Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 23 octobre 2008

«Les juges sont le dernier maillon de la chaine sociale.…»

Par Antigone, magistrat


Les juges sont le dernier maillon de la chaîne sociale.

C'est lorsque tout et tout le monde a échoué en amont qu'ils sont saisis: quand le couple craque, quand la famille n'élève plus, quand l'école ne transmet plus rien, quand les services sociaux perdent pied, quand la médecine a fait une erreur, grave, quand l'employeur exploite, quand le salarié triche, quand l'handicapé est maltraité, quand la grand-mère est dépouillée, quand l'immigré est refoulé, quand la femme est battue, quand le père est privé de ses enfants, quand le prisonnier est desespéré, quand les libertés fondamentales sont bafouées.

C'est quand tout fout le camp, et c'est le rôle de la justice de tenter de répondre à ces maux, d'écouter les souffrances et les révoltes, de mesurer les conflits, de discerner les responsabilités, pour tenter d'apporter une réponse juste, adaptée, motivée, compréhensible. Pas pour tout régler, pas pour compenser les insuffisances ou les absolues carences des autres acteurs sociaux, politiques ou institutionnels.

C'est un métier exigeant et ingrat, un métier discrédité parce que terriblement mal connu, c'est un métier où, comme chez les médecins, les profs ou les avocats, les personnalités ne sont pas toujours à la hauteur des attentes, les compétences à la mesures des enjeux, les décisions justifiées. Les juges ont leurs insuffisances, ils sont perfectibles, ils le savent, et aspirent à la collégialité pour apprendre et discerner, à la formation pour comprendre et acquérir, à la mobilité pour s'ouvrir et se renouveler.

C'est un métier passionnant, qui bouscule, dérange et peut faire grandir, qui exige à la fois humilité et dynamisme, sérenité et détermination, écoute et autorité. C'est un métier où l'autre est essentiel, argile imprévisible et vulnérable, ou roc inatteignable. C'est un métier que j'aime pour toutes ces raisons.

Et c'est pour toutes ces raisons que je serai mobilisée le 23 octobre. Pour dire que la justice mérite mieux, beaucoup mieux. Que pour l'améliorer, il ne faut pas une gouvernance fondée sur le mépris et la démagogie, l'ignorance des causes et la désignation facile de boucs-émissaires. Pour dire que la justice a besoin de juges qualifiés, outillés, disponibles. Et respectés.

Pour dire aussi que rien ne changera tant que la politique restera au service du politique et le politique au service de son image.

Un juge heureux mais pas content

Par Musashi, juge d'instance


Je suis un juge heureux, car je ne fais pas de pénal, ou très peu, 20 % de mon temps, parce que je ne connais pas de juge qui ne fasse pas un minimum de pénal.

Le pénal nous bouffe tous, nous prend de plus en plus de temps, 60 % de temps total des juges, le reste, c'est du civil.

Je suis juge d'instance. D'ou mon bonheur. Relatif quand même.

Assesseur dernièrement au tribunal correctionnel, on a dû mettre 2 ans ferme (4 ans dont 2 ans SME) à un toxicomane qui avait 4 condamnations à son casier judiciaire, dont 3 pour stupéfiants, et dont la récidive était visée. Il encourait 10 ans pour détention de 2 grammes de cannabis. La peine plancher était de 4 ans. Il sortait de prison, aucun projet, on a baissé à 2 ans avec difficulté. Avant, c'était il y a 18 mois, il aurait eu quelques mois fermes, voire un TIG. Ce n’est plus possible.

Bref, on me fait remplir les prisons. Je le fais, on l'a fait, nous les juges, ligotés par les textes législatifs, on perd de plus en plus de latitude. On applique la loi. Les gens ont voté pour ça aussi. La surpopulation des prisons, c’est aussi la responsabilité des électeurs.

On n'est pas content de faire cela. Mais si on plus on nous reproche les conséquences de l'application de ces textes, soit la surpopulation pénale et les conséquences que cela entraîne sur les prisonniers, alors effectivement on n’est pas content.

Je ne suis pas content.

On peut être heureux et pas content quand même.

Je ne suis pas content à cause de l’attitude de mon Ministre.

Je préférerais à tout prendre un ministre cynique qui assume les conséquences de sa politique pénale. Cela aurait le mérite d'être clair.

Je ne supporte plus les fausses concertations (sur la carte judiciaire dont l'idée n'était pas mauvaise mais dont l'application est désastreuse. Depuis un an, rien n’a avancé au niveau de la Chancellerie. On ne parle pas d’argent, surtout pas, et on fait des projets au niveau des Cours d’Appels sans connaître réellement nos possibilités d’action, surtout, qu’en plus, la commission Guinchart a conclu au transfert de certains contentieux des tribunaux d’instance vers les tribunaux de grande instance. Aller faire des projets avec ça!!!!!!!,.... mais on perd un temps fou quand même.......)

Je ne supporte plus non plus les "je vous soutiens" alors que tous les actes démontrent le contraire.

Je suis juge d'instance. Donc je suis quand même heureux. Je passe 80 % de mon temps à faire du civil. Essentiellement des jugements civils et des tutelles des majeurs.

Du contentieux et du gracieux. j'aime bien les tutelles des majeurs, le gracieux. Je suis là pour aider, pas pour sanctionner. Je rassure les filles (eh oui, c'est essentiellement les filles) qui culpabilisent de prendre les 1000 euros de retraite leurs mères qu'elles hébergent et que leur reprochent les autres membres de la famille, les autres filles, ou fils. Le calcul est vite fait de toute façon. une maison de retraite, c'est 1500 euros, minimum. 1000 euros pour s'occupe de la mère, c'est donné alors qu'il y a déjà pour 200 euros de couches par mois pour changer la mère et qu'il faut la supporter 24 heures sur 24, et ce même si elle ne vous reconnais pas.....oui, c'est ça la vie, ce n'est pas la misère, seulement la vie. J'en ai plein des situations comme ça.

Je rassure aussi le tuteur qui culpabilise de laisser la mère, âgée, veuve depuis peu et plus guère vaillante, et ses deux fils handicapés de 40 ans vivre dans une maison sans wc et douche. Je suis aller les voir. Ils étaient heureux ensemble. Je fais quoi ?, je les sépare pour qu'ils vivent au propre dans des maisons spécialisées.... mais séparées car aucune structure n'accueillera ensemble la mère et ses deux fils.... ou je fais tout pour les laisser ensemble.... j'ai ordonné de les laisser ensemble et je débloque 10000 euros de leurs comptes, car ils ont de l'argent, pour construire un wc et une douche. Les séparer les tueraient. C'est de ma responsabilité. C'est pour ça que je fais ce métier, pour être utile aux gens.

Ca ne va pas être simple d’être utile l’année prochaine quand je vais devoir revoir TOUTES les mesures que j’ai en stock en 3 ans et demi. Ce n’est pas compliqué, ma charge de travail pour les tutelles va doubler, et celle de ma greffière, bénie soit elle pour sa disponibilité et sa compétence, tripler. (J’ai bien écrit TRIPLER). On va se débrouiller, parce qu’on n’aura aucune (AUCUNE) aide.

Le parlement vote des lois sans s’inquiéter une seule seconde de leurs applications, c’est un autre débat qui fait quand même partie de ce débat.

Je me déplace une fois par mois pour les tutelles et je fais des vues des lieux dans les dossiers civils. Je fais de la proximité, et ce bien avant l'invention de ce mot. J'aime ça. Je met fin aux conflits. J’apaise.

Je suis heureux car je n'ai pas toujours été juge d'instance. Je connais donc mon bonheur actuel. J'ai été au parquet aussi, comme substitut. 60 heures par semaine, un travail de forçat, pas d'horaires, des contraintes énormes, mais tellement passionnant, tellement. on sent battre le pouls de la ville, en tout cas de sa délinquance, c'est déjà ça. Mais c'était il y a plus de 10 ans. Ca à changé, moins de latitude, plus de contrôle.

Ma charge de travail est correct et je sais que là aussi j'ai de la chance. Beaucoup de collègues gallèrent.

Plus le temps. Plus le temps de prendre le temps de la réflexion. D'ou certaines erreurs.

D'ou aussi les incompréhensions. Car plus le temps de motiver ses jugements. Et motiver, c'est expliquer, à soi et aux parties, pourquoi on prend telle décision, et pas telle autre.

Mais le temps de la réflexion ne se comptabilise pas et depuis quelques années, tout est comptabilisé. Chaque juge, pour être rentable, devra faire tant de jugements. Ce qu'il y a dedans, ca ne rentre pas dans la comptabilité.

Le métier se transforme et je suis certain que ce n'est pas dans l'intérêt du justiciable. D'ou ma révolte. Petite.

Pour la première fois, je serai sur les marches du palais jeudi, pour protester contre les doubles discours, les incohérences, les intimidations de mon Ministre.

Bon sang, ce n’est quand même pas trop demander d’avoir un Ministre qui ne dit pas tout et son contraire.....ça me paraît être le minimum...faut croire que non, en fait.

Je déclare quand même que je suis un juge heureux pour l’instant parce que c’est aussi mon tempérament et que tout n’est pas noir de mon métier. Mais je ne suis pas content parce que la place du noir augmente dangereusement. Je suis donc inquiet.

Voila, c’est un peu brouillon (même beaucoup en me relisant, mais je ne sais comment élaguer), mais comment tout dire en un billet . Je n’ai pas parlé de mes greffiers qui sont aussi une autre source de contentement. Tous ne sont pas greffiers, nombreux sont les “faisant fonctions” qui font le même travail, aussi bien, mais sont moins payés, mais tous font de leurs mieux, sincèrement. Dans mon petit tribunal, il y a une bonne ambiance, ça joue aussi.

En tout cas, merci à Me EOLAS et les colocataires d’essayer d’expliquer notre métier qui n’est pas simple, même si il en donne l’impression.

La dernière audience

Par Maboul Barburod…Z, magistrat et mélomane


La juge' revient déjà
Et l’audience est terminée
Je réveille mon voisin
Il dort comme un nouveau-né
Je me lèv' du strapontin
J'ai une envie de bailler
C'était la dernièr' audience
C'était la dernière audience
Et la porte du tribunal est fermée.

La photo sur le journal
Peut fair' sourire ou pleurer
Mais je connais le destin
D'un tribunal de quartier
Il finira en garage
En building supermarché
Il n'a plus aucune chance
C'était sa dernière audience
Et la porte du tribunal est fermée.

{Refrain1:}
Bye Bye les bavards que j'aimais
L'entr' acte es terminé
Bye Bye rendez-vous à jamais
Mes injonctions de payer

J'allais rue des solitaires
au Tribunal de mon quartier
A sept heures j'étais sorti
Mon greffier venait me chercher
On voyait Rachida D…
Qui défendait l'opprimé
C'était vraiment bien l'enfance
Mais c'est la dernière Audience
Et la porte du tribunal est fermée.

{Refrain2:}
Bye bye les racailles qui tremblaient
devant les jeunes parquetiers
Bye bye Rendez-vous à jamais
devant mes archives à ranger.

La lumière s'éteint déjà
La salle est vide à pleurer
Mon voisin détend ses bras
Il s'en va boire un café
Un avocat pleure dans un coin
Son tribunal est fermé,
C'était sa dernière audience
C'était sa dernière audience
Et la porte du tribunal est fermée.

D'après une chanson d'Eddy Mitchell, musique de Pierre Papadiamandis, © Éd. EM Productions 1977.

« Je voudrais m'excuser…»

Par Alma, juge d'instruction


Je pourrais témoigner de ce dont mes collègues témoigneront sûrement sur les conditions de travail parfois (heureusement pas toujours) honteuses dans lesquelles on nous contraint d'exercer notre mission : le manque de personnels judiciaires, les audiences interminables, les postes vacants et les magistrats "à tout faire", l'insécurité juridique dans laquelle nous plonge l'inflation législative sans relâche depuis des années, le budget minable de la Justice, les permanences de week-end royalement payées 60 euros (pour info : la demi-heure de main d'oeuvre du technicien qui entretient ma chaudière est de 74 euros), etc ...

Je pourrais dire à quel point je suis effrayée par les poncifs récurrents qui sont assénés à longueur de posts par les citoyens justiciables dans les commentaires de chaque article de presse concernant la Justice, écumant de haine et revendiquant la têtes des juges, ces notables trop bien payés, imbus de leur pouvoir dont ils abusent forcément, éloignés des réalités quotidiennes, toujours irresponsables ... A ceux-là, je pourrais parler de moi, dire que je suis une simple fille d'ouvriers, que mon frère est smicard dans un garage et peine à boucler les fins de mois avec ses trois gosses , que mon mari est de nationalité étrangère, que pour payer mes études j'ai récurré des pissotières et été caissière dans un supermarché ... mais je n'ai pas envie de me justifier ou de m'excuser d'avoir passé un concours et d'avoir été parmi les 17 personnes recrutées dans toute la France cette année-là ...

Je préfèrerais dire que si, pendant 3 ans, j'ai passé 12 heures par jour et quasiment tous mes week-end dans mon ancien bureau de juge d'instruction, je l'ai fait avec passion, jusqu'à l'épuisement quand c'était nécessaire, sans me plaindre et sans congés maladie. Parce que j'ai aimé cette fonction. Parce que le sort des mis en examen ne m'a jamais été indifférent, au point que j'assistais aux audiences où ils ont été jugés, et que parfois je souffrais avec eux. Parce que j'ai pesé en conscience chaque placement ou maintien en détention provisoire que j'ai demandé ou décidé. Parce que des victimes en souffrance étaient en attente, à défaut de réponse judiciaire, du moins d'une écoute.

Je préfèrerais expliquer aussi à quel point j'exerce actuellement avec appréhension mes fonctions de Juge de l'Application des Peine. Avec la même passion et le même investissement. Mais avec d'énormes difficultés à assumer la shizophrénie de la fonction qu'imposent les objectifs contradictoires imposés par le législateur : condamner sévèrement les récidivistes mais aménager systématiquement les peines d'emprisonnement ; octroyer des libérations conditionnelles mais ne pas libérer ceux qui peuvent un jour récidiver, au risque de devoir le "payer". Je suis JAP, je ne suis pas Madame Irma.

Je pourrais dire tout cela. Et encore combien je suis écoeurée et humiliée de subir, jour après jour, impuissante car lasse d'être taxée de corporatiste, les coups de boutoir assénés à l'Institution de la Justice, délégitimée, décrédibilisée, avilie.

Mais en fait, je voudrais simplement m'excuser.

M'excuser auprès de cette épouse aimante - dont le mari qui avait demandé à me parler "seul à seule" avait alors reconnu "hors procédure" la véracité des attouchements sur des gamines qui lui étaient reprochés - qui est passée un soir à mon bureau, sans rendez-vous et après une journée épuisante. Ce soir là, je l'ai reçue, excédée et fatiguée, et je lui ai dit que je croyais son époux coupable. Il a été condamné par la suite. Je n'avais pas à lui dire ça.

M'excuser aussi auprès de cet homme condamné à 7 ans d'emprisonnement pour trafic de stupéfiants dans un dossier que j'ai instruit. Pas pour sa condamnation ni son quantum, cette décision là ne m'a pas appartenue. M'excuser simplement parce que je lui ai permis d'avoir avec moi des discussions très libres, "hors procédure", lors de sa garde à vue ou de ses interrogatoires, et même juste avant l'audience correctionnelle. Cette relation "humaine" (dans le sens de désinstitutionnalisée), il ne l'a évidemment pas retrouvée devant le Tribunal durant les quelques heures de débat d'audience, et s'est senti trahi par la Justice que j'ai, pour lui, essentiellement incarnée. Je n'aurais pas dû permettre cela.

Mais je ne suis pas qu'un juge. Je suis aussi une femme. C'est aussi pour cela que je serai marquée à vie par certains mis en examen, condamnés ou victimes auxquels je pense toujours des années plus tard, par les affaires que j'ai traitées et dont, dans mon intimité, je porte encore le poids, la douleur, les angoisses, parfois les doutes ... Elle est là ma responsabilité. Tous les jours.

Témoignage

Par juge en peine


Prolégomènes : Tout d'abord merci, merci d'alimenter ce site régulièrement en donnant un point de vue conforme à la réalité de notre travail au quotidien, de nos échecs et de nos réussites.
Comme l'a dit un collègue, il n'est pas dans nos habitudes de témoigner, et au delà de la forme de cette contribution, il m'importe de rappeler que comme tout témoignage, il est relatif, qu'il peut être déformé par mes croyances, ou ce que j'ai envie de voir, ou de ne pas voir. Ainsi en va-t-il de tout témoignage.


À l'appel de son nom, le témoin décline son identité :
Je suis un jeune magistrat de province, dans un petit tribunal occupant mes (premières) fonctions de juge de l'application des peines (et également de juge aux affaires familiales notamment) depuis plusieurs années.
Ce que je peux dire de la justice, et de la magistrature en particulier, c'est que la quasi totalité des magistrats que j'ai croisés ne fait pas ce métier, en tout cas sur le terrain (la cour d'appel ne m'intéresse pas) et à l'heure actuelle (les mentalités antérieures n'étaient peut être pas les mêmes), pour les honneurs ou la considération. On le fait par conviction de rendre l'un des premiers services publics relevant du contrat social. On y sacrifie parfois une partie de sa vie de famille, parfois une partie de ses nuits qui ne sont plus si paisibles. On en garde souvent des visages et des images en mémoire, un goût amer du gachis social ou familial que nous avons été amené à voir, ou à créer malgré nous.

Le président : Avez vous personnellement constaté les faits qui sont reprochés habituellement aux magistrats ?
Oui, bien sûr. j'ai connu des magistrats carriéristes, des magistrat qui ne se préoccupaient que de réduire leur quantité de travail au minimum qui ne les fasse pas remarquer par leurs supérieurs. J'ai aussi connu des magistrats qui dévoyaient leur fonctions, couvrant leurs erreurs par des pratiques encore plus malhonnêtes. Ces personnalités existent dans tous les corps de métiers. Encore plus dans la magistrature, ils font honte à la fonction qu'ils incarnent.
Je suis bien conscient que notre système disciplinaire est imparfait, qu'il doit être complété/amendé, j'en ai des exemples tous les jours.
Mais élevons le débat, ne faisons pas une réforme sur ce sujet sur le mode du faire valoir du monde politique. Et prenons garde de ne pas introduire au conseil supérieur de la magistrature, une politisation que l'on ne supporterait pas dans une salle d'audience.

Le Président : Que pouvez vous dire de vos conditions de travail ?
Eh bien, contrairement à ce que vous pourriez croire, je ne m'en plains pas particulièrement au niveau matériel. Je dispose d'un ordinateur fixe (je n'en avais pas en arrivant), d'un téléphone fixe, d'un bureau. Bon mon greffier est de l'autre côté du tribunal (mais j'ai dit qu'il était petit).
Quant à la quantité de travail, elle grossit, mais à tort ou à raison je juge que plus de 50 heures de travail dans une semaine (9h - 20h ts les jours) c'est du suicide (pour moi) et que je risque d'y entraîner quelques justiciables. Pour l'instant ça tient. Et je n'accuse pas (trop) de retard.

Le président : Vous pouvez donc accomplir vos missions correctement ?
Je n'ai pas dit cela non plus. D'abord parce que c'est oublier que ma mission dépend aussi de celle de mes greffiers qui sont elles aussi surchargés mais payées pour 35 heures.
Ensuite parce que ma mission c'est de prendre en compte chaque situation, et que de plus en plus on nous éloigne de ce travail de cas "particuliers". Je prend un exemple : l'application des peines. J'aurais pu prendre les peines planchers, mais c'est polémique, paraît qu'on est trop laxistes. Prenons les choses à l'envers.
En 2004, une réforme intelligente voit le jour (preuve que je ne tape pas sur toutes les réformes) : l'application des peines devient une procédure "judiciaire" à part entière, permettant une individualisation des peines, c'est à dire offrant à la justice toute une palette de possibilités pour que les peines s'appliquent tout en préservant les points positifs dans les situations des condamnés. Un travail passionnant auprès des condamnés, des victimes, pour faire du sur-mesure, parce que les études (oui, la réforme s'appuyait sur un travail scientifique) ont démontré qu'en faisant du sur-mesure, on évitait les récidives.
2008, chaque six mois, une conférence à la cour d'appel (!) fait le point sur les aménagements de peines. 2008, et notre ministre de la justice créé l'aménagement automatique en fin de peine sous forme de surveillance électronique (expérience à Lille ?). 2008 et lors de mes débats contradictoires, l'administration pénitentiaire m'indique être favorable à l'aménagement de peine, "compte tenu de la surpopulation carcérale dans la maison d'arrêt".
Vous avez dit individualisation ? Vous avez dit "accomplir ma mission" ?
La question sur ce sujet c'est de savoir si les réformes qui poussent à l'augmentation du nombre de détenu sont fondées sur des études scientifiques, ou même seulement sur une réflexion sérieuse, loin des effets d'annonce.

Le président : Comment voyez vous l'avenir ?
Sombre. Comme vous l'avez indiqué dans vos débats, nous sommes 8000 en France (et pas tous sur le terrain). Les départs en retraite pour mes collègues les plus âgés approchent et nous venons d'apprendre que nous n'aurons plus d'auditeur de justice l'an prochain dans notre tribunal. Et pour cause, ils ne sont plus que 80 à être recrutés chaque année au concours (contre 200 à 300 départs par an). Il faudra bien résoudre le paradoxe. Soit la quantité de travail s'alourdira tellement qu'il ne sera plus possible de rendre la justice dans les conditions actuelles (déjà critiquées). Soit une partie de notre travail ne nous sera plus confié. Dans l'un comme dans l'autre des cas, on brade ce qui constitue un des piliers de notre société, et cela me paraît très inquiétant, surtout quand c'est associé à des assauts politiques dévalorisant la fonction même de juger.

Le président : il doit bien y avoir des solutions ?
Bien sûr. Certainement dans un maintien des effectifs déjà et une sanctuarisation de la fonction de juger.
Je me pose deux ou trois autres questions d'ailleurs que je vous soumets (il parait que la chancellerie nous lira) : ne peut on pas valoriser, péréniser et augmenter les assistants de justice, qui disposeraient de compétences élargies, agissant sous le contrôle de magistrats, et qui ainsi pourraient constituer un corps au sein duquel les magistrats seraient recrutés (toujours sur concours, mais avec des épreuves plus pratiques et peut être un stage avocat en moins ;-) ?
Pourquoi ne pas réfléchir à une organisation plus homogène des juridictions avec des magistrats professionnels et non professionnels plutôt que de tomber dans les extrêmes avec toutes les questions de légitimité que cela entraîne (cour d'assises / tribunal correctionnel) ?

Notre travail est de réfléchir à des solutions (convenables pour la société) à des problèmes tous particuliers.
La justice a certainement également ses problèmes particuliers plus ou moins généralisés.

Nous devons dans notre travail refuser de réduire les solutions à nos préjugés et refuser de plaquer une vérité, mais trouver ces solutions par le bon sens et en respectant les valeurs que s'est donnée la société.

Il serait bon que l'on procède de même avec les problèmes que nous rencontrons ou que nous posons.

C'est somme toute la seule chose que je demande à travers le mouvement actuel des acteurs de la justice.

Merci de m'avoir laissé la parole.

Et de conserver mon anonymat (il parait que l'on serait susceptible de poursuite en témoignant de ce que l'on vit).

« Et le tribunal décerne mandat de dépôt »

Par Castor Masqué, juge d'instruction


Ça y est, je me lance. Pour témoigner de ce nos indignations silencieuses, à nous, juges, qui sommes plus à l’aise dans l’ombre de nos cabinets que sous la lumière des projecteurs. Nous ne sommes ni bons orateurs, ni bons pamphlétaires, mais nous n’en avons pas moins une conscience aiguë de l’état lamentable de la Justice.

Bien que je sois juge d’instruction (dans un grand tribunal), je voudrais vous entretenir de la correctionnelle, et de la honte que la Justice - oui, je tiens à la majuscule - qui y est rendue m’inspire. Plus particulièrement, que l’incarcération immédiate m’inspire. Asseyez-vous sur les bancs d’une audience correctionnelle, de préférence en comparutions immédiates, vous vous prendrez en pleine figure toute la violence des évolutions récentes.

Il n’est pas ici question de sensiblerie. Ce qui se joue est tout autre, c’est une inversion des principes fondateurs du droit, au nom de la lutte contre la récidive : automaticité des peines en lieu et place de l’individualisation, systématisation de la détention, abandon de la motivation des décisions. Comment, en modifiant les outils avec lesquels on rend une décision pénale, on en conditionne le résultat dans le sens de la détention immédiate. Comment on lie les mains, mais aussi l’esprit, des juges.

Traçons tout d’abord le portrait statistique du « récidiviste » tant honni, cible favorite des foudres ministérielles : quoi, ce n’est pas le profil du maniaque sexuel, du conjoint violent, du chauffard alcoolique qui se dessine, mais celui du voleur ? En 2006, le taux de réitérants (concept un peu plus large que celui de la récidive j’en conviens, mais je n’ai pas trouvé de chiffres plus ajustés) était le plus élevé en matière de vol et de recel ! 27,4% (contre 14,2% pour la conduite en état alcoolique, qui vient tout de suite après ; 10,9% pour les violences volontaires, 5,3% pour les atteintes aux mœurs, et 1,8% pour les viols…). Et parmi les vols délictuels, plus de 31% sont des vols simples… (source : Annuaire statistique de la Justice édition 2008).

Or, l’existence d’antécédents judiciaires détermine nos collègues du parquet à retenir la voie de la comparution immédiate. Il n’existe hélas pas de suspense en la matière sur l’issue, en tout cas pas de suspense statistiquement perceptible : c’est quasiment toujours une détention immédiate. En 2006, sur 19676 mandats de dépôt prononcés par les tribunaux correctionnels, 19212 l’ont été en comparutions immédiates (contre 464 dans le cadre d’autres procédures). Les dossiers peuvent pourtant être dérisoires, et plus souvent qu’on ne le croit. Qui n’a pas agoni le parquet d’injures silencieuses parce qu’on le fait siéger en « compa » pour une tentative de vol, de vélo du voisin ou de jeu vidéo à Auchan ? Cela laisse d’autant plus songeur qu’un système juridique comme celui de l’Espagne a par exemple choisi de ne faire du vol qu’une simple contravention, insusceptible d’une peine de prison, s’il est commis sans circonstance aggravante (violences, dégradation, réunion…) et si la valeur du bien dérobé est inférieure à un certain montant. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en comparaison, des violences volontaires ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à 8 jours (un médecin légiste vous allouera royalement 1 à 3 jours d’ITT pour un nez cassé) ne relèvent que du tribunal de police, et ne déboucheront jamais sur une incarcération… Moralité : mieux vaut coller un œuf que voler un bœuf ? Quel renversement de valeurs opère un système qui réprime plus sévèrement des atteintes aux biens que des atteintes aux personnes ?

Les peines plancher, ensuite. Comment rendre la violence des ces dispositions, qui réduisent quasiment les juges à l’impuissance ? Qui aboutissent à ne faire aucun cas de la gravité de l’infraction, tout en feignant hypocritement de préserver le principe d’individualisation de la peine ? La première application à laquelle j’ai dû prendre part concernait un homme, condamné par le passé pour trafic d’héroïne, et qui avait été interpellé en possession d’une dizaine de grammes de résine cannabis. Ancien héroïnomane, il expliquait avoir mis un terme à sa consommation de drogues dures mais pas à celle de cannabis, dont il ne pouvait se passer et qu’il estimait être un moindre mal. Il n’était pas possible de faire échec à la peine plancher (de quelles circonstances de l’infraction arguer, de quels éléments de personnalité ?), sauf à créer de toutes pièces les garanties de réinsertion dont il était manifestement dépourvu. Les collègues avec qui je siégeais (en comparution immédiate) n’ont pas souhaité prononcer une faible peine d’emprisonnement ferme, assortie d’une longue peine d’emprisonnement avec sursis : ce sont donc quatre années dans toute leur rigueur qui sont tombées. J’aurais voulu ne jamais retourner dans la salle pour annoncer la décision. J’ai une amie qui, dans des circonstances similaires, en a pleuré. Moralité : changez de fonctions, passez au civil ? Un dernier exemple, issu de la pile de jugements à signer en souffrance sur mon bureau : un individu saisit, au moment de payer dans un supermarché, une poignée de billets dans la caisse ouverte. Il a été condamné à trois reprises, pour des faits de vol aggravé commis en 2004 sous la minorité (peine d’emprisonnement assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve), puis en 2005 pour deux faits de vol simple (une amende et 6 mois ferme, non exécutés). La peine plancher, c’est en l’espèce un an d’emprisonnement. Alors, ça les vaut ?

En comparaison, les peines que nous prononçons à l’audience sans les assortir de mandat de dépôt restent pour beaucoup d’entre elles lettre morte : elles ne sont soit tout simplement pas ramenées à exécution (en clair, le condamné n’est jamais convoqué pour se rendre à la maison d’arrêt), soit tout est mis en œuvre pour éviter d’avoir à les exécuter. Ainsi, pour toute peine ferme inférieure à un an d’emprisonnement (article 723-15 du code pénal), un aménagement sera au préalable systématiquement envisagé (conversion de la prison en travail d’intérêt général, exécution de la peine sous forme de bracelet électronique ou de semi-liberté…). Il est actuellement question d’étendre ce dispositif aux peines allant jusqu’à deux ans… Moralité : pour une peine prononcée, un mandat de dépôt offert ?

Il sera d’autant plus facile de prononcer une incarcération immédiate, prenant effet au sortir de l’audience, que les lois successives n’ont pas cessé de faciliter le recours au mandat de dépôt. Jusqu’à une date récente, le juge statuant seul, en formation de juge unique, pour les délits de faible et moyenne gravité, ne pouvait assortir sa décision d’un mandat de dépôt que si la peine d’emprisonnement qu’il prononçait atteignait un an (et c’était rare !). Depuis la loi du 12 décembre 2005, ce seuil a été supprimé pour les récidivistes, l’incarcération à l’audience étant même obligatoire pour les récidivistes auteurs de délits violents ou de nature sexuelle condamnés à une peine d’emprisonnement, sauf décision motivée. Les cas de récidive sont bien sûr étendus et les possibilités de prononcer de l’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve limitées… Quel système juridique démocratique fait de la détention la règle et de la liberté l’exception ? Je voulais laisser l’instruction de côté, mais je ne peux m’empêcher de signaler cette disposition (article 137-4 du code de procédure pénale) qui oblige depuis 2004 le juge d’instruction, dans l’hypothèse d’un dossier criminel ou correctionnel grave, où le parquet a manifesté sa volonté de voire la personne incarcérée quand bien même le juge d’instruction ne l’estimerait pas nécessaire, à motiver son refus de saisir le juge des libertés et de la détention, c’est-à-dire sa décision de laisser libre un mis en examen ?

Constatons par ailleurs que les magistrats correctionnels organisent leur propre déresponsabilisation. Les réformes intervenues dans le domaine de l’application des peines contribuent à endormir nos consciences : nous avons d’autant moins de scrupules à prononcer une peine d’emprisonnement immédiate que nous savons qu’elle donnera désormais lieu, tôt ou tard, à un aménagement (semi-liberté, libération conditionnelle à mi-peine, bracelet électronique…). Les juges d’application des peines sont en effet dotés de moyens législatifs croissants pour vider des prisons surpeuplées, et les instructions de la Chancellerie en ce sens abreuvent nos collègues du parquet.

L’engorgement de notre système judiciaire octroie même une prime à l’incarcération : mes dossiers d’instruction, pour peu qu’ils comportent des détenus, sont prioritaires et passent à l’audience en moins de deux mois (c’est l'article 179 alinéa 4 du code de procédure pénale qui l’impose), tandis que ceux, non moins graves, dans lesquels les mis en examen sont libres ou libérés, attendent actuellement entre 12 et 18 mois après la fin de l’instruction pour être audiencés…

Vous avez saisi que la question de la motivation n’était en réalité pas anodine : motiver, c’est ce qui rend la peine légitime. C’est expliquer au justiciable les raisons, en droit et en fait, qui nous ont conduit à adopter telle décision plutôt que telle autre. En correctionnelle, les motivations des jugements sont des insultes à la logique, réussissant le tour de force d’être à la fois dogmatiques et contradictoires dans leurs énoncés. Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas le temps de motiver, surtout pas lorsque nous statuons en juge unique. Je siège une fois par mois en juge unique, pour 20 à 25 dossiers, ce qui représente une vingtaine de décisions rédigées. Là-dessus, j’en motive après-coup 2 ou 3, celles dans lesquelles les justiciables ont fait appel. Alors, vous comprenez mieux la raison d’être des jugements stéréotypés, que je signe par paquets en mettant ma conscience de côté : « il résulte des éléments du dossier et des débats à l’audience que M. X a bien commis les faits qui lui sont reprochés, il convient en conséquence d’entrer en voie de condamnation à son égard ». S’agissant des dossiers dans lesquels je prononce une peine ferme, on ajoute « Le prévenu a fait l’objet de multiples condamnations, demeurant insensible aux avertissements précédemment délivrés. Eu égard à ses antécédents et à la gravité des faits, il convient de le condamner à une peine d’emprisonnement dont le quantum soit de nature à dissuader la récidive » (remplir les cases vides SVP) ? Vous me ferez perfidement observer, et vous aurez raison : à quoi bon motiver lorsque le condamné a interjeté appel, dans l’hypothèse où il est détenu, puisque l’appel ne suspend pas l’exécution de la peine et que compte tenu des délais dans lesquels la Cour va examiner son dossier, il y a de fortes chances qu’il ait déjà purgé sa peine lorsque l'audience se tiendra ?

J’ai calculé qu’en Espagne, dont j’ai pu observer le fonctionnement de la Justice, un juge correctionnel traite 3 à 6 dossiers par audience, à raison de deux ou trois audiences par semaine, ne rend jamais de délibéré sur le siège (c’est-à-dire tout de suite), et motive sur plusieurs pages chaque jugement en citant la jurisprudence. J’ai un rendement bien meilleur : en une seule audience mensuelle je rends 50% des décisions de mon collègue ibère, et ce bien que la correctionnelle occupe moins de 5% de mon temps tandis que lui s’y consacre à temps plein. Moralité : le juge français, c’est mini-Mir, mini-prix, mais qui fait le maximum ?

Mon ennemi, mes satisfactions, mes peurs, mes rêves

Par Véro, juge aux affaires familiales


Dans une très grande juridiction du midi, j’assume avec 6,5 collègues l’ensemble du contentieux des affaires familiales (divorce, séparation de la famille en union libre ,délégation de l’autorité parentale, enlèvement international d’un enfant par l’un des parents , organisation des droits de visite des grands parents ou de tiers ayant eu des relations privilégiées avec un enfant) et celui de la liquidation des régimes matrimoniaux des couples qui divorcent .

Population concernée: 1 200 000 personnes .

MON ENNEMI :le manque de temps et la pression qu’il engendre . Nous rendons actuellement chacun 1000 décisions par an environ ; à l’exception des jugements constatant un accord des couples (30 % de notre contentieux).
Dans les 70 décisions restantes par mois, je statue sur un point de désaccord, mais plus souvent sur quelques points ( montant d’une pension alimentaire; organisation d’un droit de visite; attribution d’un domicile..); en fonction de la complexité du dossier, je consacrerai à chaque décision un temps d’examen variant d’une heure à une journée complète de travail .
Recevant et écoutant dans leurs demandes les couples ou leurs avocats une journée et demi par semaine (trois audiences par semaine), il me reste trois jours et demi pour examiner les documents qu’ils me remettent (de 15 à 50 documents par personne en moyenne), prendre ma décision et la rédiger sous la forme d’un jugement écrit .

Il m’ est donc habituel, pour ne pas prendre de retard, de travailler le 6ème jour (le samedi pour moi) ou (et) mes soirées; sur mes 9 semaines de vacances, deux ou trois sont systématiquement utilisées pour “ évacuer le stock” qui se constitue chaque trimestre.

Dans les périodes d’augmentation de contentieux ou de vacance temporaire de poste , nous sommes confrontés à cette alternative :prendre du retard dans les délais de convocation (ce qui inquiète et mécontente à juste titre les couples dans des situations où l’intervention du juge est souvent ressentie comme urgente et nécessaire) ou surcharger nos audiences déjà remplies .

MES SATISFACTIONS :

— dénouer parfois en profondeur un conflit familial : il m’arrive de consacrer à une seule famille ou à l’audition d’une enfant une heure de ma demie-journée d’audience .

— rester calme et à l’écoute alors que je reçois après quatre heures d’audience ininterrompue le 17 ème couple ( 20 dossiers en moyenne par audience); sentir une personne se détendre dans mon bureau alors qu’elle y est entrée très stressée .

— relire avec satisfaction un jugement difficile et bien motivé lorsque j’ai pu y consacrer le temps nécessaire .

MES PEURS:

— Le grain de sable qui enrayera la machine :congé de maternité de la collègue qu’il faudra remplacer aux audiences, problème familial personnel qui pourrait m’obliger à m’arrêter deux ou trois jours, pépin de santé...

— La situation familiale dont je n’ai pu appréhender toute la complexité ou évaluer le danger potentiel (parents violents ou atteints de troubles psychiques), et qui dégénére .

MES RÊVES:

— Disposer du temps nécessaire pour prendre avec mes collègues une demi-journée par mois de travail sur une jurisprudence commune et d’échange sur les situations difficiles ( les dossiers anxiogènes sont nombreux et nous les abordons dans une grande solitude) ;

— Pouvoir un jour m’appuyer sur un greffier rédacteur pour être déchargée de la mise en forme des jugements les plus faciles et consacrer mon temps aux situations complexes, nos greffiers, actuellement totalement absorbé par des taches de secrétariat, ne peuvent jouer ce rôle;

— Partir en formation continue (une semaine par an) sans devoir surcharger mes audiences des semaines précédente et suivante des affaires que je n’aurai pu étudier pendant mon absence ;

— Consacrer une heure d’audience à chaque famille: cette idée folle me vient de la lecture récente d’un jugement britannique, renvoyant une affaire et évaluant le temps d’examen du dossier à une heure .

En dépit de conditions de travail usantes, je demeure attachée à cette fonction, continuant de croire que je peux, dans certaines situations, limiter les difficultés sociales et humaines engendrées par la désunion ou restaurer un meilleur équilibre familial .

Lettre ouverte aux citoyens

Par Morgane, magistrat


Issue d’une famille modeste et d’un père immigré, je suis entrée dans la magistrature par vocation et grâce aux concours républicains.

Je ne m’attendais pas à ça.

Je ne m’attendais pas à être perçue comme un méchant, comme la bête à abattre. Qui plus est je cumulais les tares : jeune, femme et juge d’instruction en premier poste.

Oui, c’est vrai, l’institution judiciaire, c’est souvent dur pour les citoyens : une condamnation ne satisfait ni la victime ni le condamné ; un jugement de divorce ne satisfait ni l’époux ni l’épouse. Et quand on y pense, un bon jugement, c’est peut-être de trouver ce juste milieu entre les parties donc de ne donner raison ni complètement à l’un ni complètement à l’autre..Forcément, les gens ne sont jamais contents de nous.

Mais aujourd’hui, c’est plus grave. Et ce n’est pas du corporatisme. Et ce n’est pas un refus du changement. Et ce n’est pas un refus d’assumer nos responsabilités.

La Garde des Sceaux vous prend à témoin, vous citoyens, et vous ment. Elle vous donne des fausses indications sur le fonctionnement de la justice (elle s’est trompée plusieurs fois sur des fonctionnements judiciaires de base) et elle vous fait croire que les magistrats sont responsables de tous les problèmes et les drames judiciaires, par la stratégie du bouc émissaire. A chacune de ses apparitions, elle se montre en chevalier blanc, légiférant à tour de bras (médiatique). Mais à force de dire tout et son contraire, ses promesses sont du vent, elle vous ment.

Les paroles de la Garde des Sceaux sont tellement contradictoires et démagogiques, au fil des intérêts politiques et médiatiques, qu’elle n’a plus de parole. Elle n’a plus de parole pour nous à qui elle doit donner des indications de politique nationale. Elle n’a plus de parole pour vous à qui elle fait des promesses bling bling.

La mise au pas de la magistrature par la Garde des Sceaux, ça vous amuse peut-être parce que vous vous dîtes : ah, c’est l’arroseur arrosé, tant mieux si les juges en prennent pour leur grade, le dernier que j’ai vu m’a condamné et m’a retiré mon permis de conduire, tant mieux pour lui, il réfléchira à deux fois avant de juger n’importe comment…

Mais prenons du recul : les magistrats sous la coupe du politique, c’est quoi ? C’est un réel danger pour la démocratie, pour chacun d’entre nous. Ce sont des affaires qui s’étouffent d’autres que l’on privilégie par simple influence du politique… Une justice à deux vitesses.

La Garde des Sceaux, par ces artifices, vous dresse contre votre Justice.

Nous refusons le jeu de la Garde des Sceaux. Nous refusons d’être des boucs émissaires. Nous refusons d’être sous la botte du politique. Nous voulons une Justice forte et humaine.

Aujourd’hui, les magistrats sortent de leur réserve pour défendre le coeur de la Justice.

Avec vous j’espère,

En tous les cas pour le bien de tous.

Poème

Par Ada, magistrat et poète


Amères sont les pensées du magistrat entrant
Dans ce service public que personne ne défend.
L’heure est à la méfiance, mais comment vous blâmer,
lorsque l’on nous moque, qu’on ne sait rétorquer.

On vous parle de fautes, de mauvaises décisions,
Mais qui est l’oracle pour donner ce sermon?

Celui qui critique tout et son contraire
Alors que ses inspections ne sont qu’arbitraire!
Celui qui prône : “récidiviste, en prison!”
Puis se plaint au 20h “oh malheur, pendaison...”
Qui somme alors d’aménager les peines,
Et si le drame arrive: vise le juge, le malmène.

Nous ne sommes pas, sachez-le, des machines,
Et nos décisions, bien que pesées, nous minent.
Nous ne sommes pas plus maîtres de la nature humaine,
Nous ne pouvons contrer tout malheur qui s’amène...
Mais nous travaillons sans cesse à la paix sociale,
Aux libertés de l’homme qui ne veut pas à mal.

Tenter de faire le juste n’est pas toujours facile
Et votre confiance nous est plus qu’utile...

Que les coupeurs de têtes ne vous abusent pas!
Ayant pour seule mission de nous mettre à leurs pas
Pour alors bâillonner ce pouvoir qui fait peur
Et sans lequel pourtant la démocratie meurt.

Magistrat désabusé mais passionné

Par JB, juge d'instruction


Je suis magistrat depuis quelques années. J'ai commencé au parquet, avant de continuer à l'instruction il y a quelques mois.

Ma vocation - car c'est est une - est née alors que j'étais en CM2 et que j'ai assisté pour la première fois à une audience correctionnelle.

J'ai ensuite effectué un parcours classique, sans coups d'éclat : faculté de droit, préparation du concours d'entrée à l'ENM dans un Institut d'Etudes Judiciaires de province puis l'ENM. Je n'ai réussi le concours qu'à ma troisième tentative. Je me suis accroché car aucun autre métier ne me semblait plus intéressant à exercer.

La scolarité au siège bordelais de l'ENM durait à l'époque 8 mois. A l'euphorie des premières semaines (et des premières payes !) a succédé le commencement des désillusions. L'ENM était dirigée par une personnalité désormais haut placée à la Chancellerie, qui n'avait de cesse de transformer les étudiants que nous étions en moutons bien obéissants. Nous eûmes quelques visites politiques au cours de cette année et, avec le recul, je m'aperçois qu'elles n'avaient la couleur que de l'UMP. Un député, ancien magistrat, vint polémiquer sur "sa" loi instituant les juges de proximité, affirmant que c'était "une bonne loi parce qu'elle était populaire". Un ministre de l'intérieur, futur président de la République, vint nous faire un discours pré-électoral. Parlant des discriminations positives, il nous dit (et je me souviens très bien de ses termes précis) : « Moi aussi, j'ai ma Rachida ». A l'époque, nous ne savions presque rien sur cette magistrate devenue conseillère du ministre. Cela n'allait pas durer.

La visite du ministre permit d'instaurer une innovation : l'amphithéâtre préléable de recadrage. Toute la promotion fut réunie afin d'être avisée de ce que des questions gênantes ne seraient pas appréciées. L'effet ne tarda pas : aucune question ne fut posée au ministre, mise à part celle émanant d'un maître de conférences...qui effectivement, ne fut pas du goût du ministre !

L'année de scolarité se termina de cette manière. Un double sentiment m'envahit alors : celui d'exercer un fabuleux métier mais aussi celui d'avoir intégré un corps couard, conformiste et apeuré par le politique. Sur ce dernier point, à juste titre puisque le retour de manivelle faisant suite aux "petits juges "décomplexés des années 1990 commençait à se faire sentir.

Les 13 mois de stage en juridiction étaient surtout consacrés à l'apprentissage des métiers. Ils étaient aussi l'occasion de se faire une idée sur les composantes de ce corps. Avec, comme dans toutes les professions, des gens courageux, des gens travailleurs, des gens respectueux, des gens brillants, mais aussi des caractériels, des fous, des nuls, des fainéants, des irrascibles, etc.

A l'issue de cette longue formation juridique puis d'apprentissage professionnel de 31 mois, mon envie d'exercer ce métier était toujours présente.

Nommé substitut du procureur dans une région particulièrement éprouvante du point de vue de la délinquance et de la criminalité, j'ai eu à connaître en première ligne des incohérences des politiques pénales et de l'affaiblissement de la Justice.

Car il ne faut pas se leurrer : désormais, les procureurs généraux et les procureurs de la République ne sont que des exécutants de la Chancellerie, qui elle-même est sous la coupe du ministère de l'intérieur. Certains syndicats de magistrats parlent de préfectoralisation ou de caporalisation du parquet. Il y a du vrai.

Que penser de la convocation de 5 procureurs généraux qui doivent justifier leurs vilains "scores" de peines-plancher ? Que penser des circulaires et instructions qui descendent de la Chancellerie toutes les semaines, qui suivent un fait divers quelconque mais médiatisé et que nous n'avons même pas le temps de lire ? Que penser des rapports à rédiger à longueur de journée au procureur général (et à enovyer par mail, vous seriez gentil, comme ça nous n'aurons qu'à repomper. Vous, ça vous aura pris dans le meilleur des cas une demi-journée. Eux, 5 minutes, le temps de changer l'en-tête) ? Que penser de la pression qui entoure un fait divers ? Que penser de votre procureur qui vous incite à communiquer à la presse, de votre procureur général qui vous incite au contraire, de la presse qui vous somme de venir donner une interview un dimanche matin à 8 h, pour le journal de 9 h, alors même que votre permanence ne vous a laissé dormir que 4 heures ? Que penser de l'absence totale de considération de nos hiérarques, de notre ministre, de notre administration centrale (qui, décidément, depuis PARIS, ne comprend rien à rien), de notre président de la République, de la presse, de nos enquêteurs (eh oui, ils savent qu'en cas de conflit, faisons fi du Code de procédure pénale, et vive la supériorité de leur ministère) et finalement de l'opinion publique ?

Que penser de cette collègue de SARREGUEMINES, de son procureur, des enquêteurs, des fonctionnaires de l'Administration Pénitentiaire et du tribunal pour enfants, convoqués et enjoints à s'expliquer sur la façon dont ils ont juste fait leur travail ?

Que penser de ces lois d'apparât, toujours plus répressives et de ces circulaires qui suivent et qui nous "invitent" à privilégier autant que possible les aménagements de peine (pour être plus clair, la sortie de détention) ? Et s'il survient un drame, à qui la faute ?

Que penser d'un Garde des Sceaux qui n'entend exercer sa mission que dans le fracas et les effets d'annonce ?

Que penser d'un Garde des Sceaux qui réforme la carte judiciaire avec un simulacre de concertation, alors même que cette réforme apparaît évidente pour tout le monde ?

Que penser d'un Garde des Sceaux qui connaît aussi peu son ministère alors même qu'elle a été magistrate (certes, peu de temps) ?

Que penser de cette Justice fortement chahutée depuis l'affaire d'Outreau et qui n'arrive pas à remonter la pente ?

Que penser de toutes ces réformes qui viennent s'accumuler aux précédentes tous les ans, qui ne sont pas préparées et qui créent un sentiment d'insécurité juridique pour les magistrats ?

Que pnser de cette nouvelle commission à peine installée pour la réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale, alors même que les réformes de procédure pénale sont de l'ordre de plusieurs par an ?

Que penser du budget misérable de la Justice, de ces locaux au mieux vieillots, au pire insalubres et insécurisants ?

Que penser du manque de greffiers et de fonctionnaires de Justice, sans qui les tribunaux ne peuvent pas fonctionner ?

Que penser de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et de l'Administration Pénitentiaire, totalement asphyxiées ?

Que penser du manque d'experts (que, de toute façon, nous ne payons plus et encore, à coups de pied dans le derrière) ?

Que penser des revalorisations salariales des magiatrats, toujours promises et jamais obtenues ? D'accord, les magistrats ne sont pas à plaindre, loin de là, mais les gens qui connaissent nos traitements s'imaginent toujours que nous gagnons le double.

La Justice parfaite n'existe pas. Mais la nôtre est mal en point.

La magistrature est tous les jours un peu plus attaquée de toute part. Et tout a commencé du sommet de l'Etat. Il faut croire que la Constitution ne s'applique pas à ceux qui se chargent de l'écrire.

Et malgré cela, j'ai toujours envie de faire ce métier. Je ne dis pas que chaque jour l'envie est là mais ce métier reste passionnant. Et si le mépris affiché par notre ministre de tutelle n'avait pas raison de notre passion ? Et si nous lui survivions au sein de ce ministère ?

Comme le disait Maître Eolas, les magistrats sont à peu près 8.000 sur tout le territoire et interdits du droit de grève. La mobilisation reste donc anecdotique. Mais voir les collègues de METZ, hier, faire un haie au Garde des Sceaux en arborant des pancartes "Justice bafouée, démocratie en danger", je me dis que quelque chose est peut-être en train de germer. A suivre.

De la formation emphytéotique des nouveaux magistrats

Par Mandret, parquetier dans un petit tribunal


Les atteintes répétées à l’institution judiciaire en général et à la magistrature en particulier ont souvent pris la forme de critiques acerbes à l’encontre de la formation des magistrats. Trop centrée sur elle-même, ne donnant pas assez “d’épaisseur humaine” à ses étudiants, parfois même comparée à une usine de petits poids, que n’a t’on pas entendu ?

Alors c’est fait, Mesdames, Messieurs, la formation nouvelle est arrivée

L’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a récemment présenté le “nouveau séquençage” de la formation initiale des magistrats. Outre l’introduction en début de scolarité d’un stage avocat d’environ 6 mois, la formation des magistrats français durera désormais 36 mois (contre 31 précédemment, déjà l’une des plus longue de la fonction publique).

A la lecture de ce projet, la formation débute donc désormais par un grand stage avocat, puis par huit mois d’études à l’école de Bordeaux, se poursuit par un stage juridictionnel de dix mois, continue par un stage extérieur à l’institution de six semaines auquel s’enchaîne un stage de langue avec séjour à l’étranger d’environ cinq semaines pour se terminer enfin par un stage de préparation aux premières fonctions (ouf !). Soit trois ans de formation après l’entrée à l’école qui succède, rappelons le, à cinq années d’études universitaires et parfois une à deux années de préparation au concours.

Un magistrat cuit à point est donc un magistrat à bac + 10.

Rappelons également que cette réforme fait suite aux conclusions de la commission parlementaire suite à l’affaire dite d’Outreau qui avait recommandé un rapprochement des formations magistrats/avocats et proposé avec force d’allonger significativement la durée du stage avocat déjà présent dans la formation initiale.

Les attentes et exigences multiples auxquelles a du répondre l’ENM depuis quelques années et l’introduction dans son cycle de formation de stages supplémentaires l’a donc conduite à étirer la durée de cette formation initiale pour la porter à trois ans.

En dépit des pratiques de nos voisins européens, en dépit de ce qui se fait s’agissant des autres écoles de la haute fonction publique, c’est décidé, le magistrat passera trois ans à la Magistrat’Ac ou ne sera pas

En effet, même si la comparaison est peu aisée compte tenu de la variété des modes d’accession à la magistrature chez nos voisins, dans les pays qui recrutent les auditeurs de justice par concours, la durée est plus proche des deux années (Espagne et Portugal) et est même de 18 mois en Italie. D’ailleurs dans ces pays l’allongement interminable la formation n’a pas été privilégiée, mais l’exigence d’une expérience professionnelle préalable a prévalu.
De même assez peu de pays ont mis en place un tronc commun entre magistrats et avocats estimant que la faculté de droit jouait ce rôle.

Alors voilà, la mise en cause systématique de magistrats dans des faits divers plus médiatiques les uns que les autres justifie à peu près tout. Mais à y regarder de plus près, pourquoi faire passer 6 mois à un auditeur de justice chez un avocat ? Le stage précédent de 2 mois ne suffisait donc pas ? Etre élève pendant trois ans guérit donc de tous les maux de cette satanée jeunesse dont il faut absolument débarrasser les magistrats?

Il est absolument certain que le juge d’instruction ayant passé 4 mois de plus dans un cabinet d’avocat à rédiger des conclusions civiles sera plus à même de comprendre la situation de l’assassin ou de l'escroc qui lui fait face lors d'une mise en examen.

Il est tout aussi certain que le président correctionnel se souviendra de sa plaidoirie devant le tribunal de l’incapacité quand il aura à entendre une victime à la barre.

L’ouverture de l’école sur le monde extérieur et sur l’ensemble des acteurs qui font le monde judiciaire est essentielle. Mais pourquoi s’arc-bouter sur cette relation magistrats/avocats. Nos rapports sont ils si exécrables. Je ne le crois pas. Cette mesure a été prise pour contenter un petit nombre de parlementaires conseillés par une minorité d’avocats qui ne sont en rien représentatifs de la profession.

Tellement d’autres choses auraient pu être mises en place dans le cadre de cette réforme, qui n’était d’ailleurs pas indispensable, la formation de l’ENM (ancienne version) étant copiée dans de nombreux pays.

D’abord, l’idée d’une concertation européenne pour harmoniser les formations au sein de l’Union n’a jamais préoccupé nos dirigeants. L’idée de conditionner le concours à l’exercice d’une profession judiciaire préalable même de courte durée, de multiplier les stages dans des institutions ou entreprises totalement extérieures au monde judiciaire, ou tout simplement de mettre en place un système de parrainage en dehors de toute voie hiérarchique étaient sans doute trop simple pour être mise en place.

Enfin, il aurait été tellement plus naturel, pour répondre aux préoccupations visant le jeune magistrat esseulé face à son dossier, de tout simplement pourvoir des postes en sortie d’école dans de grands tribunaux, avec de nombreux collègues prêts à répondre à la moindre question du jeune arrivant plutôt que de faire, de ce bel outil qu’est l’ENM, une usine à gaz et de parsemer dans les barreaux de France et de Navarre de jeunes collègues en soif d’apprendre à devenir tout simplement ... Magistrats.

Du Parquet au Siège : la trajectoire d’un petit pois

Par Exkadis, ancien parquetier devenu juge dans un tribunal de grande instance


C’est avec un peu de gêne que je me permets aujourd’hui de répondre à l’invitation de Me Eolas. Mais ayant découvert récemment que mes concitoyens, sur ce blog, faisaient preuve d’une volonté de savoir quel était notre quotidien plus que de nous condamner d’avance, j’ai décidé de me lancer, en espérant ne pas trop rebuter.

Je me présente : Petit Pois n°6792, DEA de droit pénal, issu du 1er concours de l’ENM (celui des étudiants), trois ans de Parquet, deux ans et des poussières de siège civil. Un salaire actuel d’à peu près 3100 euros.

Une seule motivation en intégrant cette profession : utiliser les compétences acquises en fac de droit dans le cadre d’un service public, afin d’essayer de faire en sorte, à mon tout petit niveau, que les situations humaines que j’aurais à traiter aillent moins mal, à défaut d’aller mieux.

Une première orientation vers le Parquet donc, et trois ans d’exercice passionné des fonctions de substitut dans un TGI de taille moyenne :

- Le suivi des enquêtes, notamment dans le cadre de la permanence téléphonique ; soit une semaine par mois d’astreinte 24 heures / 24, WE compris (sans récupération mais avec indemnités) avec compte-rendu de toutes les enquêtes élucidées du ressort. Rarement moins de 40 appels par jour, généralement plutôt le double ;
- 7 à 8000 procédures par an à traiter par courrier ;
- 5 à 10 audiences correctionnelles et de police par mois ;
- 2 sessions d’Assises par an ;
- des horaires de travail quotidiens de type 8 h 30 – 19 h 30 ;
- une foultitude de rapports à rédiger à destination du Parquet Général, sur l’ensemble des faits pouvant faire l’objet d’un entrefilet dans les journaux locaux ou, pire, sur France 3 (ce critère de potentialité médiatique étant malheureusement devenu absolu) ;
- un grand nombre de réunions à « co-animer » avec le Préfet, les administrations diverses, les partenaires associatifs.

Et puis un jour, j’en ai eu assez.

Assez de passer mon temps à rédiger toujours plus de rapports au PG[1], faire des statistiques de rendement plutôt que d’aller à l’audience ou de traiter mon courrier pénal.

Assez aussi, je l’avoue, de donner à ma compagne (salariée du privé qui ne m’envie pas le moins du monde mon métier) l’impression qu’elle n’avait plus ou presque de conjoint.

Je suis donc passé au siège, où mon quotidien peut se décrire comme suit :
- quatre audiences civiles, soit une quarantaine de jugements à rédiger chaque mois ;
- une audience correctionnelle à présider ;
- quelques audiences de JLD[2] ;
- quelques audiences (tutelles, saisie des rémunérations, tribunal paritaire des baux ruraux) plus occasionnelles au tribunal d’instance, dont un poste de juge est vacant ;
- 50 à 55 heures de travail hebdomadaires.

En cinq ans, j’ai vu le pire comme le meilleur.

J’ai assisté à des délibérés correctionnels qui n’en étaient quasiment pas, le président imposant sa vision des faits à un collègue trop timide pour exprimer une opinion divergente.

J’ai vu un président de Cour d’assises commencer son délibéré par un péremptoire « Sur la culpabilité de l’accusé, je suppose que personne n’a de doute, nous allons donc passer à la détermination de la peine » avant qu’un assesseur n’exige fermement un vote à bulletins secrets[3].

J’ai vu des présidents de Tribunal correctionnel faire preuve de sévérité excessive (y compris envers les victimes), de façon quasi-irrationnelle. J’ai ainsi pu assister, dans un très gros tribunal, à un délibéré à l’issue duquel le prévenu a écopé de 18 mois d’emprisonnement sur des preuves plus que douteuses, et sans sursis, la vice-présidente également juge de l’application des peines ayant refusé « qu’un cas comme celui-là soit mis à l’épreuve », vu qu’elle en avait « plein ses tiroirs ».

J’ai vu un collègue substitut mettre plus bas que terre un enquêteur qui avait osé lui laisser un compte-rendu d’enquête sur sa messagerie vocale entre midi et 14 heures, l’enquêteur étant supposé savoir que le substitut n’admettait pas d’appels pendant sa pause-repas.

J’ai vu un JAF[4] finir à 20 heures ses audiences en expliquant aux futurs divorcés mécontents d’avoir été convoqués à 8 h 30 que si ça ne leur plaisait pas, ils n’avaient qu’à aller divorcer ailleurs. J’ai vu ce même collègue mettre sans sourciller ses affaires en délibéré à six mois.

J’ai vu des magistrats se montrer inutilement cassants, blessants, voire humiliants envers des prévenus comme envers des parents de mineurs délinquants.

Affligeant, je le sais.

Mais j’ai surtout rencontré des présidents d’audience qui se débrouillaient pour connaître parfaitement leurs 40 dossiers à chaque audience, des juges d’instruction convoquer des parties civiles pour leur expliquer calmement qu’un non-lieu allait être rendu et pourquoi, des juges des enfants rentrant chez eux à 20 heures avec en perspective deux heures de travail préparatoire pour leurs audiences du lendemain, des juges d’instance capables d’expliquer aux parties, directement au cours de l’audience, pourquoi leur procès risquait de ne pas aboutir.

Des juges et des parquetiers respectueux de la présomption d’innocence, qui ne se limitaient pas à essayer d’obtenir à tout prix des aveux, mais recherchaient toutes les preuves possibles en vue de présenter aux juridictions des dossiers complets, ou de prendre une décision de non-lieu en pleine connaissance de cause.

J’ai vu des juges de l’application des peines prendre (et gagner) des paris risqués en termes de libération conditionnelle.

J’ai vu des magistrats et des greffiers passer leurs appels professionnels depuis leurs portables, acheter leur propre matériel (ciseaux, stylos, ramettes de papier, agrafeuses …) après s’être vu signifier qu’on avait « épuisé les crédits pour l’année en cours ».

J’ai vu des policiers et des gendarmes payer de leur poche les cigarettes et les repas de leurs gardés à vue, après avoir estimé que lesdits repas étaient moins convenables que leurs sandwiches.

En cinq ans, j’ai probablement commis le pire et le meilleur.

J’ai commis moi-même mes « erreurs judiciaires » : poursuites mal exercées, jugements réformés en appel. Normal. J’ai essayé, et j’essaye encore de ne pas les réitérer.

J’ai toujours essayé, néanmoins, de ne pas encourir les principaux reproches qu’on peut aujourd’hui, sur le blog de Me Eolas ou ailleurs, diriger à l’encontre des magistrats, que l’on accuse d’être hautains, déconnectés de leurs concitoyens, trop sûrs d’eux, trop politisés ou trop revendicatifs.

- Hautains : c’est malheureusement une attitude trop répandue, mais pas universelle. En ce qui me concerne, je n’ai jamais refusé de serrer la main qu’un justiciable, prévenu, tutélaire ou autre, me tendait, et je continue de tendre la mienne à ceux qui n’osent pas me proposer la leur avant de quitter mes audiences de cabinet. Je les appelle Monsieur ou Madame. J’essaye de m’assurer qu’ils ne se sentent pas gênés d’avancer un argument par timidité ou gêne. Je ne leur parle pas comme à des imbéciles, ni comme à des juristes de haute volée capables de débattre de finesses juridiques. Et je ne me prévaux pas de ma qualité de président d’audience correctionnelle pour rabaisser les prévenus.
Il est cependant évident que la magistrature compte autant d’individus caractériels et mal éduqués que le reste de la population. J’ai eu à subir des maîtres de stage puis, plus tard, des collègues parfaitement odieux. Mais j’ai connu des avocats, des médecins, des professeurs et des commerçants qui l’étaient tout autant. Et même des justiciables.

- Déconnectés des réalités de leurs concitoyens : non, cent fois non. Rien ne nous met à l’abri des réalités sociales : ni nos origines (nous ne sommes pas tous nés avec une cuillère en or dans la bouche), ni notre expérience personnelle (je ne suis pas le seul à avoir travaillé pour financer partiellement mes études). Quand il s’agit par exemple de procéder à une saisie sur un salaire grevé de charges et de l’expliquer en face à la personne concernée, d’annoncer à une mère légitimement bouleversée qu’on va placer son enfant, ou de placer sous contrôle judiciaire un père de famille en lui interdisant d’exercer l’activité professionnelle à l’occasion de laquelle il a commis des infractions, je vous assure que l’on se sent très « connecté », au contraire.

- Trop sûrs d’eux : ah, le fameux « vous avouez tout de suite ou vous me faites perdre mon temps ? » … Mais là encore, si une partie de la magistrature (comme de l’humanité) ne remet jamais ses convictions en question, j’ai toujours constaté que la majorité d’entre nous rendait ses décisions « les mains tremblantes », selon la formule consacrée. Parce que le risque d’erreur existe pour tout le monde. Et que nous nous devons de réduire ce risque au maximum, sans jamais être certains d’y parvenir.

- Politisés - revendicatifs : c’est sans doute vrai pour nos représentants syndicaux (qui au demeurant ne s’en cachent pas), ça l’est beaucoup moins pour le reste des magistrats. Je ne vois pas comment je pourrais exprimer une opinion politique personnelle dans le cadre des litiges civils qui me sont soumis (je suis justement en train de rédiger un jugement en droit de la construction parfaitement hermétique au clivage droite-gauche) comme en audience correctionnelle (il est bien évident que l’on ne condamne ni ne relaxe quelqu’un parce qu’on était ou pas d’accord avec la majorité parlementaire qui a voté la loi que l’on applique).
Notre devoir de réserve nous interdit de critiquer les actes du législatif et de l’exécutif. C’est probablement pourquoi la plupart des interventions collectives de magistrats, lors de l’adoption d’une réforme ou d’une autre, m’ont souvent paru « gênées aux entournures ». Mais ce n’est pas pour autant que nous devons nous taire lorsqu’un gouvernement affiche simultanément une politique pénale répressive (tolérance zéro, pas d’impunité pour les mineurs, peines-planchers) et une volonté de permettre aux JAP d’aménager toute peine de prison inférieure ou égale à deux ans. En pareil cas, il est de notre devoir d’informer nos concitoyens qu’on essaye de leur faire prendre des vessies pour des lanternes … sans nous dispenser d’appliquer la loi, puisque c’est notre devoir.

Je me rends compte que j’ai été bien trop long, et que je n’ai pas le talent de Lulu ou de Dadouche.

Mais j’avais envie d’expliquer ce que je souhaiterais ne plus voir, et ce que j’essayerai toujours de faire.

Merci aux éventuels courageux qui m’auront lu !

Notes

[1] Procureur Général, à la tête du Parquet de la cour d'appel et supérieur hiérarchique de tous les procureurs de la République des tribunaux de grande instance de son ressort. Par exemple, le procureur général de Paris est le supérieur des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux, Fontainebleau, Melun, Évry, Auxerre et Sens.

[2] Juge des Libertés et de la Détention.

[3] Qui est obligatoire selon la loi, quand bien même tous les jurés expriment verbalement leur conviction sur la culpabilité lors des débats en délibéré.

[4] Juge aux Affaires Familiales, qui traite entre autres les dossiers de divorce et d'autorité parentale : droits de visite, pension alimentaire…

Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier…

Par Steppos, Adjoint administratif des Services Judiciaires (Il décrit en détail sa profession).''


Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier affecté auprès d'une des plus importantes juridiction de première instance de l'Hexagone, sinon peut être LA plus importante. Je suis en poste au sein des services judiciaires depuis un peu plus de quatre ans et demi seulement. Je n'ai connu que deux juridictions et cinq services différents, devant souvent jongler partiellement entre deux. Bref, je n'ai qu'une brève carrière et une expérience donc limitée. J'aimerais pourtant faire valoir ici mon sentiment sur cette justice qui est la notre !

Tout d'abord, et ce même si cela pourra paraître infiniment hors sujet, j'aimerais indiquer quelques mots sur le corps des adjoints des services judiciaires, ces petites mains selon moi trop méconnues de la plupart mais ayant pourtant son importance : puisque, comme dans toute organisation hiérarchiques pyramidale, c'est lorsqu'on se décide à se tourner vers la base, que l'on rencontre le plus d'individus...

Ils font partie des agents de la Fonction Publique d'Etat de catégorie C, auxquels, selon les statuts de la Fonction Publique, sont en principe dévolus des tâches dîtes d'exécution. (D'où, cette remarque cinglante que beaucoup – toutes administrations confondues – ont déjà dû entendre dans la bouche d'un chef de service : « vous n'êtes pas payé pour réfléchir ! »...) Au sein de ce corps des adjoints sont distingués les adjoints administratifs des adjoints techniques (anciennement agents techniques). À ces derniers sont par principe données des tâches manuelles, techniques ou de manutention. De ce fait, ils seront affectés généralement (mais la réalité peut en être tout autre !) notamment – et ce sous l'égide d'un greffier voire d'un greffier en chef – à un service des pièces à convictions, d'archivage, de reprographie, de traitement du courrier, de gestion des fournitures ou de réparation et d'entretien (bien que dans ce cas, cette tâche soit de plus en plus confiée à des sociétés extérieures) Quant aux adjoints administratifs, on peut à nouveau opérer une distinction : d'une part ceux exerçant des fonctions purement administratives, notamment auprès des services administratifs, budgétaires, de gestion du personnel ... des juridictions ou auprès des Services Administratifs Régionaux rattachés auprès de chaque Cour d'Appel (étant soulignés que depuis peu un corps de secrétaire administratif – catégorie B- a été créé au lieu et place des greffiers pour exercer ces fonctions administratives) ; d'autre part ceux exerçant des fonctions plus « juridictionnelles » au sein des Bureaux d'ordre civils ou pénaux, des services d'audiencement correctionnel, de services d'application ou d'exécution des peines et plus généralement des greffes. Et ce sont ces derniers que l'on pourrait qualifier – reprenant les mots de Me Eolas – de « secrétaires de justice ». Le plus souvent les adjoints administratifs affectés à un greffe sont « faisant fonction de greffier ».

Et c'est là que le bât blesse...

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23-X-08

Par Équinorêve, magistrat


Je fais de cette larme qui tombait sur mon frigidaire un soir de mai 1981, apprenant que mon interdit (la peine de mort) à ma candidature à la magistrature allait être levée grâce au combat d'un grand valeureux de votre espèce (je parle des oiseaux noirs qui hantent les couloirs des palais de justice), je fais donc de cette larme un diamant.

Que celui-ci cisèle les images glacées de celle qui garde notre sceau et montre ce qui se cache derrière ce paravent étincelant, à savoir la déliquescence de notre droit qui, de paysage à trois dimensions que j'aimais (oui, le droit peut être aimable) au sommet duquel se trouvait la déclaration des droits de l'homme de 1789 est devenu une soupe insipide, telle les terres ravalées des glaciers prématurément fondus.

Heureusement que nous magistrats tentons de rendre au plus humbles (les autres préfèrent l'arbitrage et les petits arrangements avec les heureux effets politiques et financiers qui se déploient en volutes gracieuses) une justice digne et discrète tâchant de faire de nos décisions un moyen de rendre à chacun son dû, ou de donner du sens à une transgression dans une trajectoire de vie de nos frères et sœurs si humains.

Yalla !

Inutile

Par Perello, magistrate (Cœurs sensibles, attention).


Merci d'ouvrir votre blog, à nous les magistrats qui sommes tellement fustigés par ... la liste est longue, mais pour faire bref, l'opinion publique, la presse, et bien sur notre garde des Sceaux.

Pourtant que savent-ils de notre quotidien et de la manière dont nous essayons de rendre la justice ?

J'ai exercé au Parquet pendant 10 ans, j'ai poursuivi moult voleurs, violeurs, assassins... J'ai rencontré des centaines de victimes. J'ai fait des permanences 24h/24, une semaine de rang, week end compris, sans un jour de récupération, mais au contraire reprendre le lendemain où je restituais ma permanence avec une audience correctionnelle qui finissait à 22 ou 23 heures[1].

Des permanences avec la peur au ventre, celle de faire une erreur d'analyse de la situation, celle faire une erreur de procédure, celle de se planter au cours du défèrement qui pourra envoyer quelqu'un en détention et surtout celle d'être confrontée à des faits que j'aurais du mal à supporter.

Et puis c'est arrivé.

Dans la presse, c'est en général à la rubrique « Faits divers: drame de la séparation. Un père de famille âgé de… ans n'a pas supporté la séparation d'avec sa compagne et a tué celle-ci et leur petite fille de 5 ans ».

Pour le magistrat, ça commence par un coup de fil des services de police, le départ sur les chapeaux de roue sur les lieux du crime, non sans avoir repassé la permanence à un collègue de bureau pour gérer le reste, l'arrivée dans un immeuble avec une foule en bas, des policiers déjà présents, un médecin légiste que vous avez requis.

Et là c'est l'horreur.

D'abord l'odeur dans l'appartement car les faits remontent à plusieurs jours. Cette odeur âcre et douceâtre de la mort, celle qui vous prend à la gorge et vous donne la nausée. Dans la première pièce, il y a une jeune femme étendue dans une marre de sang, elle a été égorgée. Elle a 25 ans. Et dans la chambre du fond reposant sur son lit de petite fille, dans sa chambre de petite fille, au milieu de ses poupées et de ses nounours, un petit corps qui semble dormir si ce n'est qu'il a été éventré à coups de couteau et qu'elle ne jouera plus jamais avec ses poupées ; qu'il y avait encore le pot de Nutella, sa tartine et le verre de jus de fruit sur la table de la cuisine.

Et puis la grand-mère a été prévenue. Par qui, des voisins, des amis que sais-je ? Mais quand elle est arrivée, elle ne savait pas ce qui s'était passé. Les policiers l'ont prise en charge, l'ont informée. J'ai entendu un cri dans l'escalier, un cri indescriptible, un cri de désespoir, de souffrance, un cri qui ne cessera de résonner dans ma tête.

Tout le monde a fait son "travail", la police, moi, le médecin légiste. Et en ressortant de l'immeuble, j'étais vide, avec un sentiment de totale inutilité face à un drame qui n'a pu être évité. J'ai croisé le maire de la commune qui s'était rendu sur les lieux et qui m'a dit: « Alors? C'est un crime passionnel ? » Je n'ai pas répondu : qui y a-t-il de passionnel à égorger son épouse, à éventrer son enfant ?

Je suis retournée au tribunal, reprendre ma permanence, faire tous les actes, toutes les réquisitions utiles pour retrouver l'auteur. J'étais vide. A qui parler de ce que je venais de vivre ? À mes collègues surbookés, à mon mari ce soir en rentrant quand je retrouvrerais mes enfants? Non ; j'ai gardé tout cela pour moi. Pas de cellule psychologique pour les magistrats.

Mon seul recours au bout de plusieurs mois, j'ai changé de fonctions. Je suis juge d'instance dans un petit tribunal de province où j'ai parfois l'impression d'être le déversoir de la misère que l'on me demande de gérer: surendettement, tutelles, curatelles, loyers impayés, expulsions[2]...

Et puis d'un trait de plume, on a décidé de rayer mon tribunal de la carte judiciaire et je me suis retrouvée à nouveau devant ce même sentiment d'inutilité. Mais je me bats, comme je peux, avec les moyens que je n'ai pas. Je devrais faire face à la réforme des tutelles, sans les moyens en personnel pour le faire. Et si j'échoue, on recherchera ma responsabilité.

Pour autant, le 23 octobre qu'est ce que je ferai? Une motion dont tout le monde se fiche? J'annule les audiences? Non, car j'ai fixé plein de rendez vous de tutelles et si j'annule je ne ferai que porter torts à des gens qui eux pensent peut être que je peut encore leur être un peu utile.

Notes

[1] C'est-à-dire qu'après une semaine de permanence où il était appelé, 24h/24, sur son mobile par tous les commissariats et toutes les gendarmeries de son secteur pour être tenu informée des interpellations, placements en garde à vue et enquêtes en cours et leur donner des instructions, décider de l'engagement des poursuites et de la forme à donner à celles-ci, Perello a aussitôt embrayé, sans repos récupérateur, sur une audience qui a duré environ 11 heures, avec la matinée pour préparer les dossiers. Un employeur du privé qui ferait travailler un de ses salariés ainsi encourrait la prison.

[2] Locatives s'entend. NdEolas.

Ce que je retiens de la période agitée que vit la magistrature

Par un magistrat, ancien juge d'instance, ancien parquetier, ancien juge des libertés et de la détention, appelé aujourd'hui à d'autres fonctions judiciaires


Le suicide d'un mineur en prison c'est d'abord et avant tout un épouvantable drame. L'ordonnance du 2 février 1945[1] que ne nous dit-elle pas, en préambule que «La France n'est pas assez riche d'enfants pour que l'on ne se donne pas tous les moyens d'en faire des êtres sains. »

Si nous traitons dans nos prisons des mineurs de telle sorte qu'ils croient n'avoir pour seul recours que le suicide, quels adultes aurons-nous ?

Le suicide de près de 100 personnes, majeurs et mineurs, en prison depuis le début de l'année est d'abord et avant tout un épouvantable drame.

Si nos prisons sont des lieux d'inhumanité, comment peut-il en ressortir des être sains?

Nous pouvons nous interroger et nous indigner sur les épouvantables conditions d'incarcération en France, mais puisque les prisons sont pleines des gens que nous y envoyons, cela nous renvoie forcément à notre responsabilité de magistrat, pour la part qui nous incombe: la lourde tâche de juger. Avons-nous fait ce qu'il nous était possible de faire ? Avons-nous écouté ? Avons-nous compris ? Et surtout, surtout, avons-nous cédé à l'air du temps ? nous sommes nous laissé aller à choisir avec facilité la voie toute tracée du tout-répressif qui nous est désignée par l'opinion publique et maintenant ses représentants.

N'avons-nous pas oublié que la passion, la vengeance, l'automaticité sont incompatibles avec la justice ?

Avant, pendant les "émeutes de 2005", et depuis, poussés par le durcissement ambiant, et la dénonciation du supposé laxisme, la peur d'aller à contre-courant, n'avons-nous pas cédé à la tentation de faire des exemples, ce qui se fait toujours au détriment d'un individu particulier, privé de justice ?

Ce que je retiens de la période agitée que vit la magistrature ? Garde-toi de te laisser aller à vouloir plaire à quiconque, ferme tes oreilles à ce que te hurle ou sussure l'air du temps, ne te laisse pas impressionner par l'agitation, les rodomontades, les déclarations de principes, la "politique pénale", les pressions réelles ou supposées de l'entourage. Sois un digne et loyal magistrat, et pour cela reste fermement libre.

Notes

[1] Il s'agit du texte régissant l'enfance délinquante, règles de procédure et sanctions spécifiques. Contrairement à ce que sa date peut laisser entendre, et sur quoi joue abondamment l'actuel Garde des Sceaux, ce texte n'a pas 63 ans. Il a été souvent (très souvent ces derniers temps) réformé et il ne reste plus grand chose du texte originel, si ce n'est le principe de la priorité faite à l'éducatif sur le répressif, la méthode inverse ayant été expérimentée dans les décennies d'avant-guerre (et avec une toute autre brutalité), avec des résultats désastreux. Ces multiples réformes sans suivi ont des conséquences regrettables sur la clarté et la cohérence du texte. NdEolas.

For intérieur

Par Dadouche



23 Octobre 1998 :
Ca fait déjà deux jours, je ne réalise toujours pas. J'ai les écrits du concours. Oh p.... je le crois pas. J'ai encore rien révisé pour les oraux....

23 octobre 2008 :
Ca fait déjà dix ans, je commence à réaliser...


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L’angoisse du gardien des libertés au moment du penalty

Par Alex, juge de tribunal correctionnel


J’ai revêtu mon maillot noir à simarre[1] et suis revenu sur le terrain, pour la séance de tirs au but. Je mets mes gants, et me place dans mon but. La liste est arrêtée, il y aura quarante tireurs cet après-midi, la séance sera longue pour le gardien des libertés individuelles...

Face à moi s’avance un prévenu. Je l’ai déjà rencontré, ou pas. Je sais quelles sont ses manies, ses trucs, ou pas. J’ai quelques informations sur son passé, mais jamais je n’ai eu la chance de pouvoir disposer de toutes les vidéos de ses tirs au but. Pas les moyens, pas le temps: à chaque audience, ce sont 40 prévenus différents, 40 carrières de délinquants débutants ou chevronnés. Et puis, après tout, comment son passé de joueur pourrait-il me permettre de savoir à coup sûr comment il va tirer son penalty aujourd’hui?

Pourtant, je vais devoir prendre une décision immédiatement: partir à gauche ou à droite, à mi-hauteur ou à raz de terre. Incarcérer ou pas. Etre sévère ou modéré. Ne pas choisir c’est être battu à coup sûr, et d’ailleurs cela m’est interdit, ce serait un déni de justice.

Peut-être vais je partir du bon côté et bloquer son tir. Ma décision se sera donc révélée, rétrospectivement, la bonne: laissé libre, il ne recommencera pas. Mis en prison, il ne s’y suicidera pas. Ou alors, ce sera le contre-pied parfait: j’ai choisi de partir à droite, et il a tiré à gauche. Je l’ai emprisonné, il s’est suicidé le lendemain à la maison d’arrêt ou y a tué un codétenu; je l’ai laissé libre, et il a braqué une supérette en sortant de l’audience. Pourtant, rien dans son comportement ne laissait envisager ce qui s'est passé. Alors, après le match, on commentera le tir dans la presse, au besoin le club réunira une commission d’enquête qui, bien calée dans un confortable fauteuil, regardera les bandes vidéos et me fera la morale sur le mode “mais voyons, vous n’avez pas vu son pied pivoter un dixième de seconde avant le tir, c’est pourtant évident, il vous a piégé, vous êtes donc mauvais, il faut vous sanctionner”. La présidente du club ira de son petit couplet fidèlement relayé par la presse. Certes, eux connaissent le résultat du match, mais moi, qu’avais-je au moment du tir à part mes gants et mon intuition?

Le meilleur gardien du monde n’a jamais arrêté tous les penaltys, et le meilleur juge du monde n’empêchera jamais la récidive d’un condamné ou le suicide en prison d’un autre.

Mes obligations de gardien des libertés sont les suivantes: m’entraîner toujours, me perfectionner et respecter les règles de la partie judiciaire. Si j’y manque, j’engage ma responsabilité. Mais on ne peut vouloir me sanctionner pour avoir plongé à droite, alors que le tireur a finement masqué son intention de tirer à gauche.

Pourtant, si je n’arrête aucun tir ce soir, quelle sera mon avenir? On me fera doucement rétrograder comme deuxième ou troisième gardien. Je ne jouerai plus les matchs les plus importants: fini la Ligue des champions, bienvenue en CFA2. Adieu l’anti-terrorisme, bonjour l’exécution des peines. Le FC Kourdekass ne s’intéressera pas à moi, le Sporting Club de Framboisy me gardera dans ses rangs jusqu’à la retraite.

Mais ça, c’est transparent pour le public, qui préférerait me voir pendu à ma barre transversale avec les filets afin de payer pour la faute qu’on m’impute (mais quelle faute?).

Jusqu’ici, pour comprendre la difficulté du métier de gardien des libertés, nous avions des présidents de club certes inégaux, mais dont l’autorité reposait sur l’expérience, le sens politique et la connaissance de l’acte de juger. Aujourd’hui, il y a à la tête du club une supportrice braillarde, toujours prête à dénigrer les joueurs du moment que cela lui permet de passer à la télé.

Alors aujourd’hui, ça suffit. Si ma présidente de club est si douée (que mille coupes d’Europe soient portées à ses lèvres), qu’elle descende sur le terrain et prenne ma place.

De même, s’il y a parmi les téléspectateurs de TF1 ou les commentateurs du Figaro.fr quelqu’un qui est capable de prédire l’avenir de chaque délinquant, je lui offre mon salaire, mes gants et mon maillot à simarre. Sinon, je n’exige qu’un peu de respect.

Notes

[1] Revers de soie ou de satin qui descend de chaque côté de la robe, de l'épaule au bas de la robe, qui distingue la robe de magistrat de la robe d'avocat, qui n'a pas de simarre.

Instances

Par Réflexive, ancienne juge d'instance[1]


Il est 9 heures, un matin de printemps frisquet, en région parisienne. C'est l'heure des rendez vous dits "de tutelle". Une dame est convoquée, elle est venue en véhicule médicalisé, et les deux accompagnants tournent autour du véhicule, l'air inquiet. Une greffière, qui a assisté à la scène, sort du Tribunal d'Instance pour savoir quel est le problème.

La dame est en fauteuil roulant, très lourd, et le tribunal n'a aucun accès handicapé. Les aides médicaux ne peuvent la faire accéder ni à la salle d'audience (qui sert de bureau où se tiennent les entretiens, faute de mieux) et encore moins dans le bureau du magistrat, qui est situé au premier étage, en haut d'un escalier en bois raide et très glissant. Il faudrait que cette dame, très âgée, reparte d'où elle vient sans avoir été entendu par le juge, mais le dossier est urgent. Alors, en désespoir de cause, cette dame est entendue dehors, sur le parking du Tribunal, dans son fauteuil roulant, et elle répond aux questions du magistrat comme elle peut, ces questions criées (car cette dame est sourde) dans le vent de ce matin de printemps. Heureusement, il ne pleut pas.

Et le tribunal demande depuis des années que les six marches qui séparent les justiciables des locaux du palais de justice aient une rampe d'accès permettant aux fauteuils roulants, et aux poussettes, de pouvoir accéder dignement aux salles d'audience où la justice est rendue en leur nom. Mais le budget n'est pas prévu, ou du moins, la question n'est pas une priorité (il vaut mieux réformer la carte judiciaire). Et d'autres justiciables seront sans doute encore auditionnés par le juge dans des conditions très peu respectueuses de leur intimité.

Notes

[1] Les juges d'instance sont notamment —et ce notamment contient beaucoup de choses—en charge des tutelles. Note d'Eolas

Responsabilité à sens unique

Par un juge à l'ouest de la Vilaine[1]


Quand le chômage part à la hausse, est-ce que le ministre du travail démissionne ? Est-ce que les parlementaires qui ont adopté le énième plan de lutte contre le chômage quittent leurs fonctions en s'excusant ? Est-ce que les autorités publiques locales qui ont subventionné l'usine qui ferme sont appelées à rembourser sur leur porte monnaie l'argent de nos impôts ? Si un père de famille met fin à ses jours à cause de son licenciement, irons-nous demander des comptes à l'élu qui a dispensé l'argent public ?

Moi je suis juge. J'appartiens à l'autorité judiciaire. J'exerce, dans le cadre de ce que la Constitution et la Loi prévoient, un pouvoir régalien, au nom du peuple français. Comme n'importe lequel des ministres, des parlementaires ou élus locaux, j'ai choisi de me consacrer au service de mes concitoyens - je ne suis pas payé à l'acte. Sauf si je sors du cadre légal, mon jugement engage l'État, la France.

Les jugements évitent les coups de fusil. Il faut aussi le rappeler. Responsable, je le suis. Comme toute autorité publique. Responsable de mes jugements. Je ne suis pas le législateur qui décide des lois mais se refuse à se donner les moyens de leur application. La récidive conduit en prison, soit. Mais si les prisons sont telles que les conditions de détention poussent au suicide des plus faibles, qui doit payer ?

Qui doit payer pour des ambitions du XXIeme siècle claironnées tous les jours, avec des moyens dignes du XIXeme ?

Qui doit payer si la France est confirmée à sa 35eme place pour sa justice en Europe ?

Qui doit payer pour un budget qui vaut 38 euros par an et par citoyen ?

Qui doit payer pour cette justice lowcost ?

La journée du 23 octobre ne servira à rien sur le coup, mais je pense qu'elle marque une prise de conscience du corps judiciaire et un début.

Notes

[1] La rivière, pas le Garde des Sceaux. Note d'Eolas.

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