Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 9 octobre 2008

De quelques idées reçues sur le prétendu laxisme des magistrats

Par Gascogne


Le syndicat de policier "Synergie Officiers" nous a déjà habitué à des déclarations fracassantes à l'égard des magistrats (un petit exemple sur les JLD dans le contentieux des étrangers, ou encore récemment sur une remise en liberté contestée par les policiers). La nouvelle sortie de ce syndicat dans la presse n'étonne pas vraiment le monde judiciaire. Par contre, elle agace prodigieusement.

Quelques éléments doivent être rappelés à nos amis policiers de ce si sympathique syndicat.

Le premier, et pas des moindres, est que la critique publique d'une décision de justice est un délit puni tout de même de 6 mois d'emprisonnement et de 7 500 € d'amende (art. 434-25 du Code Pénal). Dés lors, avant de donner des leçons aux magistrats sur la manière de faire respecter la loi aux sauvageons des banlieues, un respect de la loi par ces mêmes syndicalistes serait-il de nature à démontrer que ce n'est pas deux poids et deux mesures : la loi dans toute sa rigueur pour les délinquants d'habitude, le laxisme le plus extrême pour les policiers qui s'expriment.

Le second concerne la notion même de sanction. Une peine d'emprisonnement ferme avec mandat de dépôt à l'audience n'est pas le seul et unique moyen de sanctionner un comportement. Il suffit de se plonger quelque peu dans le Code Pénal pour se rendre compte que le législateur a entendu privilégier diverses sanctions pénales, dont certaines dites "alternatives" à l'enfermement, pour ne laisser la peine de prison, qui plus est à "exécution immédiate" qu'en dernier ressort. Dés lors, affirmer que le sentiment d'impunité résulte du fait que les juges laxistes ne prononcent pas assez de mandats de dépôt à l'audience est d'un simplisme démagogique à toute épreuve. Beccaria doit s'en retourner dans sa tombe.

Ensuite, concernant le choix des procédures ("certaines personnes ne sont même pas déférées !"), l'action publique appartient encore aux procureurs. Je sais bien que cela énerve certains officiers et commissaires de police (l'ex syndicat majoritaire des commissaires, le SCHPNF, alias le Schtroumpf tant ce sigle est imprononçable, avait en son temps proposé que l'action publique relève au moins en partie des commissaires de police), mais cette réforme n'est pas encore à l'ordre du jour. Que les personnels de police les plus critiques passent le concours de la magistrature, et nous pourront discuter de l'opportunité d'une politique pénale.

Mais ce n'est pas tant la critique en soi qui agace le plus. Ce ne serait que saine participation démocratique si les syndicalistes de "Synergie Officiers" balayaient un peu devant leur porte. Car ils oublient tout de même de préciser que dans un certain nombre de cas, s'il n'y a pas de défèrement, c'est que la gestion policière du dossier a laissé à désirer : garde à vue nulle (rarement une semaine à la permanence téléphonique du parquet sans une levée de garde à vue pour nullité substantielle), compte rendu peu clair, actes d'enquête non effectués...Ce même syndicat (du moins me semble-t-il) avait en son temps proposé qu'un "observatoire des bavures judiciaires" soit mis en place. Le parallélisme des formes pourrait imposer que les magistrats se mettent à publier toutes les nullités de procédure faites par la police.

Faire incarcérer une personne, et aller devant une juridiction de jugement alors même que la procédure est bancale pourrait certes permettre aux enquêteurs de penser que le parquet "les soutient" (encore que je n'ai pas vu dans la loi où il était inscrit qu'il s'agissait là d'une des fonctions du parquet), mais ne serait pas digne du fonctionnement d'une justice démocratique. Les procureurs ne sont pas notés aux "crânes".

Que l'on ne se trompe pas sur mon agacement : après pas mal d'années passées dans diverses fonctions pénales, je sais parfaitement bien que la majorité des policiers fait très bien ce pour quoi elle est payée, à savoir interpeller les auteurs d'infractions pénales et procéder les concernant à une enquête en bonne et due forme.

Cela représente pour les policiers une masse de travail considérable. Pour les magistrats également. Raison pour laquelle les poursuites et les décisions qui sont prises par la suite, tant par les magistrats du parquet que par ceux du siège, méritent bien mieux que les approximations démagogiques de quelques excités pour lesquels la frustration le dispute à l'incompétence.

jeudi 14 août 2008

Coup d'œil impartial sur la magistrature ibère

De retour d'outre Pyrénées, je ramène dans ma besace quelques nouvelles locales, juridiques comme il se doit.

Le droit comparé est une matière riche d'enseignement, et en outre, s'agissant d'un pays qui n'est pas le nôtre, l'aspect passionnel disparaît : mépriser les juges étrangers est vain, puisqu'aucun d'eux ne viendra prendre la parole pour les défendre et être agonit d'accusation de corporatisme, et les jalouser reviendrait à dire que notre pays serait moins bien qu'un de ses voisins, et cette attitude est contraire au génie français.

Les points communs entre le législateur français et espagnol sont frappants. Si notre voisin semble avoir une production législative largement inférieure, il s'agit en grande partie d'une illusion : chaque région autonome (l'Espagne en compte 17) a son propre parlement et produit sa propre législation : si l'Espagne se présente comme un État unitaire, elle est à la limite de l'État fédéral. Certaines régions ont même leur langue officielle à côté de l'espagnol, qui s'appelle espagnol partout dans le monde sauf en Espagne où il est le castillan.

Ainsi il a lui aussi ses obsessions, sa Némésis absolue. Si en France il s'agit du pédophile, en Espagne, il s'agit du mari violent. Une loi a été votée en 2004 qui a durci les peines encourues et créé une juridiction spécialisée, le tribunal des violences contre la femme. Imaginez qu'en France on ait, à côté du tribunal de police, du tribunal correctionnel et de la coru d'assises, un tribunal des violences conjugales. C'est ce qu'a fait l'Espagne. Et que s'est-il passé ? Rien. Les violences conjugales n'ont pas sensiblement baissé. Beccaria n'est pas plus lu de l'autre côté des Pyrénées que de ce côté-ci, et le mythe de la dissuasion par la terreur à la peau dure.

Un fait divers dramatique a relancé le débat. Un homme qui manifestement maltraitait sa compagne ou son épouse (il s'agissait de son épouse) a été pris à parti par un passant, professeur d'université et journaliste, âgé de la cinquantaine, Jesús Neira, qui lui a vertement reproché son comportement et a menacé d'appeler la police. Las, le mari désobligeant était un toxicomane diabétique en crise soit de manque soit hypoglycémie et a violemment frappé le professeur à la tête. Le professeur est dans le coma depuis une semaine et son état est critique. L'épouse n'a pas voulu porter plainte, niant qu'elle ait été battue malgré les images de vidéosurveillance. cette absence de plainte a fait que l'agresseur a été laissé en liberté, ce qui a profondément ému l'opinion publique. La réaction ne s'est pas faite attendre : les faits ont été requalifiés en tentative de meurtre, qualification qui ne tient pas la route mais a permis la délocalisation de l'affaire à Madrid où le mari malfaisant a été promptement incarcéré. Le législateur ne pouvait pas être en reste et a annoncé, vous l'avez deviné, une nouvelle loi. À ceci près qu'à peine cette annonce faite, il a fallu faire machine arrière, face au constat que dans le cadre de la Constitution espagnole, on était déjà pas loin du maximum répressif. Et en Espagne, on ne touche pas à la Constitution avec la facilité française. Bref, c'est l'impasse, mais personne ne semble s'interroger sur l'efficacité de la simple aggravation des peines. En attendant, le législateur espagnol a changé son fusil d'épaule et va s'attaquer au Code civil, notamment en empêchant le mari violent d'hériter de son épouse même si sa violence n'est pas à l'origine du décès. Je vous laisse supputer l'effet dissuasif de la mesure.

Autre affaire où la justice espagnole est en effet confrontée à un casse-tête juridiquement passionnant et lourd de conséquences. Elle démontre s'il en était encore besoin que l'art du juriste consiste à anticiper à long terme les conséquences des règles de droit. À long terme s'entendant au-delà de la prochaine échéance électorale.

L'Espagne a adopté un nouveau Code pénal en 1995, remplaçant le Code pénal franquiste de 1944 largement réformé en 1973. Le Code pénal espagnol prévoyait, pour simplifier, tout un jeu de circonstances aggravantes et un cumul de peines qui aboutit au prononcé de peines démesurées. Ainsi, les deux principaux responsables des attentats de Madrid ont été condamnés chacun à plus de 40.000 ans de prison. Comme je le disais moqueur à un ami avocat espagnol, le juge a été très sévère, ces crimes méritaient 30.000 ans tout au plus.

Ces peines ne veulent ainsi pas dire grand chose puisque la loi espagnole prévoyait en 1973 un maximum de 20 années de prison effective (en fait, 30 ans, mais chaque journée travaillée comptait pour deux journées, ce qui a aboutit rapidement à une exécution des deux tiers du maximum légal pour tous les prisonniers face à l'impossibilité de leur fournir à tous du travail).

Curieusement en apparence, l'Espagne démocratique a décidé d'être bien plus sévère que l'Espagne franquiste, en portant à 30 ans, puis à quarante le maximum effectif. Des voix s'élèvent, y compris du pouvoir judiciaire qui en Espagne est un véritable pouvoir à part entière avec ses instances représentatives, pour réclamer la possibilité de prononcer une peine de réclusion perpétuelle. Pour le moment, on en est à quarante ans. Je dis que cette curiosité n'est qu'apparente, car cette aggravation des peines a été décidée en réaction aux crimes de l'ETA, qui est devenue bien plus sanguinaire la démocratie revenue, mais en ce qui me concerne, la profonde, l'abyssale lâcheté des ETArras n'est plus à démontrer. Ajoutons que ces criminels n'expriment pas le moindre remord, et le risque de récidive est considérable.

Là où cela devient particulièrement intéressant, c'est que cette modification du maximum légal n'est pas due à une intervention du législateur, trop occupé avec les femmes battues, mais au juge : c'est un arrêt du Tribunal Suprême Espagnol concernant l'ETArra français Henri Parot du 28 février 2006 qui a changé le système de computation des peines, mettant fin à leur confusion et exigeant qu'elles s'exécutassent à la suite les unes des autres en ordre de gravité, dans la limite du maximum légal de 30 ans de l'époque, porté à 40 ans par le nouveau code pénal de 1995, mais inapplicable à Parot, condamné en 1987 pour 26 assassinats et 186 tentatives d'assassinat. En Espagne, on parle de jurisprudence Parot (doctrina Parot). Alors qu'il aurait dû sortir en 2007, sa peine a été prolongée jusqu'en 2017.

Le problème est qu'ici, on se situe au niveau de l'exécution de la peine. Or la fixation de la date de fin de peine fait l'objet d'un jugement postérieur à la condamnation.

Or certains condamnés ont échappé à la jurisprudence Parot car leur peine a été fixée par un jugement définitif antérieur. C'est le cas de l'ETArra Iñaki de la Juana Chaos, qui a été condamné à 3000 ans de prison “seulement” pour 25 assassinats dont l'attentat du 14 juillet 1986 à Madrid, place de la République dominicaine, contre un convoi de la Garde Civile espagnole (14 morts, 46 blessés).

Sa peine a été fixée définitivement à 18 années. L'autorité de la chose jugée s'oppose à ce que sa peine soit rallongée conformément à la jurisprudence Parot.

De la Juana Chaos est donc sorti libre, au grand dam des politiques espagnols.

La même mésaventure arrive avec José Rodríguez Salvador, condamné à 311 ans et 8 mois (sic) de prison pour 17 viols dont une dizaine commis suite à une évasion lors d'une permission de sortie. Le tribunal de Barcelone a fixé sa date de sortie au 22 septembre 2007, sans que cette décision ne fasse l'objet d'un appel, alors même qu'elle était contraire à la jurisprudence Parot.

Le législateur, au début bien content que le Tribunal Suprême fasse le sale travail, dit désormais pis que pendre des juges qui refusent d'appliquer un changement de jurisprudence à des décisions définitives, quand bien même une telle décision serait immanquablement sanctionnée par la cour européenne des droits de l'homme.

Et que se propose-t-il de voter, je vous le demande, pour contourner ces décisions ?

je vous le donne dans le mille.

La rétention de sûreté.

C'est fou comme je n'arrive pas à me sentir dépaysé en Espagne.

Enfin, pour terminer, un coup de chapeau mérité.

Juan Del Olmo est le juge d'instruction qui a instruit les attentats de Madrid. C'est un des juges antiterroristes les plus compétents en matière de terrorisme islamiste. Il a été chargé d'une mission de collaboration avec les autorités françaises. Pour cela, il devait toucher une indemnité de 17.156,54 euros, destinée à couvrir ses frais de résidence et à le rémunérer, le déplacement d'un juge à l'étranger entraînant suspension de son traitement selon la loi espagnole.

Il a demandé à ce que cette indemnité soit réduite à 5.172,6 euros, et à ce que la différence soit versée aux familles des victimes.

J'ôte ma toque devant ce geste, Señoría.


PS : Oui, le titre est un clin d'œil à Notre dame de Paris.

mardi 8 juillet 2008

les mystères de l'OPP

Par Dadouche



J'ai déjà évoqué à plusieurs reprises (par exemple ici) l'OPP, l'Ordonnance de Placement Provisoire, qui peut être la hantise du juge des enfants ou du substitut des mineurs quand on lui demande de la prendre un vendredi soir à 18 heures.
Un récent article de Libération évoque une OPP prise par le parquet de Nanterre. Je n'entrerai pas dans le détail de cette situation, que je ne connais pas, et au sujet de laquelle l'article donne essentiellement le point de vue des parents. Mais c'est l'occasion de rappeler le fonctionnement de cette procédure, humainement jamais facile à mettre en oeuvre, qui entraîne le placement en quelques heures d'un mineur.

D'abord le principe : le juge des enfants ne prend aucune décision sans audience préalable, avec convocation de la famille.

C'est le premier alinéa de l'article 1184 du Code de Procédure Civile : Les mesures provisoires prévues au premier alinéa de l'article 375-5 du code civil, ainsi que les mesures d'information prévues à l'article 1183 du présent code, ne peuvent être prises, hors le cas d'urgence spécialement motivée, que s'il a été procédé à l'audition, prescrite par l'article 1182, du père, de la mère, du tuteur, de la personne ou du représentant du service à qui l'enfant a été confié et du mineur capable de discernement.
Les convocations pour cette audience doivent être adressées 8 jours au moins avant la date de celle-ci (article 1188 CPC)
La décision prise par le juge des enfants à l'issue de cette audience est alors en principe un jugement.

Si cette procédure permet d'agir relativement vite, il est cependant des cas où une intervention immédiate peut être nécessaire.
Rappelons qu'en tout état de cause le juge des enfants intervient lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises (article 375 du Code Civil)et que chaque fois qu'il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel (article 375-2).
Les situations où une Ordonnance de Placement Provisoire peut être nécessaire supposent donc quelque chose de plus que l'existence d'un danger.

Deux hypothèses :

- le juge des enfants est déjà saisi de la situation du mineur
Une mesure d'action éducative en milieu ouvert ou une mesure d'investigation est déjà en cours et des éléments apparaissent brusquement, qui rendent indispensables un placement le jour même. Exemples parmi de nombreux autres : le mineur est hospitalisé à la suite de violences subies au domicile, les parents ont mis à la porte leur ado dont ils ne supportent plus les provocations, ...
Les dispositions de l'alinéa 1er de l'article 375-5 du Code Civil permettent alors au juge des enfants d'intervenir en urgence et de confier provisoirement, par ordonnance, le mineur à une structure habilitée. Il doit dans sa décision caractériser, outre les motifs qui rendent le placement nécessaire, l'urgence qui empêche de respecter la procédure habituelle de convocation préalable.
L'alinéa 2 de l'article 1184 du CPC dispose alors que : Lorsque le placement a été ordonné en urgence par le juge sans audition des parties, le juge les convoque à une date qui ne peut être fixée au-delà d'un délai de quinze jours à compter de la décision, faute de quoi le mineur est remis, sur leur demande, à ses père, mère ou tuteur, ou à la personne ou au service à qui il était confié.
A l'issue de cette audience, un jugement est rendu qui peut soit maintenir la décision de placement soit y mettre un terme.

- le juge des enfants n'est pas encore saisi de la situation
C'est le Procureur de la République qui est destinataire d'un signalement urgent, qui peut émaner de l'Aide Sociale à l'Enfance, d'un service hospitalier, de l'Education Nationale, des services de police. Il peut s'agir d'un mineur en fugue trouvé sur le ressort, d'un mineur victime de mauvais traitement, d'un mineur étranger isolé (sans doute la majorité des situations dans les plus grosses juridictions), d'un mineur dont les deux parents sont en garde à vue et pour lequel il n'y a pas de solution familiale... Les situations sont multiples.
Les dispositions de l'article 375-5 du Code Civil permettent alors au Procureur de confier le mineur provisoirement à une structure, à charge pour lui de saisir le juge des enfants dans un délai de 8 jours par requête.
L'alinéa 3 de l'article 1184 du CPC dispose alors que :Lorsque le juge est saisi, conformément aux dispositions du second alinéa de l'article 375-5 du code civil, par le procureur de la République ayant ordonné en urgence une mesure de placement provisoire, il convoque les parties et statue dans un délai qui ne peut excéder quinze jours à compter de sa saisine, faute de quoi le mineur est remis, sur leur demande, à ses père, mère ou tuteur, ou à la personne ou au service à qui il était confié.
C'est le cas décrit dans l'article de Libération : l'OPP a été prise par le Parquet le 26 juin, on peut raisonnablement penser que la requête a été faite le même jour, et l'audience est prévue le 10 juillet, dans le délai de 15 jours.

Ce délai de 15 jours prévu dans les deux hypothèses, qui paraît toujours trop long aux premiers intéressés, permet non seulement au juge d'organiser matériellement l'audience (libérer un créneau dans son emploi du temps, faire adresser les convocations en temps utile) mais également de rassembler davantage de renseignements que ceux qui ont conduit à la prise de décision en urgence.
Comment en effet éclairer la prise de décision finale si on ne dispose pas d'autres éléments que ceux que l'on avait lorsqu'on a pris la décision en urgence ? Les observations réalisées durant le placement peuvent être précieuses, des dispositions peuvent être prises par la famille durant ce délai (par exemple hospitalisation d'un parent, reprise d'un traitement, départ d'un conjoint violent).
Une OPP n'est pas nécessairement suivie d'un placement à plus long terme. Elle peut permettre de procéder à des investigations complémentaires, de calmer une situation de crise. Elle peut aussi, même si elle n'est pas utilisée dans ce but, être un électrochoc qui permet des changements dans une situation complexe.
Elle peut également avoir des conséquences désastreuses, en braquant durablement les parents qui se sentent stigmatisés.

Vous l'aurez compris : ce qui caractérise l'OPP c'est l'urgence, la nécessité d'agir sans délai.
Je ne connais aucun magistrat qui aime statuer par OPP : agir en urgence, c'est presque toujours le signe qu'on a pas su repérer une situation de crise qui couvait. Par ailleurs, une décision sans audience préalable est toujours insuffisamment éclairée et mal comprise par les premiers concernés.
La réflexion est permanente sur le sujet de l'urgence : faut-il intervenir ? faut-il faire jouer un soi-disant principe de précaution ? est il préférable que le Parquet prenne l'OPP ou qu'il saisisse le juge des enfants immédiatement et lui laisse le soin d'en apprécier l'opportunité ? comment agir dans l'urgence et non dans la précipitation ?
Les réponses sont différentes selon chaque situation. Elles peuvent dépendre par exemple de l'âge des mineurs concernés : un bébé est plus vulnérable qu'un enfant plus âgé, qui peut alerter sur sa situation. La protection de la sécurité physique immédiate peut plus fréquemment nécessiter d'agir sans délai que les hypothèses de carences éducatives, même graves. L'intention affichée des parents de s'éloigner au plus vite pour éviter une intervention des services de protection de l'enfance peut également justifier une intervention en urgence, de même que l'existence de précédents de violence au sein de la famille.

Je ne tenterai pas de faire croire que toutes les OPP apparaissent justifiées a posteriori. Mais il est facile de refaire le match une fois qu'il est terminé.

Par ailleurs, aux grands principes qui guident l'action des magistrats viennent se mêler des réalités matérielles et humaines. Quand un enfant qu'on n'a pas placé assez vite s'est retrouvé à l'hôpital, on a tendance ensuite à faire jouer un principe de précaution dans des situations tangentes. Quand on entend, après un dramatique fait-divers, que "le juge doit payer", on est tenté d'ouvrir le parapluie un peu plus vite. Quand on a déjà vingt-cinq audiences prévues dans la semaine, on est secrètement soulagé que le Parquet prenne l'OPP et rédige sa requête quelques jours plus tard pour laisser le temps de caser cette audience imprévue dans les délais légaux. Quand on voit arriver une requête avec demande d'OPP, que l'Aide Sociale à l'Enfance n'attend à l'autre bout du fax que ladite OPP pour organiser le placement, qu'on sait que passé une certaine heure la décision sera plus compliquée à mettre en oeuvre, qu'on sort d'une audience houleuse et qu'on se prépare à la suivante qui ne sera guère plus tranquille, on prend le temps de lire les éléments de façon approfondie voire de décrocher son téléphone pour obtenir une précision supplémentaire, mais pas forcément de rédiger deux pages pour caractériser la nécessité d'intervenir en urgence

Enfin, chacun a une conception de l'urgence, tout comme chacun a une conception du danger. Il y a des situations qui n'appellent pas de longs débats, d'autres qui sont bien plus complexes. Il faut savoir résister aux appels insistants du chef de service de l'Aide Sociale à l'Enfance, du service d'AEMO ou du substitut des mineurs : "Mais comment, untel n'est toujours pas placé ?" ou "On attend toujours votre OPP pour la situation Trucmuche". Il faut parfois savoir dire non. Mais quelle que soit la décision, on a toujours peur de se planter, et on suscite toujours des réactions. Et on se plante parfois, dans un sens ou dans l'autre.

Je n'ai pas trouvé de statistiques récentes sur le nombre de décisions prises en urgence, mais mon expérience personnelle me conduit à constater qu'elles ne concernent finalement qu'une part très réduite des décisions de placement, dans la juridiction de taille moyenne dans laquelle j'exerce, où les cabinets des juges des enfants sont chargés mais dans une mesure encore gérable, où le dialogue est constant avec le substitut des mineurs et les services éducatifs, et où le Conseil Général met quelques moyens dans la Protection de l'Enfance, dont il a la responsabilité (on peut toujours mieux faire, mais c'est pire ailleurs).[1]

Ce billet n'ayant pas vocation à commenter la situation qui a donné lieu à l'article de Libération ni à servir de défouloir à tous ceux qui "connaissent quelqu'un dont les enfants...", mais à expliquer la procédure appliquée en l'espèce, tout commentaire d'une décision judiciaire particulière sera considéré comme un troll, quel que soit l'intérêt des réflexions développées, et traité en conséquence.

Notes

[1] Pour ceux qui veulent pousser la réflexion sur cette notion d'urgence et les contradictions dans lesquelles peuvent se débattre les juges des enfants à ce sujet, j'ai trouvé cet article rédigé par un sociologue en 2006 pour une revue spécialisée, qui soulève des questions intéressantes. Je précise que les données de l'enquête effectuée par l'auteur remontent aux années 1996-2000, soit avant les lois de 2002 et 2007 qui ont pour la première renforcé notablement le contradictoire dans la procédure d'assistance éducative et pour la deuxième créé des dispositifs qui offriront à terme davantage de solutions intermédiaires que l'alternative AEMO/Placement.

mardi 1 juillet 2008

Les Mules

Les palais de justice en voient défiler, des marginaux, des inadapatés, des abîmés de la vie, des irrécupérables, des qui n'ont pas de chance, des épaves, des perdants, des exclus, des victimes de la grande loterie de la vie.

Je crois que le bas de cette sinistre échelle des cocus sublimes de l'humanité est occupé par les mules. Tomber sur l'une d'entre elles au hasard des commissions d'office est une déprime garantie.

Une mule, c'est un passeur de drogue. Tous ont plus ou moins le même profil : ils viennent souvent d'un petit village, d'un coin perdu de la campagne ou de la jungle, parfois même d'un patelin ne figurant sur aucune carte et d'où ils ne sont jamais sortis. Ce sont, sans aucun sens péjoratif, des paysans.

Un jour, parce qu'ils ont la peau bien blanche, baragouinent quelques mots d'anglais ou de français, et parce qu'ils ont un grand besoin d'argent, des traficants de drogue vont les trouver. On ne décline pas une promesse d'embauche de ces gens là sans en payer le prix ; et de toutes façons, la mule a besoin d'argent. Cible idéale : les parents de jeunes enfants, la mère qui vient d'accoucher et rêve que son fils soit avocat ou médecin, ou le père qui veut assumer son rôle traditionnel d'apporteur de richesse, ou mieux : d'un enfant gravement malade.

Et on les charge de drogue, d'où le terme de mule. Pendant longtemps, ils ingurgitaient la drogue dans des petites poches. Au début, il y a eu des ratés, et des morts par overdose quand un pochon se déchirait, ou par occlusion intestinale. Maintenant que la police connaît le coup (il y a même un appareil de radiographie à Roissy, il me semble), la méthode semble en net recul, au profit des miracles de la chimie : on mélange la drogue à un produit qui en modifie la consistance et l'odeur, comme une plaque de plastique, puis à l'arrivée, un chimiste sépare les molécules, récupère la drogue, avec des reliquats de ces produits parfois toxiques qui iront redécorer les sinus des noceurs parisiens du quartier où les rues portent des noms de rois.

Mais les patrons des mules ne sont pas des enfants de cœur. Parfois, ils refusent de payer la mule, sauf si elle fait un deuxième voyage de retour (l'ecstasy s'exporte bien), au risque renouvelé de se faire prendre. Parfois aussi, on retrouve la mule dans un hôtel, éventrée, la came sortie du ventre par un patron qui n'avait visiblement pas envie de payer ni d'attendre.

Beaucoup de ces mules ne passent pas les mailles du filet. Il faut dire qu'on les repère de loin : des paysans sortis de la pampa, qui ont un passeport tout neuf, un billet aller-retour dans la semaine, qui font des trajets improbables dans toute l'Europe en quelques jours. Autant leur mettre un gyrophare sur la tête. Parfois, ils sont donnés par leur propre patron, histoire de faire diversion pour leur deuxième mule, plus discrète et plus chargée dans le même avion.

Et les voilà devant nous, au local de garde à vue du commissariat ou d'entretien avant présentation au juge d'instruction, assommés de désespoir, et c'est à nous et à l'interprète de leur donner les mauvaises nouvelles. Une seule question les habite : quand sortiront-ils ? On leur donne une durée indicative, tenant compte de la durée prévisible de l'instruction et de la quantité saisie. Généralement, ça tourne autour de trois ans ferme, avec interdiction définitive du territoire (et de tout l'esapce Schengen par la même occasion) à la sortie. On voit dans leurs yeux qui se plissent qu'ils font un laborieux calcul mental pour savoir quel âge aura leur enfant quand ils le reverront. Quand ils ont trouvé, c'est le silence, et ils s'affaissent un peu.

Je me souviens de cette jeune sud-américaine de 19 ans, qui avait accouché d'une petite fille trois mois avant de partir, en état de choc, incapable de dire autre chose que “¡ Mi bebé, mi bebé, quiero mi bebé ![1], alors que sa petite fille saurait marcher avant qu'elle ne la revoie. Il y a des jours où on voudrait ne pas parler espagnol.

Ou de cet orpailleur brésilien, qu'on aurait pu prendre pour mon père tellement son visage était usé et ridé, alors qu'il était né six mois avant moi, qui avait empoisonné son plus jeune fils pendant la grossesse de sa mère avec le mercure qu'il utilisait pour amalgamer l'or, et qui, pour soigner les reins mourants de son petit (qui avait quatre ans), avait accepté de convoyer une valise avec deux kilos de cocaïne dans la doublure. Quand je lui ai dit « trois ans », il a compris ce que ça impliquait pour son enfant. Après ça, quand on sort du palais, on file chez soi serrer les siens dans ses bras. Les clients laisseront des messages.

Je me souviens qu'il avait appris un peu de français avec les gendarmes, sur le site de Kourou, en Guyane, où il avait travaillé comme maçon. Il épatait les gendarmes d'escorte en s'adressant à chacun en utilisant le grade correct.

Les débats devant le juge des libertés et de la détention ont lieu dans une ambiance pesante. On reste en chambre du conseil, le huis clos est systématiquement accordé pour les besoins de l'enquête. La détention est inévitable (très grosses quantités de drogue, contexte de réseau organisé, pas de domicile en France, risque de fuite, la totale de l'article 144), et ni le procureur ni le juge des libertés et de la détention, ni l'avocat ne sont dupes, sachant que c'est un sous-lampiste qui va partir en prison pour de longs mois, voire des années. Mais que faire ?

C'est encore pire quand on devine à la lecture du dossier que c'était une mule sacrifiée par diversion (quand son trajet lui faisait traverser en train toutes les gares d'Europe les plus surveillées par les douanes, par exemple). Ça, on le garde pour nous. Ils pensent toucher le fond du désespoir, inutile de leur révéler qu'ils peuvent encore descendre plus bas.

Notes

[1] « Mon bébé ! Mon bébé ! Je veux mon bébé ! »

mardi 24 juin 2008

On sent le gaz ?

J'apprends dans le bulletin du barreau de cette semaine que madame le Garde des Sceaux, ministre de la justice, Rachida Dati et François Fillon, premier ministre, ont fait il y a quelques jours une visite surprise à la section P12 du parquet de Paris.

La section P12, c'est celle en charge du traitement en temps réel de la délinquance : c'est elle qui assure la permanence téléphonique pour les gardes à vue, oriente les procédures vers l'instruction, la citation directe devant le tribunal correctionnel ou de police, l'enquête préliminaire ou le classement sans suite, et prend en charge les comparutions immédiates.

Ce service est un grande pièce toute en longueur. Sur votre gauche quand vous entrez, les bureaux du procureur et le greffe de la section P12, qui travaille d'arrache-pied pour mettre dans la matinée des dossiers en état d'être jugés l'après-midi. Chacun d'eux doit suivre un circuit : enquête rapide sur la situation personnelle du prévenu effectuée par l'Association de Politique Criminelle Appliquée et de Réinsertion Sociale (APCARS), comparution devant le procureur qui notifie la convocation devant le tribunal et demande au prévenu s'il veut un avocat choisi ou un avocat commis d'office. Pendant ce temps, les greffières commandent en urgence les extraits de casier judiciaire, sans lesquels le tribunal ne peut personnaliser la peine faute de connaître les antécédents (une peine avec sursis serait illégale si le prévenu avait déjà été condamné avec sursis dans les cinq années précédentes, par exemple). Quand le circuit est complet, le prévenu est P.A.C. (Prêt À Condamner).

Sur votre droite, des bureaux aux parois en verre. Le bureau de l'APCARS, puis des bureaux pour les interprètes, le « Comptoir », où trône l'officier de gendarmerie qui commande le détachement en charge des escortes de prévenus, et les « bocaux », bureaux en verre où les avocats consultent les dossiers et reçoivent leur client. De chaque côté du Comptoir, deux portes : à droite, la porte d'accès à la Souricière, le réseau de couloirs secrets qui relie le dépôt aux diverses salles d'audience, et à gauche, la cellule où sont placés les prévenus en attente.

Et donc nos deux fringuants ministres ont honoré la section P12 d'une visite-éclair, histoire de voir comment ça se passait (bien, forcément).

Les deux ministres n'ont pas jugé utile de saluer les avocats présents.

Il y a je trouve dans cette bouderie tout un symbole du respect que porte ce gouvernement aux droits de la défense. Une anomalie, un intrus qu'il vaut mieux ignorer en espérant qu'il finira par partir de lui-même.

Il est des mépris qui honorent ceux qui en sont l'objet.

jeudi 5 juin 2008

Eolas vous donne du grain à moudre

J'ai accepté de participer mercredi à l'émission Du Grain à Moudre sur France Culture, de 17h00 à 18h00, qui abordera le sujet du jugement de Lille sur la perte de la virginité de l'épouse et des illusions de l'époux, où je porterai le fardeau de la défense de cette décision. Je ne sais pas qui seront mes contradicteurs, mais j'ai bon espoir que nous vous épargnerons un ton inutilement polémique.

Venez faire péter l'audimat.


(5 juin 2008) Débriefing de l'émission. Ravi de voir que les commentaires sont plutôt positifs. Le ton de l'émission reflète parfaitement l'ambiance qui a baigné cette réalisation : détendue et cordiale. Un très bon moment, et le personnel de France Culture est très sympathique. Je suis sorti de cette émission enchanté de son déroulement.

Brice Couturier était très remonté contre cette décision, ou plutôt contre ce qu'elle lui semblait révéler (à mon avis à tort) : une progression du communautarisme et un recul des valeurs républicaines face à des exigences culturelles, mélange de religieux et d'archaïque. Néanmoins, il était avant tout animé par le désir de comprendre, ce qui a permis un vrai débat qui a je pense fait évoluer sa position sur ce jugement. Cela se voyait dans le studio, car quand une personne parlait, il écoute, concentré, et n'a pas un œil rivé sur l'horloge et un autre vers la régie. Julie Clarini, quant à elle, semblait avoir dès avant l'émission compris que ce jugement ne disait pas tout ce qu'on lui faisait dire.

Les interventions de Sarah Mekboul on posé un problème technique : pour éviter un écho, il fallait couper les micros dans le studio, ce qui empêchait Brice Couturier d'intervenir pour recadrer la réponse quand elle commençait à dériver hors sujet.

Quelques détails que je n'ai pas eu l'occasion de donner à l'antenne :

- Sur la question : mais pourquoi n'ont-ils pas divorcé à l'amiable si elle était d'accord ? L'accord a été donné quinze mois après l'assignation après radiation de l'affaire. On est loin de l'accord parfait sur le divorce et toutes ses conséquences que suppose le consentement mutuel. De plus, un tel divorce nécessite impérativement que les époux soient tous deux présents dans le cabinet du juge, rencontre que ni l'un ni l'autre ne souhaitaient, et je pense tout particulièrement l'épouse.

- Sur l'emballement médiatique : je suis à présent convaincu que cette affaire est né du fait qu'un grand nombre de personnes ou d'associations guettait le premier symptôme de reconnaissance du fait communautariste en France, en allant des conservateurs comme Alain-Gérard Slama à la gauche intransigeante de Charlie Hebdo, en passant par les féministes historiques, les associations de défense des droits des jeunes filles des cités (les Ni Putes Ni Soumises, entre autres…), sans compter les partis politiques d'opposition aux aguets du premier fait divers pour attaquer le gouvernement. Et dès la dépêche AFP, le signal a été donné. Mais quand le contenu réel du jugement a commencé à circuler, la baudruche menaçait de se dégonfler. Alors, sur le mode de la rumeur, la présentation de la décision et même des faits y ayant donné naissance a commencé à évoluer et à être déformé. Cela va du : « le jugement dit que la virginité est une qualité essentielle de la femme » laissant entendre que désormais tout mariage d'une femme non vierge pouvait être annulé, à l'invention du drap taché de sang que l'époux devait présenter à la famille. J'ai contacté l'un des avocats de cette affaire, qui m'a très gentiment répondu, et m'a confirmé que jamais, ô grand jamais, il n'avait été question d'exhiber un quelconque drap. Quand la nouvelle de la rupture du couple est tombée, il était fort tard et la plupart des convives étaient déjà partis.

- Sur l'appréciation de la virginité par la justice : le 5 janvier 2005, le tribunal de grande instance de Lille avait déjà annulé un mariage en s'appuyant sur la question de la virginité et même la production d'un certificat médical à ce sujet. Mais dans ce jugement, le mariage a été annulé… parce que la mariée était vierge. Explication : l'épouse soulevait la nullité d'un mariage car son mari ne l'aurait épousée que pour pouvoir venir s'établir en France. Sa virginité intacte était la preuve d'absence d'intention matrimoniale du mari. Comme quoi.

- Sur la décision de 2005 sur l'incinération de l'algérien athée : je ne connais pas cette décision. Quelqu'un pourrait-il m'en donner les références ou idéalement me la communiquer ? Caroline Fourest en a hélas été incapable.

lundi 26 mai 2008

Antieuropéisme ordinaire

J'inaugure une nouvelle rubrique “droit européen” pour des billets qui auraient en leur temps eu plus leur place sur Publius.

Mais mon désaccord avec la ligne éditoriale prise par le site, certes laissé entre les mains d'un seul rédacteur, mais qui à l'information sur l'Europe préfère des propos approximatifs mais résolument anti-européens me font quitter ce navire avec de profonds regrets.

Ceci étant réglé, ma phase dépressive post-référendum a cessé, et je me sens à nouveau d'humeur à bouffer du noniste.

L'idée de ce billet est née en lisant un billet sur le blog d'un assistant parlementaire, blog très intéressant pour avoir une vision du Sénat vu des coulisses, comme fait Authueil depuis l'Assemblée. Je connais et estime son auteur, et c'est pourquoi le voir sombrer aussi rapidement dans les lieux communs habituels de l'anti-européisme sans réflexion préalable me paraissait indigne de lui (je n'en dirai pas autant de la récupération qui en a été faite par les nonistes habituels, qui étaient tout à fait dans leur ligne).

Le billet relatait une séance publique de la Vénérable Assemblée sur le projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Ce projet de loi, pour lequel l'urgence a été déclarée, j'y reviendrai, vise, comme son intitulé alambiqué le laisse deviner, à transcrire en droit français des directives européennes.

C'est ici qu'une pause s'impose.

Le terme de droit européen connaît plusieurs acceptions. Au sens le plus large, il s'applique à tous les droits liés aux institutions européennes, dont l'Union Européenne (UE) fait partie sans en être l'intégralité. Ainsi, le Conseil de l'Europe, qui n'a rien à voir avec l'UE, est une source de droit européen, dont la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, mais aussi de nombreuses conventions internationales dont la fameuse convention de 1963 sur la limitation des cas de double nationalité dont nous avons déjà parlé. On peut aussi y inclure d'autres organisations internationales comme l'Union Européenne de Radio-Télévision (UER) fondée en 1950 afin d'humilier la France chaque année en organisant le concours de l'Eurovision. Notons que dans ces derniers cas, la notion d'Europe est plus extensive que celle qui fait débat au niveau de l'Union Européenne. La Turquie fait partie du Conseil de l'Europe, de même que la Russie, et l'UER s'étend jusqu'en Israël, et inclut le Maroc (qui a participé à l'Eurovision en 1980 avec l'inoubliable chanson Bitaqat Khub interprétée par Samira Said (18e et avant-dernière place avec 7 points), l'Algérie, la Tunisie, le Liban, la Syrie, l'Égypte, et la Libye, ces six pays n'ayant encore jamais participé au concours.

Dans un sens plus étroit, le droit européen s'entend du droit de l'Union Européenne. Les juristes parlent de droit communautaire, souvenir du temps où l'UE était composée de diverses Communautés, celle du Charbon et de l'Acier, celle de l'Énergie Atomique (EURATOM) et la Communauté Économique Européenne (CEE), devenue Union Européenne en 1992.

C'est de ce droit que je vais vous entretenir dans cette catégorie de billets.

Le droit communautaire se divise en deux branches : le droit européen fondamental (ou primaire) et le droit européen dérivé.

Le droit européen fondamental est celui issu des Traités : principalement celui de Rome, mais en réalités plus nombreux : il y a eu deux traités signés à Rome le 27 mars 1957, celui créant la CEE, et celui créant EURATOM, ajoutons-y le Traité de Paris de 1951 créant la première des Communautés, celle du Charbon et de l'Acier (CECA), et tous les traités modificatifs (Traité de fusion, 1965 ; Acte Unique, 1986 ; Traité de Maastricht, 1992 ; Traité d'Amsterdam, 1997 ; Traité de Nice, 2001 ; Traité de Rome, 2004, qui n'entrera pas en vigueur ; Traité de Lisbonne, 2007). Le droit européen fondamental est donc le droit du fonctionnement de l'Union Européenne, qui fera l'objet de nombreux billets. Il fixe les compétences de l'Union, ses organes (la Commission, organe permanent qui représente l'Union face aux États membres, le Conseil Européen, organe législatif, composé des chef de gouvernement des États membres, le parlement européen, qui représente les citoyens de l'Union dans le processus législatif, la Cour de justice des Communautés européenne qui tranche les conflits nécessitant une interprétation du droit européen, entre autres).

Le droit européen dérivé est l'innovation majeure du droit communautaire, et la raison de son succès, dû à son efficacité.

La réalisation des objectifs de l'Union (liberté de circulation des personnes, des biens et des services, création d'un espace de libre concurrence dans les limites de l'Union) suppose une harmonisation du droit dans les 27 États membres dans les domaines où l'Union est compétente. Une différence de droit crée forcément une distorsion de la concurrence.

L'Union Européenne a donc le pouvoir d'édicter des normes selon un processus distinct de la négociation de traités (processus très long et difficile), normes qui s'imposent aux États membres. Ces normes peuvent prendre deux formes : soit un règlement européen, qui est directement applicable dès sa publication au journal officiel des communautés européennes (JOCE, bientôt le Journal officiel de l'Union Européenne), soit une directive, qui donne des instructions précises sur le droit à mettre en vigueur et une date limite à laquelle les États membres devront avoir transposé ces normes en leur droit interne selon leur processus législatif normal. Les Traités précisent les cas dans lesquels l'Union peut agir par voie de règlement et ceux où elle doit utiliser des directives. On peut résumer en disant que la directive est le principe.

La directive doit, pour entrer en vigueur, être transposée en droit interne. En France, cela peut se faire par décret, ou par une loi si la directive porte sur des domaines auxquels l'article 34 de notre Constitution donne pouvoir à la seule loi.

L'opération de transposition législative limite la liberté du parlement. Il ne peut modifier le sens de la directive, ni a fortiori adopter des normes inverses (sous peine de censure par le Conseil constitutionnel). Néanmoins, il garde une marge de manœuvre, qui pour être étroite n'en existe pas moins.

Des lois devenues fort célèbres sont issues de directives : la LCEN (Directive n° 2000/31/CE du Parlement et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur), la loi DADVSI (Directive européenne 2001/29/CE sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information).

Un État membre qui ne transposerait pas la directive dans le délai imparti par celle-ci commettrait ce que le droit européen appelle un manquement. La Commission, l'organe permanent représentant l'Union, peut poursuivre l'État devant la cour de justice pour lui voir infliger une amende (les montants se comptent en dizaines de millions d'euros), et plusieurs fois s'il tarde à transposer. Les recours en manquement constituent 95% de l'activité de la Cour (en 2007 : 212 recours contre 9 recours en annulation d'un acte de l'UE qui serait contraire à son droit fondamental).

Précisément, la France s'est faite une spécialité de laisser passer les dates de transposition, et de transcrire dans l'urgence, sous la menace d'une action en manquement, voire après une condamnation. Elle est dans le tiercé de tête des pays les plus poursuivis en manquement avec la Grèce et l'Italie (suivie par l'Allemagne et le Luxembourg). Je dois toutefois reconnaître qu'elle fait des efforts visibles ces dernières années, ses recours en manquement oscillant entre 20 et 25 par an de 2000 à 2004 à 11 en 2005, 9 en 2006 et 14 en 2007.

Ce qui nous ramène au blues de notre conseiller parlementaire sénatorial.

La loi qui était soumise à la chambre haute est la transposition non pas d'une directive, non pas de deux directives, mais de cinq directives portant sur la lutte contre les discriminations[1], certaines pointant un retard de cinq ans (qui a parlé d'écart entre les paroles et les actes ?).

La France est donc en retard, et sous la menace de procédures en manquement. Ce qui à quelques semaines de la présidence française de l'Union ferait très mauvais effet. D'où déclaration d'urgence, et impatience du Gouvernement.

Résultat : le travail du Sénat sur la définition de la discrimination a été détricoté en Commission mixte paritaire, et au sénateur rapporteur, madame Muguette Dini, qui le regrettait, le gouvernement, par la bouche délicate du Secrétaire d'État à la famille, madame Nadine Morano a répondu que « La Commission européenne nous a demandé très explicitement de reprendre sa définition des discriminations. Si le Parlement retient une autre définition la Commission n'hésitera pas à saisir la Cour de Justice européenne(...). »

Conclusion de notre assistant bougon :

Toujours la même logique, la Commission a dit que...et si on ne file pas droit, c'est pan sur le bec devant la Cour de Justice. C'est beau la discussion en Europe.

Le plus tragi-comique dans cette affaire, c'est que dans la soi-disant réforme des institutions ils prétendent vouloir revaloriser le pouvoir du Parlement; ce serait risible si ce n'était pas si grave.

Comme le démontre encore une fois cet exemple, le Gouvernement français prend ses ordres auprès de la Commission européenne et le Parlement est prié d'enregistrer ces ordres sans avoir rien à redire (cf déclaration de Morano), le débat parlementaire devient alors une farce et le pire c'est que personne ne semble s'en émouvoir

(Applaudissements sur les blogs eurosceptiques).

Pour ma part, je ne peux que donner raison au Gouvernement. Si sortir l'argument du diktat de Bruxelles suffit à mettre au pas une assemblée parlementaire qui gobe la couleuvre en allant maugréer sur la vilaine Commission, il aurait tort de s'en priver, c'est plus efficace que le 49,3 qui de plus n'est pas invocable devant le Sénat.

Cher Assistant, le gouvernement se paye votre fiole. Cela fait cinq ans qu'il aurait dû soumettre au parlement la question, et lui laisser le temps d'envisager une transposition qu'il estimerait conforme à notre tradition juridique sans pour autant violer l'esprit de la directive. Comme le rappelle le rapporteur du sénat,

l’avis de la Commission européenne n’est pas celui de la Cour de justice des communautés européennes. La Commission européenne peut tout à fait soutenir une thèse, la France en plaider une autre et la Cour de justice trancher en faveur de la France.

Or, en l’espèce, je crois vraiment que la position de la Commission européenne n’est pas très respectueuse du traité européen et que le droit est plutôt de notre côté.

L’article 249 de ce traité dispose, en effet : « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ».

Je ne partage pas son avis sur le fond du projet (notamment son opposition modèle anglo-saxon communautariste / modèle latin du vivre ensemble qui prêterait à sourire n'était une actualité lamentable et une histoire récente tragique sur le thème du vivre ensemble), mais là, elle a raison. Le Parlement a une marge de manœuvre, la transposition d'une directive n'a jamais été un copier-coller du texte technique et redondant d'une directive ; et celui qui s'emploie à l'en priver est le Gouvernement, l'œil sur son semestre de présidence de l'Union, et certainement pas la Commission, qui a patienté 5 ans sans rien dire, faut-il le rappeler.

Les lois de transposition de directives dans la panique sont immanquablement de mauvaises lois, au texte touffu et lourd. L'article 6 de la LCEN en est une parfaite illustration. Et il suffit de comparer les lois belges de transposition des mêmes directives pour constater qu'elles ne sont pas des reprises in extenso des directives, et donc que les parlements du Plat Pays ont bien eu un rôle à jouer dans la version finale du texte.

L'épouvantail bruxellois a bon dos. Il sert d'alibi depuis tellement longtemps que plus personne, même au parlement, ne prend la peine de vérifier si on ne lui fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Alors que nous avons fait payer cher à l'Europe les conséquences de cette défausse, qui a fait le lit de l'extrême droite et de l'extrême gauche lors du référendum de 2005.

D'où l'ouverture de cette rubrique, pour vous expliquer ce qu'est VRAIMENT le droit européen, et ce qu'il dit réellement.

Bientôt, je vous parlerai de la Némésis des droits sociaux à en croire les habituels prophète de l'apocalypse néo-libérale : les arrêts Laval, Viking et Rüffert de la CJCE. Préparez vous à entendre des baudruches se dégonfler.

Notes

[1] Directive 2000/43 du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, directive 2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, directive 2002/73 du 23 septembre 2002 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail ; directive 2004/113 du 13 décembre 2004 mettant en oeuvre le principe de l'égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l'accès à des biens et services et la fourniture de biens et services ; directive 2006/54 du 5 juillet 2006 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail, et encore cette dernière n'est-elle que partiellement transposée.

mardi 20 mai 2008

Les chênes qu'on abat…

J'emprunte mon titre à Malraux qui ne m'en voudra pas, s'agissant de rendre hommage à un gaulliste historique s'il en est, hommage qui exceptionnellement sera teinté d'un voile de déception. Je pense à Monsieur Pierre Mazeaud, invité ce matin sur France Inter de Nicolas Demorand.

Pierre Mazeaud est une figure de la Ve république. Issu d'une famille de grands juristes (Henri, Léon, Jean, et le petit dernier Denis qui montre que la race est loin de décliner), il a été magistrat, député de 1968 à 1973 et de 1988 à 1998, secrétaire d'État sous Pompidou et Giscard, Conseiller d'État, président du Conseil constitutionnel. À côté de tout cela, le fait qu'il ait atteint le sommet de l'Everest le 15 octobre 1978 apparaît naturel.

Actuellement, Pierre Mazeaud est chargé de mission par le président de la République (mais qui ne l'est pas, ces temps-ci ?) et à la tête d'une commission qui réfléchit sur les problèmes posés par la dualité de juridiction (administrative / judiciaire) dans le contentieux des étrangers et les moyens d'y remédier si ces problèmes sont réels.

Une brève explication s'impose. L'article 66 de la Constitution donne à l'autorité judiciaire[1] le rôle de défense des libertés individuelles. Le Conseil constitutionnel, interprète de la Constitution, en a déduit que le contentieux de la privation de liberté d'un étranger faisant l'objet d'une mesure administrative d'éloignement forcé appartenait au juge judiciaire exclusivement. Ainsi, quand un étranger frappé d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) ou d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) est placé dans un centre de rétention, il doit être présenté à un juge judiciaire, le juge des libertés et de la détention (JLD), qui décidera s'il y a lieu de le maintenir ou pas en rétention (sachant que la loi a restreint autant que possible sa liberté sur le sujet : notamment la liberté est l'exception et la privation de liberté le principe. Si vous ne me croyez pas, lisez l'article L.552-4 du CESEDA). Le JLD décide uniquement du maintien ou non en rétention. La validité de la décision d'éloignement est jugée quant à elle par le tribunal administratif (TA).
Cela a des conséquences pratiques néfastes, c'est certain.
Pour l'État, un surcoût : l'étranger doit être présenté à deux juges, parfois fort éloignés[2], en un laps de temps très court, et doit donc être escorté sur place.
Pour l'étranger, une perte de garantie de ses droits. En effet, la dualité des autorités fait qu'une arrestation complètement illégale (contrôle au faciès, pas de notification des droits, durée de la garde à vue dépassée) entraînera la fin de la rétention administrative qui en découle, et la remise en liberté de l'étranger MAIS curieusement sera sans incidence sur l'arrêté de reconduite à la frontière pris également dans la foulée, car c'est une décision purement administrative et distincte du placement en rétention qui seule porte atteinte à la liberté. L'argument tiré de la nullité de l'arrestation est irrecevable devant le TA.

À la suite des brillants travaux de la commission des lois sur le projet de révision constitutionnelle dont je me suis gaussé j'ai parlé ici, Pierre Mazeaud, dans Le Monde, rappelle à l'ordre son « ami »[3] Jean-Luc Warsmann, membre de sa commission, qui a voulu anticiper sur les résultats de ces travaux.

Pour enfoncer le clou, Pierre Mazeaud était donc reçu ce matin sur France Inter. Il va de soi que je guettais fébrilement l'avis du vieux sage, qui a atteint un stade de sa vie où il n'a plus rien à craindre de personne, ce qui lui assure la plus grande des libertés, lui qui n'a jamais eu le goût du licol.

Nicolas Demorand a profité de la présence d'un tel expert des institutions, membre de la Commission Balladur à l'origine de la loi dont discute actuellement l'assemblée, pour parler de cette réforme des institutions. J'étais aux anges, ma tartine à la main.

Et voilà que fut abordée la question de l'exception d'inconstitutionnalité, qui me tient à cœur. Fidèle à la conception gaulliste de la République, Pierre Mazeaud y est opposé. Je ne lui en tiens pas rigueur, la divergence d'opinion n'a jamais été un obstacle à mon estime. C'est l'usage d'arguments de bas niveau qui l'est. Et las, c'est précisément ce que j'ouïs.

Voici le corpus delicti. Attention, MP3 avec des vrais morceaux d'attaque ad hominem dedans.

Ah, le corporatisme des professeurs de droit, ces hiboux poussiéreux qui jamais ne sont sortis de leur faculté depuis mai 1968. Que c'est commode de moquer les hauteurs de l'intelligence : d'en bas, tout à l'air si petit. Et qu'importe si la plupart d'entre eux sont aussi avocats : le politique emprunte ceci au journaliste que l'honnêteté intellectuelle doit savoir s'effacer devant un bon mot.

Ah, Pierre ! Que ma tartine m'a paru fade après que tu m'as servi un tel brouet.

Répondons au seul argument dont il nous est fait don : l'insécurité juridique. L'annulation d'une loi dix ans après serait une telle insécurité juridique que le remède serait pire que le mal. Pardon, cher Pierre, mais sur ce coup, le praticien se gausse.

Précision de vocabulaire : on appelle en droit une exception un argument (on dit un moyen) qui vise à ce que le juge rejette la prétention adverse. Elle est une défense, et s'oppose à l'attaque, qu'on appelle l'action. Quand on dit que le juge de l'action est juge de l'exception, cela signifie que le juge qui est compétent pour statuer sur une demande peut statuer sur tous les moyens de défense qui vise au rejet de cette demande.

L'exception d'inconstitutionnalité vise à permettre à un justiciable de soulever comme argument que la loi qu'on essaye de lui appliquer serait contraire à la Constitution, et donc… illégale. Pensez donc : permettre au peuple souverain de contester devant ses juges le travail législatif de ses représentants : vous n'y pensez pas, on se croirait en démocratie.

L'argument de l'insécurité juridique ne tient pas, car cela fait longtemps qu'on pratique une telle exception au niveau inférieur de l'ordonnancement juridique, c'est à dire des décrets et décisions administratives individuelles : l'exception d'illégalité devant le juge administratif remonte aux arrêts Sieur Avézard (24 janvier 1902) et Poulin (29 mai 1908).

Tout administré peut attaquer devant le juge administratif tout acte de l'administration, qu'il soit individuel (décision d'annulation du permis de conduire par décès du douzième point) ou général (décret du gouvernement). Il agit donc, si vous avez suivi, par voie d'action. Ce recours est enfermé dans un délai de deux mois à compter de sa notification à l'intéressé si c'est une décision individuelle, de sa publication (J.O., registre des actes administratifs d'une préfecture, etc.) si c'est un acte général. Après ce délai, l'action est irrecevable (Bon, il y a des ruses pour rouvrir le délai, mais passons).

Cependant, un administré qui se voit appliquer un tel acte après expiration du délai de recours peut en contester la légalité par voie d'exception : en effet, comme il n'est pas possible de soulever une exception tant qu'un juge n'est pas saisi, l'exception n'est enfermée dans aucun délai : l'exception est perpétuelle, ce que les juristes qui ont fait leurs humanités disent Quæ temporalia sunt ad agendum perpetua sunt ad excipiendum : si l'action est temporaire, l'exception est perpétuelle.

Par exemple, un automobiliste qui conteste aujourd'hui devant le tribunal administratif la légalité du retrait de ses points peut soulever l'illégalité de l'article R.223-1 du Code de la route, issu du décret n°2003-642 du 11 juillet 2003.

Bref, cela fait plus d'un siècle qu'on annule des actes de l'administration illégaux, sans que la sécurité juridique soit agonisante dans notre pays, car le juge a construit une jurisprudence subtile pour arbitrer entre la sanction de l'illégalité et le respect des situations individuelles acquises, au nom de la sécurité juridique, justement : ainsi, l'exception d'illégalité est largement ouverte pour attaquer un règlement, et plus restreinte pour une mesure individuelle : autorisation, nomination, etc.

Je n'entrerai pas dans les détails qui font les délices des étudiants de deuxième année (Ah, la théorie des actes complexes…), mais je précise qu'on sait distinguer entre une illégalité totale de l'acte et une illégalité résultant de l'application concrète à un cas précis, et je conclurai ce point en disant qu'on sait faire, en ajoutant que la sécurité juridique a bon dos quand on l'invoque pour couvrir une loi contraire à la Constitution, bref : les turpitudes du législateur. Que le législateur nous interdise ensuite de lui chercher noise pour notre propre bien révèle une mentalité qui rend urgente l'ouverture d'une telle voie de recours.

Enfin, le dernier argument moquant les professeurs de droit si ignorant des réalités pratiques du parlement (alors qu'ici même nous nous gaussions de l'ignorance crasse du législateur en matière de droit dès lors qu'il n'est pas praticien) pour écarter l'exception d'inconstitutionnalité mérite un coup d'œil curieux chez nos voisins et amis.

Bien des pays se sont dotés d'un tel contrôle. Le premier en ordre chronologique est les États-Unis d'Amérique. Et ça ne date pas d'hier mais du 24 février 1803. Oui, Napoléon n'était encore que Bonaparte que déjà les États-Unis avait un contrôle de constitutionnalité ouvert au citoyen.

William Marbury venait d'être nommé juge de paix dans le District de Columbia par le président John Adams, qui arrivait au terme de son mandat. Son successeur, Thomas Jefferson, a ordonné à James Madison, son Secretary Of State, de ne pas délivrer à William Marbury son acte de nomination. William Marbury saisit la cour suprême qui déclara qu'elle était compétente pour juger de la conformité des actes de l'exécutif (et du législatif) à la Constitution, et que ce refus était anticonstitutionnel. Las, droit et morale sont deux choses distinctes : la cour décida également qu'elle n'avait pas le pouvoir de forcer Madison à délivrer cet acte de nomination ; William Marbury ne fut jamais juge de paix du District de Columbia et James Madison fut le 4e Président des États-Unis.

Bref, on est loin de l'onanisme intellectuel d'éminents professeurs de Harvard : ce contrôle est né d'un cas concret.

D'autres pays se sont dotés par la suite d'un tel contrôle. J'en citerai deux : la République Fédérale d'Allemagne, deux ans après la fin du nazisme, et l'Espagne, trois ans après la mort de Franco. Là encore, ce ne sont pas des vieillards chenus qui ont pondu une thèse en latin, mais deux démocraties nées sur les cendres d'un régime autoritaire qui ont décidé de se munir des moyens de protéger leurs citoyens des abus potentiels de leurs dirigeants.

Mais l'attitude de l'État français ayant toujours été, tout au long de notre histoire, au-dessus de tout reproche, pourquoi, je vous le demande, pourquoi vouloir protéger les citoyens de ses lois si nécessairement justes, bonnes et parfaites, ou si elles ne devaient pas l'être, que diantre : et la sécurité juridique, ma bonne dame, montez dans ce wagon et plus vite que ça.

Ah, les temps ont changé, me dira-t-on : la République n'est plus composée que de vrais démocrates, et la Ve n'est pas l'État Français de Pétain. Certes, l'argument vaut pour aujourd'hui. Qu'il me soit permis de demander quid de demain, et de tiquer un brin sur aujourd'hui quand même.

Qu'il me soit permis de rappeler quelques faits.

L'élection du président de la République au Suffrage Universel a été décidée en 1962 au terme d'un processus contraire à la Constitution (un référendum de l'article 11 de la Constitution alors que la procédure de Révision est celle de l'article 89 : il fallait que le parlement y passe). Quatre ans après l'entrée en vigueur de la Constitution, toute son économie était bouleversée anticonstitutionnellement (vous voyez qu'on peut le caser, ce mot).

La loi antiterroriste de 2005, votée à la quasi unanimité, et qui porte de graves atteintes aux libertés individuelles, n'a pas été soumise au Conseil constitutionnelAu temps pour moi, elle le fut. Pas plus que la loi du 5 mars 2007 réformant la procédure pénale à la suite de l'affaire d'Outreau. Vous voyez le type de loi qui échappent à tout contrôle.

Un ancien garde des Sceaux a appelé les parlementaires à ne pas saisir le Conseil constitutionnel pour permettre à sa loi sur la récidive de s'appliquer immédiatement aux détenus à la suite d'un fait divers sordide[4].

L'actuel président de la République a demandé au premier président de la cour de cassation de réfléchir aux moyens de faire entrer immédiatement en vigueur la loi sur la rétention de sûreté à la suite de la décision du Conseil constitutionnel s'opposant à une application rétroactive au nom de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Pour reprendre une heureuse formule de mon ami Jules de Diner's room : L'aristocratie repose sur la méfiance des gouvernants à l'endroit du peuple. La démocratie repose sur la méfiance du peuple envers les dirigeants. Il serait temps de savoir quel est notre régime.

Notes

[1] La Constitution distingue le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et… l'autorité judiciaire, qui dès son apparition est mise sous la protection du président de la République comme un mineur incapable. Ô combien représentatif de l'état d'esprit de nos dirigeants.

[2] Un étranger reconduit par le préfet de la Seine Saint-Denis sera présenté au JLD de Bobigny puis au TA de Cergy Pontoise ; un étranger reconduit par le préfet des Pyréennées atlantiques sera présenté au JLD de Bayonne puis au TA de Pau, parfois dans la même journée, sachant en outre que le centre de rétention est à Hendaye.

[3] Quand un homme politique vous appelle son ami, c'est comme Judas qui embrasse le Christ.

[4] «Il y a un risque d'inconstitutionnalité», a dit M. Clément. «Les événements récents vont me pousser à le prendre et tous les parlementaires pourront le courir avec moi. Il suffira pour eux de ne pas saisir le Conseil constitutionnel et ceux qui le saisiront prendront sans doute la responsabilité politique et humaine d'empêcher la nouvelle loi de s'appliquer au stock de détenus», a ajouté le ministre. Source : le Figaro

mercredi 14 mai 2008

Dégât des eaux à l'assemblée nationale

L'actualité dramatique qui a frappé la Chine me paraît faire de l'emploi du mot « séisme » pour décrire ce qui s'est passé hier à l'Assemblée une maladresse indécente, j'utilise une expression plus proportionnée à la gravité de ce qui s'est passé, et qui tient plus du robinet qu'on a laissé ouvert en partant que de la Géhenne (sauf pour Jean-François Copé, qui doit sentir son fauteuil trembler, mais ce n'est pas un séisme, c'est un siège éjectable).

Que s'est-il passé ?

Le projet de loi OGM, de son vrai nom projet de loi n°719 relatif aux organismes génétiquement modifiés, venait en discussion à l'Assemblée nationale[1] en deuxième lecture. Cela signifie qu'il avait déjà été adopté une première fois par le Sénat le 8 février 2008, et modifié et adopté par l'Assemblée le 9 avril 2008 : c'était la première lecture. Les deux textes adoptés étant différents se produit alors ce qu'on appelle la navette : le texte retourne à l'autre assemblée parlementaire, le Sénat, pour une deuxième lecture. Elle y sera modifiée à nouveau avant d'être adoptée le 16 avril 2008. Ce texte ayant été modifié, il retourne à l'Assemblée nationale. Pour qu'une loi soit adoptée, il faut en effet que les deux assemblées le votent à l'identique.

Afin d'éviter des navettes incessantes, l'article 45 de la Constitution permet au premier ministre de convoquer une Commission Mixte Paritaire (CMP), composée en nombre égal de députés et de sénateur (d'où les termes de mixte : il y a des parlementaires des deux assemblées, et paritaire : ils sont en nombre égal) chargée d'élaborer un texte de compromis soumis au vote des deux assemblées. Si le texte de la CMP est rejeté, le texte retourne à la navette, et cela signe concrètement son arrêt de mort et au bout d'un nouvel aller-retour, le premier ministre peut demander à l'Assemblée d'adopter le texte définitivement, nonobstant l'avis du Sénat (art. 45 al.4 de la Constitution). Je ne suis pas sûr que cette situation se soit déjà réalisée sous la Ve république. Qu'en pensent mes taupes parlementaires, Authueil à l'Assemblée, AP au Sénat ?

Hier donc, le projet de loi OGM revenait à l'Assemblée nationale en deuxième lecture.

Devant chaque assemblée, un texte qui arrive en discussion suit un parcours similaire : il est d'abord envoyé à une des commissions permanentes[2] de l'assemblée qu'on estime la plus compétente en la matière. Ici, c'est la Commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire qui a été saisie.

Le texte est examiné en commission, ainsi que les amendements déposés, qui sont adoptés ou rejetés par la Commission ; les amendements rejetés ne sont pas mis à la poubelle, mais ils viendront en séance sans l'avis positif de la commission ce qui signe quasiment leur arrêt de mort. Un rapporteur est désigné au sein de la Commission qui sera présent tout le long des débats en séance public, avec le ministre compétent, pour donner l'avis de la Commission sur les divers amendements (il s'agissait de Monsieur Antoine Herth, député UMP de la 5e circonscription du Bas-Rhin).

Une fois cet examen terminé, un rapport est rédigé (d'où le terme de rapporteur, moins péjoratif qu'à l'école primaire), et le texte peut être inscrit à l'ordre du jour d'une séance publique.

Le travail en Commission est un des aspects essentiels du travail parlementaire, plus productif que la séance publique, mais moins spectaculaire (les commissions siègent à huis-clos). Ceux qui se lamentent sur les hémicycles vides ignorent que l'essentiel a déjà été fait loin des caméras.

Lors de la séance publique, l'opposition va soulever tous les moyens procéduraux que lui donne le règlement de l'assemblée afin de s'opposer. C'est perdu d'avance, mais ça lui permet de s'indigner au journal officiel. Je précise que cette phrase s'applique quel que soit le côté de l'hémicycle qui est dans l'opposition.

Ces moyens sont les suivants (art. 91 du Règlement) : l'exception d'irrecevabilité, qui vise à faire constater que la loi est contraire à la Constitution et doit donc être aussitôt rejetée, et la question préalable, qui vise à faire constater qu'il n'y a pas lieu de débattre, l'assemblée étant décidée à rejeter le projet en bloc de toutes façons.

Le vote étant personnel (les délégations de vote sont limitées), il est de la responsabilité du maire de Meaux président de la Communauté d'Agglomérations du Pays de Meaux président de la Commission sur la nouvelle télévision publique avocat au barreau de Paris Président de groupe UMP à l'assemblée et accessoirement député de la 6e circonscription de Seine et Marne de s'assurer que son groupe est toujours majoritaire dans l'hémicycle. Au besoin en battant le rappel à coup de SMS. Sinon, c'est la gifle, l'opposition devient majoritaire et le projet de loi passe à la trappe.

Et c'est précisément ce qui s'est passé hier. L'exception d'irrecevabilité a été déposée par monsieur Jean-Marc Ayrault, député SRC, et a été défendue par Monsieur Germinal Peiro. Les constitutionnalistes qui me lisent apprécieront la conclusion du raisonnement :

Votre texte propose tout l’inverse de ce que la sagesse imposerait. Il contredit notre Constitution. Vous voterez donc, chers collègues, cette exception d’irrecevabilité.

Ces propos ayant été tenus dans l'hémicycle, l'immunité parlementaire protège le député de la 4e circonscription de la Dordogne d'une réunion de l'Académie Busiris pour examiner ces propos.

Personne n'a jugé utile de répondre à cela (étonnant…) et l'exception est rejetée par 114 voix contre 85, sur 200 votants, un député n'ayant pas réussi à trouver le bouton à temps. On est loin d'un hémicycle désert.

Ç'aurait déjà dû mettre la puce à l'oreille de notre président multicarte, qui était bien présent dans l'hémicycle.

La discussion s'enchaîne avec la question préalable, posée par Jean-Claude Sandrier (2e du Cher, GDR) et défendue par André Chassaigne (5e du Puy-de-Dôme, GDR), qui ne veut visiblement pas se laisser distancer par la “sagesse constitutionnelle” de Monsieur Peiro et déclare, alors qu'il s'adresse à l'Assemblée, et que ses propos, pour lequel il jouit d'une immunité absolue, feront l'objet d'une publication au journal officiel, sont diffusés en direct sur le site de l'Assemblée, et seront mis en ligne sur le site de l'assemblée, qu'on le censure parce qu'on l'a prié de ne pas dépasser les 15 minutes. Aung San Suu Kyi a fait savoir qu'elle allait entamer une grève de la faim par solidarité.

Il est d'autant plus malvenu de se plaindre qu'à la majorité de 136 voix contre 135 sur 273 votants et 271 suffrages exprimés, la question préalable est adoptée. Le texte est donc rejeté.

Pour mémoire, la même mésaventure était arrivée au gouvernement Jospin lors de la discussion du projet de loi sur le PaCS le 9 octobre 1998.

Temporairement, car généralement, pour laver l'affront, le gouvernement fait en sorte que le projet soit rapidement adopté. Ce fut le cas en 1998, puisque quatre jours plus tard, une proposition identique était déposée, et adoptée un an plus tard.

Ici, ce sera encore plus rapide, car le texte a déjà été adopté par le Sénat : la question préalable équivaut à un vote non conforme (en 1998, le texte venait pour la première fois devant le parlement, la proposition ne pouvait donc que finir à la poubelle) ; le premier ministre peut user de sa faculté de réunir une CMP, et l'a fait le jour même. Le projet de loi OGM devrait donc rapidement être adopté (il serait temps, depuis le temps que j'attends mon bol de corn flakes MON-810, j'ai faim).

Bref, nous avons eu un superbe couac à l'Assemblée peu de temps après que le président de la République s'est fâché sur les couacs gouvernementaux. Les députés UMP ont voté avec leurs pieds, manifestant leur mécontentement en provoquant un tel cafouillage sans conséquences autre qu'humiliantes. On verra si Jean-François Copé assumera les conséquences de ce pataquès autrement qu'en paroles (j'en doute). En tout état de cause, les conséquences de cet incident s'arrêteront là.

Notes

[1] Dans ce billet, pour éviter toute confusion, le mot Assemblée avec une majuscule désigne l'Assemblée nationale, chambre basse du parlement, le mot assemblée sans majuscule désignant indifféremment la chambre basse (Assemblée nationale) ou haute (Sénat).

[2] Commission des affaires culturelles, familiales et sociales ; Commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire ; Commission des affaires étrangères ; Commission de la défense nationale et des forces armées ; Commission des finances, de l'économie générale et du Plan ; Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.

vendredi 18 avril 2008

De la hierarchie des normes (et du respect des institutions ?)

Par Gascogne


Le decret n° 2008-361 du 16 avril 2008 "relatif notamment (sic) aux décisions d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental" vient d'être publié au journal officiel de ce jour.

Sept articles viennent y expliquer comment va s'appliquer cette loi, qui, comme l'a assurément annoncé une toute nouvelle secrétaire d'Etat, ne se range pas du côté des assassins.

Un article 5 s'est cependant sournoisement inséré dans ce texte. Si les deux chapitres du décret (chapitre I : dispositions relatives aux décisions d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental - chapitre II : dispositions diverses) corroborent l'en-tête du texte, cet article 5 vient donner tout son sens au "notamment" que les services de la Chancellerie ont cru devoir ajouter. En effet, il dispose que "conformément aux dispositions de l'article 122-2 (2°) du code pénal, les articles 706-11 à 706-140 et D 47-27 à D 47-32 du code de procédure pénale, résultant de la loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental et du présent décret, sont immédiatement applicables aux procédures en cours."

Visiblement, le ministère de la justice a d'ores et déjà balayé d'un revers de decret la décision du 21 février 2008 du conseil constitutionnel. En effet, celui-ci a cru bon de préciser dans son dixième considérant : "Considérant, toutefois, que la rétention de sûreté, eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu'elle est prononcée après une condamnation par une juridiction, ne saurait être appliquée à des personnes condamnées avant la publication de la loi ou faisant l'objet d'une condamnation postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement ;"

Or, viser les "procédures en cours", sous entendu "non encore jugées", permet d'appliquer immédiatement la loi sur la rétention de sûreté aux personnes qui feront l'objet d'une condamnation postèrieure à la date de publication de cette loi, pour des faits commis antérieurement.

Un décret peut donc non seulement modifier une loi, mais encore plus aller à l'encontre d'une décision du Conseil Constitutionnel, violant ainsi la constitution elle-même. Mais j'attends bien entendu les avis éclairés pour me contredire et me démontrer que tout cela n'est que la lecture d'un texte tronquée par un pessimisme sans limite...

J'invite dans l'attente instamment le premier président de la Cour de Cassation, M. LAMANDA, à ne pas presser ses services à rendre son rapport, commandé par le président de la République pour contourner la décision du Conseil Constitutionnel rendre applicable la loi, avant la fin du mois de mai, comme il a indiqué il y a quelques jours qu'il le ferait : le premier ministre, la garde des sceaux et la ministre de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative l'ont devancé.


Mise à jour du 19 avril par Eolas : Grâce à notre dévouée aliocha, qui marche dans les pas des Albert Londres, Gunther Wallraff et autres Robert Namias, nous apprenons qu'il s'agirait d'une faute de frappe et qu'un rectificatif sera publié au JO très rapidement. Toujours est-il qu'au JO de ce jour, aucun rectificatif n'est paru. Il demeure que, faute de frappe ou pas, en l'état, ce décret dit bien que les articles 706-53-13 et suivants du CPP entrent en vigueur immédiatement, et que c'est le texte tel qu'il est publié qui est applicable. Ainsi, cela fait 23 ans que la loi Badinter sur les accidents de la circulation est reproduite dans les codes avec deux horribles fautes de grammaire, dont une qui modifie le sens du texte.

Mille merci à aliocha d'avoir pris le temps et la peine de faire ces démarches, un vendredi soir qui plus est.

vendredi 11 avril 2008

Billet avec bonus même pas cachés

Par Dadouche et Fantômette



On peut désormais, sur n'importe quel DVD, connaître les pensées profondes du réalisateur, des acteurs principaux voire de l'accessoiriste plan par plan.

Ne reculant devant aucune innovation technologique, nous vous proposons une expérience unique : vivre une audience d'assistance éducative avec, en bonus, les commentaires in petto du juge et de l'avocat.


Mode d'emploi : en noir, le récit de l'audience, reconstituée à partir de plusieurs vrais dossiers et notes d'audience. En rose, les pensées « live » du juge, en vert celle de l'avocat.


Pour vous mettre en condition, plantons le décor, qui commence bien avant le jour de l'audience :


J – 20


Le juge prend pour la première fois connaissance du dossier lorsqu’il atterrit sur son bureau.

C'est une nouvelle situation, signalée par l'Aide Sociale à l'Enfance et transmise par le Substitut des mineurs qui a agrafé une belle requête.


Killian, deux ans et demi, est régulièrement témoin de disputes violentes entre ses parents, qui sont décrits comme instables. Son père, Kevin, toxicomane, est récemment sorti de prison. Il ne parvient pas à trouver de travail. Il a des accès de violence, essentiellement dirigés contre sa compagne et leurs meubles. Il se dit volontaire pour des soins, mais n'honore pas les rendez-vous fixés.


Sa compagne, Maëva, a eu Killian à 18 ans. Elle n'a aucune formation professionnelle et a du mal à se mobiliser pour son insertion. Elle a déjà quitté Kevin plusieurs fois et avait même intégré un foyer mère/enfant. ça a tenu quinze jours. Leur situation sociale est précaire : en instance d'expulsion en raison des multiples tapages et interventions de la police, leur RMI de couple a été suspendu pour non présentation aux rendez-vous avec les référents.


Ils ont une relation fusionnelle, rythmée par les disputes, les séparations et les réconciliations.


Ils sont très attachés à Killian, qui est décrit comme un petit garçon bien intégré à la crèche, souriant, tonique. Il commence cependant à montrer des signes inquiétants d'agressivité. Il raconte parfois que « Papa tape Maman ». A la maison, il teste beaucoup les limites et pousse parfois à bout sa mère qui oscille entre les cris pour se faire obéir et une forme de laisser-faire.

Le signalement est complété par un courrier de l'OPAC qui relate les troubles de voisinage causés par Kevin et signale que Killian vit « des situations de nature à le perturber et à nuire à son épanouissement ».


Le couple n'a pas répondu aux dernières propositions de rendez-vous pour mettre en place une aide éducative à domicile.


Dadouche décide de les convoquer, en même temps que l'assistante sociale qui a rédigé le signalement.


J – 13


Maëva reçoit la convocation.

Soudain prise d’angoisse, elle se souvient de l’avocat que son père avait consulté quand il s’était fait licencier. Il a retrouvé le nom dans l’annuaire, et elle prend rendez-vous, affolée d’apprendre qu’il ne peut pas la recevoir tout de suite, mais qu’il va falloir attendre, presque une semaine…



J – 7


Le jour dit, avec une demi-heure d’avance, Maëva est au rendez-vous, avec Killian qu’elle n’a pas pu faire garder. Ce n’est pas l’avocat de son père qui la reçoit finalement. Il la croise juste dans la salle d’attente et lui présente rapidement une avocate en disant: « c’est Maître Fantômette qui se charge des audiences devant le Juge pour Enfants.» Maëva hoche la tête, mais elle n’en mène pas large et ça se voit.


Le rendez-vous dure une bonne heure et demie, et au bout de vingt minutes, il faut appeler la secrétaire à l’aide pour qu’elle s’occupe du petit.


Maëva fond en larmes trois fois. Fantômette est parée, elle a toujours une boite de mouchoirs en papier dans son tiroir de droite. Elle attend, patiemment, que Maëva se calme, et puis reprend l’entretien, pose des questions, prend des notes.


Tout sort, par à-coup : son histoire incertaine avec Kevin (« on n’est plus ensemble, ah ça non, mais par contre il passe m’aider, tous les jours »), Killian (« C’est ma raison de vivre, je ne veux pas qu’on me le prenne »), ses projets (« je me suis inscrite à des cours de remise à niveau, à l’AFPA »), ses peurs, ses espoirs. Elle ne cesse de rechercher l’approbation (« j’ai eu raison, non ? Vous êtes d’accord ? »), et la compréhension (« Je crois bien que tout le monde aurait fait comme moi, en fait. Non ? »).


D’expérience, l’avocate adopte l’attitude de neutralité bienveillante qui s’impose, celle qui permet à la fois la distance nécessaire à la bonne analyse du dossier, et la confiance entre l’avocat et son client. Elle rassure un peu (« Je ne crois pas qu’on en soit à se poser la question d’un placement, vous savez »), mais reprend parfois Maëva, aussitôt sur la défensive, quand elle tente une explication contredite par le dossier (« Tous les voisins vous détestent ? Vraiment ? Quand ils appellent la police, parce qu’ils vous entendent crier, vous ne pensez pas qu’ils essayent peut-être de venir à votre aide ? »). Et puis, l’avocate évoque l’idée d’une mesure d’assistance éducative. Après avoir protesté, Maëva admet du bout des lèvres que Killian et elle-même pourraient avoir besoin d’une aide extérieure, mais elle se ferme ensuite, l’air épuisé, et c’est le moment de clore l’entretien.


Pour être honnête, ce rendez-vous n’a pas vraiment rassuré Maëva, malgré la conclusion encourageante de l’avocate qui termine en disant : « Dites-vous qu’on va simplement essayer de voir tous ensemble ce qui serait le mieux pour Killian. »



Jour J : l'audience

C'est la cinquième audience de la journée pour le juge. Repensant au placement ordonné lors de la troisième, elle soupire et se dirige vers la salle d'attente. 

[Bon, j'espère que tout le monde est là cette fois, pas comme l'audience d'avant où l'avocat avait un quart d'heure de retard]

[Miracle ! L’audience commence quasiment à l’heure. Avec un peu de chance, je ne serai pas en retard à mes rendez-vous ce soir].

Kevin, Maëva et Killian la suivent dans son bureau, accompagnés par l'avocate de Maëva [Tiens, ils ont engagé une nouvelle à la SCP Patrons et associés ? La valse des collaborateurs a encore frappé]. Est également présente Mme Dubonsecours, l'assistante sociale de secteur qui a rédigé le signalement.

Le juge se présente et explique à Kevin et Maëva les raisons de leur présence.

« Je suis Dadouche, juge des enfants. Je vous ai fait venir à la demande du Procureur, pour parler de la situation de Killian. Le but de l'audience d'aujourd'hui est de faire le point sur la situation et les éléments transmis par les services sociaux et de voir si une mesure peut être mise en place pour vous aider ».

Kevin commence à s'agiter sur sa chaise et ouvre la bouche pour protester. [Il a l'air un peu nerveux le jeune homme. Essayons tout de suite de le rassurer].

« Personne ne met en cause votre affection pour Killian. Il n'est pas question de maltraitance ou quoi que ce soit de ce genre. Les inquiétudes viennent plutôt du fait que Killian, qui est encore tout petit, vit dans un climat un peu agressif. D'après les éléments qui ont été recueillis, c'est parfois un peu agité chez vous. [Ouf… le Juge n’en rajoute pas ... Tant mieux. Cela devrait les aider à se calmer un peu tous les deux et à comprendre que je n’ai pas menti lorsque j’ai expliqué qu’on était tous là dans l’intérêt de Killian]. « Il y a déjà eu des violences au moins verbales. [C'est pas la peine d'en faire trois tonnes, si la police est intervenue plusieurs fois, c'est pas parce qu'ils se jouaient la sérénade.] La question, c'est comment Killian peut réagir au milieu de tout ça et comment vous le protégez de vos conflits d'adultes ? [Adultes, tu parles, elle a l'air d'avoir 15 ans et elle fait 45 kilos toute mouillée. Et lui je pense qu'il a pas fumé que des Marlboro avant de venir] Il semble que ces derniers temps il est lui même assez agité [Et encore, elle ne l’a pas vu sauter partout sur les fauteuils de ma salle d’attente]. Je crois que la crèche vous a d'ailleurs alertés à ce sujet. Et le fait que vous ne veniez pas aux rendez-vous proposés par l'assistante sociale et la puéricultrice ne nous permet pas d'être rassurés, puisqu'elles n'ont pas pu avoir accès à Killian. »

La juge donne la parole à Maëva, en lui demandant comment elle trouve que Killian va, si elle a remarqué une agitation particulière, si elle comprend les inquiétudes des services sociaux. [Allez Maëva, respirez un grand coup, et exprimez-vous clairement, posément, je vous l’ai dit et répété, l’enfant ne va pas partir encadré par deux assistantes sociales ce soir…].

Maëva : « Il y a des choses sur lesquelles je ne suis pas d'accord. [aïe aïe aïe…] [Ouh là, elle est encore plus nerveuse que lui, elle a un débit de mitraillette] D'abord, on ne vit plus ensemble depuis trois semaines. [Ca fait donc la cinquième séparation, et évidemment juste après le signalement.][Bon, la séparation présente tout de même un aspect positif, le père s’éloigne s’il sent que c’est allé trop loin. Si seulement, le dossier donnait des raisons de croire que c’est une séparation mûrement réfléchie … Hummm, non, le Juge n’y croit pas, je l’ai vu au regard qu’elle lui a lancé. Bon, autant assumer l’incertitude qui règne à cet égard dans mes observations.] Monsieur vient voir son fils et le garde pendant que je suis en formation. [Ouais, encore une séparation pas vraiment séparée quoi][oui, bon, autant évoquer clairement l’ambiguïté de cette séparation, après tout. En même temps, ils sont encore très jeunes tous les deux, ils peuvent aussi évoluer sur leur relation de couple].

« C'est vrai que c'était très tendu entre nous, mais quand il y avait des disputes, j'essayais de rassurer Killian. Les gens du voisinage racontent n'importe quoi, ils ne nous aiment pas [soupir intérieur- surtout rester impassible]. Je suis tout à fait capable de m'occuper de mon fils et de lui offrir ce que je n'ai pas eu. [Bon, encore une jeune femme elle-même un poil carencée qui ne vit que par son statut de mère... Ah mais oui, je me souviens : ma greffière qui est là depuis 20 ans m'a dit qu'elle l'avait connue comme mineure. Je vois d'ici le tableau : pas de modèle parental fiable, elle improvise comme elle peut sur la base de “je ne ferai pas comme ma mère”]

« J'ai eu une travailleuse familiale, mais je n'aime pas avoir quelqu'un chez moi [Elle a sûrement besoin d’aide, et Killian a besoin qu’elle soit aidée, mais il faudra du temps pour qu’elle accepte de croire dans la bonne volonté de ceux qui viendront, et beaucoup de patience et de diplomatie de la part des intervenants. Hmmm, pourtant j’hésite à le dire franchement, c’est à double tranchant…], j'avais l'impression qu'elle me surveillait. [C'est pas gagné pour une intervention éducative] La procédure d'expulsion du logement a été suspendue. C'est vrai que Killian est un peu dur en ce moment, mais ça va aller mieux maintenant.[C'est parti pour la méthode Coué].

« C'est vrai que quand il fait des bêtises, comme je ne dors pas beaucoup, je le gronde parfois fort, et après je m'en veux alors j'essaye de me faire pardonner. » [Pourquoi j'ai l'impression d'avoir déjà vécu cette audience 15 fois ? Le gamin doit être complètement paumé pour comprendre quand il a fait une bêtise si elle le gronde pour ensuite lui acheter un cadeau.]


Kevin : « Les seules choses vraies, c'est ce qui me concerne [Bon, voilà Papa macho et culpabilisé qui veut « assumer »alors que le reste du temps il assure pas un cachou]. Je suis parti pour protéger ma femme et mon fils [Très bien, il l’a dit de lui-même. Mais il faudra que je le souligne]. Je n'ai jamais frappé mon fils. C'est vrai qu'il y a un climat de violence et que Killian m'a vu frapper sa mère.

« L'assistante sociale nous a beaucoup aidés au début à régler certaines factures. Moi j'ai fait des erreurs, mais pas ma femme. S'il y a un placement, notre vie est morte. [Il a l'air un peu exalté le Monsieur. Je comprends pourquoi il y a autant de hauts et de bas dans leur relation] On pourrait m'interdire de m'approcher de l'appartement. » [En gros c'est comme pour les soins : il sait que ce qu'il faudrait faire, mais il n'arrive pas à le faire tout seul].


L'assistante sociale rappelle qu'elle intervient auprès de la famille depuis longtemps : « Pendant plus d'un an, on a pu bien travailler ensemble [penser à le rappeler, c’est vrai que ça a bien fonctionné pendant un bon moment], mais depuis quelques temps, on a très régulièrement des informations signalantes en provenance de sources diverses (crèche, voisins, OPAC). Monsieur a conscience qu'il a besoin de soins, mais il ne parvient pas à s'inscrire dans une véritable démarche.[Elle a l'air de marcher un peu sur des œufs. Il y a du y avoir une ou deux séances sportives dans son bureau quand elle leur a dit qu'elle avait fait un signalement] Madame semble minimiser les difficultés et ne se rend plus à nos rendez-vous. [Oui, c'est bien ça.]

« Killian paraît de plus en plus insécurisé et aucun de ses parents ne semble actuellement en mesure de le rassurer. Madame souhaiterait sans doute être aidée, mais se sent remise en cause par les interventions. Il n'y a aucune inquiétude sur la prise en charge matérielle de Killian, mais ses parents commencent à avoir du mal à lui poser des limites et à lui donner des repères [Hum… les termes sont prudemment choisis. Elle prendrait sans doute moins de gants si elle ne croyait pas du tout à la possibilité de nouvelles interventions auprès d’eux].

« Ils ne perçoivent pas combien le climat de violence peut le perturber dans sa construction. C'est parfois difficile pour Madame de trouver un juste milieu entre crier après Killian et l'étouffer de câlins. » [Oh, ça commence à sentir l'AEMO tout ça...]


Pendant que ses parents parlent, Killian trotte partout dans la pièce. Sa mère lui court après et ne le lâche plus, pendant qu'il se tortille sur ses genoux et se met à hurler en rougissant de colère. [Ca commence à faire long pour le petit. Maëva me lance des coups d'œil inquiets, comme si j'allais décider de placer le gamin juste parce qu'il fait une colère.]


Enfin, l'avocate de Maëva prend la parole :

«[Allez, on évacue déjà les aspects problématiques du dossier…] La situation de ma cliente et de son ami est difficile, ils le reconnaissent tous deux [Il a fallu les y aider un peu, d’accord, mais l’essentiel, c’est qu’ils l’admettent]. A l’heure actuelle, ils sont séparés. Bon... Nous avons constaté qu’il demeure une certaine incertitude sur l’avenir de leur couple. C’est leur histoire à eux, après tout. Malgré cela, il s’agit bien là d’un élément positif, qui démontre l’existence de bons réflexes de protection. [C'est vrai qu'il a eu le réflexe de s'éloigner] [Maintenant, on recadre sur le problème qui nous occupe].

« Monsieur l’indique lui-même, les difficultés viennent d’abord de lui. Il veut assumer ses erreurs, c’est un bon point de départ. [D’accord, c’est seulement un point de départ, mais qui ne se retrouve pas dans toutes les affaires. N’ignorons pas sa bonne volonté, même si elle est mise à l’épreuve dans la pratique].

« Le positionnement de Madame vis à vis de Killian est constant. Elle est en phase de réinsertion professionnelle ce qui la positionne de plus en plus comme responsable du foyer. Les deux parents  [insister un peu sur le mot : parent. C’est un petit message pour vous deux, là, les inquiets, à côté de moi. C’est en tant que parent que vous êtes ici] sont très angoissés, aujourd'hui, par peur d'un placement, et Madame se sent remise en cause dans son rôle de mère. Ceci dit, l’aide de l’assistante sociale a longtemps été bien vécue et bien acceptée. Monsieur l’a rappelé d’ailleurs.

« Et puis il y a, encore une fois, un élément constant et très positif dans ce dossier, vous l’avez justement souligné, c’est le fait que les parties ont à cœur l’intérêt de Killian. Je pense que Madame peut entendre la nécessité d'une mesure d'assistance éducative en milieu ouvert [hop, petit coup d’œil vers Maëva, qui entrouvre la bouche, vite, continuer dans le même souffle], dans l’intérêt de Killian. » [nouveau coup d’œil à Maëva… elle hésite un peu ? elle a choisi de se taire…] [Elle a dû négocier sec avant l'audience pour leur faire comprendre qu'elle ne pouvait pas dire que tout allait bien. Oh M... j'entends la voix du substitut des mineurs dans le bureau de ma greffière. C'est pas bon signe ça.]

La juge termine de prendre ses notes…

[Le seul avantage de ne pas avoir de greffier à l'audience, c'est que j'ai le temps de finir de réfléchir à la décision et à la façon de l'annoncer. Bon, sur les conditions de développement psychologique et affectif, je pense que j'ai de quoi intervenir. Une enquête sociale ne servirait à rien puisque j'ai déjà beaucoup d'éléments dans le rapport et que le problème n'est pas dans la prise en charge matérielle. Une mesure d'investigation et d'orientation éducative, ça ne me paraît pas non plus nécessaire : ça va prendre six mois et 3000 euros pour me dire que le conflit parental est insécurisant pour Killian, que Maëva a une relation fusionnelle avec son fils et que tout le monde a besoin d'un soutien éducatif. Le seul scoop, ça sera s'ils se remettent ensemble. De toutes façons, je parie que dans un mois Kevin réemménage et que trois semaines après j'ai une note de situation pour me faire part d'une nouvelle intervention de la police. Bon, je vais partir sur une AEMO pour un an, on verra comment la situation évolue. Ils pourront peut être accompagner la séparation et aider Maëva à mettre en place des réponses éducatives un peu cohérentes. S'ils pouvaient l'inciter à entamer un suivi psy, ça pourrait être utile pour digérer sa propre histoire. Il y a sûrement des choses à creuser par rapport à ça.]

[Alors… voyons… je ne capte aucune onde particulière d’hostilité… Elle a écouté tout le monde aussi attentivement. Peut-être un peu d’agacement à l’audition de Kevin… Bon, il est l’élément inconnu. Je penche pour une AEMO. Ce n’est pas un mauvais moment pour la tenter qui plus est : Ils sont actuellement séparés, Maëva tente une formation, le petit reste bien intégré à la Crèche...]

…et reprend la parole : « Comme je le disais tout à l'heure, votre attachement pour Killian n'est absolument pas remis en cause et il n'y a aucune inquiétude sur les soins que vous lui apportez. [Ca ne les détend pas tout à fait. Allez, une couche de plus.] Comme le soulignait Maître Fantômette, c'est une décision responsable que vous avez pris de vivre séparément pour le protéger Mais tout ça n'est sans doute pas très clair dans sa tête [OK, c’est une AEMO]. [Comment arriver à leur faire comprendre qu'à deux ans et demi, une dispute d'adulte, c'est comme Gulliver qui piétine les Lilliputiens...] Si les voisins ont pu être impressionnés par vos disputes au point d'appeler la police, imaginez ce que ça a du faire comme impression à un tout petit garçon dans la pièce juste à côté.

« Il n'a jamais été question d'un placement, mais je pense qu'il est nécessaire que vous puissiez être accompagnés par un éducateur, pour vous aider à réfléchir aux façons de protéger Killian de tout ça et à gérer son agressivité actuelle. [Ils ont l'air soulagés, mais je vois bien que Maëva n'est pas ravie. Bon, elle ne m'a pas parlé du fait qu'elle a elle-même été suivie, et l'assistante sociale n'a pas l'air au courant. Si j'en parle maintenant, ça va arriver comme un cheveu sur la soupe. Mieux vaut voir si ça émerge au cours de la mesure. On va rester sur la violence et les réponses éducatives].

« Par exemple, il va falloir trouver comment lui expliquer que Papa et Maman se sont séparés, que Papa n'habite plus à la maison, mais qu'il est quand même là souvent pour s'occuper de lui. Ca peut aussi être l'occasion de réfléchir avec l'éducateur aux façons de réagir pour lui poser des limites qu'il comprenne. [Bon, le Juge prend le temps d’expliquer clairement sa mesure, et de leur fixer des objectifs, ils vont peut-être se sentir partie prenante… avec un peu de chance. Je ferai un courrier à Maëva pour le debriefing, la semaine prochaine, ce soir, je ne vais pas avoir le temps] Ce n'est pas parce que vous le grondez quand il fait une bêtise que vous ne l'aimez pas, au contraire. Et lui ne va pas vous détester pour ça. Le service chargé de la mesure prendra rapidement contact avec vous, et on refera le point ici dans un an pour voir s'il y a encore besoin d'un soutien ou si on peut arrêter la mesure. » [Bon, ça va, j'ai le temps de rédiger le jugement avant la dernière audience. Damned, le substitut mineur passe la tête dans l'encadrement de la porte. Ca sent l'OPP ou le déferrement...Bon ben tant pis, le jugement je le ferai ce soir.][Quelle heure est-il ? Humm, j’ai tout juste le temps de courir à l’audiencement pour consulter le dossier correctionnel de la semaine prochaine, voir si le rapport d’expertise psychologique est enfin rentré… Voyons, qui dois-je recevoir ce soir déjà ? M. Lindécis, je crois. A quelle heure déjà ? Il faut que je rappelle le Cabinet…]

vendredi 14 mars 2008

Gène éthique

— Le bonjour cher maître...

— Ma chère lectrice, cela faisait bien longtemps ! Quel émoi vous conduit chez moi aussi charmante et fraîche que le printemps prochain ?

— Vous aurez beau jeu de tenter de me faire rougir : je suis ceinte des murailles de la préoccupation.

— A quel sujet, chère amie, que je monte à l'assaut d'icelles ?

— Sur l'ADN.

— Voici un sujet petit en apparence mais fort vaste à y regarder à deux fois. Oserais-je vous demander d'être plus précise ?

— Si fait. Sur le relevé d'empreintes génétiques fait par, ou sur ordre, de la justice.

Il me souvient une plaisante conversation que nous eûmes à ce sujet.

— Oui, mais elle a fait naître bien des questions...

— Accueillons ces rejetons de votre curiosité avec joie et soyons de bon parents. Présentez-les moi.

— Votre hospitalité est sans faille. La dernière fois, vous m'avez expliqué que ce qui n'était au départ qu'une exception est devenu quasiment une généralité.

— Oui, selon la méthode du Cheval de Troie empruntée à Ulysse, dite aussi du moteur à deux temps. Dans un premier temps, je crée une exception, repoussant les objections de l'opposition en insistant sur le fait que c'est une exception, de préférence pour assurer la sécurité des pitizenfants. Puis dans un deuxième temps, j'attends un fait divers opportun et au nom de la sécurité de mes citoyens, élargis l'exception jusqu'à en faire le principe.

Timeo legis latorem et obsidem ferentem[1].

— Une fois de plus, c'est la sagesse qui parle par vos lèvres.

— Et refuser le relevé de ses empreintes est un délit.

— Puni d'un an de prison et 15 000 euro d'amende, deux ans et 30 000 euros pour celui qui a été condamné pour un crime (art. 706-56 du code de procédure pénale). Et quand le législateur dit un an, cette fois, il veut bien dire un an.

— Que voulez-vous dire ?

— Que l'article 706-56 prévoit que les peines prononcées pour ce délit se cumulent sans possibilité de confusions avec celles prononcées pour le délit donnant lieu au prélèvement ; et il y a mieux.

— Quoi donc ?

— Que la commission de ce délit entraîne en plus et de plein droit le retrait de toutes les réductions de peine dont cette personne a pu bénéficier et interdisent l'octroi de nouvelles réductions de peine : art. 706-56 in fine. Avis donc à ceux qui veulent faire de la désobéissance civique. Le législateur a décidé que cela se paierait fort cher.

— Je connais ce sourire narquois. Il veut dire que vous n'en pensez pas moins...

— Ha ! Face à vous, je suis comme nu. En effet, introduire une disposition d'une telle sévérité, qui prive quasiment le juge d'application des peines de toute possibilité d'aménagement permettant une sortie contrôlée aura pour conséquence que les peines de prison fermes pour ce délit seront rarissimes, le juge n'aimant pas mettre en branle une machine que la loi lui interdit de contrôler par la suite.

— Mais n'y a-t-il pas des risques, avec ces prélèvements, de constitution de fichiers orwelliens, où l'ADN de la population sera connu des dirigeants ?

— Ne nous laissons pas emporter par les discours apocalyptiques de ceux qui voient dans un grain de maïs la Némésis de l'humanité. En matière de génétique, l'ignorance est hélas terreau de fantasmes. Vous allez voir qu'on en est loin.
Tout d'abord, qu'est ce que l'ADN ? Cela signifie Acide Désoxyribo-Nucléique. Il est le composant principal des 46 chromosomes qui contiennent toutes nos caractéristiques génétiques, cet ensemble étant appelé le génome. 44 de ces chromosomes ne sont pas sexuels, c'est à dire qu'ils n'ont aucune différence chez l'homme ou la femme. On les appelle des autosomes. Deux sont sexuels (les gonosomes) : on appelle leur combinaison XX chez la femme, XY chez l'homme, en raison de leur apparence. Le Y masculin est en fait un X amputé d'une branche.

— A quoi cela ressemble-t-il ?

— C'est une longue molécule linéaire, composé de deux brins parallèle en hélice. Comme deux ressorts imbriqués, en somme.

— Comment tiennent-ils ensemble ?

— Ils ont liés par des ponts hydrogène, reposant sur des composants élémentaires qu'on appelle nucléotides. Il y en a quatre : l'adénine, la cytosine, la guanine et la thymine, notées par leur première lettre : ACGT. Si le code génétique était un langage, son alphabet se composerait de l'assemblage de ces composants, toujours par paire, et toujours de la même façon : l'adénine s'assemble avec la thymine (paire AT) et la guanine à la cytosine (paire GC). On appelle ces paires des paires de base. C'est leur enchaînement sur la molécule d'ADN qui compose une séquence génétique (concrètement par suites de 3 paires).

— Combien de ces paires y a-t-il dans cette séquence ?

— Vous me pardonnerez d'arrondir à la louche. Environ 3 200 000 000. Cela donne environ 2 puissance 3,2 milliards de combinaisons possible.

— Et où tout cela tient-il ?

— Dans le noyau de la plupart de nos cellules, ce qui fait de nous des eucaryotes, et non de vulgaires procaryotes comme les bactéries, qui, n'ont pas de noyau et ont l'ADN dans le cytoplasme. Les 46 chromosomes y sont. On parle d'ADN nucléaire. C'est le plus complet et le plus lisible. En criminologie, on le retrouve le plus souvent dans le sang (dans les globules blancs du système immunitaire, pas dans les globules rouges qui sont de simples brouettes chimiques sans ADN), le sperme, la sueur, les sécrétions vaginales ou nasales, les follicules pileux, appelés poils ou cheveux par le commun des mortels. Certaines cellules n'ont pas d'ADN (comme les globules rouges) ou n'en ont qu'une partie, comme les cellules sexuelles (spermatozoïdes et ovules) qui n'en ont que la moitié : leur copines les traitent d'haploïdes pour les faire enrager.

— On ne peut donc rien en faire ?

— Ai-je dit cela ? Les cellules ont d'autre sources d'ADN, l'ADN mitochondrial, ou ADN mt. Les mitochondries sont des fragments (on parle d'organites) qui flottent dans le cytoplasme de la cellule. Cet ADN est de forme circulaire et ne contient que 16 569 paires de base. Il s'hérite exclusivement de la mère : les enfants d'une même mère auront le même ADN mt, qui sera le même que celui de leur mère, et de leur grand-mère maternelle, et ainsi de suite. Appelons cela la signature d'Eve... Cet ADN permet de faire des rapprochements fort utiles, même s'il est moins précis que l'ADN nucléaire. On l'utilise par exemple pour identifier les corps lors d'une catastrophe aérienne, puisque la population de référence est limitée aux passagers de l'avion, les risques de similitudes entre passagers sont très restreints. Certaines cellules issues du corps sont très pauvres en ADN nucléaire, mais abondent en ADN mt, qui est plus répandu. Citons l'urine, les selles, les cellules mortes de la peau et les pellicules.

— Le manuel de fonctionnement de l'être humain est horriblement complexe, dites-moi...

— Pas tant que ça. Figurez-vous que seul 3% de l'ADN est impliqué dans le processus de détermination des caractéristiques de la personne, le phénotype.

— Et que font les 97% qui restent ?

— Hé bien on ne le sait pas. On parle parfois de "longue traîne de l'évolution" : il s'agirait des segments laissés de côté par l'évolution. Toujours est-il que rien dans ces segments ne permet d'identifier les caractéristiques génétiques de l'individu d'où ils émanent. Noir, blanc ? Homme, femme ? Petit, grand ? Impossible à savoir. On parle d'ADN non codant.

— Il ne sert à rien ?

— A la nature, sans doute pas. A la justice, beaucoup. Car il subit des mutations, cet ADN. Une mutation est une modification de la séquence, due à des causes extérieures (virus, agent chimique, radiation...) ou d'une erreur lors du processus de copie de l'ADN. Sur une partie codante, cette modification peut être mortelle (cancer...) ou gravement invalidante. Sur une partie non codante, elle est sans effet, mais singularise l'individu et sa descendance. On appelle ces variations des allèles.

— Et je suppose que c'est donc cet ADN non codant qui est utilisé pour l'identification des personnes ?

— Précisément. La loi a déterminé des segments d'ADN, ou loci, qui seront lus (c'est à dire que l'on déterminera les caractéristiques des allèles) à l'exception de tout autre. Sept d'entre eux ont été fixés au niveau européen pour permettre l'échange des données d'un pays à l'autre, car si chaque pays lisait son segment, aucun recoupage ne serait possible. Par exemple, tous les pays d'Europe vont analyser sur le chromosome 3 le loci D3S1358. Seize loci sont mis en œuvre lors d'une enquête judiciaire, chacun pouvant mettre en évidence plusieurs allèles.

— Aucun ADN codant n'est donc lu ?

— Presque aucun. Une seule exception existe : l'amélogénine, le marqueur du sexe, est analysé, afin que l'on connaisse le sexe de la source de l'ADN.

— Mais comment, en ne lisant que quelques allèles, peut-on avoir une certitude de l'identité de la personne ?

— Hé bien chaque allèle figure sur une table de fréquence, qui indique sa probabilité d'être présente dans la population, comprise entre 0 (impossibilité absolue) et 1 (certitude absolue). Aucun allèle n'a bien sûr une fréquence de 0 ou de 1 : il serait inutile dans les deux cas. Il suffit ensuite de multiplier la probabilité des allèles mis en évidence pour obtenir la probabilité que l'ADN testé provienne d'une autre personne. On peut facilement obtenir une certitude que l'ADN testé n'appartient pas à telle personne. Un seul loci suffit pour cela. C'est la preuve que l'ADN testé soit bien celui de la personne à qui on le compare qui est délicate à rapporter. Mais permettez moi un exemple.

— J'allais vous en prier.

— Imaginons un allèle qui a une fréquence de 0,1. C'est à dire que 10% de la population mondiale en est porteur. C'est peu discriminant : sur 6 milliards de terriens, cela laisse 600 millions de suspects. On trouve aussi un allèle qui a une fréquence de 0,02, soit 2% de la population (120 millions). La fréquence des porteurs des deux allèles est de 0,1 X 0,02 = 0,002. Soit 12 millions de personnes. Une fois toutes les allèles mises en évidence, on obtient une probabilité qu'une autre personne ait les mêmes allèles exprimée sous forme d'une chance sur X, X étant supérieur à la population du globe...

— C'est d'une efficacité redoutable.

— C'est le plus grand progrès de la police scientifique depuis la découverte des empreintes digitales. Que d'innocents lui doivent leur liberté !

— Et donc, hormis le sexe, aucun secret biologique n'est révélé par la prise de ces empreintes ?

— Non, pas plus que vos empreintes digitales ne révèlent si vous êtes blond ou gaucher.

— Mais alors pourquoi une telle levée de boucliers ?

— L'ADN est la base du vivant. Sur un minuscule brin de molécules enroulées se trouve tout ce que nous sommes biologiquement, tout ce qui nous maintient en vie. Cette découverte, très récente (1952-1953), intervient après un siècle de théories pseudo-scientifiques fumeuses sur les races humaines qui ont conduit à des horreurs sans nom. La science fait encore peur, et on redoute ce qu'on pourrait en tirer. D'où une réticence à ce qu'on touche à cette intimité moléculaire. Cette préoccupation légitime a été prise en compte par le législateur, au niveau européen avant tout. Il y a donc de solides gardes-fous ; mais on communique fort peu à ce sujet, il est vrai un peu aride. Voilà pourquoi, chère lectrice, si un jour vous deviez avoir des ennuis, je vous en conjure, ne les aggravez pas outre mesure et acceptez le prélèvement. Il est indolore (une sorte de brosse à dent passée sur la paroi interne de la joue dans votre bouche). Et songez bien que ce prélèvement n'est pas une peine. Je n'ose le dire de peur de raviver des craintes... mais tant pis, je me lance.

C'est une mesure de sûreté.

Notes

[1] "Je crains celui qui fait la loi quand il amène la sécurité''. Très approximativement ; je suis le professeur de latin de ma lectrice et endosse tout le blâme d'éventuelles erreurs.

mercredi 20 février 2008

Far Far Away, conte pour enfants pas sages

Par Dadouche



Il était une fois, dans la Province des Petis Pois de la Fédération de Far Far Away, un prince bien malheureux. Il était le benjamin des rejetons du Roi Procureur, et s'était vu confier LE fief dont personne ne voulait. Substitut Charmant, c'est le nom de notre valeureux héros, était Baron des Mineurs.
Pas un jour ne passait sans qu'il enviât son frère ainé, le Vice-Roi Comptable, qui avait reçu en apanage le Duché de la Banque et du Commerce. Même le cadet, le Prince Maton, Comte des Cachots, lui paraissait certains jours avoir un sort plus enviable.
Car la tâche que le Roi avait confiée à Substitut Charmant avec le Domaine des Mineurs, c'était de s'occuper desdits mineurs. Pas pour leur conter des histoires le soir à la veillée, ni pour les emmener jouer à la soule. Non, il devait les empêcher de faire des bêtises et de troubler la tranquillité des autres domaines.

Il était aidé dans sa tâche par la Fée Dadouche, qui vivait à l'autre bout du Royaume.
Substitut Charmant aurait préféré avoir affaire au Maréchal Gascogne, avec qui il aurait au moins pu jouer à la soule, mais tous ses frères se les disputaient déjà, lui et son pôle de Mousquetaires.
Non seulement la Fée Dadouche n'était pas toujours de bonne humeur à cause de ses insomnies, mais en plus, pour parvenir chez elle avec les mineurs turbulents, il fallait traverser le Labyrinthe de 45.

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lundi 18 février 2008

Tranche de vie

Inspirée par Gascogne, Lulu, juge d'instruction, a laissé un long commentaire pour narrer une semaine de la vie d'un juge d'instruction, commentaire que j'élève avec l'autorisation de son auteur à la dignité de billet tant il serait dommage qu'il passât inaperçu.

Eolas


Dimanche: la juge d’instruction que je suis élabore mentalement la liste de tout ce qu’elle va devoir faire pendant la semaine. Le programme serait faisable, si seulement les journées pouvaient durer 30 heures et non pas 24. Surtout que je prends la permanence demain à 9 heures pétantes et que les imprévus ne sont pas exclus, surtout que la substitut de permanence au parquet cette semaine est réputée pour être le chat noir de la juridiction. Dès qu’elle prend la perm, les cadavres s’accumulent et les plaintes pour viols aussi.

Histoire de m’avancer, j’ai pris deux ou trois dossiers à étudier ce week-end, afin de préparer les quelques interrogatoires de la semaine: une mise en examen dans une affaire de bagarre. Les déclarations des témoins et des mis en causes sont contradictoires et confuses, l’alcool qui imbibait tous les protagonistes de ces événements n’a pas contribué à clarifier les différentes versions des faits. Puis une confrontation dans une affaire de moeurs, des faits qui remontent à presque quinze ans, une nièce qui accuse son oncle. Un grand classique. Les déclarations de la victime me semblent crédibles, mais une fois de plus c’est parole contre parole et je sens que l’on s’achemine irrémédiablement vers le non-lieu. Puis une audition de mineur victime (victime de quoi, devinez...) mercredi, le jour des enfants dans mon cabinet. C’est déjà suffisamment pénible pour les loupiots de devoir expliquer une fois de plus ce qu’ils ont vécu, et à un juge en plus, alors j’évite de les convoquer un jour d’école pour qu’ils n’aient pas des explications embarrassantes à fournir à leurs petits camarades. Puis une affaire d’accident du travail, un dossier intéressant. Enfin un interrogatoire de curriculum vitae, truc pas très passionnant s’il en est, mais qui permet de mieux connaître la personnalité du mis en examen dans des affaires criminelles.

Bref, ces quelques dossiers qui s’entassent m’occupent une partie non négligeable du dimanche, pourtant radieux. Mon cher et tendre n'est pas ravi mais il est habitué.

Lundi: Arrivée à huit heures, mon premier réflexe est de brancher la cafetière, sans laquelle je ne pourrais assurément pas tenir toute la semaine. Je jette un coup d’oeil sur une grosse pile dans un coin de mon bureau, ce sont les dossiers qui attendent que je les “sorte” (ordonnance de non-lieu ou de renvoi). Je n’ose pas regarder une autre grosse pile, ce sont les commissions rogatoires qui sont rentrées et que je n’ai pas encore eu le temps de lire. Et que je lirai quand j’aurai le temps, c’est-à-dire pas dans les trois prochains mois. Dans un moment d’incommensurable optimisme, je me dis que je pourrai peut-être faire baisser ces deux piles cette semaine.

Bon. Je prépare une commission d’expertise, un examen psychologique sur une victime dans une affaire de moeurs. Puis je vais moi-même faire les copies des PV que je destine à l’expert. La pénurie de fonctionnaires de greffe est telle qu’une partie non négligeable du temps de travail des magistrats est occupée par des tâches telles que des photocopies. Entre-temps, ma greffière est arrivée. Elle est déprimée, il y a de quoi, les piles sur son bureau sont plus élevées que sur le mien. Son téléphone commence à sonner, ça ne s’arrêtera pas de la journée. Des justiciables qui veulent savoir où en est leur dossier. Des familles de détenus qui veulent savoir comment obtenir un permis de visite. Des avocats qui appellent parce qu’en dépit de multiples demandes, ils n’ont toujours pas la copie du dossier MACHIN. Et des gens qui n’ont rien à voir avec nous mais qui veulent absolument savoir où en est le dossier BIDULE sous prétexte qu’ils sont l’employeur de Monsieur BIDULE. Et qui s’indignent que ma greffière leur oppose le secret de l’instruction.

Mon “client” de 10 heures est là, pour l’affaire de bagarre. Son avocat, commis d’office, aussi. Il vient tout juste d’être désigné et prend une demi-heure pour lire le dossier et s’entretenir avec le jeune homme qui accepte de répondre à mes questions. Sa version des faits diffère notablement de celle de sa garde à vue, mais bon de toute façon, je ne suis plus à quinze versions des faits près. Il a un lourd casier, notamment pour des faits de violences, et surtout deux témoins et un autre mis en cause, plus sobres que les autres, affirment qu’il a été un participant actif de la bagarre. Je le mets en examen et lui annonce d’ors et déjà que nous aurons le plaisir de nous revoir dans les semaines qui viennent, pour une confrontation. Lors de laquelle je tenterai de débrouiller l’écheveau.

Le reste de la matinée est occupé par la lecture du courrier des détenus, par de la paperasserie diverse et par une visite impromptue de la substitut de permanence qui m’annonce une présentation à 14 heures. Super, je ne pense pas que ce sera cette semaine que les piles sur mon bureau baisseront.

J’en suis déjà à trois cafés.

Pause déjeuner avec les collègues. Puis retour au cabinet, pour faire la connaissance de Monsieur TARTEMPION, à l’encontre duquel le parquet a décidé d’ouvrir une information judiciaire. Ça prend un peu de temps, de faire sa connaissance, car on attend l’avocat commis d’office qui est parti voir un gardé à vue puis plaider un dossier aux prud’hommes. Je ne lui en veux pas à l’avocat, il est aussi débordé que moi et comme cela, je peux lire la procédure. Enfin quand tout le monde est prêt (pas avant 16 heures), je commence la première comparution de Monsieur TARTEMPION auquel on reproche des attouchements sur la fille de sa compagne. Un grand classique également. Monsieur TARTEMPION reconnaît les faits mais m’explique le plus sérieusement du monde que la gamine était consentante voire à l’initiative de tout cela (8 ans la gamine); il ne fait visiblement pas attention au fait que son avocate lui écrase discrètement le pied car elle sait bien elle, que les juges n’aiment pas, mais alors pas du tout, ce genre de discours.

Mise en examen, puis placement sous contrôle judiciaire. Pas de saisine du JLD. Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais Monsieur TARTEMPION n’a aucun antécédent judiciaire, en matières d’agression sexuelles ou autres. Il ira dormir ailleurs que chez sa compagne et de toute façon je ne peux plus invoquer le trouble à l’ordre public pour demander une détention dans une affaire correctionnelle. Et donc, dans une affaire d’agression sexuelle.

Le temps de sortir toute la paperasse, il est déjà 18 heures. Ma greffière s’envole, l’heure sup qu’elle vient de faire ne fait que s’ajouter à de nombreuses autres, qu’elle récupérera Dieu sait quand. Pour ma part, je me plonge dans le dossier du lendemain que je n’ai pas eu le temps de peaufiner. Comme souvent, ce sont les parquetiers et les juges d’instruction qui fermeront le palais.

Mardi: Rebelote. Mais après une nuit difficile car je me suis retournée pendant des heures en me demandant si j’ai bien fait de mettre Monsieur TARTEMPION dehors, s’il ne va pas s’en prendre de nouveau à des petiots, en dépit de l’interdiction que je lui ai signifié de fréquenter les mineurs de moins de quinze ans. Vers 4 heures du matin, j’ai sombré dans un sommeil agité, j’ai rêvé que je comparaissais devant une commission parlementaire et que Monsieur HOUILLON habillé en Grand Inquisiteur me reprochait de ne pas avoir su faire fonctionner ma boule de cristal.

Bon, tout ça pour dire que je n’arrive pas au palais dans une forme éclatante. Et que ce n’est pas encore aujourd’hui que j’entamerai mon sevrage à la caféine. Enfin tout cela me donne un air rogue qui doit faire peur à tout le monde, avocats compris. Tant mieux, on ne me dérangera pas pour des broutilles.

Ma confrontation de 10 heures entre la nièce et son tonton se passe dans une ambiance tendue, comme souvent en pareil cas. Et chacun campe sur ses positions, comme souvent en pareil cas. Mon souci majeur dans de telles circonstances est d’éviter que les gens en viennent aux mains, ce qui serait pourtant très facile car mon bureau n'est pas très grand et que les parties et les avocats sont serrés comme des sardines, en face de moi. Deux mètres à peine (mais deux avocats) séparent le mis en examen de la partie civile. Mais la confrontation s’achève sans incident.

Je passe le reste de la journée à peaufiner une ordonnance de mise en accusation. Il ne faut pas que le dossier traîne, le mis en examen est en détention provisoire depuis près d’un an. Et il attendra probablement plus de six mois sa comparution devant la Cour d’assises. Vers 16 heures, je reçois la visite de la substitut de perm avec deux OPJ, des gendarmes de la B.R. locale (brigade des recherches). Je les salue chaleureusement, c’est l’avantage des petites et moyennes juridictions, on finit par bien connaître les gendarmes et policiers avec lesquels on bosse. Le parquet m’ouvre une information judiciaire pour trafic de stups, après lecture rapide des PV et quelques explications complémentaires, je délivre une CR (commission rogatoire) générale et une CR aux fins d’écoute téléphonique aux gendarmes, qui repartent prestement pour mettre en place cette écoute. Il s’agit, une fois de plus, d’un trafic d’héroine, J’ai été surprise, à mon arrivée dans cette juridiction, de l’importance des trafics de drogues dites dures alors que le secteur est plutôt rural.

Enfin, cela fait un dossier de plus. Pas grave, j’en ai déjà plus de 90.

Je reçois justement un coup de fil du commissariat local qui m’annonce qu’il souhaite procéder à des interpellations le lendemain dans le cadre d’une de mes commission rogatoires, pour trafic de stupéfiants. J’ai bien autre chose à faire cette semaine et les policiers aussi mais voilà, le brave toutou stups, qui a un emploi du temps de ministre, n’est disponible que demain mercredi. Va pour demain, donc.

Mercredi: Coup de fil du commissariat aux aurores pour confirmer les placements en garde à vue annoncés.

10 heures. Comme à chaque fois qu’un mineur vient pour audition dans mon cabinet, je deviens Steven Spielberg. C’est-à-dire que je me débats avec la webcam, pour m’assurer que l’audition sera filmée. Je ne vois pas très bien l’intérêt du truc, puisque personne ne visionne ces enregistrements et que l’audition fait l’objet d’un PV de retranscription mais en bon petit soldat, je me plie à la procédure. Pour une fois, je n’ai pas oublié le mot de passe et je n’ai pas fait buggé l’enregistrement, je suis en progrès. Sauf qu’à la fin de l’audition, je n’arrive pas à enregistrer l’audition sur le DVD prévu à cet effet, sous l’oeil goguenard de l’avocat du gamin (mes mésaventures avec cette caméra sont devenues célèbres dans le barreau local). Zut alors. Tant pis, je verrai ça plus tard avec notre correspondant informatique.

A part ça, l’audition ne se passe pas trop mal, le loupiot est stressé au début puis se détend quand il se rend compte que la juge n’est pas un monstre à sang froid (avec ce qu’il entend à la télé sur les juges..).

Le soir, je joue les prolongations et file au commissariat pour prolonger les gardes à vue de ceux qui ont été interpellés le matin-même dans mon affaire de stups. Pas besoin d’être grand clerc pour se rendre compte qu’ils sont tous toxicomanes et que les quelques bénéfices qu’ils ont pu faire dans ce trafic ont été engloutis dans leur consommation de poudre. En tout état de cause, il y a encore des choses à creuser et je leur indique à tous qu’ils vont encore passer 24 heures chez leurs amis policiers.

Jeudi: je passe la matinée avec un cadre dirigeant de l’entreprise dans laquelle est survenu un grave accident du travail. Audition très longue et très technique, comme presque toujours dans ce genre de dossier. Et comme presque toujours, ledit cadre ne comprend pas très bien ce qu’il fait dans mon cabinet. S’il y a eu des erreurs et des dysfonctionnements, me dit-il en substance, ils ne me sont pas imputables. Ils sont du fait de l’entreprise ou d’autres salariés.

Ses réponses à mes questions sont satisfaisantes et son avocat fait quelques observations pertinentes. Et puis aussi, cette affaire se situe dans le cadre de la loi du 10 juillet 2000 et de l’article 121-3 du Code pénal, qui m’indique en substance que je dois rechercher si le salarié a commis une faute caractérisée. Ce qui ne me semble finalement pas le cas en l’espèce. Je décide donc de placer ce cadre sous statut de témoin assisté, plutôt que de le mettre en examen.

Je devine déjà que cette décision ne plaira pas à la victime mais je ne peux pas mettre en examen quelqu’un juste pour lui faire plaisir. C’est en tout cas ce que je lui expliquerai quand je la rencontrerai.

Le reste de la journée se déroule dans la même frénésie que d’habitude. La brigade de gendarmerie de TROUFIGNY LES OIES m’appelle pour m’indiquer que Monsieur NARIENCOMPRIS, mis en examen pour violences conjugales, est retourné vivre chez sa femme. En dépit de son contrôle judiciaire qui le lui interdit. Et que manifestement, les baffes pleuvent à nouveau. Je ne suis pas ravie: j’avais déjà rappelé à l’ordre Monsieur NARIENCOMPRIS il y a quelques mois. Je délivre donc un mandat d’amener pour que les pandores m’amènent Monsieur NARIENCOMPRIS à la première heure demain.

Une fois de plus, je termine la soirée au commissariat pour prolonger les gardes à vue de mes présumés dealers-toxicomanes. J’en ai fait relâcher entre-temps et après lecture des PV, je décide finalement de m’en faire présenter un le lendemain, le plus impliqué.

Vendredi: Je n’ai plus de dosettes pour ma machine à expresso. Je suis donc de TRES, TRES mauvaise humeur.

J’interroge brièvement Monsieur NARIENCOMPRIS qui me dit en gros, qu’il a bien le droit de faire ce qu’il veut, d’aller où il veut si ça le chante, y compris chez sa femme. Je lui indique que dans ces conditions, je peux bien saisir le JLD pour révocation de son CJ si ça me chante aussi. Ce que je fais.

Un peu plus tard, je mets en examen mon “stupeux” que je place sous contrôle judiciaire. L’enquête est quasiment terminée, c’est avant tout un consommateur, une détention provisoire ne se justifie pas à mon avis. Je sens bien que les policiers ne sont pas contents. Mais quand comprendront-ils qu’il y a des critères à respecter pour placer quelqu’un en détention provisoire? Et que la réussite d’une enquête ne dépend pas du nombre de mandats de dépôts prononcés?

Dans la foulée, je procède à l’interrogatoire de CV de Monsieur TRUCMUCHE qui répond à mes questions sur sa vie, son oeuvre. Comme Monsieur TRUCMUCHE a eu une vie sentimentale et professionnelle agitée, je vais devoir envoyer des CR aux quatre coins de la France pour vérifier ses déclarations. Misère...

Et pendant ce temps-là, les piles n’ont pas baissées.. Des commission rogatoires sont rentrées, que je n’ai pas lues, des expertises sont rentrées, que je n’ai pas lues. J’ai 150 personnes à rappeler, ma greffière a fait barrage tant qu’elle a pu.

Pourtant ce vendredi-soir, c’est décidé, je m’autorise un extra, je quitte le palais à 17 heures 30. Non sans m’être assuré auprès du parquetier de permanence qu’à priori, le week-end sera calme. Et que je ne devrai pas m’être en examen un Monsieur TARTEMPION bis à 8 heures dimanche matin. Deux jours de relâche ou presque. Il faut bien en profiter: de toute façon ce sera tout pareil la semaine prochaine....

jeudi 7 février 2008

Toute première fois

On parle souvent de l'avocat qui plaide pour la première fois devant une Cour d'Assises. Il m'a d'ailleurs été rapporté que tout avocat plaidant son premier dossier criminel passait nécessairement aux toilettes du tribunal pour soulager son estomac. Mais a-t-on seulement pensé au pauvre petit juge sortant de l'Ecole Nationale de la Magistrature, et plus précisément de son stage en juridiction, et qui se retrouve début septembre, suite à sa prestation de serment de magistrat et à son installation, en train de présider une audience ? A-t-on seulement pensé à ce pauvre substitut à la session d'Assises de l'automne et à qui on a envoyé un dossier criminel à étudier pendant ses congés alors qu'il est retourné quelques jours chez ses parents ?

En ce qui me concerne, j'ai eu la chance de présider dés mon arrivée en juridiction une audience correctionnelle juge unique "généraliste", c'est à dire comportant des dossiers pouvant aller des violences entre conjoints à des vols divers et variés, en passant par des conduites en état alcoolique (art. 398-1 du cpp).

Me voilà donc suant sang et eau à préparer mon audience quelques jours auparavant. Savoir que vous avez, seul, la responsabilité de juger d'autres personnes, et éventuellement de les envoyer en prison, soit ultérieurement, soit même tout de suite si la peine est supérieure à un an (on appelle ça un mandat de dépôt à l'audience) a de quoi vous rendre un peu nerveux. Et aujourd'hui, c'est pire, ce seuil de un an ayant été aboli pour les récidivistes.

Mes trente cinq dossiers sont truffés de nullités. La collègue que je remplace a accordé tout un tas de renvois au mois de septembre. Quel heureux hasard...Les convocations sont rédigées en dépit du bon sens, les procédures sont plus que légères, bref, je me dis que l'audience va être rock and roll. En plus, je ne connais pas les avocats du barreau, et la réciproque est tout aussi exacte. Certains vont vouloir me tester, sans être parano...

J'attends dans la salle des délibérés. Mais que fait la substitut (elle est de ma promo, mais quand même...) ? La voilà qui arrive, toute aussi stressée que moi. La greffière (trente ans de boutique), est déjà dans la salle. L'huissier me fait un petit signe de la tête, qu'il passe par la porte de la salle des délibérés. Tout est prêt. L'adrénaline est au plus haut.

Je sonne. Zut, c'est la lumière de la salle. Je sonne à nouveau. C'est assez long ? Bon, quand faut y'aller, faut y'aller. Je rentre dans la salle d'audience, la peur au ventre, tous les regards tournés vers moi. Surtout, ne pas se prendre les pieds dans la robe et se vautrer devant la salle pleine.

"Le Tribunal, veuillez vous levez !" s'exclame l'Huissier. Ah oui, c'est bien de moi dont il parle...La salle d'audience est la salle d'Assises. Particularité, les jurés sont placés autour de la cour. Je me retrouve donc tout seul au milieu de quatorze fauteuils. La greffière et la substitut me paraissent être à des kilomètres.

Mais où diable se trouve le magistrat que j'assiste ? Ah non, c'est vrai, je ne suis plus auditeur. C'est bien moi qui préside. Un souvenir me revient à l'esprit. J'ai l'impression de me retrouver à ce moment fatidique où, venant d'obtenir mon permis de conduire, je conduisais pour la première fois la voiture de mes parents, seul au volant, sans moniteur à côté de moi. Grand moment de solitude...

Je bafouille un "veuillez vous asseoir". Les dossiers de renvoi , tout d'abord. A leur grand étonnement, je demande aux avocats le motif du renvoi. Habitués qu'ils sont à ce que le renvoi soit de droit, je dois passer pour l'enquiquineur du coin (ou le jeune juge qui se la pète, c'est selon).

Viens le premier dossier. Le prévenu me paraît tout aussi nerveux que moi. Je lis la prévention, en écorchant la moitié des mots. Je tente d'expliquer le sens des phrases si violemment juridiques. Regard vide du prévenu...S'enchaînent questions, explications, réquisitions et plaidoiries. Le dossier est mis en délibéré.

Les dossiers se suivent sans se ressembler.

Tard dans l'après-midi, voici un détenu. Il comparaît pour divers vols. Il n'est pas passé en premier car l'audience à deux rôles, un à 13 h 30, le second à 16 heures. J'instruis. Viennent les questions tenant à sa détention : "pour quel motif et depuis quand êtes-vous détenu ?" Réponse : "Ch'sais pas...". Je me tourne, agacé, vers son avocat. Il n'en sait pas plus. Et évidemment, pas de fiche pénal dans ce capharnaüm que constitue son dossier. La substitut requiert quatre mois ferme, mandat de dépôt à l'audience. Je me demande ce qui lui prend, ce mandat de dépôt étant impossible, à l'époque. L'avocat plaide la clémence. Je mets le dossier en délibéré.

Me voilà seul dans la grande salle de délibéré des Assises. Je griffonne mes décisions sur les chemises roses des dossiers. Viens mon détenu. Je me demande encore pourquoi ma collègue, pourtant fine procédurière, m'a demandé un mandat de dépôt que je ne peux prononcer. Quelque chose me tracasse dans ce dossier. J'arrive enfin à trouver la fiche pénale. Et là, horreur, je constate que ce dossier est en fait un renvoi de comparution immédiate. L'inconscient de ma collègue du parquet ne s'y était pas trompé...Je monte voir, complétement affolé, le président du tribunal. Ca tombe bien, il discute avec la proc'. Constat d'échec : "Mon cher Monsieur, vous allez devoir le remettre dehors". Je suis livide, les chefs de juridiction se bidonnent : "Bienvenue dans la vrai vie...".

Je n'ai même pas le temps de prévenir la substitut, qui est restée dans la salle. Cris de joies du prévenu, qui ressort libre, et devra se représenter à une autre audience. La greffière me dira ensuite qu'elle avait bien vu le problème, mais qu'elle n'a pas voulu me le dire, de peur que cela me vexe...

L'audience se termine à minuit. Je suis vidé...Et je crois que je garderai longtemps le souvenir de ma première présidence d'audience correctionnelle.

vendredi 1 février 2008

Soufflet n'est pas jouer

Un professeur de technologie dans un collège du Nord est poursuivi en correctionnelle pour avoir asséné une gifle à un élève de onze ans au cours d'un incident au cours duquel l'élève l'aurait traité de « connard ».

Cette affaire, qui ne décolle pas du niveau du fait divers, fait beaucoup parler d'elle. D'abord par les circonstances qui l'ont suivi : le père de l'élève, gendarme de profession, a été convoqué après l'incident et s'est présenté en uniforme. Il a aussitôt porté plainte et l'enseignant a été placé en garde à vue pendant 24 heures et sera jugé le 27 mars prochain. On voit tout de suite les ingrédients de la polémique : l'enseignant insulté est celui qui est poursuivi, le père gendarme fait soupçonner la collusion des gens de justice, bref, la victime est poursuivi et le garnement est présenté comme la victime. Solidarité des enseignants, et semble-t-il d'une bonne part de l'opinion publique qui n'aime rien plus que l'idée que les enfants des autres se prennent des baffes.

Les faits ne sont pas contestés par l'enseignant, qui déclare à la presse avoir été « impulsif » et que le coup était « parti tout seul ».

Revoyons les faits sous l'angle juridique.

En France, l'éducation est une obligation depuis l'age de six ans jusqu'à l'age de 16 ans : art. L.131-1 du Code de l'Education.

C'est une obligation qui pèse sur les enfants mineurs, contrairement à l'idée reçue qui veut que les mineurs baignent dans un doux cocon d'irresponsabilité et d'immunité aux obligations. Cette obligation se compose d'une obligation d'assiduité, d'accomplissement du travail donné et de respect des règles de l'établissement : c'est l'article L.511-1 du code de l'éducation.

Les enseignants tirent de ce règlement intérieur une autorité de police et une autorité disciplinaire : leurs consignes pour l'organisation des cours doivent être respectées, faute de quoi ils peuvent exclure un élève d'un cours, qui n'est pas une sanction disciplinaire mais vise à rétablir l'ordre dans la classe (l'attitude ayant conduit à l'exclusion pouvant donner lieu à des sanctions disciplinaires) ou mettre en mouvement une action disciplinaires pour voir prononcée une des mesures prévues par le même règlement intérieur.

On en distingue deux ordres : pour les faits les moins graves, ce sont des punitions, prévues par une circulaire du 11 juillet 2000 (le texte se situe après le décret), article 2.2 :

Considérées comme des mesures d'ordre intérieur, elles peuvent être prononcées par les personnels de direction, d'éducation, de surveillance et par les enseignants ; elles pourront également être prononcées, sur proposition d'un autre membre de la communauté éducative, par les personnels de direction et d'éducation. La liste indicative ci-après peut servir de base à l'élaboration des règlements intérieurs des établissements : - inscription sur le carnet de correspondance ; - excuse orale ou écrite ; - devoir supplémentaire assorti ou non d'une retenue [Les fameuses "colles" - NdEolas] ; - exclusion ponctuelle d'un cours. Elle s'accompagne d'une prise en charge de l'élève dans le cadre d'un dispositif prévu à cet effet. Justifiée par un manquement grave, elle doit demeurer tout à fait exceptionnelle et donner lieu systématiquement à une information écrite au conseiller principal d'éducation et au chef d'établissement ; - retenue pour faire un devoir ou un exercice non fait.

Pour les faits les plus graves, on parle de sanction, qui elles sont au nombre de quatre et sont prévues par un décret du 30 août 1985, article 3 :

Le règlement intérieur comporte un chapitre consacré à la discipline des élèves. Les sanctions qui peuvent être prononcées à leur encontre vont de l'avertissement et du blâme à l'exclusion temporaire ou définitive de l'établissement ou de l'un de ses services annexes. La durée de l'exclusion temporaire ne peut excéder un mois. Des mesures de prévention, d'accompagnement et de réparation peuvent être prévues par le règlement intérieur. Les sanctions peuvent être assorties d'un sursis total ou partiel. Il ne peut être prononcé de sanctions ni prescrit de mesure de prévention, de réparation et d'accompagnement que ne prévoirait pas le règlement intérieur.

Comme on le voit, c'est une société en miniature qui est reconstituée au sein de l'établissement : les règles et leurs sanctions sont fixées établissement par établissement qui se dote ainsi d'un mini code pénal beaucoup plus facile d'accès, ainsi que la façon dont les sanctions doivent être prononcées (réunion d'un conseil de discipline, etc), ces règles particulières devant bien sûr respecter la législation nationale (un règlement intérieur ne peut prévoir de règles constituant une discrimination fondée sur le sexe, l'origine ou la religion par exemple) et n'excluent nullement l'application de celle-ci, notamment le code pénal, l'école demeurant partie intégrante du territoire français.

Ces règles sont néanmoins des règles de droit : elles fixent des comportements obligatoires ou interdits, et assortissent le non respect de ces normes de sanctions. Et s'agissant de règles de droit, elles s'appliquent à tous de la même façon. Aux élèves comme aux enseignants.

Je n'ai pas pu me procurer le règlement intérieur du collège Gille de Chin, mais je ne pense pas prendre de gros risques pour la fiabilité de la suite de mes explications en retenant l'hypothèse qu'insulter un enseignant y est expressément prohibé, ainsi que de manière générale toute violence.

En insultant son professeur, l'élève a incontestablement commis une faute, et d'une gravité telle qu'elle justifie que des sanctions soient prononcées, non une simple punition. Mais en aucun cas cela ne donnait le droit à l'enseignant de s'affranchir du règlement intérieur et de se faire justice à lui-même. L'école est aussi un apprentissage de la vie en société, et le fondement de la notre est que même les personnes qui fixent les règles sont tenues de les respecter. C'est la première leçon de l'Etat de droit.

La deuxième est que le code pénal s'applique aussi dans les écoles. Et ici il a été sollicité.

Tout d'abord, par l'élève lui-même. Pour avoir, par parole de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à ses fonctions, outragé son professeur, personne chargée d'une mission de service public, le galopin a commis le délit d'outrage prévu par l'article 433-5 du code pénal, aggravé par cette circonstance que les faits se sont produits dans un établissement scolaire, délit puni de 6 mois d'emprisonnement et 7500 euros d'amende.

Mais aussitôt après par l'enseignant lui-même, qui, pour avoir volontairement commis des violences n'ayant pas entraîné d'incapacité totale de travail sur la personne du galopin, avec ces circonstances que les faits ont été commis (1) sur un mineur de 15 ans (2) par une personne chargée d'une mission de service public (3) dans un établissement d'enseignement, a commis des violences volontaires aggravées par trois circonstances, faits prévus et réprimés par l'article 222-13 du Code pénal et punis de sept années d'emprisonnement et de 100.000 euros d'amende, outre un prélèvement des empreintes génétiques pour inscription au fichier national de ces empreintes (le FNAEG).

Un petit mot ici sur un de ces circonstances : celle de commission dans un établissement d'enseignement. Il s'agit d'un ajout de la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 48, II, 1° (lui-même issu d'un amendement parlementaire de M. Philippe Houillon), dont l'objet n'était absolument pas, les travaux parlementaires en attestent, de lutter contre la violence des enseignants, seuls les élèves étant dans l'esprit du législateur capables de tels actes. Peu importe, la localisation géographique est le seul critère, et la circonstance aggravante joue à l'égard de l'enseignant. Amis profs, vous êtes prévenus (en tout cas votre collègue, lui, l'est pour l'audience du 27 mars).

S'agissant du bambin, son très jeune âge le met à l'abri des peines prévues par le code pénal : il ne peut faire l'objet au pire que de sanctions éducatives (articles 15 et 15-1 de l'ordonnance du 2 février 1945). Tout ceci sans préjudice des sanctions disciplinaires encourues dans son établissement.

S'agissant du professeur, bien sûr, la peine prononcée sera très très loin des sommets voulus par le législateur, qui, le jour où il a pensé et voté que des violences n'ayant pas entraîné d'incapacité totale de travail pourraient opportunément être sanctionnées de sept années d'emprisonnement avait visiblement fêté le beaujolais nouveau à la buvette de l'assemblée. Il n'y a pas en France un seul juge, aussi répressif soit-il, qui envisagerait cela la moindre seconde.

Mais ses malheurs ne s'arrêteront pas là car il encourt en prime des sanctions disciplinaires par le ministère de l'éducation nationale, suspension provisoire, déplacement d'office, mise à la retraite d'office, rétrogradation... pouvant aller jusqu'à la révocation.

Beaucoup de bruit pour rien ?

Sans doute la disproportion des peines encourues contribue à donner une image de martyr à l'enseignant.

Il demeure : frapper un élève est un geste inacceptable, et frapper un enfant l'est encore plus. Quel que soit le comportement de ce dernier. L'école apprend la vie en société, et la première de cette vie en société est de renoncer à la violence, pas de la subir de la part des personnes qui exercent l'autorité.

Le châtiment corporel est d'un autre âge, y compris administré par les parents. Accepter la fessée comme normale, c'est accepter le premier échelon d'une échelle qui peut amener très vite trop haut. Car la fessée ne fait pas mal, et l'enfant finira par ne plus en avoir peur. Il faudra aller plus loin. Et quand il aura quinze ans et mesurera 1m80, que va faire le parent ?

Demandez aux juges des enfants ce que certains parents considèrent comme relevant du droit de correction, sous prétexte qu'eux même, quand ils étaient petits, se prenaient bien pire de leur propre père, qui avait bien raison. Ou ce que font certains adolescents difficile à leurs parents devenus plus faibles qu'eux. Voilà où amène la violence subie.

La société refuse ces comportements, à raison, et tout particulièrement de la part de ceux à qui les enfants sont confiés. Que ceux-ci se retrouvent chargés d'une mission d'éducation des enfants, parfois par délégation complète des parents qui y ont renoncé, quand leur mission ne devrait recouvrir que l'instruction, c'est un problème évident. Il ne peut se régler par la violence. Face à cette situation, la société réagit, par son bras séculier, la justice. C'est normal, sauf à sonner à l'enfant un message disant "quand tu es à l'école, tu es sans protection face aux plus grands que toi". Faisons cela et à 13 ans il viendra avec un couteau pour se protéger.

Que l'enseignant réfléchisse à son geste, il est en arrêt maladie jusqu'à l'audience. Qu'il comprenne pourquoi ce coup n'est certainement pas "parti tout seul" comme quand on nettoie une arme approvisionnée. Cette explication est inquiétante, et ne plaira certainement pas au juge, avec le désormais célèbre "j'ai pété les plombs", meilleur moyen de faire péter les plombs du tribunal lors du délibéré.

A la télévision, la justice, c'est toujours les gentils contre les méchants. La vie n'est pas aussi simple. La victime peut être une tête à claque : cela n'autorise personne à lui en asséner ; l'auteur peut avoir mille excuses, sans avoir une seule justification. Et les collègues soutiennent l'un, et les associations de protection de l'enfance protègent l'autre, et les parents soutiendront l'un ou l'autre.

Au milieu, le juge, qui devra trancher, avec la certitude que sa décision déchaînera la colère des uns ou des autres.

Qui a dit que c'était un métier facile ?

mercredi 23 janvier 2008

La France condamnée pour avoir refusé l'agrément en vue de l'adoption à une personne homosexuelle

La décision date d'aujourd'hui même, il s'agit de l'arrêt E.B. contre France, n°43546/02, rendu en Grande Chambre.

Cet arrêt risque de faire parler de lui[1], voire d'être présenté comme un revirement de jurisprudence, ce qu'il n'est pas. Mais il contient mine de rien une petite bombe passée relativement inaperçue : la cour constate tout simplement... que la France reconnaît le droit d'adopter aux homosexuels. J'y reviendrai, mais procédons par ordre.

Les faits étaient les suivants :

Madame B. est institutrice en maternelle depuis 1985, et vit en couple stable avec Madame R. Madame B. souhaitant découvrir les affres de la parenté, elle a déposé (en février 1998) auprès du Conseil général une demande d'adoption ; mais sa compagne Madame R. n'étant pas intéressée par cette perspective, Madame B. présente une demande en tant que célibataire.


Une première pause s'impose ici.

Nous sommes dans le cadre d'une demande d'adoption présentée aux autorités publiques qui porte sur des enfants remis à l'aide sociale par leurs parents ou orphelins. Ils portent le joli nom de "pupilles de l'Etat". Pour résumer, il s'agit des enfants nés d'un accouchement sous X., ou dont les parents ont été déchus de l'autorité parentale, ou qui ont été remis à l'aide sociale à l'enfance en vue de leur adoption par l'un des parents (auquel cas l'autre parent a six mois pour se manifester) ou les deux, ou qui ont été déclarés abandonnés par le tribunal de grande instance, principalement.

L'adoption se passe en deux temps : une phase administrative, où les adoptants potentiels sollicitent un agrément qui leur permettra (éventuellement) d'obtenir un placement d'enfant à leur foyer en vue de son adoption, puis une phase judiciaire où l'adoption est prononcée par le tribunal de grande instance.

Jusqu'à une loi du 11 juillet 1966, l'adoption d'enfant était strictement réservée aux couples mariés depuis au moins cinq ans ; la loi de 1976 va étendre ce droit à tout adulte âgé d'au moins trente ans (ramené à 28 ans par la loi du 5 juillet 1996), étant précisé que si deux personnes veulent adopter le même enfant, elles doivent être mariées. Ensemble.

Cela levait un des obstacles à l'adoption auxquels se heurtaient les homosexuels : la condition du mariage. Mais il en restait un deuxième : celui de l'agrément administratif, qui leur est systématiquement refusé en invoquant l'intérêt de l'enfant et les "conditions de vie" du demandeur à l'adoption, approuvé en cela par le Conseil d'Etat : voir par exemple CE 9 octobre 1996, n°168342, ''Fretté''.

Ce même requérant a porté son affaire devant la cour européenne des droits de l'homme invoquant une discrimination fondée sur son orientation sexuelle, contraire à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme. La cour rejettera sa demande par un arrêt du 26 février 2002 n°36515/97.

A cette occasion, la Cour précisera que la marge d'appréciation des pays doit être grande eu égard aux différences des diverses sociétés qui forment le Conseil de l'Europe[2], et qu'une différence de traitement n'est pas forcément discriminatoire si elle est justifiée par l'intérêt supérieur de l'enfant, la Cour constatant l'absence de consensus scientifique sur les conséquences sur l'équilibre affectif d'un enfant élevé par un homosexuel.

Fin de la première pause.


Mme B. sollicite donc un agrément du président du Conseil général. Une enquête sociale est diligentée qui émet des avis défavorables, sans jamais viser explicitement l'homosexualité de la demanderesse, mais tournant autour du pot avec des périphrases comme, après avoir vanté les qualités d'écoute, d'ouverture d'esprit, de culture, de disponibilité, la clairvoyance dans l'analyse des problèmes, les capacités éducatives et affectives de la requérante :

Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n'avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.

Notez le fameux "cadre de vie" que n'aurait pas renié Tartuffe.

Ou encore, chez le psychologue, après un très positif :

Mademoiselle B. possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice. Ses idées concernant l'éducation des enfants semblent très positives.

arrive un chafouin

Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l'histoire, le contexte d'accueil et le désir d'enfant.

Ha, le contexte d'accueil, du genre "Notez que je n'ai rien contre les contextes d'accueil, hein. Mon coiffeur est un contexte d'accueil, et il vit avec un cadre de vie très sympathique, m'a-t-on dit".

Témoins ces interrogations, qui, vous en conviendrez, pourraient tout aussi bien exclure l'adoption par un célibataire hétérosexuel :

- N'y a-t-il pas une conduite d'évitement de la « violence » de l'enfantement et de l'angoisse génétique à l'égard d'un enfant biologique ?

- L'idéalisation de l'enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n'y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l'enfant ?

Et enfin, le classique :

- La possibilité que l'enfant trouve un référent paternel stable et fiable n'est-elle pas aléatoire ?

On finit même par verser dans le contra legem :

Un certain flou règne sur ses possibilités d'identification à l'image du père. N'oublions pas que c'est avec l'image de ses deux parents que l'enfant se construit. L'enfant a besoin d'adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?

Et tant pis si la loi dit expressément qu'un célibataire peut adopter. Célibataire ne veut pas dire qu'on est... un cadre de vie, vous comprenez ?

Un autre psychologue interviendra, qui relèvera une :

- attitude particulière vis-à-vis de l'homme dans le sens où il y a refus de l'homme.

Et poussera sa réflexion, de son propre aveu, à l'extrême, se réfugiant pudiquement derrière un point d'interrogation :

A l'extrême, comment en refusant l'image de l'homme peut-on ne pas refuser l'image de l'enfant ? (l'enfant en attente d'adoption a un père biologique dont il faudra préserver l'existence symbolique, la requérante en aura-t-elle les possibilités ?) (...) »

Bref, si les homosexuelles pouvaient coucher avec des hommes, ça réglerait bien des problèmes, en tout cas pour les psychologues qui se poseraient moins de questions là où on leur demande des réponses.

Le représentant du Conseil de famille, de l'association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d'agrément, émettra également un avis défavorable, estimant ce qui suit :

« (...) De par mon expérience personnelle de vie en famille d'accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l'importance d'un couple mixte (homme et femme) dans l'accueil d'un enfant. Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l'éducation de l'enfant sont complémentaires, mais différents l'un de l'autre. C'est un équilibre que l'enfant va bousculer d'autant plus fort parfois selon l'évolution de sa démarche de réalisation et d'acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours. Il me semble donc nécessaire qu'il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d'adoption dans l'intérêt de l'enfant. (...) »

Comprendre : d'accord pour l'adoption par des célibataires, mais à condition qu'ils vivent en couple, et avec quelqu'un de l'autre sexe.

Le chef du service d'aide sociale à l'enfance (oui, on demande beaucoup d'avis à plein de gens pour pouvoir adopter) dira quant à lui :

« - Mlle B partage sa vie avec une amie qui n'apparaît pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l'enfant accueilli n'est pas clairement définie ;

- le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l'enfant.

Dans ces conditions, il est à craindre que l'enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »

Bref, Madame R., qui ne demande rien à personne, n'a pas envie d'être le père de cet enfant ; comme quoi les homosexuels sont des gens bizarres.

Oui, j'ironise un peu, c'est pour rendre la lecture moins fastidieuse, et surtout pour que vous compreniez que, quelle que soit votre opinion sur la question de l'adoption par un homosexuel, l'attitude de la République est ici d'une hypocrisie finie, et c'est cela qui va entraîner sa condamnation, puisque la question de l'opportunité de l'adoption homosexuelle n'est pas abordée par cet arrêt, comme nous le verrons.

Ces avis entraînent un refus du président du conseil général, qui est attaqué devant la juridiction administrative. Le tribunal administratif lui donna raison, mais en appel, la cour administrative d'appel annula le jugement et confirma le refus d'agrément. Le Conseil d'Etat confirma ce refus le 5 juin 2002 (je ne vous mets pas le lien, le nom de la requérante figure dans l'arrêt sur Légifrance et elle a souhaité l'anonymat).

Suite à ce refus, Mme B. saisit la cour européenne des droits de l'homme, invoquant l'article 14 qui prohibe les discriminations, et l'article 8 qui protège le droit à une vie privée et familiale normale.

La cour va opérer un raisonnement qui peut se résumer comme suit (les numéros entre parenthèses renvoient au numéro du paragraphe de la décision.

La cour rappelle sa jurisprudence Fretté : les décisions de rejet de la demande d'agrément poursuivaient un but légitime, à savoir protéger la santé et les droits des enfants pouvant être concernés par une procédure d'adoption (70).

Si ici la question soulevée porte également sur l'agrément à l'adoption par un homosexuel, il y a des différences notables : dans ce cas, et contrairement à l'affaire Fretté, à aucun moment les autorités administratives n'ont parlé du "choix de vie" de Mme B. De plus ces autorités ont reconnu des qualités éducatives à Mme B. qui n'avaient pas été retenues chez M. Fretté. Enfin, elles ont pris en compte l'existence de la compagne de Mme B., alors que M. Fretté était célibataire. La cour annonce d'ores et déjà qu'elle ne va pas renverser la jurisprudence Fretté, même si elle va statuer dans un sens différent (71).

La cour relève que dans le cas de Mme B., les autorités se sont fondées sur deux motifs pour refuser l'agrément (72) :

- L'absence de référent paternel dans le projet éducatif de Mme B., mais la cour observe que ce problème se pose dans toutes les adoptions par un célibataire, que la loi française autorise (73). La Cour joue à son tour les Tartuffe en regrettant que les représentants de la France n'aient pu fournir des statistiques d'adoption permises à des homosexuelles, statistiques qui auraient sans doute permis de démontrer l'absence de discrimination (74). Comprendre : elle n'est pas dupe.

- L'absence d'implication de la compagne de Mme B. dans l'adoption : elle ne se sent pas concernée, et les autorités administratives n 'ont cessé d'invoquer ce point (75).

La Cour écarte l'argument de la requérante disant que ce dernier point n'avait aucune importance (76). Au contraire, ce critère est légitime car « dès lors que le demandeur ou la demanderesse, bien que célibataire, a déjà constitué un foyer avec un ou une partenaire, la position de ce dernier et la place qu'il occupera nécessairement au quotidien auprès de l'enfant qui viendra vivre dans le foyer déjà formé commandent un examen spécifique, dans l'intérêt supérieur de l'enfant. Il serait d'ailleurs pour le moins surprenant que les autorités compétentes, informées de l'existence d'un couple "de fait", feignent d'ignorer une telle donnée dans l'évaluation des conditions d'accueil et de vie future d'un enfant au sein de son nouveau foyer ». ce critère est d'ailleurs fondé juridiquement (77). Ce motif n'est pas fondé sur l'orientation sexuelle (78) et n'est donc pas discriminatoire (79).

Mais, et c'est là que les choses se gâtent pour la France, la Cour reprend ces deux motifs et les réunit comme faisant partie d'une appréciation globale par l'administration : ils sont en effet sans cesse invoqués ensemble (80), aussi bien par le président du Conseil Général (81) que par la cour administrative d'appel (82) que par le Conseil d'Etat (83).

Bref, constate la Cour, les juridictions ont toujours pris soin de préciser que si le critère de l'homosexualité de la requérante était pris en compte, il n'était pas le seul pris en compte et ne faisait pas l'objet d'une position de principe hostile qui aurait été discriminatoire (84).

Mais la Cour n'est pas convaincue. Au contraire, elle trouve que le fait que l'homosexualité de la requérante soit aussi présente est significatif, et que les termes employés dans les divers avis, que je vous citais en ironisant au début, sont révélateurs (85). Ainsi, les avis reprochent à la requérante son célibat : mais la loi française prévoit l'adoption par des célibataires : ces reproches sont donc illégaux (86). Quant à l'absence de référent paternel, la Cour admet que l'argument est pertinent en soi, mais en l'espèce, y recourir est manifestement excessif (87).

La Cour ne peut que constater que sous couvert de « conditions de vie » c'est l'orientation sexuelle de la requérante qui a été sans cesse au cœur des débats (88). Elle a même finalement été décisive dans le refus d'agrément (89).

Il y a bien eu une différence de traitement. La Cour va alors se demander si elle était légitime, faute de quoi elle constituerait une discrimination (90). La Cour rappelle en effet sa jurisprudence en la matière : une distinction est discriminatoire, au sens de l'article 14, si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s'il n'y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (91), étant entendu que la Convention européenne des droits de l'homme est un instrument vivant, dont l'interprétation évolue avec les moeurs (rejet de la doctrine originaliste qui prévaut pour l'interprétation de la Constitution des Etats-Unis et qui veut qu'on interprète le texte selon le sens que lui ont donné les Pères Fondateurs en 1787) (92).

Et la Cour pose la règle applicable ici : si la distinction opérée repose uniquement sur l'orientation sexuelle de la requérante, il y aurait bien discrimination (93).

Et voilà le paragraphe qui à mon sens doit retenir notre attention, à tel point que je le recopie in extenso, car si vous aviez encore des doutes sur l'attitude de tartuffe des autorités, le masque va tomber.

La Cour rappelle que le droit français autorise l'adoption d'un enfant par un célibataire (...), ouvrant ainsi la voie à l'adoption par une personne célibataire homosexuelle, ce qui n'est pas contesté. Compte tenu de cette réalité du régime légal interne, elle considère que les raisons avancées par le Gouvernement ne sauraient être qualifiées de particulièrement graves et convaincantes pour justifier le refus d'agrément opposé à la requérante.

Tombez, mes bras, bée, ma machoire, saisis-moi, ô stupéfaction. Alors que le Conseil d'Etat valide de manière constante des refus d'agrément fondés sur l'homosexualité du demandeur à l'agrément, les représentants de la France devant la Cour européenne des droits de l'homme revendiquent que les homosexuels peuvent adopter en France, et ce depuis la loi du 11 juillet 1966 qui a étendu l'adoption aux célibataires. Je ne suis pas sûr que l'assemblée gaulliste élue en novembre 1962 ait vraiment eu conscience d'autoriser l'adoption par des homosexuels. Tout ça pour dire "Voyez comme nous n'opérons pas de discrimination à l'adoption envers les homosexuels". Tout en étant incapable de dire combien d'homosexuels ont effectivement un jour adopté un enfant...

Ha ! Au bal des faux-culs, le carnet de bal de la République est rempli jusqu'à la marge.

La Cour ne s'en laisse pas compter, et constate qu'en outre, le Code civil est muet sur la question du référent de l'autre sexe, qui en tout état de cause devrait interdire l'adoption à tout célibataire quelle que soit son orientation sexuelle, et qu'enfin les qualités éducatives de la demanderesse à l'agrément étaient vantées en termes dithyrambiques ce qui en soi suffit à balayer toute objection au nom de l'intérêt de l'enfant (95).

La couperet tombe : pour refuser l'agrément à Mme B., les autorités ont opéré une distinction fondée exclusivement sur l'orientation sexuelle de la requérante, et comme il était dit au §93, cela caractérise une discrimination. La France est donc condamnée. Et, ajoutè-je avec une certaine satisfaction et en haussant la voix pour que les magistrats qui me lisent saisissent l'allusion, la cour a estimé que les honoraires demandés par l'avocat de la requérante dans l'intégralité de cette affaire (TA, CAA, CE, CEDH), de 12.000 euros Hors Taxe (soixante heures à 200 euros HT de l'heure, soit 15 352 euros TTC, frais d'audience à la CEDH non compris) sont raisonnables et intégralement remboursés (§105). A bons entendeurs, articles 375, 475-1, 800-2, 700 et L.761-1 salut.

En conclusion, la France a avant tout été condamnée pour son hypocrisie : elle nie l'évidence. La loi a autorisé l'adoption par un homosexuel, mais l'administration veille à ce que cela n'arrive jamais, en prétendant ne pas se soucier de l'orientation sexuelle. Si la loi avait interdit purement et simplement l'adoption par des homosexuels au nom de l'intérêt de l'enfant, il y a gros à parier que la Cour n'aurait pas bronché. Ainsi, le fait que la loi ne permette qu'à un couple marié, donc nécessairement hétérosexuel, d'adopter ensemble ne pose aucun problème de discrimination à la cour.

Où l'on voit à quel point le débat public est escamoté en France. Le thème de l'adoption homosexuelle a fait partie des thèmes de campagne aux élections présidentielles du printemps dernier. Quel candidat a expliqué (ou savait-il seulement) que la question qui se pose est qu'un célibataire homosexuel peut adopter depuis les années soixante, mais pas les deux partenaires d'un couple ?

Cette jurisprudence sera invoquée désormais dans les recours contre les refus d'agréments opposés aux homosexuels. Mais l'administration pourra fort bien maintenir sa pratique en motivant plus astucieusement ses avis.

Enfin, pour la requérante, c'est une victoire à la Pyrrhus. Elle a demandé l'agrément pour adopter un enfant quand elle avait 37 ans. Elle en a aujourd'hui 47. Cela laisse présumer une arrivée d'enfant à 50 ans. En supposant que son âge ne lui soit pas opposé, ce n'est plus le même projet de maternité. La joie de Mme B. doit être bien ternie par un rêve à jamais brisé. Qu'elle soit assurée de ma sympathie.

L'intérêt et la portée de cet arrêt sont en résumé que la Cour, sans revenir sur sa position réservée à l'égard de l'adoption homosexuelle, et notamment sur le fait que l'intérêt de l'enfant peut être valablement invoqué pour refuser l'adoption à un homosexuel quand des éléments objectifs sont soulevés à l'appui (arrêt Fretté), estime que l'absence de "référent paternel" n'est pas un argument valable car il s'applique aussi à l'adoption par un célibataire hétérosexuel, et surtout que la France ne peut pas prétendre que l'adoption homosexuelle est légale et pratiquer une discrimination de fait en faisant en sorte que ce qui n'est pas interdit ne soit jamais autorisé.

Notes

[1] Cet article a été entamé dès la décision connue : le Figaro, le Monde, en parlent déjà.

[2] Qui rappelons-le n'est pas l'Union Européenne : la Russie et la Turquie sont ainsi membres du Conseil de l'Europe...

vendredi 11 janvier 2008

Les mésaventures de l'Arche perdue

Les ennuis des membres de l'Arche de Zoé actuellement incarcérés en France en exécution de la condamnation tchadienne ne sont pas terminés.

En effet, trois d'entre eux (le logisticien, le médecin, et l'assistante du dirigeant de l'association ont été mis en examen dans le cadre d'une instruction ouverte en France) ont été mis en examen dans le cadre d'une instruction ouverte à Paris. Deux des membres de l'équipe ayant agi au Tchad ont été placés sous le statut de témoin assisté. Le dirigeant de l'association, encore hospitalisé à Fresnes, n'a pu encore être conduit devant les juges d'instructions en charge du dossier.

Quelques réponses aux questions que vous vous poserez sûrement :

- Sur quels délits l'instruction porte-t-elle ?

Trois, d'après la presse. Le plus grave est la tentative d'aide à l'entrée ou au séjour irrégulier d'étrangers aggravée par la circonstance que cette aide a comme effet d'éloigner des mineurs étrangers de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel (art. L.622-1 et L.622-5 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile), délit passible de 10 ans d'emprisonnement et 750.000 euros d'amende. Le deuxième est le délit d'escroquerie (art. 313-1 du Code pénal), passible de 5 ans de prison, 375.000 euros d'amende, mais je ne sais pas sur quels faits porte cette infraction : serait-ce à l'égard des familles françaises invitées à financer l'opération ? C'est possible car le troisième délit est l'exercice illégal de l'activité d'intermédiaire pour l'adoption ou le placement en vue de l'adoption de mineurs de quinze ans (art. L. 225-19 du Code de l'Action Sociale et des Familles), passible d'un an de prison et 15.000 euros d'amende.

- Pourquoi à Paris ?

L'association l'Arche de Zoé a son siège à Paris. C'est là que ses activités sont domiciliées juridiquement, et que des actes constitutifs des infractions soupçonnées ont été accomplis.

- Quelle conséquences cela peut-il avoir sur le statut des détenus ?

En soi, aucun. Les détenus le sont pour des faits d'enlèvement, et purgent une peine définitive. Ils sont "détenus pour autre cause". Les juges d'instruction n'ayant pas demandé le placement sous mandat de dépôt des mis en examen (j'ignore s'il y a eu placement sous contrôle judiciaire, qui sont des mesures de surveillance et d'interdictions sans privation de liberté), cette mise en examen ne fera pas obstacle à des mesures d'aménagement de peine permettant la sortie des mis en examen. Les témoins assistés, quant à eux, ne peuvent pas faire l'objet d'une détention provisoire ni même d'un contrôle judiciaire.

- En cas de condamnation, les peines s'additionneront-elles entre elles ? Risquent-ils 16 ans de prison ?

Non. En droit français, quand un tribunal condamne un prévenu pour plusieurs délits, il prononce une peine unique pour l'ensemble des délits, dans la limite du maximum prévu pour le plus grave des délits, soit ici dix ans (article 132-3 du Code pénal). Idem pour les amendes.

- Ces peines s'additionneront-elles avec la peine tchadienne ?

Oui, mais à condition qu'elles soient fermes, et jusqu'à un maximum de dix ans. Quand une personne est condamnée à diverses peines de même nature à l'occasion de poursuites séparées, les peines s'additionnent dans la limite du maximum prévu pour le délit le plus grave (ici l'aide à l'entrée aggravée) : article 132-4 du Code pénal. Cependant, le tribunal français qui statuera pourra prononcer la confusion des peines qu'il prononcera avec la peine tchadienne, auquel cas toutes seront purgées en même temps et non à la suite les unes des autres. C'est aux avocats de veiller à présenter une telle demande, même si le parquet peut le faire lui aussi, et si le tribunal peut le décider d'office. Je ne pense pas qu'ici, le tribunal correctionnel ferait des difficultés pour ordonner la confusion des peines.

- Cela aura-t-il une influence sur l'audience du 14 janvier ?

Aucune. L'audience du 14 janvier ne vise qu'à adapter la peine tchadienne de travaux forcés à la loi française. Pas à refaire le procès de N'Djamena, ce dont le tribunal serait incapable, n'ayant pas le dossier, et surtout ce dont il n'a pas le droit, s'agissant d'une décision définitive. Je crains fort que les espoirs nourris par la défense sur ce point ne soient vains. Pour le reste, les mis en examen et a fortiori les témoins assistés sont présumés innocents, et cette instruction est sans incidence sur la question dont est saisi le tribunal de Créteil. C'est pourquoi les juges d'instruction n'ont pas attendu cette audience pour procéder aux mises en examen.

- Et finalement seront-ils jugés à Paris ou à Créteil ?

A Paris, là où l'instruction est menée. Le procès de Créteil n'a lieu que pour l'adaptation de la peine, Créteil étant le tribunal compétent sur la ville de Fresnes, dans le Val de Marne, lieu de détention des prisonniers dont la peine doit être adaptée. Si vous gardez à l'esprit qu'il s'agit de deux procédures totalement distinctes, portant sur des délits séparés, tout sera clair pour vous.

NB : J'ai à dessein évité de citer le nom des personnes impliquées, qui sont présumées innocentes, et dont l'identité n'a en réalité aucun intérêt en ce qui nous concerne, puisque nous faisons du droit et pas du fait divers. Merci de respecter cette règle dans les commentaires.

Et bon week end à tous.

mercredi 9 janvier 2008

Retenez-moi ou je fais un malheur

L'Assemblée nationale a commencé aujourd'hui l'examen du projet de loi n° 442 relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pour cause de trouble mental.

Deux points sont abordés, qui suscitent la polémique, forcément, car ils ne figuraient pas au programme du candidat Sarkozy (dont la relecture au bout de six mois de présidence est intéressante) mais semblent bien avoir été décidés en réaction à des faits divers, ce qui n'est jamais la meilleure inspiration pour le législateur. Et comme souvent, on découvre un décalage entre le discours ferme, voire rigide, du présigouvernement, et la réalité du texte, qui est plutôt modéré.

Le projet de loi, susceptible de modification au cours des débats parlementaires, se divise en trois parties sans lien logique entre elles, ce qui démontre l'aspect bricolage du texte. Et vous allez voir que le bricolage devient acrobatique parfois.

La première concerne donc cette fameuse rétention de sûreté, seul point que j'aborderai ici (je reviendrai sur le jugement des irresponsables, c'est un grand moment d'émotion).

De quoi s'agit-il ? Pour faire court, de la possibilité de maintenir enfermé au-delà de sa peine un criminel considéré comme étant encore particulièrement dangereux.

Plus en détail, ce dispositif s'appliquerait aux personnes remplissant deux conditions cumulatives : avoir été condamnées pour des faits de meurtre, assassinat (qui est le meurtre commis avec préméditation), actes de torture ou de barbarie ou viol, commis sur un mineur de quinze ans (soit âgé de quinze ans ou moins) ; et avoir pour ces faits été condamné à une peine d'au moins quinze années de réclusions criminelle.

Pour ces personnes, un an avant la date prévue de sortie, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, créée par la loi du 12 décembre 2005, doit se prononcer "au vu de tous les éléments utiles" et après une expertise médicale. La rétention de sûreté peut être envisagée par la commission si deux conditions sont réunies : 1°, les mesures existantes (inscription au FIJAIS, injonction de soin, placement sous surveillance électronique mobile) apparaissent insuffisantes pour prévenir le risque de réitération, et 2°, que la rétention soit l'unique moyen de prévenir cette réitération, dont la probabilité doit être "particulièrement élevée".

La loi est muette sur les règles de calcul de cette probabilité et il y a gros à parier que le mathématicien de service sera... l'expert psychiatre.

Le bricolage commence. Et il ne s'arrête pas là. La commission pluridisciplinaire ne va pas décider du placement en rétention de sûreté. Elle va décider s'il y a lieu ou non de faire une proposition motivée au procureur général du lieu de détention de la personne, qui pourra alors saisir... une commission régionale (Ha, que deviendrait la République sans ses commissions qui peuvent décider qu'il faudrait peut être saisir une commission ?) composée de trois juges de la cour d'appel dont un ayant rang de président de chambre.

Première incise : pourquoi ne pas appeler cela une chambre, plutôt qu'une commission, puisqu'elle statuera comme nous allons le voir après un débat contradictoire, l'avocat du condamné entendu ? D'autant plus qu'en 2002, une chambre de l'application des peines a été créée pour connaître des appels des décisions des juridictions d'application des peines (JAP statuant seul ou tribunal de l'application des peines). Pourquoi ne pas utiliser ce qui existe, plutôt que créer à chaque fois un nouveau truc appelé commission ? Oui, c'est vrai, il faut savoir que ça existe, le fait de l'avoir voté il y a 4 ans n'étant pas suffisant en soi. Fin de la première incise.

La loi ne précise pas si le procureur général est tenu par cet avis motivé. La rédaction semble indiquer que oui (« La commission régionale est saisie à cette fin par le procureur général, sur proposition de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté » ; en droit le présent de l'indicatif vaut impératif.), mais le principe de l'opportunité des poursuites s'applique-t-il ? Un amendement parlementaire réglant la question serait le bienvenu (à bon entendeur, mes lecteurs assistants parlementaires salut).

Une fois cette commission régionale saisie, au plus tard trois mois avant la date de sortie prévue, elle statue comme une juridiction : un débat contradictoire, c'est à dire où les parties (le procureur général, demandeur de la rétention de sûreté d'un côté, le condamné et son avocat de l'autre) exposent leur position et répliquent à celle de l'autre, un débat contradictoire disais-je a lieu, puis la commission décide de l'éventuel placement en rétention de sûreté, en retenant les mêmes critères que ceux posés pour la commission multidisciplinaire (qui a dit « double emploi » ?) : mesures existantes insuffisantes, probabilités de récidive particulièrement élevées. Un recours est possible devant, mais oui vous avez deviné, une commission, composée de trois magistrats de la cour de cassation. Un pourvoi est possible contre cette dernière décision.

Deuxième incise : là encore, un problème se pose, et il est corsé. Faire de la cour d'appel la juridiction de premier degré de la rétention de sûreté impose de faire de la cour de cassation une juridiction d'appel. Or elle demeure compétente en cas de pourvoi. Je ne suis pas sûr et certain que la cour européenne des droits de l'homme considère le pourvoi en cassation portée devant la même juridiction, même autrement formée, comme un recours devant un tribunal impartial au sens de l'article 6 de la Convention. Autre problème : l'existence de ce pourvoi contraindra le Premier président de la cour de cassation à choisir des conseillers extérieurs à la chambre criminelle, spécialisée dans la matière pénale, pour former cette commission d'appel, puisque la chambre criminelle aura à connaître des pourvois en cassation contre les décisions de la commission d'appel. On marche sur la tête. Et là où ça devient un casse tête (donc un casse pied puisqu'on marchait déjà sur la tête), c'est qu'en cas de cassation, la règle veut que l'affaire soit renvoyée à une juridiction de même rang pour être jugée à nouveau. Or ici, il n'y a qu'une juridiction d'appel au niveau national, et elle n'est composée que de trois magistrats ! Bref, personne pour rejuger l'appel, sauf au premier président à désigner trois magistrats ad hoc pour examiner le nouvel appel, autant dire trois conseillers totalement inexpérimentés en la matière. Là encore, il y a du travail parlementaire à faire pour rendre le processus viable. Fin de la deuxième incise.

La rétention de sûreté peut être écartée, et le dossier renvoyé au JAP qui pourra utiliser les moyens existant actuellement pour surveiller le condamné. Rappelons que depuis la loi du 12 décembre 2005, on peut imposer à un condamné bénéficiant de réductions de peine une surveillance judiciaire dont la durée ne peut excéder ces réductions de peine, qui s'analysent en réduction d'incarcération (un condamné condamné en 1999 à 15 ans bénéficie de 3 ans de réduction de peine, il est libérable en 2011 ; il pourra faire l'objet d'une surveillance judiciaire de 2011 à 2014 – je simplifie pour l'exemple).

Si elle est décidée, cela signifie qu'au jour prévu pour la libération, le condamné sera aussitôt placé dans un centre, je cite « socio-médico-judiciaire de sûreté ». Ca n'existe pas encore, c'est renvoyé à un décret en Conseil d'Etat. Il faut dire qu'on a le temps, comme vous allez voir. Ce placement est décidé pour une durée d'un an, renouvelable un nombre illimité de fois. La commission régionale peut également décider du placement sous surveillance électronique mobile pour une durée identique (un an), renouvelable là encore un nombre illimité de fois.

Un mot sur le placement sous surveillance électronique mobile: il ne s'agit pas du bracelet électronique, qui impose au condamné d'être présent à son domicile à des plages horaires déterminées. La surveillance électronique mobile est une sorte de GPS indiquant en permanence la position du porteur et permettant de créer des zones d'exclusion (écoles, domicile de la victime, etc...). Il n'est pas très discret pour ce que j'en ai vu (un bracelet semblable au bracelet électronique, de la taille de la montre du président de la République, et un émetteur qui se porte à la ceinture de la taille d'une boite de cigare, sachant qu'il y a une batterie à l'intérieur. Voir le dossier de presse du ministère de la justice.

La rétention de sûreté ne fait pas obstacle aux règles relatives à la libération conditionnelle. Il faut préciser qu'il y a incompatibilité absolue entre les règles d'octroi de la libération conditionnelle et celle de la rétention de sûreté en ce qui concerne la dangerosité du condamné.

La rétention de sûreté étant privative de liberté, elle ne pourra s'appliquer qu'aux condamnations prononcées après son entrée en vigueur. C'est à dire pas avant 2020 au mieux, puisqu'elle ne s'applique qu'aux peines de 15 ans au moins (mois 31 mois de crédit de réduction de peine si le détenu ne pose pas de problème en prison)

Un mot avant de conclure, et ce sera ma troisième incise, sur un débat un peu trop vite escamoté par le gouvernement : la constitutionnalité de l'article 12 du projet, qui prévoit une entrée en vigueur immédiate, c'est à dire une application aux peines en cours d'exécution, de l'article 2, qui prévoit la possibilité de maintenir la surveillance judiciaire (le condamné est libre mais sour surveillance électronique mobile) au delà de la durée de la peine prononcée. La Constitution, et précisément la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et la convention européenne des droits de l'homme en appui, prohibent d'appliquer des peines plus graves que celles qui étaient prévues quand les faits ont été commis. C'est un droit de l'homme fondamental. Si vous grillez un feu, vous savez que vous commettez une contravention de la 4e classe et que vous risquez 750 euros d'amende. Si le lendemain un loi en fait un délit passible de dix ans d'emprisonnement, vous ne pouvez pas être condamné à une telle peine : on ne pourra au pire vous condamner qu'à 750 euros d'amende.

Le gouvernement invoque la décision du conseil constitutionnel 2005-527 DC du 8 décembre 2005 sur la loi sur la récidive, qui considérait que la surveillance judiciaire, dont j'ai déjà parlé, était applicable aux peines en cours même si elle n'existait pas au moment où les faits ont été commis car il s'agissait d'une mesure de sûreté et non d'une peine (considérants 10 et suivants). Là, le Gouvernement va droit dans le mur et je doute qu'il puisse l'ignorer.

En effet, rappelons que la surveillance judiciaire ne peut à ce jour excéder la durée des réductions de peine du condamné. Et c'est précisément en relevant ce point que le Conseil écarte l'inconstitutionnalité pour atteinte au principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère (considérants 13 à 15) :

13. Considérant, en premier lieu, que la surveillance judiciaire est limitée à la durée des réductions de peine dont bénéficie le condamné ; qu'elle constitue ainsi une modalité d'exécution de la peine qui a été prononcée par la juridiction de jugement ;

14. Considérant, en second lieu, que la surveillance judiciaire, y compris lorsqu'elle comprend un placement sous surveillance électronique mobile, est ordonnée par la juridiction de l'application des peines ; qu'elle repose non sur la culpabilité du condamné, mais sur sa dangerosité ; qu'elle a pour seul but de prévenir la récidive ; qu'ainsi, la surveillance judiciaire ne constitue ni une peine ni une sanction ;

15. Considérant, dès lors, que le législateur a pu, sans méconnaître l'article 8 de la Déclaration de 1789, prévoir son application à des personnes condamnées pour des faits commis antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi (...).

Bref, le conseil disait : votre loi crée une mesure de sûreté modalité d'exécution de la peine, elle ne permet pas de faire durer la peine au-delà de la durée prononcée par le tribunal. Elle durcit l'octroi des mesures de retour à la liberté : je n'ai rien à y redire, ces mesures étant par nature favorables à un détenu. Qu'elles le soient un peu moins n'empêche qu'elles demeurent favorables.

Ici, la loi crée une possibilité de privation de liberté pour une durée indéterminée, les périodes d'un an étant renouvelables de manière illimitée jusqu'au décès du condamné, et la déclare applicable à des faits où cette possibilité n'existait pas au moment où ils ont été commis. C'est une mesure moins favorable au condamné, c'est le moins qu'on puisse dire. Je n'imagine pas un seul instant que le Conseil constitutionnel laissera passer une chose pareille sous prétexte qu'on l'aurait affublé du cache-sexe de « mesure de sûreté », surtout quand on sait qu'y siège un ancien premier président de la cour de cassation (et un condamné en puissance diront les mauvaises langues, ce que je ne suis pas).

En somme, le gouvernement se prépare à nous refaire le coup de la réductibilité des intérêts d'emprunt, dit le coup de la bonne du curé : « J'voudrais bien, mais j'peux point ». Puisque cette prolongation de surveillance judiciaire ne concerne que les condamnés à quinze ans au moins, elle n'entrerait concrètement en vigueur que douze ans après le vote de la loi au mieux, quand les condamnés à quinze ans commenceront à devenir libérables. Pour un président qui inscrit son action dans l'immédiateté et le résultat instantané, le voilà contraint de se projeter dans l'avenir, pire : dans l'après lui, et on sait que ce n'est pas dans la nature du personnage. Sauf à aligner trois mandats. Pensée qui referme ma troisième incise.

Pour conclure, que penser de ce projet de loi ?

Sur la forme, vous avez vu qu'il est mal ficelé. Un travail parlementaire intelligent peut régler cela, mais il y a du travail. Tant mieux, parce que pour le moment, le parlement est plus réduit au rôle de machine à signer que de machine à légiférer.

Sur le fond, Robert Badinter, pour qui mes lecteurs savent que j'ai le plus profond respect, émet des critiques vigoureuses. Philippe Bilger, avocat général pour qui je n'ai pas moins de respect, le prend à rebrousse-poil et approuve le principe, sans entrer dans le détail du texte, estimant probablement que ce n'est pas son rôle de magistrat, ce qui ne veut pas dire qu'il n'en pense pas moins.

Pour ma part, hormis l'aspect entrée en vigueur immédiate, ce projet ne me scandalise pas sur le principe. Il faut garder à l'esprit qu'il ne concernera qu'un très petit nombre de condamnés. Philippe Bilger parle d'une dizaine de personnes. Le chiffre me semble réaliste. Ses conditions, que j'ai rappelées plus haut, sont très restrictives (Liste de crimes réduite, même si elle sera appelée à grossir, on connaît bien le moteur à deux temps au Gouvernement ; peine minimale de quinze années ; dangerosité avérée avec une réitération très probable, et aucune autre mesure de surveillance ne permettant d'y pallier). Des sûretés existent, et rien n'a plus besoin de sûreté qu'une mesure de sûreté : le dossier est forcément réexaminé une fois par an, et le retenu peut demander sa libération trois mois après la dernière décision de maintien. La décision appartient à l'autorité judiciaire et à elle seule.

L'existence d'individus intrinsèquement et à l'heure actuelle incurablement dangereux ne peut pas être ignorée. Je suis d'accord avec Philippe Bilger quand il dit qu'au nom de bons sentiments, la société ne doit pas être sans armes pour assurer la sécurité de ses membres face à un danger évident dont elle a connaissance. L'angélisme en matière pénale fait des victimes humaines. Et en l'état actuel du texte, le risque de voir une personne injustement retenue me semblent particulièrement faibles ; m'indigner alors même que les conditions exactes de cette rétention, qui n'est pas un maintien en prison, c'est-à-dire les possibilités de visite, de communication vers l'extérieur, de liberté de circulation dans l'établissement sont inconnus me paraît prématuré. Enfin, cette menace de rétention constitue enfin le levier qui manquait pour faire pression sur les condamnés qui refuseraient de suivre un traitement en prison, préférant « compter les jours ». Cette attitude ne leur garantirait plus un retour inéluctable à la liberté.

Je n'adhère pas aux critiques émises par Robert Badinter. Il parle de changement radical du droit. L'usine à gaz proposée par le gouvernement s'inscrit au contraire dans une longue tradition de montages invraisemblables. Le sénateur critique l'abandon de la règle « pas de prison sans crime » au profit d'un emprisonnement pour un crime virtuel, qu'il est susceptible de commettre. Mais la rétention n'aura pas lieu dans un établissement pénitentiaire, et ne peut avoir lieu que si un crime a bien été commis au départ. La non rétroactivité de la loi pénale fait que les futurs retenus auront su au moment du passage à l'acte que les faits les exposeraient à une telle mesure. Quant à affirmer que ce projet de loi revient à « garder quelqu'un en prison parce que des psychiatres auront dit 'vous savez, il va peut-être récidiver un jour' », cela va à l'encontre du texte qui dit que la probabilité de réitération doit être « particulièrement élevée ». Je suis d'accord pour constater que ce calcul de probabilité, je ne sais pas trop ce qu'il veut dire. Mais au moins, je sais ce qu'il ne veut pas dire. Ce n'est pas un simple peut être. Et en tant qu'avocat, il m'incombera d'y veiller.

vendredi 7 décembre 2007

Assassine-t-on le Code du travail ?

J'ai été invité par plusieurs lecteurs à me pencher sur l'accusation que porte l'opposition contre le gouvernement de vouloir profiter de la recodification du Code du travail pour faire passer subrepticement des atteintes majeures aux droits de salariés.

Ces accusations étant relayées par des inspecteurs du travail, elles sont revêtues du sceau de l'autorité. Et si elles étaient avérées, ce serait fort grave, car il y aurait une véritable forfaiture du gouvernement.

Tout d'abord, qu'est ce que la recodification du code du travail ?

Désolé pour le barbarisme, mais il s'impose. Dans une louable volonté de clarifier le droit, les gouvernements successifs (et cela remonte à la IVe république, avec une nette reprise depuis la fin des années 80, et une nouvelle accélération depuis 1999) ont décidé de compiler des lois et décrets épars traitant d'un même sujet sous forme de codes. Le droit est inchangé, c'est simplement la loi n°tant de telle date qui devient le Code du Truc et du Bidule. On parle de Codification « à droit constant ».

Ne prenez pas cet air là. Je vous assure que le législateur est persuadé que changer un numéro d'article, et de substituer une date par un nom sans rien changer d'autre, ça simplifie. Et vous voulez voir jusqu'où il pousse sa volonté de simplifier jusqu'à l'incompréhensible ? Désormais, les codes ne commencent plus par un banal article premier, suivi d'un affligeant article 2[1]. Non. Un Code étant divisé en livres, titres et chapitres, chaque article commence par un numéro à trois chiffres, les centaines indiquant le numéro du livre, les dizaines celui du titre, et les unités celui du chapitre; suit un tiret et le numéro d'ordre dans la section. Par exemple, le mouvement insurrectionnel est défini à l'article 412-3 du Code pénal : il s'agit du 3e article du chapitre 2 ("Des autres atteintes aux institutions de la République ou à l'intégrité du territoire national") du titre premier (" Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation") du livre 4 (" Des crimes et délits contre la nation, l'Etat et la paix publique") du Code pénal. Alors qu'avant, c'était l'article 97 du code pénal. Ce n'était vraiment pas clair.

Ainsi, les nouveaux codes commencent tous au numéro 111-1. Car c'est plus clair comme ça. Ha, et pour simplifier encore plus, on ajoute devant le numéro une ou deux lettres qui indiquent si les dispositions relèvent du domaine de la loi organique (LO) loi (L), du décret en conseil d'Etat (R., pour règlement au sens de l'article 37 de la Constitution), du décret en Conseil des ministres (D), de l'arrêté ministériel (A) ou de la circulaire (C). Sauf dans le code pénal, car il n'y a pas de simplification digne de ce nom sans exceptions arbitraires.

Et c'est ainsi que la loi du 11 mars 1957 est devenue le code de la propriété intellectuelle par la loi du 1er juillet 1992 (ce qui n'empêche de nombreux éditeurs de promettre les dix enfers du Feng Du à ceux qui copieraient cette œuvre en violation de la loi de 1957), et que l'ordonnance du 2 novembre 1945 est devenue le Code de l'Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d'Asile (CESEDA) par l'ordonnance du 24 novembre 2004. Ordonnance, car une loi de 1999 permet au gouvernement, pour faciliter ce mouvement de codification, de procéder par ordonnances pour opérer ces codifications, à condition qu'elles soient à droit constant, c'est à dire qu'elles ne changent rien à l'état du droit. Une loi postérieure doit ratifier cette ordonnance, ce qui permet au parlement d'exercer un contrôle sur cette action du gouvernement.

Ce mouvement de "simplification" ne s'arrête pas là. Dans sa furie simplificatrice, des codes déjà existants sont recodifiés, c'est à dire qu'on réécrit les articles, on les découpe ou les recoupe, et on y inclut des lois autonomes que le législateur d'alors n'avait pas pris la peine d'intégrer dans un code. Ce fut le cas du Code de commerce en 2000, et c'est le cas du code du travail aujourd'hui. Attention : le code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994 n'est pas une recodification, c'était bien un nouveau code pénal, réécrit depuis le début (et une vraie réussite de simplification, hormis cette stupide numérotation à rallonge). Cette "simplification" consiste à réécrire le plan du code, à remplacer la numérotation par une numérotation à 4 chiffres (avec une division en partie au dessus du livre) et à couper les articles trop longs, ce qui fera passer le code de 1800 à 3500 articles. Ce travail de simplification, pour être parfaitement compris, s'accompagne d'un mode d'emploi... de 33 pages réalisé par le ministère du travail. Je vous jure que je n'invente rien.

Alors, ces prolégomènes étant enfin achevés, y a-t-il réforme sous couvert de codification à droit constant ?

Voyons les arguments présentés à l'appui de cette accusation.

Le blog "Un strapontin à l'Assemblée Nationale", tenu par un journaliste permanent auprès de la chambre basse, fait un très utile compte-rendu de la séance mouvementée (et qui a agacé Authueil) où le fer a été porté. Alain Vidalies, député du groupe Socialiste, radical, citoyen et divers gauche, dit "ratissons large", député de la 1e circonscription des Landes, et avocat ce qui ne gâche rien, donne trois exemples, repris d'un argumentaire du syndicat FSU.

Il y en a deux qui, je le dis tout de gob, sont à la limite du ridicule.

La première : les dispositions sur le temps de travail passeraient de la partie consacrée à la santé du salarié à celle consacrée à la rémunération. C'est débattre de quelle étagère doit recevoir un bibelot. Le bibelot lui même reste inchangé.

La deuxième : dans la définition des compétences des inspecteurs du travail, on aurait remplacé les mots "inspecteurs du travail" par "autorité administrative compétente", ce qui désigne le directeur départemental du travail, qui ne bénéficie pas des garanties des inspecteurs du travail. Cette affirmation est erronée : il n'est que de lire les articles L.8112-1 et suivants du nouveau code du travail.

La troisième, qui est la seule vraiment juridique : le nouveau code distinguerait désormais entre les licenciements de moins de dix salariés et de plus de dix salariés pour faire bénéficier de la priorité au rembauchage. En effet, dans le cas d'un licenciement pour motifs économiques, le salarié licencié bénéficie s'il en fait la demande d'une priorité de rembauchage pendant un an : tout nouveau poste créé dans l'entreprise et compatible avec sa qualification doit lui être proposé en premier. Or dans le nouveau code du travail, les règles applicables aux licenciements pour motifs économiques de moins de dix salariés en l'espace de trente jours, et à ceux de dix salariés ou plus en trente jours ont été séparés en deux sections distinctes. Et la priorité de rembauchage est prévue à l'article L.1233-45 nouveau, qui figure dans la section consacrée aux licenciements "10+". Conclusion de l'honorable parlementaire : cette priorité ne s'applique plus aux licenciements de moins de 10 salariés, ce qui est un changement du droit.

Et là encore, ça ne tient pas. Car la section consacrée aux licenciements de moins de dix salariés contient un article L.1233-16 qui renvoie expressément à l'article L.1233-45 sur la priorité de rembauchage, qui s'y applique donc bel et bien.

L'opposition s'émeut encore de la transhumance d'environ 500 dispositions de la partie législative à la partie réglementaire, partie qui peut être modifiée par un décret du gouvernement. Là encore, il n'y a rien de scandaleux ni d'anormal. La constitution définit précisément le domaine de la loi (art. 34) et prévoit que tout ce qui ne rentre pas dans ce domaine relève du pouvoir réglementaire, c'est à dire du décret. Si une loi contient des dispositions qui relèvent en fait du décret, la disposition reste valable (alors qu'un décret qui empiète sur la loi est nul) mais sera traitée comme si elle avait été prise par un décret et pourra être modifiée par un acte réglementaire. C'est ainsi que le gouvernement Villepin avait escamoté à la va-vite la disposition traitant du rôle positif de la colonisation votée par un député qui aime son prochain s'il aime les femmes : il avait demandé au Conseil constitutionnel de constater que cette disposition était en fait réglementaire et non législative, puis l'avait abrogé par décret. Cette requalification est donc conforme à la Constitution ; ajoutons que l'accusation de vouloir les modifier discrètement par décret relève du pur procès d'intention, et qu'en outre cette requalification permettra à toute personne concernée, à commencer par les syndicats, de contester la légalité de ces modifications devant le Conseil d'Etat, ce qui est tout de même une meilleure protection que l'impuissance de l'opposition au parlement.

Bref, pour le moment, mais le débat reste ouvert, je n'ai pas découvert une modification du code du travail entre les deux textes.

Et, in cauda venenum, cette stratégie qui consiste à profiter de la complexité d'une réforme impossible à appréhender pour le grand public pour lui faire dire ce qu'elle ne dit pas et tenter d'effrayer l'opinion publique en affirmant que c'est la Géhenne, me rappelle de douloureux souvenirs référendaires. Et ça marche : les Don Quichotte habituels qui voient un géant dès lors qu'ils ne comprennent pas un texte ont déjà enfourché Rosinante...

Notes

[1] Seuls rescapés à ce jour : le Code civil, le code de procédure pénale et le code général des impôts.

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