Par Exkadis, ancien parquetier devenu juge dans un tribunal de grande instance
C’est avec un peu de gêne que je me permets aujourd’hui de répondre à l’invitation de Me Eolas. Mais ayant découvert récemment que mes concitoyens, sur ce blog, faisaient preuve d’une volonté de savoir quel était notre quotidien plus que de nous condamner d’avance, j’ai décidé de me lancer, en espérant ne pas trop rebuter.
Je me présente : Petit Pois n°6792, DEA de droit pénal, issu du 1er concours de l’ENM (celui des étudiants), trois ans de Parquet, deux ans et des poussières de siège civil. Un salaire actuel d’à peu près 3100 euros.
Une seule motivation en intégrant cette profession : utiliser les compétences acquises en fac de droit dans le cadre d’un service public, afin d’essayer de faire en sorte, à mon tout petit niveau, que les situations humaines que j’aurais à traiter aillent moins mal, à défaut d’aller mieux.
Une première orientation vers le Parquet donc, et trois ans d’exercice passionné des fonctions de substitut dans un TGI de taille moyenne :
- Le suivi des enquêtes, notamment dans le cadre de la permanence
téléphonique ; soit une semaine par mois d’astreinte 24 heures / 24, WE
compris (sans récupération mais avec indemnités) avec compte-rendu de
toutes les enquêtes élucidées du ressort. Rarement moins de 40 appels par
jour, généralement plutôt le double ;
- 7 à 8000 procédures par an à traiter par courrier ;
- 5 à 10 audiences correctionnelles et de police par mois ;
- 2 sessions d’Assises par an ;
- des horaires de travail quotidiens de type 8 h 30 – 19 h 30 ;
- une foultitude de rapports à rédiger à destination du Parquet Général,
sur l’ensemble des faits pouvant faire l’objet d’un entrefilet dans les
journaux locaux ou, pire, sur France 3 (ce critère de potentialité
médiatique étant malheureusement devenu absolu) ;
- un grand nombre de réunions à « co-animer » avec le Préfet, les
administrations diverses, les partenaires associatifs.
Et puis un jour, j’en ai eu assez.
Assez de passer mon temps à rédiger toujours plus de rapports au PG[1], faire des statistiques de rendement plutôt que d’aller à l’audience ou de traiter mon courrier pénal.
Assez aussi, je l’avoue, de donner à ma compagne (salariée du privé qui ne m’envie pas le moins du monde mon métier) l’impression qu’elle n’avait plus ou presque de conjoint.
Je suis donc passé au siège, où mon quotidien peut se décrire comme suit
:
- quatre audiences civiles, soit une quarantaine de jugements à rédiger
chaque mois ;
- une audience correctionnelle à présider ;
- quelques audiences de JLD[2] ;
- quelques audiences (tutelles, saisie des rémunérations, tribunal
paritaire des baux ruraux) plus occasionnelles au tribunal d’instance, dont
un poste de juge est vacant ;
- 50 à 55 heures de travail hebdomadaires.
En cinq ans, j’ai vu le pire comme le meilleur.
J’ai assisté à des délibérés correctionnels qui n’en étaient quasiment pas, le président imposant sa vision des faits à un collègue trop timide pour exprimer une opinion divergente.
J’ai vu un président de Cour d’assises commencer son délibéré par un péremptoire « Sur la culpabilité de l’accusé, je suppose que personne n’a de doute, nous allons donc passer à la détermination de la peine » avant qu’un assesseur n’exige fermement un vote à bulletins secrets[3].
J’ai vu des présidents de Tribunal correctionnel faire preuve de sévérité excessive (y compris envers les victimes), de façon quasi-irrationnelle. J’ai ainsi pu assister, dans un très gros tribunal, à un délibéré à l’issue duquel le prévenu a écopé de 18 mois d’emprisonnement sur des preuves plus que douteuses, et sans sursis, la vice-présidente également juge de l’application des peines ayant refusé « qu’un cas comme celui-là soit mis à l’épreuve », vu qu’elle en avait « plein ses tiroirs ».
J’ai vu un collègue substitut mettre plus bas que terre un enquêteur qui avait osé lui laisser un compte-rendu d’enquête sur sa messagerie vocale entre midi et 14 heures, l’enquêteur étant supposé savoir que le substitut n’admettait pas d’appels pendant sa pause-repas.
J’ai vu un JAF[4] finir à 20 heures ses audiences en expliquant aux futurs divorcés mécontents d’avoir été convoqués à 8 h 30 que si ça ne leur plaisait pas, ils n’avaient qu’à aller divorcer ailleurs. J’ai vu ce même collègue mettre sans sourciller ses affaires en délibéré à six mois.
J’ai vu des magistrats se montrer inutilement cassants, blessants, voire humiliants envers des prévenus comme envers des parents de mineurs délinquants.
Affligeant, je le sais.
Mais j’ai surtout rencontré des présidents d’audience qui se débrouillaient pour connaître parfaitement leurs 40 dossiers à chaque audience, des juges d’instruction convoquer des parties civiles pour leur expliquer calmement qu’un non-lieu allait être rendu et pourquoi, des juges des enfants rentrant chez eux à 20 heures avec en perspective deux heures de travail préparatoire pour leurs audiences du lendemain, des juges d’instance capables d’expliquer aux parties, directement au cours de l’audience, pourquoi leur procès risquait de ne pas aboutir.
Des juges et des parquetiers respectueux de la présomption d’innocence, qui ne se limitaient pas à essayer d’obtenir à tout prix des aveux, mais recherchaient toutes les preuves possibles en vue de présenter aux juridictions des dossiers complets, ou de prendre une décision de non-lieu en pleine connaissance de cause.
J’ai vu des juges de l’application des peines prendre (et gagner) des paris risqués en termes de libération conditionnelle.
J’ai vu des magistrats et des greffiers passer leurs appels professionnels depuis leurs portables, acheter leur propre matériel (ciseaux, stylos, ramettes de papier, agrafeuses …) après s’être vu signifier qu’on avait « épuisé les crédits pour l’année en cours ».
J’ai vu des policiers et des gendarmes payer de leur poche les cigarettes et les repas de leurs gardés à vue, après avoir estimé que lesdits repas étaient moins convenables que leurs sandwiches.
En cinq ans, j’ai probablement commis le pire et le meilleur.
J’ai commis moi-même mes « erreurs judiciaires » : poursuites mal exercées, jugements réformés en appel. Normal. J’ai essayé, et j’essaye encore de ne pas les réitérer.
J’ai toujours essayé, néanmoins, de ne pas encourir les principaux reproches qu’on peut aujourd’hui, sur le blog de Me Eolas ou ailleurs, diriger à l’encontre des magistrats, que l’on accuse d’être hautains, déconnectés de leurs concitoyens, trop sûrs d’eux, trop politisés ou trop revendicatifs.
- Hautains : c’est malheureusement une attitude trop répandue, mais pas
universelle. En ce qui me concerne, je n’ai jamais refusé de serrer la main
qu’un justiciable, prévenu, tutélaire ou autre, me tendait, et je continue
de tendre la mienne à ceux qui n’osent pas me proposer la leur avant de
quitter mes audiences de cabinet. Je les appelle Monsieur ou Madame.
J’essaye de m’assurer qu’ils ne se sentent pas gênés d’avancer un
argument par timidité ou gêne. Je ne leur parle pas comme à des imbéciles,
ni comme à des juristes de haute volée capables de débattre de finesses
juridiques. Et je ne me prévaux pas de ma qualité de président d’audience
correctionnelle pour rabaisser les prévenus.
Il est cependant évident que la magistrature compte autant d’individus
caractériels et mal éduqués que le reste de la population. J’ai eu à
subir des maîtres de stage puis, plus tard, des collègues parfaitement
odieux. Mais j’ai connu des avocats, des médecins, des professeurs et des
commerçants qui l’étaient tout autant. Et même des justiciables.
- Déconnectés des réalités de leurs concitoyens : non, cent fois non. Rien ne nous met à l’abri des réalités sociales : ni nos origines (nous ne sommes pas tous nés avec une cuillère en or dans la bouche), ni notre expérience personnelle (je ne suis pas le seul à avoir travaillé pour financer partiellement mes études). Quand il s’agit par exemple de procéder à une saisie sur un salaire grevé de charges et de l’expliquer en face à la personne concernée, d’annoncer à une mère légitimement bouleversée qu’on va placer son enfant, ou de placer sous contrôle judiciaire un père de famille en lui interdisant d’exercer l’activité professionnelle à l’occasion de laquelle il a commis des infractions, je vous assure que l’on se sent très « connecté », au contraire.
- Trop sûrs d’eux : ah, le fameux « vous avouez tout de suite ou vous me faites perdre mon temps ? » … Mais là encore, si une partie de la magistrature (comme de l’humanité) ne remet jamais ses convictions en question, j’ai toujours constaté que la majorité d’entre nous rendait ses décisions « les mains tremblantes », selon la formule consacrée. Parce que le risque d’erreur existe pour tout le monde. Et que nous nous devons de réduire ce risque au maximum, sans jamais être certains d’y parvenir.
- Politisés - revendicatifs : c’est sans doute vrai pour nos
représentants syndicaux (qui au demeurant ne s’en cachent pas), ça l’est
beaucoup moins pour le reste des magistrats. Je ne vois pas comment je
pourrais exprimer une opinion politique personnelle dans le cadre des litiges
civils qui me sont soumis (je suis justement en train de rédiger un jugement
en droit de la construction parfaitement hermétique au clivage droite-gauche)
comme en audience correctionnelle (il est bien évident que l’on ne condamne
ni ne relaxe quelqu’un parce qu’on était ou pas d’accord avec la
majorité parlementaire qui a voté la loi que l’on applique).
Notre devoir de réserve nous interdit de critiquer les actes du législatif
et de l’exécutif. C’est probablement pourquoi la plupart des
interventions collectives de magistrats, lors de l’adoption d’une réforme
ou d’une autre, m’ont souvent paru « gênées aux entournures ».
Mais ce n’est pas pour autant que nous devons nous taire lorsqu’un
gouvernement affiche simultanément une politique pénale répressive
(tolérance zéro, pas d’impunité pour les mineurs, peines-planchers) et
une volonté de permettre aux JAP d’aménager toute peine de prison
inférieure ou égale à deux ans. En pareil cas, il est de notre devoir
d’informer nos concitoyens qu’on essaye de leur faire prendre des vessies
pour des lanternes … sans nous dispenser d’appliquer la loi, puisque
c’est notre devoir.
Je me rends compte que j’ai été bien trop long, et que je n’ai pas le talent de Lulu ou de Dadouche.
Mais j’avais envie d’expliquer ce que je souhaiterais ne plus voir, et ce que j’essayerai toujours de faire.
Merci aux éventuels courageux qui m’auront lu !
Notes
[1] Procureur Général, à la tête du Parquet de la cour d'appel et supérieur hiérarchique de tous les procureurs de la République des tribunaux de grande instance de son ressort. Par exemple, le procureur général de Paris est le supérieur des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux, Fontainebleau, Melun, Évry, Auxerre et Sens.
[2] Juge des Libertés et de la Détention.
[3] Qui est obligatoire selon la loi, quand bien même tous les jurés expriment verbalement leur conviction sur la culpabilité lors des débats en délibéré.
[4] Juge aux Affaires Familiales, qui traite entre autres les dossiers de divorce et d'autorité parentale : droits de visite, pension alimentaire…