeare, la formation en 1997 étant visiblement défaillante), elle compare à trois reprises en moins d'une minute (à 10'30 environ) les systèmes judiciaires israéliens et français, pour constater les différences, puisqu'en Israël, les juges et les procureurs sont indépendants, et la cour suprême est indépendante (il suffit de voir sa jurisprudence, paraît-il). Si, si, cela paraît extrêmement étonnant, mais c'est comme cela.

Que le bon peuple dorme tranquille, ici, tout est sous contrôle.

Allez, je m'en retourne à mon train train, je prépare la citation directe de Me Eolas pour outrage à la Dame (que dix mille angelots accompagnent ses pas).

mardi 16 septembre 2008

Fausse bonne idée

Je lis dans le Bulletin de cette semaine (page 295, 4 du pdf) les premières pistes qu'explore le barreau pour la réforme du Bureau pénal, le service qui s'occupe des commissions d'office d'avocat en matière pénale à Paris, des gardes à vue, et des permanences pénales.

Pour mes amis les mékéskidis

Un petit décryptage rapide : est commis d'office un avocat à qui le bâtonnier demande (et ses désirs sont des ordres…) d'assurer la défense d'une personne qui lui en a fait la demande. Nous pouvons également être commis d'office à l'audience par le président de la juridiction.

Les gardes à vue sont gérées par un système d'astreinte : chaque jour est divisé en deux parties, la journée (7h-21h) et la nuit (21h-7h). Les avocats parisiens peuvent s'inscrire à trois astreintes par mois (il y a peu, c'était quatre), une astreinte couvrant une journée ou une nuit. L'avocat d'astreinte est ensuite appelé sur son téléphone mobile (il y a peu, c'était encore des bons vieux Tatoo®) et on lui indique le commissariat où il doit se rendre et le nom du gardé à vue.

Les permanences pénales couvrent deux types de permanence : les permanences mises en examen et les permanences comparutions immédiates. Les permanences mises en examen consistent à se tenir à disposition des juges d'instruction, principalement celui de permanence, pour assister des personnes qui lui sont déférées (=amenées directement des commissariats à l'issue d'une garde à vue) pour être mises en examen. Le cas échéant, cela inclut l'audience devant le juge des libertés et de la détention en vue d'un éventuel placement en détention provisoire. Elle peuvent commencer le matin (vers 10 heures) et sont censées se terminer dans ce cas vers 17-18 heures, ou commencer à 14 heures et dans ce cas durent jusqu'à ce que tous les dossiers aient été traités (20h-22h selon les jours, voire plus tard les jours fastes). Les permanences comparution immédiates concernent les prévenus, eux aussi déférés à l'issue d'une garde à vue, pour être jugés dans la foulée. Ils sont présentés à un procureur (seuls), qui recueille leur déclaration, et leur notifie par procès verbal leur citation pour l'audience de l'après midi. Ils peuvent à ce moment demander un avocat commis d'office, et le dossier nous échoit. Les permanences de comparutions immédiates commencent elles aussi en plusieurs vagues : 11h00 pour les premiers dossiers (on peut espérer en avoir fini à 18 heures), 14 heures pour le reste (on finit quand Dieu, dont le président est le prophète en son prétoire, le veut).

Combien ?

Plusieurs avocats sont de permanence pour les gardes à vue (je ne sais pas combien au juste, mais je crois que ça tourne autour de la quinzaine), pour les comparutions immédiates (quatre par fournée, ce me semble, plus un pour les victimes), mais on est seul pour les mises en examen (deux en fait, un du matin l'autre de l'après midi).

À Paris, pour pouvoir être commis d'office ou volontaire pour les permanences et les gardes à vue, il faut avoir suivi une formation de six fois quatre heures, dispensée par un éminent confrère. Contrairement à ce qui se fait dans la plupart des autres barreaux (mais notre nombre pléthorique nous le permet), il faut être volontaire et avoir suivi une formation pour être commis d'office à Paris.

Et combien ?

Les permanence mise en examen est payée au dossier : environ 75 euros H.T. pour une mise en examen, 50 euros H.T. de mieux en cas de débat contradictoire devant le JLD. Les permanences comparutions immédiates sont, il me semble forfaitisées ; en tout cas on touche environ 300 euros H.T. pour une permanence. Les gardes à vue sont payées à l'intervention, 63 euros H.T. de jour et 92 euros H.T. de nuit (il existe un supplément en cas de déplacement hors de la ville où siège le tribunal, mais il est évidemment inapplicable à Paris).

Revenons à nos moutons

Le Conseil s'est ému de certains problèmes liés au fonctionnement du bureau pénal, problèmes que je ne connais pas et qui n'ont pas été détaillés. J'ai cru comprendre qu'un certain copinage faisait que certains confrères étaient plus commis que les autres. La nouvelle me laisse pantois : vu les niveaux de rémunération, les choses sont claires : à Paris, un avocat ne peut pas vivre des commissions d'office. C'est au mieux un complément de rémunération pour les collaborateurs (= avocats débutants employés par un ou plusieurs avocats installés pour les assister dans le traitement de leurs dossiers). D'où la jeunesse des commis d'office. L'ingratitude financière de la chose fait que rapidement, ils demandent à être radiés des listes.

Parmi les pistes explorées par la Conseil de l'ordre, dont certaines me paraissent excellentes (mise en oeuvre, en concertation avec les services du Tribunal, des moyens nécessaires à l’amélioration des conditions matérielles d’exercice des missions confiées aux avocats de permanence : oui, par pitié, un ordinateur et une imprimante, avec un accès aux bases de données juridique, et des codes à jour pour nous éviter de transporter les nôtres, mon “kit 23e[1]” pèse 8 kilos !), une m'a fait bondir et prendre la plume virtuelle, car je le crains, nous sommes ne présence de la fausse bonne idée par excellence.

Le conseil de l’Ordre a décidé de veiller plus généralement à une répartition équitable entre les confrères volontaires des différentes permanences pénales dont l’accomplissement, traditionnellement destiné aux jeunes avocats, sera limité à une durée maximale de dix années, à une permanence par mois et au choix de deux modules maximum pour les permanences pénales avec obligation de suivre les ateliers de formation pratique ou spécifiques aux modules choisis.

Du diable si je comprends ces histoires de modules ; quand je lis « une permanence par mois », je m'exclame : HEIN ? J'en ai une par trimestre ! Mais quand je lis « l'accomplissement des permanences pénales sera limité à dix années », mon sang se glace.

Parce que cet couperet est au-dessus de ma tête, et je n'en comprends pas la raison.

La fausse bonne idée

La seule justification est que les permanences seraient « traditionnellement destinées aux jeunes avocats ». L'argument de la tradition est très fort dans la profession, mais en l'espèce, il ne me semble pas exact. Si ce sont les jeunes avocats qui s'occupent depuis toujours de la défense des plus démunis, c'est qu'ils en ont le temps, tout simplement. Les permanences, pour les collaborateurs, sont un gain net : leur rémunération professionnelles n'est pas diminuée en raison de leur participation à ces permanences puisqu'ils sont commis par le bâtonnier (et autrefois, comme ils n'étaient pas rémunérés par leur patron, c'était un gain tout court). Pour un avocat installé, c'est un manque à gagner, la rémunération ne compensant pas une journée de perdue au cabinet.

Et je sais d'expérience que des avocats inscrits sur les listes depuis dix ans, et même depuis plus de cinq ans, il y en a peu. Mais je crois qu'ils, que nous devrais-je dire, apportons quelque chose : notre expérience. Combien de fois ai-je aidé un jeune confrère, empêtré dans un concours réel d'infraction, un conflit de qualification, une nullité de procédure qu'il n'arrivait pas à formuler, sans parler des questions de droit des étrangers qui se posent de manière récurrente à la 23e ?

Que ce soit clair : ces permanences, je ne les fais pas pour l'argent. Aucun avocat installé ne les fait pour l'argent : on est financièrement perdant. Je les fais parce que j'aime ça, profondément, et que j'estime que les prévenus à la 23e doivent avoir aussi une chance de tomber sur un avocat expérimenté. Et dussè-je faire une entorse à ma proverbiale modestie, je crois que je ne suis pas trop mauvais dans cet exercice, à en croire les résultats que j'obtiens.

Alors m'en écarter de fait, par l'argument du jeunisme et de la tradition, je ne comprends pas où est l'intérêt du justiciable là-dedans. Je croyais que ce devait être notre principale préoccupation, au-delà de filer un pourboire aux jeunes confrères (le rapporteur du Conseil de l'Ordre est ancien président de l'UJA) et de se disputer pour gratter 300 euros par trimestre.

Alors de grâce, chers confrères, laissez-moi mes quatre permanences par an, laissez-moi aller aider mes jeunes confrères qui en auraient besoin, laissez-moi tenter d'aider les hommes qui n'existent pas, laissez-moi aller voir régulièrement comment ça se passe dans l'usine pénale où on juge à la chaîne.

Je ne pense pas y déranger.

Notes

[1] C'est la 23e chambre qui, à Paris, juge les comparutions immédiates

mercredi 10 septembre 2008

Y'a pas de mal à préférer le Vélo'V au Vélib'

J'avoue avoir parfois du mal à comprendre l'intérêt de certains de mes confrères pour créer des polémiques à partir de rien.

Épisode du jour : le procès intenté par la LICRA au dessinateur Siné, pour « incitation à la haine raciale », à la suite de la tribune de ce dessinateur sur la supposée conversion au judaïsme du président du groupe UMP au Conseil Général des Hauts de Seine pour pouvoir épouser sa fiancée, par un contrat de mariage de confiance.

Mon confrère Alain Jakubowicz, avocat de la Ligue, a cité le tempétueux dessinateur devant le tribunal correctionnel de Lyon.

Mon confrère Jean-Yves Halimi, dans une tribune publiée sur Rue89 où il défend Siné, pose cette question :

Pourquoi Lyon et non Paris où l’hebdomadaire concentre un plus grand nombre de lecteurs et de victimes potentielles de la prétendue provocation ?

ajoutant plus bas :

Enfin le choix de Lyon plutôt que de Paris sur lequel différentes interprétations circulent et que j’ai traité sur une forme interrogative m’apparaît découler du souci de la LICRA de ne pas se retrouver devant la juridiction qui a relaxé Val au nom de la liberté de critiquer une religion lorsqu’il a été poursuivi pour les caricatures de Mahomet et de poursuivre Siné pour les mêmes raisons qui avaient valu à Val d’être lui-même attaqué.

Le texte litigieux ayant été publié dans un journal à diffusion nationale, pouvait en effet connaître de l'affaire tout tribunal de grande instance de France dès lors qu'on pouvait prouver que le journal a été distribué dans son ressort (une facture d'un kiosque à journaux suffit).

L'avocat du dessinateur, mon confrère Dominique Tricaud, a demandé à ce que l'affaire soit renvoyée devant le tribunal de Paris, évoquant le fait que son client avait auparavant cité le journaliste Claude Askolovitch pour diffamation devant ce tribunal, pour avoir qualifié son client d'antisémite. C'est ce qu'on appelle une exception de connexité (article 203 du CPP).

Refus du tribunal de Lyon : l'affaire sera bien jugée aux pieds de Fourvière et de la Croix-Rousse.

Réaction de l'avocat de la Ligue après cette victoire procédurale :

« On a dit aussi que le juge lyonnais est un ami. Mais je connais aussi celui de Paris ! Il n’y a rien de tout cela. Ces réactions sont dictées par un parisianisme exacerbé. Il y a des chambres de la presse dans plusieurs grandes villes de France, et celle de Lyon est particulièrement compétente. L’audience est fixée fin janvier, le jugement tombera en mars ou avril. A Paris, j’aurais dû attendre au minimum un an de plus. »

L’avocat reconnaît que ce choix de « délocalisation » est « un coup de pied de l’âne » de sa part, « une provocation qui a marché ».

Vous aurez deviné que l'un des éléments déterminants est la durée de la procédure. Si Lyon statue plus vite que Paris, voici une excellente raison d'y aller plaider. Mais elle ne suffit pas en soi. Il y a d'autres chambres de la presse (à Nanterre par exemple) et rien ne dit que Lyon est le tribunal le plus rapide. Quant à l'accusation de parisianisme pour expliquer le choix de la capitale des Gaules, il prêtera simplement à sourire.

Mais il y a aussi une autre raison, qui, croyez-moi, est sans doute la plus déterminante.

Dominique Tricaud, avocat de Siné et demandeur à la jonction parisienne, est avocat au Barreau de Paris. Alain Jakubowicz, avocat de la LICRA, est avocat au Barreau de Lyon.

L'enjeu, c'est de plaider à 20 minutes de son cabinet à ou à deux heures de TGV. Pour l'avocat, ça compte, c'est l'emploi du temps de la journée qui en dépend. C'est le premier point auquel on s'intéresse quand on est saisi d'un dossier : où le faire plaider le plus près possible de chez soi ? Ou : comment transférer à l'adversaire les frais de déplacement et d'hôtellerie. Tactiquement, ça compte.

Pour les lecteurs de Rue 89, l'intérêt me paraît moins évident.

jeudi 14 août 2008

Coup d'œil impartial sur la magistrature ibère

De retour d'outre Pyrénées, je ramène dans ma besace quelques nouvelles locales, juridiques comme il se doit.

Le droit comparé est une matière riche d'enseignement, et en outre, s'agissant d'un pays qui n'est pas le nôtre, l'aspect passionnel disparaît : mépriser les juges étrangers est vain, puisqu'aucun d'eux ne viendra prendre la parole pour les défendre et être agonit d'accusation de corporatisme, et les jalouser reviendrait à dire que notre pays serait moins bien qu'un de ses voisins, et cette attitude est contraire au génie français.

Les points communs entre le législateur français et espagnol sont frappants. Si notre voisin semble avoir une production législative largement inférieure, il s'agit en grande partie d'une illusion : chaque région autonome (l'Espagne en compte 17) a son propre parlement et produit sa propre législation : si l'Espagne se présente comme un État unitaire, elle est à la limite de l'État fédéral. Certaines régions ont même leur langue officielle à côté de l'espagnol, qui s'appelle espagnol partout dans le monde sauf en Espagne où il est le castillan.

Ainsi il a lui aussi ses obsessions, sa Némésis absolue. Si en France il s'agit du pédophile, en Espagne, il s'agit du mari violent. Une loi a été votée en 2004 qui a durci les peines encourues et créé une juridiction spécialisée, le tribunal des violences contre la femme. Imaginez qu'en France on ait, à côté du tribunal de police, du tribunal correctionnel et de la coru d'assises, un tribunal des violences conjugales. C'est ce qu'a fait l'Espagne. Et que s'est-il passé ? Rien. Les violences conjugales n'ont pas sensiblement baissé. Beccaria n'est pas plus lu de l'autre côté des Pyrénées que de ce côté-ci, et le mythe de la dissuasion par la terreur à la peau dure.

Un fait divers dramatique a relancé le débat. Un homme qui manifestement maltraitait sa compagne ou son épouse (il s'agissait de son épouse) a été pris à parti par un passant, professeur d'université et journaliste, âgé de la cinquantaine, Jesús Neira, qui lui a vertement reproché son comportement et a menacé d'appeler la police. Las, le mari désobligeant était un toxicomane diabétique en crise soit de manque soit hypoglycémie et a violemment frappé le professeur à la tête. Le professeur est dans le coma depuis une semaine et son état est critique. L'épouse n'a pas voulu porter plainte, niant qu'elle ait été battue malgré les images de vidéosurveillance. cette absence de plainte a fait que l'agresseur a été laissé en liberté, ce qui a profondément ému l'opinion publique. La réaction ne s'est pas faite attendre : les faits ont été requalifiés en tentative de meurtre, qualification qui ne tient pas la route mais a permis la délocalisation de l'affaire à Madrid où le mari malfaisant a été promptement incarcéré. Le législateur ne pouvait pas être en reste et a annoncé, vous l'avez deviné, une nouvelle loi. À ceci près qu'à peine cette annonce faite, il a fallu faire machine arrière, face au constat que dans le cadre de la Constitution espagnole, on était déjà pas loin du maximum répressif. Et en Espagne, on ne touche pas à la Constitution avec la facilité française. Bref, c'est l'impasse, mais personne ne semble s'interroger sur l'efficacité de la simple aggravation des peines. En attendant, le législateur espagnol a changé son fusil d'épaule et va s'attaquer au Code civil, notamment en empêchant le mari violent d'hériter de son épouse même si sa violence n'est pas à l'origine du décès. Je vous laisse supputer l'effet dissuasif de la mesure.

Autre affaire où la justice espagnole est en effet confrontée à un casse-tête juridiquement passionnant et lourd de conséquences. Elle démontre s'il en était encore besoin que l'art du juriste consiste à anticiper à long terme les conséquences des règles de droit. À long terme s'entendant au-delà de la prochaine échéance électorale.

L'Espagne a adopté un nouveau Code pénal en 1995, remplaçant le Code pénal franquiste de 1944 largement réformé en 1973. Le Code pénal espagnol prévoyait, pour simplifier, tout un jeu de circonstances aggravantes et un cumul de peines qui aboutit au prononcé de peines démesurées. Ainsi, les deux principaux responsables des attentats de Madrid ont été condamnés chacun à plus de 40.000 ans de prison. Comme je le disais moqueur à un ami avocat espagnol, le juge a été très sévère, ces crimes méritaient 30.000 ans tout au plus.

Ces peines ne veulent ainsi pas dire grand chose puisque la loi espagnole prévoyait en 1973 un maximum de 20 années de prison effective (en fait, 30 ans, mais chaque journée travaillée comptait pour deux journées, ce qui a aboutit rapidement à une exécution des deux tiers du maximum légal pour tous les prisonniers face à l'impossibilité de leur fournir à tous du travail).

Curieusement en apparence, l'Espagne démocratique a décidé d'être bien plus sévère que l'Espagne franquiste, en portant à 30 ans, puis à quarante le maximum effectif. Des voix s'élèvent, y compris du pouvoir judiciaire qui en Espagne est un véritable pouvoir à part entière avec ses instances représentatives, pour réclamer la possibilité de prononcer une peine de réclusion perpétuelle. Pour le moment, on en est à quarante ans. Je dis que cette curiosité n'est qu'apparente, car cette aggravation des peines a été décidée en réaction aux crimes de l'ETA, qui est devenue bien plus sanguinaire la démocratie revenue, mais en ce qui me concerne, la profonde, l'abyssale lâcheté des ETArras n'est plus à démontrer. Ajoutons que ces criminels n'expriment pas le moindre remord, et le risque de récidive est considérable.

Là où cela devient particulièrement intéressant, c'est que cette modification du maximum légal n'est pas due à une intervention du législateur, trop occupé avec les femmes battues, mais au juge : c'est un arrêt du Tribunal Suprême Espagnol concernant l'ETArra français Henri Parot du 28 février 2006 qui a changé le système de computation des peines, mettant fin à leur confusion et exigeant qu'elles s'exécutassent à la suite les unes des autres en ordre de gravité, dans la limite du maximum légal de 30 ans de l'époque, porté à 40 ans par le nouveau code pénal de 1995, mais inapplicable à Parot, condamné en 1987 pour 26 assassinats et 186 tentatives d'assassinat. En Espagne, on parle de jurisprudence Parot (doctrina Parot). Alors qu'il aurait dû sortir en 2007, sa peine a été prolongée jusqu'en 2017.

Le problème est qu'ici, on se situe au niveau de l'exécution de la peine. Or la fixation de la date de fin de peine fait l'objet d'un jugement postérieur à la condamnation.

Or certains condamnés ont échappé à la jurisprudence Parot car leur peine a été fixée par un jugement définitif antérieur. C'est le cas de l'ETArra Iñaki de la Juana Chaos, qui a été condamné à 3000 ans de prison “seulement” pour 25 assassinats dont l'attentat du 14 juillet 1986 à Madrid, place de la République dominicaine, contre un convoi de la Garde Civile espagnole (14 morts, 46 blessés).

Sa peine a été fixée définitivement à 18 années. L'autorité de la chose jugée s'oppose à ce que sa peine soit rallongée conformément à la jurisprudence Parot.

De la Juana Chaos est donc sorti libre, au grand dam des politiques espagnols.

La même mésaventure arrive avec José Rodríguez Salvador, condamné à 311 ans et 8 mois (sic) de prison pour 17 viols dont une dizaine commis suite à une évasion lors d'une permission de sortie. Le tribunal de Barcelone a fixé sa date de sortie au 22 septembre 2007, sans que cette décision ne fasse l'objet d'un appel, alors même qu'elle était contraire à la jurisprudence Parot.

Le législateur, au début bien content que le Tribunal Suprême fasse le sale travail, dit désormais pis que pendre des juges qui refusent d'appliquer un changement de jurisprudence à des décisions définitives, quand bien même une telle décision serait immanquablement sanctionnée par la cour européenne des droits de l'homme.

Et que se propose-t-il de voter, je vous le demande, pour contourner ces décisions ?

je vous le donne dans le mille.

La rétention de sûreté.

C'est fou comme je n'arrive pas à me sentir dépaysé en Espagne.

Enfin, pour terminer, un coup de chapeau mérité.

Juan Del Olmo est le juge d'instruction qui a instruit les attentats de Madrid. C'est un des juges antiterroristes les plus compétents en matière de terrorisme islamiste. Il a été chargé d'une mission de collaboration avec les autorités françaises. Pour cela, il devait toucher une indemnité de 17.156,54 euros, destinée à couvrir ses frais de résidence et à le rémunérer, le déplacement d'un juge à l'étranger entraînant suspension de son traitement selon la loi espagnole.

Il a demandé à ce que cette indemnité soit réduite à 5.172,6 euros, et à ce que la différence soit versée aux familles des victimes.

J'ôte ma toque devant ce geste, Señoría.


PS : Oui, le titre est un clin d'œil à Notre dame de Paris.

lundi 4 août 2008

Les robes noires contre les blouses blanches ?

« Ah, ça, mon ami, vous me voyez toute contrariée !

— Vous, ma mie ? Cela ne saurait être. Quelle est la cause de votre trouble, que je lui fasse promptement un sort ?

— J'apprends en lisant votre blog que vous en voulez à ma santé pour vous enrichir.

— Je ne comprends pas ce que vous dîtes mais puis néanmoins d'ores et déjà protester de mon innocence. Votre teint de rose est pour moi le plus précieux des trésors et je mourrais plutôt que de le flétrir.

— Mais voilà une semaine qu'un médecin déverse ses jérémiades sous un de vos billets, et vous restez coi ! Certes, l'auguste praticien, qui est une auguste praticienne, est parfaitement hors sujet puisqu'il s'agit du billet sur la médiatisation de votre cravate. Mais qu'apprends-je ? Les médecins exercent désormais la peur au ventre ? C'est l'existence même de leur art qui est menacée par vous et vos assignations pour un oui ou pour un non ?

— Mes assignations sont comme mes clients : innocentes. Je ne pratique pas la responsabilité médicale, même si je connais un peu la matière.

— Si ce n'est toi, c'est donc ton confrère, dirait la fable.

— Et elle aurait raison, car j'approuve le principe de demander des comptes à un médecin.

— Ah, vous avouez donc ? Vous haïssez les carabins ?

— Non, point, je les aime et les respecte. Des gens qui arrivent à apprendre tant de choses en buvant autant quand ils ne font pas l'amour en tout temps forcent l'admiration pour les moines que sont les étudiants en droit.

— Mais ce que dit la disciple d'Hippocrate…

— …Est une parfaite synthèse des clichés sans cesse ressassés par une profession qui n'apprécie guère ce qu'elle ressent comme une remise en cause de son autorité, ce à quoi il faut ajouter une absence de culture juridique — cette matière étant absente de leurs interminables études, alors que l'économie a été — peut-être l'est-elle encore ?— en PCEM1. Or la responsabilité n'est que la contrepartie logique et naturelle de la liberté du médecin. Loin de la fuir, ils devraient la revendiquer. À tout le moins, la rapporter à de plus justes proportions. Si tous les médecins ont entendu parler d'un confrère qui connaît un confrère qui…, combien ont été attaqués, eux personnellement, en justice ? J'entends une assignation en bonne et due forme, pas des menaces de procès. J'assume la part des avocats dans la mise en cause de la responsabilité des médecins, mais décline celle des fâcheux.Les avocats sont d'ailleurs responsables de leurs fautes et doivent en indemniser leurs clients. Si parfois certaines jurisprudences nous paraissent critiquables, nous n'avons jamais eu l'idée de remettre en cause le principe. Au contraire, c'est un argument qui éveille la confiance de nos clients. Nous ne prétendons pas à l'infaillibilité (c'est cela qui serait inquiétant) mais nous garantissons que vous serez couvert des conséquences de nos erreurs. Alors, donnez moi la main, chère lectrice, je vous emmène faire un tour dans le monde passionnant de la responsabilité médicale, où les clichés ont la vie aussi courte qu'un virus de la grippe dans le cabinet d'un médecin.

La responsabilité médicale, une vraie spécialité

Des avocats se sont spécialisés dans le droit des victimes. Le terme de victime étant très large et donc très flou, les avocats préfèrent parler de préjudice corporel : c'est cela que l'avocat veut voir réparer. Réparer une victime relève d'autres mains que les notres. C'est une spécialité reconnue, et une discipline à part entière. Les dossiers de “corpo” ont principalement trois sources : les accidents de la circulation, les infractions pénales, et la responsabilité médicale. S'y ajoute des sources ponctuelles, isolées mais au nombre de victimes élevé, comme les accidents sanitaires (sang contaminé, hormone de croissance, hépatite C) et les catastrophes maritimes ou aériennes.

Ces trois matières ont des règles de droit différentes qui leur sont applicables ; mais elles ont en commun le travail d'orfèvre que constitue l'évaluation exacte de ce préjudice, sans rien oublier. Là est tout l'art de l'avocat en “corpo”.

Mais ce n'est qu'aux règles présidant à la mise en cause de la responsabilité que je vais m'intéresser ici. À quelles conditions peut-on demander des comptes à celui qui, voulant vous soigner a failli à sa mission ?

Comme d'habitude en France, il faut distinguer selon que le médecin a agi en tant qu'agent de l'État ou en tant que praticien libéral.

Le point commun à toutes ces situations est néanmoins à garder à l'esprit : un patient venu se faire soigner a subi, à cause des soins reçus ou de l'absence des soins pertinents, un préjudice. Je reviendrai sur le préjudice. Sachez d'ores et déjà que le patient procédurier qui fait un procès pour un ongle cassé est un pur cliché. Dans la totalité des cas, ce sont des corps brisés, parfois au-delà du réparable, des vies à jamais bouleversées. Vous verrez les exemples que je donnerai.

Heureux les agents publics : ils seront couverts

Notre hypothèse est que le dommage au patient est survenu dans un établissement hospitalier (on parle d'hôpital pour un établissement de soin relevant de l'État, et de clinique pour un établissement privé ; mais il y a des pièges comme l'Hôpital américain de Paris, qui comme son nom l'indique est une clinique française située à Neuilly Sur Seine). Le contentieux relève du juge administratif, et le défendeur est l'établissement hospitalier lui-même, pas le médecin. Ceci est une application générale du fait que l'État est responsable des agissements de ses fonctionnaires, et se substitue à eux pour réparer les dommages causés. Il peut ensuite régler ses comptes avec l'agent public fautif, en demandant le remboursement des sommes payées à la victime (action récursoire, quasiment jamais utilisée à ma connaissance) et en prenant des sanctions disciplinaires à son égard.

Arrête d'être lourde (je parle à la faute)

Jusqu'en 1992, le juge administratif exigeait que la faute ayant causé un dommage soit une faute “lourde”. Cette exigence se voulait le reflet de la particularité de la pratique médicale : un médecin ne saurait être tenu de guérir son patient. Il doit faire de son mieux. La faute lourde était donc l'hypothèse où, pour simplifier, le médecin a commis une faute qu'un autre de ses collègues n'aurait pas commis. La conséquence était néanmoins funeste, eu égard à la difficulté de la preuve. Bien des patients, incapables de prouver une faute lourde, du faut qu'au moment où celle-ci a été commise, ils étaient inconscients, ou fortement diminués, et incapables de porter un jugement sur les gestes du praticien, voyaient leur demande rejetée, avec des conséquences terribles pour eux : on parle de gens devenus invalides qui n'étaient pas indemnisés de ce fait.

Le 10 avril 1992, le Conseil d'État opère un revirement et désormais exige une simple faute. C'est l'arrêt Madame V.

— Cette Madame V. était-elle une chicaneuse désirant battre monnaie sur la tête des médecins ?

— Je vous laisse juge. Les faits remontent au 9 mai 1979. Mme V. était enceinte de son troisième enfant. Son obstétricien, qui avait détecté un placenta prævia[1] lors d'une échographie, avait décidé de pratiquer une césarienne quelques jours avant le terme prévu. Jusque là, rien de plus normal. Le placenta prævia est une complication connue, certes pas bénigne, mais que l'on sait traiter pour minimiser les risques. Ilse caractérise par un risque d'hémorragie sévère, pouvant entraîner une hypotension et une chute du débit cardiaque ; ajoutons à cela que l'anesthésie péridurale présente un risque particulier d'hypotension artérielle qui était déjà connu à l'époque, et les acteurs sont en place pour la tragédie.

Acte I : le médecin anesthésiste de l'hôpital administre à Mme V., avant le début de l'intervention, une dose excessive d'un médicament à effet hypotenseur. Sur un terrain favorable. Acte II : Une demi-heure plus tard une chute brusque de la tension artérielle, accompagnée de troubles cardiaques et de nausées a été constatée ; le même praticien a ensuite procédé à l'anesthésie péridurale prévue et a administré un produit anesthésique contre-indiqué compte tenu de son effet hypotenseur. Ce qui devait arriver arriva : une deuxième chute de la tension artérielle s'est produite à onze heures dix ; après la césarienne et la naissance de l'enfant, un saignement s'est produit et a été suivi, à onze heures vingt-cinq, d'une troisième chute de tension qui a persisté malgré les soins prodigués à la patiente. Acte III : à douze heures trente, du plasma décongelé mais insuffisamment réchauffé a été perfusé provoquant immédiatement une vive douleur suivie de l'arrêt cardiaque de la patiente.

— Mon Dieu ! Mais qu'est-il arrivé à Mme V. ?

— Mme V., alors âgée de 33 ans, est restée atteinte de graves séquelles à la jambe gauche et, dans une moindre mesure, au membre supérieur gauche ; elle souffre à vie de graves troubles de la mémoire, d'une désorientation dans le temps et l'espace, ainsi que de troubles du caractère ; elle a dû subir une longue période de rééducation ; du fait de son handicap physique, elle subit un préjudice esthétique ; enfin elle exerçait la profession de maître auxiliaire dans un collège d'enseignement secondaire et qu'elle a perdu toute perspective de reprendre une activité professionnelle correspondant à ses titres universitaires.

— Et vous me dîtes que ce fut un revirement de jurisprudence ?

— Oui. En 1986, un tribunal administratif a estimé qu'il n'y avait pas lieu à indemnisation. Voilà le paradis perdu de notre mélancolique esculape. Pour info : le Conseil d'État a alloué un million de francs à Mme V., 300.000 francs pour son mari pour le préjudice moral consistant à voir son épouse devenue invalide à vie et n'ayant plus tout à fait la même personnalité, et pour le trouble dans ses conditions d'existence, lui qui s'est retrouvé du jour au lendemain avec trois enfants et un adulte à charge.

— Ce n'est pas cher payé.

— Jamais devant le juge administratif.

— Faut-il toujours prouver une faute pour engager la responsabilité ?

— Non. Il existe deux cas où le patient victime est dispensé de prouver la faute : si cette faute est présumée ; et le cas particulier de l'aléa thérapeutique.

La faute présumée

— Le Conseil d'État a créé un régime de responsabilité pour faute présumée : c'est l'arrêt Dejous de 1988. Cette hypothèse s'applique à des hypothèses dans lesquelles un acte de soin courant à caractère bénin entraîne des conséquences très graves sans commune mesure avec le motif initial de l'hospitalisation. Il s'agissait principalement des infections nosocomiales[2].

— Je tremble en posant la question, mais que s'était-il passé dans cette affaire ?

— Le patient avait été hospitalisé pour subir une sacco-radiculographie[3] qui a confirmé la présence d'une hernie discale, qui a été opérée le lendemain (opération de cure de hernie discale). Il s'agissait d'une opération courante. Néanmoins, le patient s'est vu infecté par une infection méningée compliquée d'une lésion de la moelle dorsale. Cela a causé au patient des douleurs que je vous laisse imaginer, et l'a laissé atteint d'une paralysie des membres inférieurs, de l'abdomen et de la partie basse du tronc, entraînant une invalidité définitive de 80 %. Vraiment, il y a des gens qui font des procès pour n'importe quoi.

— Ne soyez pas ironique. Mais j'ai cru comprendre que vous employiez le passé ?

— Oui, les cris d'orfraie des médecins ont porté leurs fruits, puisque la loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients (sic .) a mis fin à cette jurisprudence en matière d'infections nosocomiales. Si la même mésaventure vous arrive, vous devrez désormais démontrer qu'il y a eu une faute d'asepsie, sachant que le fait que vous avez été infectée ne démontre pas cette faute. Bonne chance. Mais vous comprendrez, c'est pour restaurer la dignité froissée des médecins.

Vous me prendrez un aléa matin, midi et soir

La jurisprudence administrative a développé trois cas de responsabilité sans faute. Cette expression, qui fait bondir les médecins, doit être bien comprise. Il ne s'agit absolument pas de dire que le médecin est responsable même s'il na commis aucune faute. C'est l'État, dans le cadre de l'exercice de ses prérogatives en matière de santé publique, pour lesquelles il s'est arrogé un monopole, qui est responsable. Le fait que ces responsabilités soient engagées sans faute exclut même toute action récursoire ou disciplinaire contre le médecin qui en serait à l'origine. Bref, le patient ET le médecin sont protégés.

Le premier cas est celui lié à l'hospitalisation des malades mentaux, et garantit les tiers. Dans les années 60, un dément qui avait été placé à l'extérieur, dans une ferme expérimentale, incendiait le bâtiment au cours d'un épisode délirant. Les propriétaires des murs ont pu être indemnisé, quand bien même ce placement dans un milieu ouvert n'était pas fautif en soi : il fallait bien essayer, et ces placements ont d'ailleurs produit de très bons effets sur d'autres malades.

S'agissant des patients, la Responsabilité sans faute couvre trois domaines :

► la technique nouvelle[4], quand on emploie une thérapeutique nouvelle dont les risques sont mal connus, et que ce recours ne s'imposait pas pour des raisons vitales et qui a eu des conséquences exceptionnelles et anormalement graves en découlant directement ;

► l'acte à risque[5], acte qui présente un risque exceptionnel mais mal connu, qui a entraîné directement un dommage anormal et d'une exceptionnelle gravité.

► et la transfusion sanguine, en cas de contamination par cette voie. Notons que la loi a créé un organisme, l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM). C'est cette organisme qui indemnise les victimes d'infections nosocomiales et affections iatrogènes[6], les transfusés infectés par le VIH (mais pas l'hépatite C), les victimes de l'hormone de croissance et les victimes de surirradiation au centre hospitalier Jean Monnet d'Épinal.

— Cette dernière précision me paraît bien étrange. Si j'ai été surirradié ailleurs ?

— Hé bien, ce n'est pas leurs ONIAM.

— Je vous sens fatigué, mon cher maître, pour en tomber au niveau des calembours. Il est temps pour vous de prendre des vacances, mais pas avant, je vous prie, de me dire s'il y a une explication à ce traitement, si j'ose dire, bien particulier ?

— Oui. La politique de la rustine et du cas par cas, qui a remplacé depuis longtemps à la tête de l'État toute vision de haut pour gérer la chose publique. La presse s'en émouvait, il importait dans l'urgence de faire quelque chose, n'importe quoi. C'est cette dernière solution qui a été retenue.

— Et dans le privé, qu'en est-il ?

Le contrat médical

— Les règles sont différentes, car c'est le Code civil qui s'applique. Le principe a été posé en 1936, par l'arrêt Docteur Nicolas contre époux Mercier. Avant cet arrêt, la jurisprudence refusait d'admettre que le lien qui unissait le patient et son médecin était un contrat.

— Qu'était-ce ?

— Bonne question. Autre chose. Une relation sui generis, de son propre genre, qui obligeait le patient à payer son médecin, mais qui dégageait le médecin de toute responsabilité contractuelle du fait de son art, considérant qu'il était déjà bien bon de consentir à s'intéresser à son patient. La responsabilité du médecin ne pouvait être qu'extra-contractuelle, les médecins étant considérés comme une classe au-dessus des contingences terrestres que sont les contrats dans le cadre de leur exercice professionnel, avec leur patient du moins. Il n'a jamais été contesté que ce qui donnait droit au médecin d'exercer en son cabinet était un contrat, de bail ou de vente. En 1936, la Cour de cassation met enfin cette absurdité à la poubelle et pose la règle qui s'applique encore aujourd'hui :

" il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l'engagement, sinon, bien évidemment de guérir le malade, ce qui n'a d'ailleurs jamais été allégué, du moins de lui donner des soins, non pas quelconques (…) mais consciencieux, attentifs, et réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ".

Admirez au passage l'élégance de la langue.

L'évidence de l'énoncé est toutefois encore à ce jour restée en travers de la gorge de bien des médecins old school, comme on dit en bon français, la plupart ayant toutefois parfaitement intégré cet état de fait, et surtout compris que le mot contrat n'est pas un gros mot. Après tout, les médecins louent ou achètent les murs de leur cabinet, ainsi que tout le matériel qu'ils utilisent, ils ont passé une convention avec les caisses de sécurité sociale pour que leurs honoraires soient pris en charge par la collectivité plutôt que par leur patient, à charge pour eux de les maintenir à un niveau modéré fixé par la convention. D'où le terme de médecin "conventionné". Alors si la sécurité sociale est assez bien pour passer un contrat avec les médecins, pourquoi un patient ne le pourrait-il avec son médecin ?

Cet arrêt pose le principe, jamais démenti à ce jour, que la responsabilité du médecin ne peut être engagée qu'en cas de faute.

— Faute lourde ou faute simple ?

— Vous parlez chinois pour un juriste du droit civil. Le droit civil ne connaît qu'une faute, la faute. En matière contractuelle, c'est la violation du contrat. Si l'obligation principale du patient est de payer son médecin, l'obligation principale du médecin est de donner des soins attentifs, consciencieux et conforme aux données acquises de la science. Elle se détermine en comparant le comportement qu'a eu le médecin à celui qu'aurait eu dans les mêmes circonstances le bonus medicus, le bon médecin, consciencieux, attentif et qui se tient à jour des données acquises de la médecine. Notez bien : acquises. Pas actuelles. La jurisprudence refuse encore à ce jour d'exiger une mise à jour instantanée des connaissances des médecins, ni qu'ils soient au courant des moindres découvertes publiées. Il faut que ces données fassent consensus et soient largement répandues.

— Et l'aléa thérapeutique ?

— Rien de tel en droit privé. Les règles du droit public ne sont pas transposables en droit privé, le secteur libéral de la médecine n'exerçant pas de prérogatives en matière de santé publique. Le monopole des médecins, pénalement protégé[7], est un monopole fondé sur la protection du patient, pas de la profession médicale. Cependant, ne pas informer un patient de l'existence d'un risque lié à une technique nouvelle ou à un acte à risque est une faute.

Cela dit, il est des hypothèses où la responsabilité du médecin est engagée sur un fondement extra-contractuel, par exemple si le contrat est nul, ou si le patient, inconscient, n'a pu donné son consentement qui seul peut former le contrat. Consentement qui doit être éclairé, c'est là une autre obligation du médecin.

Au fait, docteur, j'ai quoi ?

— Ah, l'obligation d'information, n'est-ce pas là que le bât blesse certains médecins ?

— Je vous laisse la responsabilité de l'image du bât, mais oui, car là encore, beaucoup ne comprennent pas le sens de cette obligation. Le patient doit consentir au geste médical qui est la prolongation du contrat médical (dont le premier acte est le diagnostic et la proposition de traitement). Et ce consentement doit être éclairé. Éclairé par qui ? Mais par le médecin. Il est hors de question, s'agissant du corps et de la vie d'un être humain, de demander que le patient se remette entre les mains de son praticien.

— Certes, mais le patient est-il le plus à même de donner ce consentement ?

— À ce jour, on n'a pas trouvé mieux. L'information donnée par le médecin n'a pas à être une démonstration scientifique : la jurisprudence exige une « information loyale, claire et appropriée ». Elle a évolué : si autrefois elle se contentait d'une information sur les risques prévisibles, depuis deux arrêts de 1998[8], c'est la gravité du risque qui détermine l'étendue de l'obligation d'information. Si les risques les plus courants doivent être signalés, les risques les plus graves, même s'ils sont exceptionnels, doivent l'être aussi. Ces risques graves sont “ ceux qui sont de nature à avoir des conséquences mortelles, invalidantes, ou même esthétiques graves compte tenu de leurs répercussions psychologiques et sociales ” selon les mots du Conseiller Sargos, rapporteur dans les arrêts de 1998.

— Cette exigence n'est-elle pas sévère pour le médecin ?

— Ne pas la poser serait sévère pour le patient. Nous ne sommes plus dans la France des années 30 : les français sont plus éduqués, moins illettrés. On peut les traiter enfin en adultes, comme d'autres pays le font depuis longtemps, même si cela a dû se faire, là aussi, à coups de procès (oui, je pense au pays qu'un océan sépare de nous).

— Ne connaît-elle point d'exceptions ?

— Je vous reconnais bien là : vos questions paraissent naïves mais montrent bien que vous avez bien appris vos leçons. Oui, le droit est la science des exceptions, et il en va ainsi ici : il faut que le patient soit en état de recevoir l'information et de donner son consentement. L'urgence prime : si le patient est inconscient ou en danger de mort, le praticien est dispensé de son obligation d'information. De même, le code de déontologie médicale, approuvé par la jurisprudence, accepte que cacher la vérité au patient sur son état de santé n'est pas fautif, si cette vérité est celée dans l'intérêt du patient.

Ceux d'entre vous qui ont eu à fréquenter récemment un cabinet médical ont pu constater que cette obligation d'information n'est quasiment jamais respectée. Ainsi n'ai-je pas été considéré comme digne de connaître le nom de la dernière affection ayant frappé ma fille, encore moins d'être informé du choix du traitement effectué. Peut-être devrais-je aller aux consultations en robe ?

Notons pour conclure sur ce point que l'étendue de l'obligation d'information varie aussi selon la nature de l'acte de soin envisagé. En médecine “de confort”, je pense particulièrement à la chirurgie esthétique de patients dont la seule affection est l'injure du temps, l'obligation d'information est particulièrement étendue : elle doit porter sur les risques mais aussi les inconvénients pouvant en résulter. Par exemple, la pose d'implants mammaires modèle Zeppelin doit faire l'objet d'une information non seulement sur les complications possibles de l'opération, le risque de perçage des poches, mais aussi sur les douleurs au dos du fait de ce surpoids que le corps n'a jamais eu à porter.

L'obligation de sécurité, ou : prière de ne mourir que de votre pathologie dans l'enceinte du cabinet

— Est-ce là la seule obligation du médecin ?

— Non point. Ce serait dommage de faire tant d'années d'études pour avoir une seule obligation, n'est-ce pas ? Cette obligation de soin est l'obligation principale du contrat ; mais il y a une obligation accessoire, l'obligation de sécurité, qui connaît une extension régulière du fait de son attrait, puisque, contrairement à l'obligation principale de soin, qui est une obligation de moyens, l'obligation accessoire de sécurité est une obligation de résultat.

— L'obligation de moyen oblige simplement à des diligences sans s'engager sur le résultat, tandis que dans l'obligation de résultat, le fait que le résultat visé ne soit pas atteint caractérise la faute, n'est-ce pas ?

— Demogue n'aurait pas dit mieux.

— Qui est ce Demogue ?

— René Demogue, l'inventeur de la distinction obligation de moyen - obligation de résultat. L'obligation de sécurité impose au médecin, de garantir son patient de dommages qui ne sont pas liés à l'affection le frappant ou l'évolution de celle-ci. Citons ainsi la qualité des prothèses (dentaires ou de membres) et des instruments utilisés, et des accidents survenus dans l'établissement de soin, tels que des chutes de table d'opération, des brûlures causés par des instruments défectueux, etc.

Parlons faute

— Auriez-vous quelques exemple de fautes médicales retenues pour engager la responsabilité d'un médecin ?

— Trois. Une femme se présente à un hôpital pour la visite du sixième mois de grossesse. Le même jour dans la même salle d'attente se trouve une femme au nom de famille identique venue se faire ôter un stérilet. L'interne appelle la patiente au stérilet, c'est la femme enceinte qui se lève. La patiente ne parlant pas français (elle est viet-namienne), il ne fait pas d'interrogatoire et consulte le dossier. Voyant qu'il s'agissait du retrait d'un stérilet, sans faire le moindre examen qui aurait révélé une grossesse de six mois, il entreprend de retirer le stérilet avec une canule de Novack. La poche des eaux est percée, et la patiente est hospitalisée pour voir si la poche se reconstitue ou si'l faut provoquer un avortement thérapeutique. Le même médecin tentera ensuite de procéder au retrait du stérilet et n'y arrivant pas, prescrit une intervention chirurgicale. Il se produira un nouveau quiproquo est c'est la femme enceinte qui sera expédiée au bloc. Cette faute sera sans conséquence, la crise d'hystérie de la femme ayant attiré l'attention de l'anesthésiste qui reconnaîtra la patiente. Totuefois, la poche ne se reconstituera pas et le fœtus mourra. Source : cour d'appel de Lyon, 13 mars 1997.

— On croit rêver.

— Pincez-vous alors. Soit une patiente qui va voir une nutritionniste pour un problème de surpoids. Sa nutritionniste lui conseille de recourir à une liposucion, et lui conseille d'aller voir pour cela un médecin… généraliste, qui s'avère être son époux. Celui-ci va procéder dans des conditions d'asepsie épouvantables : sur une simple table de soin, la ptiente posée sur une serviette éponge souillée, après qu'elle se soit elle même enduite d'alcool à 70 pour stériliser le champ opératoire. L'opération donnera lieu à six orifice sans changement de canule (il est même douteux que le médecin ait seulement mis des gants). Quand le soir même elle sera prise de fièvre et de douleurs insupportables à la jambe, le médecin lui prescrira… du repos et une barre de vitamines. Ce n'est donc que douze heures plus tard qu'on lui diagnostiquera son embolie gazeuse, qui nécessitera sept interventions chirurgicales.

— Là, on cauchemarde.

— Non, voici un cauchemar. je serai peu disert, l'affaire est en cours. Soit des parents d'un nouveau né en pleine santé, placé en observation en réanimation néo natale car légèrement prématuré. Un jour qu'ils viennent le voir, ils apprennent qu'il est mort pendant la nuit. Aucune explication n'est donnée sur les causes du décès. Le personnel évoque vaguement une mort subite du nourrisson. Ils demandent donc une autopsie qui révèle un coup violent à la tête. Pour le médecin, pas de doute : le bébé est tombé par terre d'une grande hauteur. Car il était tenu dans des bras. Le personnel fait bloc et personne ne veut dire qui a commis la maladresse. Un non lieu est donc probable. À vous de me dire maintenant si les avocats font des misères pour des broutilles à d'honnêtes médecins qui font de leur mieux.

— Vous me permettrez de reste coite un instant.

Qui paye ?

— Parlons d'argent, voulez-vous ?

— Je suis avocat : c'est mon sujet de conversation préféré.

— Qui paye ?

— Quand la responsabilité relève d'un établissement hospitalier, l'État. Quand c'est un praticien du privé, c'est le médecin, ou s'agissant d'une clinique, la clinique elle-même. Concrètement, leur assurance, même si, contrairement à nous les avocats, les médecins ne sont pas obligés d'être assurésMISE À JOUR : obligatoire depuis la loi du 4 mars 2002 (art. L. 1142-2 du Code de la Santé Publique [Merci Poggio]. Ce qui est une folie, puisque quand un médecin se plante, les dégâts peuvent être considérables.

Qui t'a fait toubib ?

—Une question impertinente me vient à l'esprit…

— Connaissant votre esprit, je frémis avant l'impact.

— Vous n'êtes pas médecin.

— Non, mais ce n'est pas une question.

— La voici : qui êtes-vous pour dire qu'un médecin a commis une faute ?

— Personne. Pas plus que le juge, cela dit.

— Est-ce une excuse ?

— Non, mais l'ignorance est plus supportable quand elle est équitablement partagée. C'est sur ce pilier que reposent tous les comptoirs de café du commerce. De fait, pour dire qu'un médecin s'est trompé, nous faisons appel… à un médecin. Tous ces dossiers donnent lieu à une expertise judiciaire. Zythom nous parle avec talent de son activité d'expert judiciaire en informatique. Un médecin fait de même, mais n'autopsie pas des serveurs ou des disques durs.

— Cela marche comment ?

— Très simplement. On ne choisit pas son expert, c'est le juge qui le désigne. L'adversaire doit être mis en cause pour pouvoir participer aux opérations et éventuellement avoir son mot à dire sur l'expert. Cette désignation se fait en référé, aussi bien au judiciaire (art. 145 du CPC) qu'à l'administratif (art. R.532-1 du CJA). L'expert se fait communiquer le dossier médical complet, épluche les compte-rendus opératoires, convoque les parties à une réunion d'expertise où la victime sera examinée en présence des avocats, du médecin ou de l'établissement mis en cause. Les avocats en “corpo” se font assister d'un médecin conseil, qui leur apporte leurs lumières. L'expert rend ensuite un rapport répondant aux questions et remarques faites par les parties, et c'est sur la base de ce rapport que les avocats vont ensuite s'étriper en toute confraternité. Vous voyez donc que ce droit n'existe pas contre les médecins, puisque des médecins y participent. J'ajoute que dans neuf cas sur dix, les victimes se plaignent surtout de ne rien savoir, que personne ne leur ait expliqué exactement ce qui s'est passé, ce qui leur est arrivé (ou à leur proche décédé). Il y a des réunions d'expertise qui sont des moments poignants, quand enfin le médecin exprime les regrets qu'il ressent, surtout quand il réalise la gravité de l'état de la victime. Un procès en responsabilité est une épreuve pour la victime mais aussi pour le médecin. Les deux ont un travail sur eux-même à effectuer, et si celui de la victime est le plus dur, les médecins y sont les moins préparés. Il ne s'agit pas de vengeance, mais de réparation. Personne ne dit qu'ils sont indignes de leur profession (une éventuelle action disciplinaire relève de l'Ordre des médecins), mais que sur ce coup là, ils se sont plantés, et qu'il faut réparer ce qui, sans leur erreur, ne serait jamais arrivé.

L'inévitable arrêt Perruche

— Une dernière question, si vous le permettez ?

— Chère lectrice, avec moi, vous avez toute licence.

— Je n'en attendais pas moins de vous. Il me souvient d'un arrêt au nom d'oiseau qui a défrayé le chronique…

— L'arrêt Perruche.

— Celui-là même. Je crois me souvenir qu'il s'agissait d'une femme enceinte qui avait subi un examen pour diagnostiquer une éventuelle rubéole, maladie qui présente de graves danger pour le fœtus. Elle avait clairement dit que si elle était positive à ce myxovirus, elle se ferait avorter, ne désirant prendre le risque d'avoir un enfant atteint des graves malformations que provoque cette maladie.

— Votre mémoire ne vous trompe pas.

— L'examen fut négatif.

— Ô combien ! En fait, il fut positif, mais interprété à tort comme négatif.

— En effet puisqu'en réalité, elle était bien atteinte du rubivirus, et elle donna naissance neuf mois plus tard à un petit garçon atteint de graves séquelles neurologiques.

— Nicolas. Invalide à 100%.

— Il était donc acquis que si le diagnostic avait été correctement posé, la mère aurait pratiqué une IVG.

— Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

— Pourtant, l'enfant fit un procès au médecin ayant commis l'erreur de diagnostic.

— Ses parents, en son nom, pour être exact.

— Et il triompha.

— Je vois mal comment il aurait pu en être autrement.

— Mais enfin ! Vous vous gaussez ? Cet enfant ne pouvait de plaindre que d'être né, que d'avoir échappé à l'avortement, puisqu'aucun traitement n'aurait pu prévenir les dommages qu'il a subis. La vie, fût-elle handicapée, est-elle un préjudice ?

— Vous parlez comme un médecin, ou pire un moraliste. Je vous demande de parler en juriste. Langue où les épithètes comptent. Nul n'a jamais prétendu que le préjudice subi par Nicolas Perruche était d'être né.

— Mais…

— Il est d'être né handicapé. Si vous escamotez cet article, vous vous condamnez à ne pas comprendre l'arrêt du 17 novembre 2000. Vous vous souvenez des trois mamelles de la responsabilité civile ?

— Absolument : la faute, le préjudice, et le lien de causalité reliant la faute et le préjudice.

— Exact. Ici, il y a eu faute : le médecin devait diagnostiquer la rubéole par le simple examen attentif des résultats (un premier échantillon a été négatif, un deuxième prélevé quinze jours plus tard positif ; le premier échantillon, testé à nouveau, fut positif, ce qui prouvait la présence d'une contamination récente par la Troisième Maladie). Le nierez-vous ?

— Non point.

— Ici, il y a eu préjudice : Nicolas est atteint depuis sa naissance de troubles neurologiques graves, frappé d'une surdité bilatérale, d'une rétinopathie qui va conduire inéluctablement à sa complète cécité, et d'une cardiopathie. Nierez-vous que cela est un préjudice ?

— J'en serais incapable.

— Enfin, il est établi que ces affections sont dues à la rubéole de la mère. Ça n'est nullement contesté d'ailleurs. Donc, il y a un lien de causalité entre la rubéole et les affections, et il est certain que si l'erreur n'avait pas été commise, Nicolas ne serait pas né handicapé ?

— Il ne serait pas né tout court.

— Donc pas né handicapé. Auquel cas il n'y aurait pas eu de préjudice. Voilà qui me semble établir un lien de causalité, sauf à insinuer que Nicolas devrait éprouver la plus grande reconnaissance à l'égard de ce médecin qui lui a sauvé la vie par erreur. Argument séduisant pour les mouvements anti-IVG, mais peut-être moins du point de vue (si j'ose dire) de Nicolas.

— Mais la vie n'est pas un préjudice !

— Non, mais la vie handicapée, oui. Vous voyez comme un épithète vous manque est tout est dépeuplé ?

— Était-il nécessaire de passer par ces circonvolutions aux limites de la morale, juste pour indemniser un enfant ?

— Laissez donc la morale où elle est, surtout si on l'invoque pour dire qu'un enfant naissant avec un tel handicap ne devrait pas être indemnisé de ce qu'il subit. Je ne l'aime pas, votre morale. Parlons plutôt du droit. Car cet arrêt avait un apport fondamental.

— Lequel ?

— Dans des hypothèses analogues, l'indemnisation des parents n'a jamais posé problème. Eux subissent un préjudice, et personne ne prétendra que c'est du fait d'être nés.

— Certes.

— Les parents de Nicolas ont d'ailleurs été indemnisés pour leur préjudice individuel consistant à devoir vouer leur vie à s'occuper d'un enfant lourdement handicapée alors qu'ils avaient exprimé leur refus d'une telle éventualité et avaient les moyens légaux de l'éviter.

— Fort bien.

— Mais cette indemnisation appartient aux seuls parents. Réparant leur malheur, libre à eux d'en faire ce qu'ils veulent.

— Y compris autre chose que s'occuper de leur enfant ?

— Absolument. Hormis un poste particulier, le “préjudice d'éducation” qui indemnise la surcharge financière qu'implique élever un enfant polyhandicapé (cela peut inclure un voire deux voire trois salaires d'assistants à domicile !). Mais ce préjudice d'éducation n'existe que tant que subsiste l'obligation d'éducation. À 21 ans, 25 au plus tard, l'enfant devenu adulte est censé se prendre en charge lui-même. Tandis que l'indemnisation affublée du masque du « préjudice d'être né » appartenait en fait à l'enfant et entrait dans son patrimoine.

— Donc devait être consacré à l'intérêt de l'enfant et couvrait ses besoins pour sa vie entière !

— Vous avez compris. Et notamment, lors du décès des parents, l'État et les autres héritiers ne viennent pas en prélever une part pour leur compte, sans obligation de prendre soin de l'handicapé en contrepartie.

— Mais alors, loin d'être une décision injurieuse pour les handicapés, c'était une décision formidablement protectrice des handicapés !

— Était. Car les médecins sont venus crier famine chez le législateur, leur chœur étant repris, la farce était complète, par des associations d'handicapés.

— Le choux qui défend la chèvre ?

— Là encore, je vous laisse la responsabilité de la métaphore légumineuse. Et une loi du 4 mars 2002, oui, celle-là même sur les droits des patients, a mis fin à cette jurisprudence rendant toute action de ce genre purement et simplement irrecevable.

— Sans contrepartie ?

— Tout comme : il y eut une promesse en contrepartie, que ces personnes lourdement handicapées seraient prises en charge par la solidarité nationale. On attend encore les décrets d'application, à ma connaissance.

— Et cela a donné ?

— Une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme, à l'unanimité des 17 juges formant la grande chambre. Saluée comme il se doit par Veuve Tarquine, qui précisément exerce dans cette redoutable discipline qu'est le “Corpo”.

— La connaissant de réputation, je devine le feu d'artifice…

— Un bouquet, du début à la fin. En conséquence, la cour de cassation a jugé récemment que les réclamations portées avant la loi du 4 mars 2002 seraient encore recevables, ce par un effet rétroactif d'application immédiate©. Pour aux enfants nés après le 6 mars 2002 : Vae Victimis. Maintenant, vous aurez l'obligeance de me dire où se trouve la morale. Pour ma part, je suis de ceux qui l'ont vu périr sous les applaudissements qui ont accueillis le vote de l'article 1er de la loi du 4 mars 2002. Il est vrai que dans l'hémicycle, personne ne se souvient plus de ce à quoi elle ressemble, la morale.

— Je vous trouve bien amer.

— Il y a de quoi, et encore : moi, je n'ai pas eu de clients qui ont subi les conséquences de cette loi. Je suis lâchement soulagé de n'avoir pas eu à leur expliquer la nouvelle en les regardant dans les yeux.

— Maître, je vous remercie, j'ai trop abusé de votre temps. Je vous laisse partir en vacances, vous l'avez bien mérité.

— Merci, chère lectrice, mais de grâce, je vous en conjure ! Ne m'appelez pas maître, quand je ne suis que votre très humble et très dévoué serviteur.


Adresses utiles :

Le site de l'ANADAVI, Association Nationale des Avocats de Victimes de Dommages Corporels, avec la liste des avocats adhérents. Ils sont tous compétents en la matière et adhèrent en outre à des bonnes pratiques qui s'ajoutent aux obligations déontologiques communes à tous les avocats. Je précise que je ne suis affilié d'aucune manière à cette association, je serais plutôt de l'autre côté de la barre.

Le site de l'ANAMEVA, Association Nationale des Médecins Conseils de Victimes d'accident avec dommage corporel. Auxiliaires précieux des avocats, ils les assistent lors des expertises qui visent à établir la faute et le préjudice.

Notes

[1] localisation anormale du placenta qui peut être responsable d'hémorragies sévères au cours du troisième trimestre de la grossesse. Le placenta est normalement inséré dans le fond de l'utérus, il est dit prævia lorsque ce n'est pas le cas (Wikipédia).

[2] Contractées à l'hôpital.

[3] Il s'agit de l'opacification du canal rachidien, dans lequel se trouve la moelle épinière, par injection d'un produit iodé, donnant ainsi à la radiographie une image du canal, de ses contours, et du départ des racines nerveuses. Aujourd'hui (l'affaire remonte à 1976), depuis la généralisation du scanner, cet examen est beaucoup moins pratiqué.

[4] CAA Lyon, 21 décembre 1991, Gomez

[5] CE, Ass., 9 avril 1993, Bianchi.

[6] Nées du traitement médical.

[7] L'exercice illégal de la médecine est puni de deux ans d'emprisonnement.

[8] Civ 1re, 7 oct. 1998 (J.C.P. 1998-II-10179, concl. Saint-Rose, note P. Sargos, Bull. civ. I n°287 et 291).

vendredi 25 juillet 2008

Saluons le travail du législateur

Une fois n'est pas coutume, je vais dire du bien du législateur.

Non, je suis sérieux. Parmi le flot continu de textes qu'il vote, il se trouve des bons textes, qui apportent vraiment quelque chose. Et quand on voit qu'en outre, c'est une proposition de loi, c'est à dire une initiative parlementaire, on se sent un peu réconcilié avec le Parlement.

Bon, il y a loin de la coupe aux lèvres, et si le travail est bon, vous verrez qu'il n'est pas parfait.

Rendons donc hommage à Jean-Luc Warsmann (3e Ardennes) et Étienne Blanc (3e Ain), à l'origine de la loi n° 2008-644 du 1er juillet 2008 créant de nouveaux droits pour les victimes et améliorant l'exécution des peines.

Ce texte crée une nouvelle procédure d'indemnisation des victimes d'infraction, l'aide au recouvrement (nouveau titre XIVbis du Livre IV du Code de procédure pénale, articles 706-15-1 et suivants).

Cette procédure est subsidiaire à la procédure d'indemnisation devant la CIVI : elle n'est ouverte que si les procédures des articles 706-3 et 706-14 ne sont pas applicables.

Hein ???

— Patience, mes chers mékéskidis : je parle à mes amis kissavdekoijkozes. Voici la version sous-titrée.

La loi prévoit que certaines victimes des faits les plus graves ont le droit à être indemnisées par l'État. La procédure est portée devant la Commission d'Indemnisation des Victimes d'Infraction (CIVI) du tribunal de grande instance, et est exercée contre le Fonds de Garantie des Victimes d'Actes de Terrorisme et Autres Infractions (FGTI).

Mais l'accès à cette action est plutôt restreinte, bien que plusieurs lois successives l'ait peu à peu élargi. Il faut que la victime soit morte ou handicapée à vie (on parle d'incapacité permanente partielle, IPP) ou ait eu une incapacité totale de travail (ITT) d'au moins trente jours (Attention, l'ITT n'a rien à voir avec un arrêt de travail), ou que les faits constituent une infraction de nature sexuelle (viol ou agression sexuelle). Enfin, cela a son importance, la loi ne prévoit que l'indemnisation de la victime : les frais d'avocat[1] ne sont pas pris en charge. Ça, c'est l'article 706-3 du CPP.

Autre cas d'ouverture : l'infraction est un vol, une escroquerie, un abus de confiance, une extorsion de fonds ou une destruction, une dégradation ou une détérioration d'un bien appartenant à la victime, qui ne peut obtenir à un titre quelconque (assurance…) une réparation ou une indemnisation effective et suffisante de son préjudice, et se trouve de ce fait dans une situation matérielle ou psychologique grave. Cela laisse prise au débat, et de fait, les actions exercées sur ce fondement sont plutôt rares (mais je n'ai pas de chiffres vous communiquer). Ça, c'est l'article 706-14 du CPP.

En dehors de ces cas, la victime n'a pas d'autre recours que d'exiger le paiement par le condamné, souvent insolvable, outre que cela oblige à rester en contact avec l'auteur des faits, et toutes les victimes n'ont pas envie de lui donner leur adresse pour recevoir un chèque. Bref, la voici grosjean comme devant.

Heureusement, Zorro Warsmann et Blanc sont arrivés.

La loi nouvelle crée donc une action subsidiaire, dans les cas où aucune des deux voies ci-dessus ne sont ouvertes : l'aide au recouvrement. C'est une action qui s'est voulue simplifiée, puisqu'elle évite la case juridictionnelle. La demande est portée directement devant le FGTI.

Il y a une condition de délai : l'action ne peut être exercée que deux mois après la décision, en l'absence de paiement volontaire, et dans le délai d'un an à compter du jour où la décision est devenue définitive (nouvel article 706-15-2 du CPP). Attention, piège : le délai est en fait de dix mois, puisque l'action ne peut pas être exercée pendant les deux premiers mois.

Premier bruit dans le moteur

Et déjà, les premiers couinements du mécanisme. Parce qu'une question se pose et n'a pas de réponse, et côté simplicité, c'est raté.

La question : la loi dit que l'action est ouverte en cas d'absence de paiement volontaire. Mais que se passe-t-il en cas de paiement partiel ? Le prévenu doit mille euros, il verse une provision de 50 euros et puis plus rien. Il y a eu paiement volontaire (mais pas total). La victime peut-elle saisir le Fonds de Garantie ? Gageons qu'il y aura des refus de la part du Fonds, aucun recours n'est prévu sur ce point. Déduction personnelle ? Assignation du Fonds devant la juridiction civile de droit commun. C'est sans doute un juge de proximité qui va trancher le premier la question.

Côté simplicité : on veut faciliter la vie de la victime. La preuve, le tribunal devra informer la victime de son droit à exercer cette action (Mesdames et messieurs les présidents, je vous plains : vos délibérés vont bientôt tenir de la tirade cornélienne et dureront aussi longtemps que les audiences, entre les notifications des obligations du condamné, des effets du sursis, de la date de convocation du JAP, et les notifications aux parties civiles, vous n'allez pas vous coucher tôt).

Mais le point de départ du délai et donc sa date d'expiration vont être un vrai casse-tête, puisque c'est le jour où la décision devient définitive.

Une décision devient définitive le jour où plus aucun recours ne peut être exercé contre elle. A priori, ça peut paraître bref, puisque le délai d'appel est de dix jours, et celui du pourvoi en cassation, de cinq.

Oui, mais si le prévenu est absent ? C'est un “contradictoire à signifier[2]”, c'est à dire que le délai d'appel courra à compter du jour de la signification qui sera faite du jugement par huissier. À la diligence du procureur. Diligence dont la victime n'est pas informée. Donc le point de départ du délai lui est inconnu, sachant qu'elle ne pourra exercer son action que deux mois après cette date, et qu'elle n'aura que dix mois pour ce faire.

La loi tente d'apporter une solution au problème, en disposant d'une part que la signification doit être faite dans un délai de 45 jours à compter de la requête du ministère public, mais là encore, la partie civile n'est pas informée de ces diligences. Reste à la partie civile à faire signifier elle même (à ses frais donc) la décision, comme l'article 554 du CPP le lui permet.

Pis encore, si le prévenu n'a pas pu être cité en personne (parti sans laisser d'adresse, par exemple). C'est un jugement par défaut. Or le jugement par défaut peut faire l'objet d'une opposition[3] par le prévenu lorsqu'il lui est signifié, sans condition de délai. Or un jugement par défaut n'est par définition pas définitif, et aucune formalité d'information de la victime n'est prévue en cas de signification du jugement par défaut si le condamné ne fait pas opposition.

Bref, dans bien des cas, la victime risque d'être dans l'impossibilité d'exercer utilement son action, faute d'avoir connaissance du délai de dix mois pour ce faire.

Et concrètement, ça se passe comment ?

Très simplement. Au début.

La demande est portée directement devant le Fonds de Garantie (alors que d'ordinaire, on saisit la CIVI, le Fonds n'étant pas une juridiction, et encore moins impartial puisque c'est lui qui paye, et sa radinerie est légendaire).

Le Fonds peut opposer un refus tiré du non respect du délai (on parle de forclusion). La victime peut demander à être relevée de cette forclusion, si elle justifie par exemple qu'elle n'a pas pu avoir connaissance du début du délai pour agir.

Question : devant qui est portée cette demande ? On a la CIVI, qui s'y connaît en droit de l'indemnisation. On a le JUDÉVI, le JUge DÉlégué aux VIctimes, on a le président de la CIVI qui a des pouvoirs propres, on a le président de la chambre du tribunal jugeant les intérêts civils quand ceux-ci sont jugés postérieurement à l'action publique[4]. En plus c'est facile, ces trois fonctions différentes sont forcément exercées par la même personne. Hé bien non ! Ce sera le président du tribunal, statuant par ordonnance sur requête (art. 706-15-2, al. 2 du CPP). Pourquoi ? Ne cherchez aucune logique : c'est juste la seule juridiction qui peut être saisie par une partie sans que l'autre soit convoquée. Bref, on fait faire des économies au FGTI, qui n'aura pas besoin de se présenter devant le juge pour défendre son refus. Le bricolage législatif commence. On n'y coupe jamais. C'est à désespérer.

Des sous ! Des sous !

Bon, le délai a été respecté, les procédures spéciales des articles 706-3 et 706-14 sont inapplicables : le Fonds va devoir mettre la main au portefeuille.

Première chose à faire : changer de Code. C'est désormais dans celui des Assurances que ça se passe, à l'article L.422-7. Pourquoi ? Sékomsa.

Si les sommes en cause, dommages-intérêts ET article 375 ou 475-1, chers confrères, la loi le prévoit expressément, sont inférieures ou égales à 1000 euros, le Fonds les paye intégralement et immédiatement. Note aux agents du Fonds qui me lisent : préparez-vous à devenir le pourvoyeur d'une prime complémentaire pour les fonctionnaires de la police nationale. Grâce à vous, tous les outrages deviennent solvables.

Si les sommes en cause dépassent les 1000 euro, le Fonds accorde une provision égale à 30% du montant de la condamnation, avec un minimum de 1000 euro et un maximum de 3000 euro.

Par la suite, le Fonds va lui-même tenter de recouvrer l'intégralité des dommages-intérêts auprès de l'auteur des faits. Pour cela, le Fonds peut demander au procureur de la République de requérir de toute personne ou administration la communication de renseignements sur la situation professionnelle, financière, fiscale ou sociale des personnes ayant à répondre du dommage. Le secret professionnel ne peut être opposé au procureur de la République (art. 706-11 du CPP). C'est plutôt efficace.

Remboursez ! Remboursez !

Les sommes récupérées par le Fonds vont servir en priorité à payer… le Fonds. La générosité du législateur a des limites. C'est qu'une victime, c'est gentil, mais ça pleure tout le temps et ça coûte cher. Donc priorité au remboursement des sommes avancées. En outre, car il faut bien vivre, le Fonds pourra ajouter aux sommes prononcées par le tribunal une pénalité au titre des frais de gestion (sic), supportée par le condamné. Cette pénalité est un pourcentage des sommes totales (dommages-intérêts + article 375 ou 475-1) qui sera fixé par le ministre chargé des assurances. Je guette l'arrêté en cause. En outre, le Fonds pourra retenir au titre des frais de gestion un pourcentage, à fixer également par le ministre en charge des assurances, sur les sommes récupérées au-delà de la première avance, pourcentage donc supporté par la victime. L'argent n'a pas d'odeur.

En vrac

Ce n'est pas tout ce que dit la loi, mais ça intéresse surtout les kissavdekoijkozes. La procédure de l'article 706-14 (infraction au bien laissant dans une situation matérielle ou psychologique grave) est étendue aux destructions de voitures sans condition de gravité de la situation, mais sous certaines conditions, précisées au nouvel article 706-14-1 du CPP. Les règles de signification des jugements pénaux sont modifiées. Le droit de procédure de 90 euros de l'article 1018 A qui fait que tous nos clients nous rappellent six mois après leur condamnation est doublé et passe à 180 euros si le prévenu ne se présente pas ou n'a pas donné pouvoir à son avocat. Les informations relatives aux permis de conduire sont rendus plus largement accessibles aux autorités de police judiciaire.

Prochainement dans vos prétoires

Dernier point : l'entrée en vigueur du dispositif. C'est prévu pour le 1er octobre 2008, c'est à dire pour toutes les décisions rendues à partir du 1er octobre, peu important la date des faits. Chers confrères, demandez le renvoi de vos audiences de septembre ! Pour l'indemnisation des voitures détruites, c'est toutes les voitures qui le seront à partir du 1er octobre (message aux sauvageons : merci d'attendre minuit pour casser des voitures la nuit du 30 septembre). Les autres règles sont entrées en vigueur le 3 juillet 2008.

Notes

[1] On parle d'article 475-1 devant le juge de proximité, le tribunal de police ou le tribunal correctionnel, et d'article 375 devant la cour d'assises ; du Code de procédure pénal s'entend.

[2] Contradictoire signifie que chaque partie a eu la possibilité de présenter ses arguments, à signifier veut dire que le jugement doit être porté à la connaissance du condamné par un huissier de justice —c'est le sens juridique du mot signifier ; en cas d'envoi postal recommandé, on parle de notification

[3] L'opposition se distingue de l'appel en ce qu'elle est jugée par le même tribunal qui a rendu le premier jugement. Le tribunal rejuge l'affaire, ce qui permet au prévenu de présenter sa défense, et lui laisse la possibilité de faire appel, respectant ainsi le droit du prévenu au double degré de juridiction.

[4] L'action civile, ou intérêts civils, fixe le montant de l'indemnisation due à la victime ; l'action publique fixe la peine infligée au condamné.

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