Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Magistrats en colère

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jeudi 23 octobre 2008

Du Parquet au Siège : la trajectoire d’un petit pois

Par Exkadis, ancien parquetier devenu juge dans un tribunal de grande instance


C’est avec un peu de gêne que je me permets aujourd’hui de répondre à l’invitation de Me Eolas. Mais ayant découvert récemment que mes concitoyens, sur ce blog, faisaient preuve d’une volonté de savoir quel était notre quotidien plus que de nous condamner d’avance, j’ai décidé de me lancer, en espérant ne pas trop rebuter.

Je me présente : Petit Pois n°6792, DEA de droit pénal, issu du 1er concours de l’ENM (celui des étudiants), trois ans de Parquet, deux ans et des poussières de siège civil. Un salaire actuel d’à peu près 3100 euros.

Une seule motivation en intégrant cette profession : utiliser les compétences acquises en fac de droit dans le cadre d’un service public, afin d’essayer de faire en sorte, à mon tout petit niveau, que les situations humaines que j’aurais à traiter aillent moins mal, à défaut d’aller mieux.

Une première orientation vers le Parquet donc, et trois ans d’exercice passionné des fonctions de substitut dans un TGI de taille moyenne :

- Le suivi des enquêtes, notamment dans le cadre de la permanence téléphonique ; soit une semaine par mois d’astreinte 24 heures / 24, WE compris (sans récupération mais avec indemnités) avec compte-rendu de toutes les enquêtes élucidées du ressort. Rarement moins de 40 appels par jour, généralement plutôt le double ;
- 7 à 8000 procédures par an à traiter par courrier ;
- 5 à 10 audiences correctionnelles et de police par mois ;
- 2 sessions d’Assises par an ;
- des horaires de travail quotidiens de type 8 h 30 – 19 h 30 ;
- une foultitude de rapports à rédiger à destination du Parquet Général, sur l’ensemble des faits pouvant faire l’objet d’un entrefilet dans les journaux locaux ou, pire, sur France 3 (ce critère de potentialité médiatique étant malheureusement devenu absolu) ;
- un grand nombre de réunions à « co-animer » avec le Préfet, les administrations diverses, les partenaires associatifs.

Et puis un jour, j’en ai eu assez.

Assez de passer mon temps à rédiger toujours plus de rapports au PG[1], faire des statistiques de rendement plutôt que d’aller à l’audience ou de traiter mon courrier pénal.

Assez aussi, je l’avoue, de donner à ma compagne (salariée du privé qui ne m’envie pas le moins du monde mon métier) l’impression qu’elle n’avait plus ou presque de conjoint.

Je suis donc passé au siège, où mon quotidien peut se décrire comme suit :
- quatre audiences civiles, soit une quarantaine de jugements à rédiger chaque mois ;
- une audience correctionnelle à présider ;
- quelques audiences de JLD[2] ;
- quelques audiences (tutelles, saisie des rémunérations, tribunal paritaire des baux ruraux) plus occasionnelles au tribunal d’instance, dont un poste de juge est vacant ;
- 50 à 55 heures de travail hebdomadaires.

En cinq ans, j’ai vu le pire comme le meilleur.

J’ai assisté à des délibérés correctionnels qui n’en étaient quasiment pas, le président imposant sa vision des faits à un collègue trop timide pour exprimer une opinion divergente.

J’ai vu un président de Cour d’assises commencer son délibéré par un péremptoire « Sur la culpabilité de l’accusé, je suppose que personne n’a de doute, nous allons donc passer à la détermination de la peine » avant qu’un assesseur n’exige fermement un vote à bulletins secrets[3].

J’ai vu des présidents de Tribunal correctionnel faire preuve de sévérité excessive (y compris envers les victimes), de façon quasi-irrationnelle. J’ai ainsi pu assister, dans un très gros tribunal, à un délibéré à l’issue duquel le prévenu a écopé de 18 mois d’emprisonnement sur des preuves plus que douteuses, et sans sursis, la vice-présidente également juge de l’application des peines ayant refusé « qu’un cas comme celui-là soit mis à l’épreuve », vu qu’elle en avait « plein ses tiroirs ».

J’ai vu un collègue substitut mettre plus bas que terre un enquêteur qui avait osé lui laisser un compte-rendu d’enquête sur sa messagerie vocale entre midi et 14 heures, l’enquêteur étant supposé savoir que le substitut n’admettait pas d’appels pendant sa pause-repas.

J’ai vu un JAF[4] finir à 20 heures ses audiences en expliquant aux futurs divorcés mécontents d’avoir été convoqués à 8 h 30 que si ça ne leur plaisait pas, ils n’avaient qu’à aller divorcer ailleurs. J’ai vu ce même collègue mettre sans sourciller ses affaires en délibéré à six mois.

J’ai vu des magistrats se montrer inutilement cassants, blessants, voire humiliants envers des prévenus comme envers des parents de mineurs délinquants.

Affligeant, je le sais.

Mais j’ai surtout rencontré des présidents d’audience qui se débrouillaient pour connaître parfaitement leurs 40 dossiers à chaque audience, des juges d’instruction convoquer des parties civiles pour leur expliquer calmement qu’un non-lieu allait être rendu et pourquoi, des juges des enfants rentrant chez eux à 20 heures avec en perspective deux heures de travail préparatoire pour leurs audiences du lendemain, des juges d’instance capables d’expliquer aux parties, directement au cours de l’audience, pourquoi leur procès risquait de ne pas aboutir.

Des juges et des parquetiers respectueux de la présomption d’innocence, qui ne se limitaient pas à essayer d’obtenir à tout prix des aveux, mais recherchaient toutes les preuves possibles en vue de présenter aux juridictions des dossiers complets, ou de prendre une décision de non-lieu en pleine connaissance de cause.

J’ai vu des juges de l’application des peines prendre (et gagner) des paris risqués en termes de libération conditionnelle.

J’ai vu des magistrats et des greffiers passer leurs appels professionnels depuis leurs portables, acheter leur propre matériel (ciseaux, stylos, ramettes de papier, agrafeuses …) après s’être vu signifier qu’on avait « épuisé les crédits pour l’année en cours ».

J’ai vu des policiers et des gendarmes payer de leur poche les cigarettes et les repas de leurs gardés à vue, après avoir estimé que lesdits repas étaient moins convenables que leurs sandwiches.

En cinq ans, j’ai probablement commis le pire et le meilleur.

J’ai commis moi-même mes « erreurs judiciaires » : poursuites mal exercées, jugements réformés en appel. Normal. J’ai essayé, et j’essaye encore de ne pas les réitérer.

J’ai toujours essayé, néanmoins, de ne pas encourir les principaux reproches qu’on peut aujourd’hui, sur le blog de Me Eolas ou ailleurs, diriger à l’encontre des magistrats, que l’on accuse d’être hautains, déconnectés de leurs concitoyens, trop sûrs d’eux, trop politisés ou trop revendicatifs.

- Hautains : c’est malheureusement une attitude trop répandue, mais pas universelle. En ce qui me concerne, je n’ai jamais refusé de serrer la main qu’un justiciable, prévenu, tutélaire ou autre, me tendait, et je continue de tendre la mienne à ceux qui n’osent pas me proposer la leur avant de quitter mes audiences de cabinet. Je les appelle Monsieur ou Madame. J’essaye de m’assurer qu’ils ne se sentent pas gênés d’avancer un argument par timidité ou gêne. Je ne leur parle pas comme à des imbéciles, ni comme à des juristes de haute volée capables de débattre de finesses juridiques. Et je ne me prévaux pas de ma qualité de président d’audience correctionnelle pour rabaisser les prévenus.
Il est cependant évident que la magistrature compte autant d’individus caractériels et mal éduqués que le reste de la population. J’ai eu à subir des maîtres de stage puis, plus tard, des collègues parfaitement odieux. Mais j’ai connu des avocats, des médecins, des professeurs et des commerçants qui l’étaient tout autant. Et même des justiciables.

- Déconnectés des réalités de leurs concitoyens : non, cent fois non. Rien ne nous met à l’abri des réalités sociales : ni nos origines (nous ne sommes pas tous nés avec une cuillère en or dans la bouche), ni notre expérience personnelle (je ne suis pas le seul à avoir travaillé pour financer partiellement mes études). Quand il s’agit par exemple de procéder à une saisie sur un salaire grevé de charges et de l’expliquer en face à la personne concernée, d’annoncer à une mère légitimement bouleversée qu’on va placer son enfant, ou de placer sous contrôle judiciaire un père de famille en lui interdisant d’exercer l’activité professionnelle à l’occasion de laquelle il a commis des infractions, je vous assure que l’on se sent très « connecté », au contraire.

- Trop sûrs d’eux : ah, le fameux « vous avouez tout de suite ou vous me faites perdre mon temps ? » … Mais là encore, si une partie de la magistrature (comme de l’humanité) ne remet jamais ses convictions en question, j’ai toujours constaté que la majorité d’entre nous rendait ses décisions « les mains tremblantes », selon la formule consacrée. Parce que le risque d’erreur existe pour tout le monde. Et que nous nous devons de réduire ce risque au maximum, sans jamais être certains d’y parvenir.

- Politisés - revendicatifs : c’est sans doute vrai pour nos représentants syndicaux (qui au demeurant ne s’en cachent pas), ça l’est beaucoup moins pour le reste des magistrats. Je ne vois pas comment je pourrais exprimer une opinion politique personnelle dans le cadre des litiges civils qui me sont soumis (je suis justement en train de rédiger un jugement en droit de la construction parfaitement hermétique au clivage droite-gauche) comme en audience correctionnelle (il est bien évident que l’on ne condamne ni ne relaxe quelqu’un parce qu’on était ou pas d’accord avec la majorité parlementaire qui a voté la loi que l’on applique).
Notre devoir de réserve nous interdit de critiquer les actes du législatif et de l’exécutif. C’est probablement pourquoi la plupart des interventions collectives de magistrats, lors de l’adoption d’une réforme ou d’une autre, m’ont souvent paru « gênées aux entournures ». Mais ce n’est pas pour autant que nous devons nous taire lorsqu’un gouvernement affiche simultanément une politique pénale répressive (tolérance zéro, pas d’impunité pour les mineurs, peines-planchers) et une volonté de permettre aux JAP d’aménager toute peine de prison inférieure ou égale à deux ans. En pareil cas, il est de notre devoir d’informer nos concitoyens qu’on essaye de leur faire prendre des vessies pour des lanternes … sans nous dispenser d’appliquer la loi, puisque c’est notre devoir.

Je me rends compte que j’ai été bien trop long, et que je n’ai pas le talent de Lulu ou de Dadouche.

Mais j’avais envie d’expliquer ce que je souhaiterais ne plus voir, et ce que j’essayerai toujours de faire.

Merci aux éventuels courageux qui m’auront lu !

Notes

[1] Procureur Général, à la tête du Parquet de la cour d'appel et supérieur hiérarchique de tous les procureurs de la République des tribunaux de grande instance de son ressort. Par exemple, le procureur général de Paris est le supérieur des procureurs de la République de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux, Fontainebleau, Melun, Évry, Auxerre et Sens.

[2] Juge des Libertés et de la Détention.

[3] Qui est obligatoire selon la loi, quand bien même tous les jurés expriment verbalement leur conviction sur la culpabilité lors des débats en délibéré.

[4] Juge aux Affaires Familiales, qui traite entre autres les dossiers de divorce et d'autorité parentale : droits de visite, pension alimentaire…

Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier…

Par Steppos, Adjoint administratif des Services Judiciaires (Il décrit en détail sa profession).''


Je suis adjoint administratif faisant fonction de greffier affecté auprès d'une des plus importantes juridiction de première instance de l'Hexagone, sinon peut être LA plus importante. Je suis en poste au sein des services judiciaires depuis un peu plus de quatre ans et demi seulement. Je n'ai connu que deux juridictions et cinq services différents, devant souvent jongler partiellement entre deux. Bref, je n'ai qu'une brève carrière et une expérience donc limitée. J'aimerais pourtant faire valoir ici mon sentiment sur cette justice qui est la notre !

Tout d'abord, et ce même si cela pourra paraître infiniment hors sujet, j'aimerais indiquer quelques mots sur le corps des adjoints des services judiciaires, ces petites mains selon moi trop méconnues de la plupart mais ayant pourtant son importance : puisque, comme dans toute organisation hiérarchiques pyramidale, c'est lorsqu'on se décide à se tourner vers la base, que l'on rencontre le plus d'individus...

Ils font partie des agents de la Fonction Publique d'Etat de catégorie C, auxquels, selon les statuts de la Fonction Publique, sont en principe dévolus des tâches dîtes d'exécution. (D'où, cette remarque cinglante que beaucoup – toutes administrations confondues – ont déjà dû entendre dans la bouche d'un chef de service : « vous n'êtes pas payé pour réfléchir ! »...) Au sein de ce corps des adjoints sont distingués les adjoints administratifs des adjoints techniques (anciennement agents techniques). À ces derniers sont par principe données des tâches manuelles, techniques ou de manutention. De ce fait, ils seront affectés généralement (mais la réalité peut en être tout autre !) notamment – et ce sous l'égide d'un greffier voire d'un greffier en chef – à un service des pièces à convictions, d'archivage, de reprographie, de traitement du courrier, de gestion des fournitures ou de réparation et d'entretien (bien que dans ce cas, cette tâche soit de plus en plus confiée à des sociétés extérieures) Quant aux adjoints administratifs, on peut à nouveau opérer une distinction : d'une part ceux exerçant des fonctions purement administratives, notamment auprès des services administratifs, budgétaires, de gestion du personnel ... des juridictions ou auprès des Services Administratifs Régionaux rattachés auprès de chaque Cour d'Appel (étant soulignés que depuis peu un corps de secrétaire administratif – catégorie B- a été créé au lieu et place des greffiers pour exercer ces fonctions administratives) ; d'autre part ceux exerçant des fonctions plus « juridictionnelles » au sein des Bureaux d'ordre civils ou pénaux, des services d'audiencement correctionnel, de services d'application ou d'exécution des peines et plus généralement des greffes. Et ce sont ces derniers que l'on pourrait qualifier – reprenant les mots de Me Eolas – de « secrétaires de justice ». Le plus souvent les adjoints administratifs affectés à un greffe sont « faisant fonction de greffier ».

Et c'est là que le bât blesse...

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23-X-08

Par Équinorêve, magistrat


Je fais de cette larme qui tombait sur mon frigidaire un soir de mai 1981, apprenant que mon interdit (la peine de mort) à ma candidature à la magistrature allait être levée grâce au combat d'un grand valeureux de votre espèce (je parle des oiseaux noirs qui hantent les couloirs des palais de justice), je fais donc de cette larme un diamant.

Que celui-ci cisèle les images glacées de celle qui garde notre sceau et montre ce qui se cache derrière ce paravent étincelant, à savoir la déliquescence de notre droit qui, de paysage à trois dimensions que j'aimais (oui, le droit peut être aimable) au sommet duquel se trouvait la déclaration des droits de l'homme de 1789 est devenu une soupe insipide, telle les terres ravalées des glaciers prématurément fondus.

Heureusement que nous magistrats tentons de rendre au plus humbles (les autres préfèrent l'arbitrage et les petits arrangements avec les heureux effets politiques et financiers qui se déploient en volutes gracieuses) une justice digne et discrète tâchant de faire de nos décisions un moyen de rendre à chacun son dû, ou de donner du sens à une transgression dans une trajectoire de vie de nos frères et sœurs si humains.

Yalla !

Inutile

Par Perello, magistrate (Cœurs sensibles, attention).


Merci d'ouvrir votre blog, à nous les magistrats qui sommes tellement fustigés par ... la liste est longue, mais pour faire bref, l'opinion publique, la presse, et bien sur notre garde des Sceaux.

Pourtant que savent-ils de notre quotidien et de la manière dont nous essayons de rendre la justice ?

J'ai exercé au Parquet pendant 10 ans, j'ai poursuivi moult voleurs, violeurs, assassins... J'ai rencontré des centaines de victimes. J'ai fait des permanences 24h/24, une semaine de rang, week end compris, sans un jour de récupération, mais au contraire reprendre le lendemain où je restituais ma permanence avec une audience correctionnelle qui finissait à 22 ou 23 heures[1].

Des permanences avec la peur au ventre, celle de faire une erreur d'analyse de la situation, celle faire une erreur de procédure, celle de se planter au cours du défèrement qui pourra envoyer quelqu'un en détention et surtout celle d'être confrontée à des faits que j'aurais du mal à supporter.

Et puis c'est arrivé.

Dans la presse, c'est en général à la rubrique « Faits divers: drame de la séparation. Un père de famille âgé de… ans n'a pas supporté la séparation d'avec sa compagne et a tué celle-ci et leur petite fille de 5 ans ».

Pour le magistrat, ça commence par un coup de fil des services de police, le départ sur les chapeaux de roue sur les lieux du crime, non sans avoir repassé la permanence à un collègue de bureau pour gérer le reste, l'arrivée dans un immeuble avec une foule en bas, des policiers déjà présents, un médecin légiste que vous avez requis.

Et là c'est l'horreur.

D'abord l'odeur dans l'appartement car les faits remontent à plusieurs jours. Cette odeur âcre et douceâtre de la mort, celle qui vous prend à la gorge et vous donne la nausée. Dans la première pièce, il y a une jeune femme étendue dans une marre de sang, elle a été égorgée. Elle a 25 ans. Et dans la chambre du fond reposant sur son lit de petite fille, dans sa chambre de petite fille, au milieu de ses poupées et de ses nounours, un petit corps qui semble dormir si ce n'est qu'il a été éventré à coups de couteau et qu'elle ne jouera plus jamais avec ses poupées ; qu'il y avait encore le pot de Nutella, sa tartine et le verre de jus de fruit sur la table de la cuisine.

Et puis la grand-mère a été prévenue. Par qui, des voisins, des amis que sais-je ? Mais quand elle est arrivée, elle ne savait pas ce qui s'était passé. Les policiers l'ont prise en charge, l'ont informée. J'ai entendu un cri dans l'escalier, un cri indescriptible, un cri de désespoir, de souffrance, un cri qui ne cessera de résonner dans ma tête.

Tout le monde a fait son "travail", la police, moi, le médecin légiste. Et en ressortant de l'immeuble, j'étais vide, avec un sentiment de totale inutilité face à un drame qui n'a pu être évité. J'ai croisé le maire de la commune qui s'était rendu sur les lieux et qui m'a dit: « Alors? C'est un crime passionnel ? » Je n'ai pas répondu : qui y a-t-il de passionnel à égorger son épouse, à éventrer son enfant ?

Je suis retournée au tribunal, reprendre ma permanence, faire tous les actes, toutes les réquisitions utiles pour retrouver l'auteur. J'étais vide. A qui parler de ce que je venais de vivre ? À mes collègues surbookés, à mon mari ce soir en rentrant quand je retrouvrerais mes enfants? Non ; j'ai gardé tout cela pour moi. Pas de cellule psychologique pour les magistrats.

Mon seul recours au bout de plusieurs mois, j'ai changé de fonctions. Je suis juge d'instance dans un petit tribunal de province où j'ai parfois l'impression d'être le déversoir de la misère que l'on me demande de gérer: surendettement, tutelles, curatelles, loyers impayés, expulsions[2]...

Et puis d'un trait de plume, on a décidé de rayer mon tribunal de la carte judiciaire et je me suis retrouvée à nouveau devant ce même sentiment d'inutilité. Mais je me bats, comme je peux, avec les moyens que je n'ai pas. Je devrais faire face à la réforme des tutelles, sans les moyens en personnel pour le faire. Et si j'échoue, on recherchera ma responsabilité.

Pour autant, le 23 octobre qu'est ce que je ferai? Une motion dont tout le monde se fiche? J'annule les audiences? Non, car j'ai fixé plein de rendez vous de tutelles et si j'annule je ne ferai que porter torts à des gens qui eux pensent peut être que je peut encore leur être un peu utile.

Notes

[1] C'est-à-dire qu'après une semaine de permanence où il était appelé, 24h/24, sur son mobile par tous les commissariats et toutes les gendarmeries de son secteur pour être tenu informée des interpellations, placements en garde à vue et enquêtes en cours et leur donner des instructions, décider de l'engagement des poursuites et de la forme à donner à celles-ci, Perello a aussitôt embrayé, sans repos récupérateur, sur une audience qui a duré environ 11 heures, avec la matinée pour préparer les dossiers. Un employeur du privé qui ferait travailler un de ses salariés ainsi encourrait la prison.

[2] Locatives s'entend. NdEolas.

Ce que je retiens de la période agitée que vit la magistrature

Par un magistrat, ancien juge d'instance, ancien parquetier, ancien juge des libertés et de la détention, appelé aujourd'hui à d'autres fonctions judiciaires


Le suicide d'un mineur en prison c'est d'abord et avant tout un épouvantable drame. L'ordonnance du 2 février 1945[1] que ne nous dit-elle pas, en préambule que «La France n'est pas assez riche d'enfants pour que l'on ne se donne pas tous les moyens d'en faire des êtres sains. »

Si nous traitons dans nos prisons des mineurs de telle sorte qu'ils croient n'avoir pour seul recours que le suicide, quels adultes aurons-nous ?

Le suicide de près de 100 personnes, majeurs et mineurs, en prison depuis le début de l'année est d'abord et avant tout un épouvantable drame.

Si nos prisons sont des lieux d'inhumanité, comment peut-il en ressortir des être sains?

Nous pouvons nous interroger et nous indigner sur les épouvantables conditions d'incarcération en France, mais puisque les prisons sont pleines des gens que nous y envoyons, cela nous renvoie forcément à notre responsabilité de magistrat, pour la part qui nous incombe: la lourde tâche de juger. Avons-nous fait ce qu'il nous était possible de faire ? Avons-nous écouté ? Avons-nous compris ? Et surtout, surtout, avons-nous cédé à l'air du temps ? nous sommes nous laissé aller à choisir avec facilité la voie toute tracée du tout-répressif qui nous est désignée par l'opinion publique et maintenant ses représentants.

N'avons-nous pas oublié que la passion, la vengeance, l'automaticité sont incompatibles avec la justice ?

Avant, pendant les "émeutes de 2005", et depuis, poussés par le durcissement ambiant, et la dénonciation du supposé laxisme, la peur d'aller à contre-courant, n'avons-nous pas cédé à la tentation de faire des exemples, ce qui se fait toujours au détriment d'un individu particulier, privé de justice ?

Ce que je retiens de la période agitée que vit la magistrature ? Garde-toi de te laisser aller à vouloir plaire à quiconque, ferme tes oreilles à ce que te hurle ou sussure l'air du temps, ne te laisse pas impressionner par l'agitation, les rodomontades, les déclarations de principes, la "politique pénale", les pressions réelles ou supposées de l'entourage. Sois un digne et loyal magistrat, et pour cela reste fermement libre.

Notes

[1] Il s'agit du texte régissant l'enfance délinquante, règles de procédure et sanctions spécifiques. Contrairement à ce que sa date peut laisser entendre, et sur quoi joue abondamment l'actuel Garde des Sceaux, ce texte n'a pas 63 ans. Il a été souvent (très souvent ces derniers temps) réformé et il ne reste plus grand chose du texte originel, si ce n'est le principe de la priorité faite à l'éducatif sur le répressif, la méthode inverse ayant été expérimentée dans les décennies d'avant-guerre (et avec une toute autre brutalité), avec des résultats désastreux. Ces multiples réformes sans suivi ont des conséquences regrettables sur la clarté et la cohérence du texte. NdEolas.

For intérieur

Par Dadouche



23 Octobre 1998 :
Ca fait déjà deux jours, je ne réalise toujours pas. J'ai les écrits du concours. Oh p.... je le crois pas. J'ai encore rien révisé pour les oraux....

23 octobre 2008 :
Ca fait déjà dix ans, je commence à réaliser...


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L’angoisse du gardien des libertés au moment du penalty

Par Alex, juge de tribunal correctionnel


J’ai revêtu mon maillot noir à simarre[1] et suis revenu sur le terrain, pour la séance de tirs au but. Je mets mes gants, et me place dans mon but. La liste est arrêtée, il y aura quarante tireurs cet après-midi, la séance sera longue pour le gardien des libertés individuelles...

Face à moi s’avance un prévenu. Je l’ai déjà rencontré, ou pas. Je sais quelles sont ses manies, ses trucs, ou pas. J’ai quelques informations sur son passé, mais jamais je n’ai eu la chance de pouvoir disposer de toutes les vidéos de ses tirs au but. Pas les moyens, pas le temps: à chaque audience, ce sont 40 prévenus différents, 40 carrières de délinquants débutants ou chevronnés. Et puis, après tout, comment son passé de joueur pourrait-il me permettre de savoir à coup sûr comment il va tirer son penalty aujourd’hui?

Pourtant, je vais devoir prendre une décision immédiatement: partir à gauche ou à droite, à mi-hauteur ou à raz de terre. Incarcérer ou pas. Etre sévère ou modéré. Ne pas choisir c’est être battu à coup sûr, et d’ailleurs cela m’est interdit, ce serait un déni de justice.

Peut-être vais je partir du bon côté et bloquer son tir. Ma décision se sera donc révélée, rétrospectivement, la bonne: laissé libre, il ne recommencera pas. Mis en prison, il ne s’y suicidera pas. Ou alors, ce sera le contre-pied parfait: j’ai choisi de partir à droite, et il a tiré à gauche. Je l’ai emprisonné, il s’est suicidé le lendemain à la maison d’arrêt ou y a tué un codétenu; je l’ai laissé libre, et il a braqué une supérette en sortant de l’audience. Pourtant, rien dans son comportement ne laissait envisager ce qui s'est passé. Alors, après le match, on commentera le tir dans la presse, au besoin le club réunira une commission d’enquête qui, bien calée dans un confortable fauteuil, regardera les bandes vidéos et me fera la morale sur le mode “mais voyons, vous n’avez pas vu son pied pivoter un dixième de seconde avant le tir, c’est pourtant évident, il vous a piégé, vous êtes donc mauvais, il faut vous sanctionner”. La présidente du club ira de son petit couplet fidèlement relayé par la presse. Certes, eux connaissent le résultat du match, mais moi, qu’avais-je au moment du tir à part mes gants et mon intuition?

Le meilleur gardien du monde n’a jamais arrêté tous les penaltys, et le meilleur juge du monde n’empêchera jamais la récidive d’un condamné ou le suicide en prison d’un autre.

Mes obligations de gardien des libertés sont les suivantes: m’entraîner toujours, me perfectionner et respecter les règles de la partie judiciaire. Si j’y manque, j’engage ma responsabilité. Mais on ne peut vouloir me sanctionner pour avoir plongé à droite, alors que le tireur a finement masqué son intention de tirer à gauche.

Pourtant, si je n’arrête aucun tir ce soir, quelle sera mon avenir? On me fera doucement rétrograder comme deuxième ou troisième gardien. Je ne jouerai plus les matchs les plus importants: fini la Ligue des champions, bienvenue en CFA2. Adieu l’anti-terrorisme, bonjour l’exécution des peines. Le FC Kourdekass ne s’intéressera pas à moi, le Sporting Club de Framboisy me gardera dans ses rangs jusqu’à la retraite.

Mais ça, c’est transparent pour le public, qui préférerait me voir pendu à ma barre transversale avec les filets afin de payer pour la faute qu’on m’impute (mais quelle faute?).

Jusqu’ici, pour comprendre la difficulté du métier de gardien des libertés, nous avions des présidents de club certes inégaux, mais dont l’autorité reposait sur l’expérience, le sens politique et la connaissance de l’acte de juger. Aujourd’hui, il y a à la tête du club une supportrice braillarde, toujours prête à dénigrer les joueurs du moment que cela lui permet de passer à la télé.

Alors aujourd’hui, ça suffit. Si ma présidente de club est si douée (que mille coupes d’Europe soient portées à ses lèvres), qu’elle descende sur le terrain et prenne ma place.

De même, s’il y a parmi les téléspectateurs de TF1 ou les commentateurs du Figaro.fr quelqu’un qui est capable de prédire l’avenir de chaque délinquant, je lui offre mon salaire, mes gants et mon maillot à simarre. Sinon, je n’exige qu’un peu de respect.

Notes

[1] Revers de soie ou de satin qui descend de chaque côté de la robe, de l'épaule au bas de la robe, qui distingue la robe de magistrat de la robe d'avocat, qui n'a pas de simarre.

Instances

Par Réflexive, ancienne juge d'instance[1]


Il est 9 heures, un matin de printemps frisquet, en région parisienne. C'est l'heure des rendez vous dits "de tutelle". Une dame est convoquée, elle est venue en véhicule médicalisé, et les deux accompagnants tournent autour du véhicule, l'air inquiet. Une greffière, qui a assisté à la scène, sort du Tribunal d'Instance pour savoir quel est le problème.

La dame est en fauteuil roulant, très lourd, et le tribunal n'a aucun accès handicapé. Les aides médicaux ne peuvent la faire accéder ni à la salle d'audience (qui sert de bureau où se tiennent les entretiens, faute de mieux) et encore moins dans le bureau du magistrat, qui est situé au premier étage, en haut d'un escalier en bois raide et très glissant. Il faudrait que cette dame, très âgée, reparte d'où elle vient sans avoir été entendu par le juge, mais le dossier est urgent. Alors, en désespoir de cause, cette dame est entendue dehors, sur le parking du Tribunal, dans son fauteuil roulant, et elle répond aux questions du magistrat comme elle peut, ces questions criées (car cette dame est sourde) dans le vent de ce matin de printemps. Heureusement, il ne pleut pas.

Et le tribunal demande depuis des années que les six marches qui séparent les justiciables des locaux du palais de justice aient une rampe d'accès permettant aux fauteuils roulants, et aux poussettes, de pouvoir accéder dignement aux salles d'audience où la justice est rendue en leur nom. Mais le budget n'est pas prévu, ou du moins, la question n'est pas une priorité (il vaut mieux réformer la carte judiciaire). Et d'autres justiciables seront sans doute encore auditionnés par le juge dans des conditions très peu respectueuses de leur intimité.

Notes

[1] Les juges d'instance sont notamment —et ce notamment contient beaucoup de choses—en charge des tutelles. Note d'Eolas

Responsabilité à sens unique

Par un juge à l'ouest de la Vilaine[1]


Quand le chômage part à la hausse, est-ce que le ministre du travail démissionne ? Est-ce que les parlementaires qui ont adopté le énième plan de lutte contre le chômage quittent leurs fonctions en s'excusant ? Est-ce que les autorités publiques locales qui ont subventionné l'usine qui ferme sont appelées à rembourser sur leur porte monnaie l'argent de nos impôts ? Si un père de famille met fin à ses jours à cause de son licenciement, irons-nous demander des comptes à l'élu qui a dispensé l'argent public ?

Moi je suis juge. J'appartiens à l'autorité judiciaire. J'exerce, dans le cadre de ce que la Constitution et la Loi prévoient, un pouvoir régalien, au nom du peuple français. Comme n'importe lequel des ministres, des parlementaires ou élus locaux, j'ai choisi de me consacrer au service de mes concitoyens - je ne suis pas payé à l'acte. Sauf si je sors du cadre légal, mon jugement engage l'État, la France.

Les jugements évitent les coups de fusil. Il faut aussi le rappeler. Responsable, je le suis. Comme toute autorité publique. Responsable de mes jugements. Je ne suis pas le législateur qui décide des lois mais se refuse à se donner les moyens de leur application. La récidive conduit en prison, soit. Mais si les prisons sont telles que les conditions de détention poussent au suicide des plus faibles, qui doit payer ?

Qui doit payer pour des ambitions du XXIeme siècle claironnées tous les jours, avec des moyens dignes du XIXeme ?

Qui doit payer si la France est confirmée à sa 35eme place pour sa justice en Europe ?

Qui doit payer pour un budget qui vaut 38 euros par an et par citoyen ?

Qui doit payer pour cette justice lowcost ?

La journée du 23 octobre ne servira à rien sur le coup, mais je pense qu'elle marque une prise de conscience du corps judiciaire et un début.

Notes

[1] La rivière, pas le Garde des Sceaux. Note d'Eolas.

Lettre à mon fils

Par Gascogne


Je t'envoie ce courrier puisque les moyens modernes de communication ne sont pas sûrs. Tu sais que je ne peux parler librement, et que toute interception de correspondance me vaudra des poursuites disciplinaires.

Je voulais tout de même te dire à quel point j'ai été fier de toi lors de ta prestation de serment. Te voilà juge, mon fils. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'être amer. Ton serment est bien loin de celui que j'avais moi même prêté voilà bien des années : "Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Tu as dû te contenter d'un "Je jure de servir l'Etat et les victimes". Autres temps, autres moeurs, encore que les assauts contre notre serment aient commencé très tôt...

Je t'aiderai bien sûr à payer ton assurance responsabilité. Il n'est pas possible que tu t'endettes autant alors que ta carrière ne fait que commencer. Tu comprendras cependant qu'il ne conviendra pas que cela se sache. Un juge ne peut rien recevoir d'un procureur, fut-il son père.

Comme tu le sais, je serais bien revenu à la carrière de juge, mais la séparation du corps, alors que tu n'étais qu'un enfant, s'est faite rapidement. Et je n'ai pas pu revenir au siège...Diviser pour mieux régner a toujours été la maxime préférée des dirigeants, et notre corps n'y a pas fait exception.

La transformation n'a finalement pas été si violente. Ils avaient commencé a préparer l'opinion publique, en répétant à l'envie que les magistrats étaient corporatistes, que la consanguinité des juges et des procureurs était mauvaise pour les justiciables. Le plus extraordinaire est que je n'ai toujours pas compris pourquoi. Un procureur protégé par un statut semblable à celui du juge aurait-il était plus dangereux pour le justiciable qu'un procureur aux ordres, pour lequel la vérité du dossier est bien moins importante que les statistiques mensuelles ? Plus dangereux pour les politiques impliqués dans des affaires délictueuses, sans doute, mais pour le reste...Moi qui pouvais en des temps lointains requérir l'annulation d'une procédure si la loi était violée, je ne le peux désormais plus.

Ensuite, ils ont réformé le Conseil Supérieur de la Magistrature afin que les magistrats n'y soient plus majoritaires, corporatisme oblige. Les nominations des procureurs furent ainsi totalement assurées par le pouvoir. L'étape suivante a été la suppression de la Commission d'Avancement. Tu n'as jamais connu cette instance : ses membres étaient en partie élus sur des listes syndicales de magistrats. La commission d'avancement avait deux grands secteurs d'intervention : elle statuait sur l'inscription au "tableau d'avancement" qui permettait aux magistrats de passer au grade supérieur. Ta carrière à toi se décidera en conseil des ministres. La commission d'avancement décidait ensuite des intégrations dans la magistrature. Aujourd'hui, et tu ne le sais que trop, la désignation des juges se fait à Paris. C'est le CSM qui décide de tout, et les magistrats n'en font plus du tout partie.

Ton pauvre père n'est plus qu'un vulgaire procureur aux ordres du préfet de région. Je dois poursuivre toutes les infractions, puisque l'opportunité des poursuites a été abandonnée depuis bien longtemps. Malheureusement, les moyens matériels en procureurs et autres fonctionnaires qui nous avaient été promis pour accompagner cette réforme n'ont pas suivi. Je n'y avais pas cru de toute manière.

Bien sûr, la liberté de parole à l'audience, la dernière qui nous restait, a également disparu. Les politiques ne supportaient plus que des professionnels du droit en charge de l'application des lois puissent donner leur avis sur celles-ci, même à l'audience. Alors je m'y rends désormais le coeur léger, puisque je n'ai plus qu'à demander des peines fixées par la loi, que les juges sont tenus d'appliquer. Certes, nous n'avons plus beaucoup d'utilité, mais c'est tellement plus confortable, même si certaines situations me mettent parfois très mal à l'aise. Tu n'auras pas plus le choix que tes camarades de promotion.

Ton métier ne sera jamais celui que j'exerçais lorsque tu étais jeune, et que tu venais me voir à l'audience. Je voyais dans ton regard que tu étais fier de ton père. Fier de ce qu'il apportait à la société. Malheureusement, les temps ont bien changé, et la justice n'est plus aujourd'hui qu'une administration comme une autre. Comme la Sécurité Sociale ou les impôts. Le justiciable veut son jugement favorable. Il prend son ticket et choisit son juge. Où est la justice, dans tout cela ?

Voilà, mon fils. Je te souhaite de réussir à travailler dans les meilleures conditions. Non pas matérielles : à l'impossible, nul n'est tenu. J'aurais préféré que tu fasses un autre métier. Celui-ci n'a pas beaucoup d'avenir. Mais je n'en resterai pas moins éternellement fier de toi.

Ton père qui t'aime.

23 heures, c'est mon tour…

Conte prophétique, histoire fictive d'éléments vrais, par Marcus Tullius Cicero, substitut


23 heures, c’est mon tour, …


Je patiente depuis une heure déjà dans l’antichambre du bureau de la Garde des sceaux, pendant que mon procureur subit l’interrogatoire des inspecteurs de l’IGSJ requis avec célérité par la ministre.


Mon estomac est vide depuis midi, et j’entends mon cœur qui bat. Je sais que si mes enquêteurs avaient procédé de la sorte contre un des gardés à vue, dont j’ai la responsabilité et le contrôle, ils auraient entendu parler de moi ! Mais, je sais qu’ils n’en ont jamais eu l’idée, simplement parce que mes policiers et gendarmes sont des gens responsables, honnêtes, loyaux, et humains, et savent qu’avec notre parquet on ne transige pas avec les droits humains, y compris avec le dernier des voyous.


Mais bon, depuis quelques temps j’avais le pressentiment que ça finirait par m’arriver…


Une fois de plus, un mineur - 17 ans - vient de se donner la mort dans la cellule de notre maison d’arrêt. C’est le 4ème pendu depuis le début de l’année. Lorsqu’on m’avait déferré après son interpellation ce garçon multirécidiviste, pour mettre à exécution un jugement de condamnation du tribunal pour enfants, j’avais pourtant indiqué sur sa fiche qu’il fallait prendre des précautions - on le fait systématiquement - qu’il se pourrait qu’il ait des tendances suicidaires - c’est souvent le cas chez les adolescents, ils passent de l’exubérance à la déprime la plus noire, surtout quand ils ont pris longtemps des stupéfiants - , appliquant sans état d’âme le nouveau décret du 10 octobre 2008 pris par la Garde des sceaux le lendemain matin d’un précédant suicide.


Je suis accablé des conséquences de ma décision d’incarcération. J’ai deux fils de 13 et 16 ans, ce n’est pas virtuel pour moi. J’ai mal pour ses parents, même s’il se peut que ses parents n’ont peut-être pas fait tout ce qu’ils pouvaient pour lui.


Ce qui me trouble le plus c’est que c’est pourtant la même Garde des sceaux, qui a rédigé une circulaire demandant aux parquets de requérir systématiquement les « peines planchers » contre les récidivistes et, en cas de refus par le tribunal de s’y conformer, de relever appel des décisions contraires. C’est la même qui a demandé que l’on fasse preuve d’une sévérité accrue contre les mineurs. C’est toujours elle qui dans la même semaine a convoqué cinq procureurs généraux - leur taux de peines planchers étant supposé inférieur à la moyenne nationale - pour explications, annoncé une réforme de la minorité pénale pour la faire passer de 13 ans à 12 ans, stigmatisé la violence des mineurs, certes bien réelle mais qui s’est soucié pendant des années d’une politique efficace contre le cannabis, consommé par eux depuis parfois l’âge de 10 ans !


J’ai encore en mémoire les mises en garde par le principal syndicat de magistrats qui dénonçait le risque de ces « peines planchers, loi inutile et dangereuse, qui restreint le pouvoir d’appréciation des magistrats et les met dans des situations humaines et professionnelles impossibles et porteuses de risques disciplinaires » (communiqué USM du 26 novembre 2007).

Je me pose et me repose sans cesse la question quand notre système a-t-il dérapé ?


*


Pourtant j’étais heureux et fier d’avoir intégré la magistrature 3 ans plus tôt. Bien sûr il y avait eu OUTREAU, mais c’était un petit juge seul, trop jeune, « manquant d’épaisseur » comme l’avait affirmé un membre de la commission d’enquête parlementaire. S’il l’avait dit, c’est qu’il devait y avoir du vrai, ne dit-on pas « il n’y pas de fumée sans feu », ce que me sussurait encore hier ma voisine, Madame MICHU - sainte femme -. De toute façon je n’étais pas concerné, j’étais parquetier, alors les problèmes d’un juge d’instruction… Et puis la justice française rend 4 millions de jugements chaque année. Un cas sur 4 millions, ça me semblait rester dans le domaine de l’exception qui confirme la règle, la justice est rendue par des hommes pas des dieux…


Mais je me souviens que j’avais été troublé. Je venais de quitter le barreau après une carrière de près de 20 ans associé d’un cabinet d’affaires. Au fur et à mesure de mon travail j’avais acquis le respect de mes pairs, de mes clients, des magistrats. Gagnant confortablement ma vie, j’avais à l’époque croisé le fer à la barre avec les grands … Il n’y a en qu’un que je n’avais pas beaucoup vu au barreau, c’était Maître SARKOZY, mais je crois qu’il ne plaidait pas vraiment beaucoup, même à l’époque. Je parle d’un temps ou Jean-Louis BORLOO était l’avocat de Bernard TAPIE, ou le développement durable, l’écologie, n’étaient pas sa tasse de thé, ou son client démantelait les entreprises qu’il achetait au franc symbolique et revendait 10 fois le prix par morceau … J’apprends que ce dernier va toucher 280 millions d’euros, parce que le Crédit Lyonnais avait, parait-il, fait un peu pareil avec sa société en faillite. J’apprends aussi que chaque arbitre de cet arbitrage, arraché à la procédure judiciaire par l’intervention de BERCY, gagnera 300.000 euros d’honoraires, alors que je perçois quarante six euros pour mes nuits de permanence. 46 euros pour partir la nuit sur une scène de crime, contrôler la garde à vue d’un mineur, prendre des décisions dans un demi sommeil...


Je savais que j’allais faire un métier d’abnégation, j’ignorais que je ferais un métier de chien ! Je suis passé du traitement d’avocat d’affaires à celui de substitut du second grade, par vocation, tardive certes mais puissante, par goût de servir la justice et mes concitoyens. Je ne dis à personne combien je gagne, j’ai trop honte, on me prendrait pour un raté, dans le meilleur des cas pour un fou, je ne sais pas comment expliquer à mes amis le désintéressement, la noblesse de servir, … et c’est d’autant plus difficile que nous sommes déconsidérés au plus haut niveau de l’Etat. D’ailleurs pour ne pas que nous puissions avoir la grosse tête, que l’on soit président, procureur, procureur général, juge ou substitut, nous voyageons en 2ème classe, dormons dans des hôtels Formule 1. Les préfets et autres hauts fonctionnaires nous regardent avec un rien de condescendance nous rendre à leurs réunions en véhicule de service, Renault Scénic, Peugeot 106. Il y a belle lurette qu’ils ont compris que les magistrats étaient les « petits pois » de la République.


Je crois que la devise des magistrats pourrait être puisée dans cette maxime de l’empereur MARC AURELE « habitue toi à tout ce qui te décourage ».



* * *

Vingt trois heures trente, ça commence à faire long… Ma chemise est trempée d’une froide sueur, je n’ai pas eu le temps de me changer ayant été convoqué en catastrophe, je me sens sale.

J’entends derrière la porte épaisse des éclats d’une voix aiguë, non maîtrisée. Je crois que c’est mon procureur qui se fait insulter. Les mots « incapables, incompétents, déloyal », fusent et résonnent. Deux gendarmes sont entrés dans le bureau. Si j’ai bien compris ils viennent, sur ordre, contredire mon chef sur un détail essentiel - le mineur a-t-il été interpellé chez un ami ou dans un squat ? Effectivement ça change tout ! – il se fait tancer comme un laquais de l’ancien régime. Je croyais que les gens de robe avaient peu ou prou contribué à la Révolution française, pour que tous les hommes soient traités avec humanité ?


J’ai dû rater un épisode…


Je suis perdu dans mes pensées. Je réfléchis à ce que je vais lui dire, si elle veut bien m’écouter. A 48 ans, ayant fait un passage dans l’armée je ne me souviens pas avoir jamais parlé à un de mes soldats de la sorte - j’aurais eu trop honte de dénaturer « Le rôle social de l’officier » prôné par LYAUTEY -, ni surtout à mes collaborateurs lorsque j’étais avocat associé. Non décidemment je n’aime pas ces méthodes fondées sur l’irrationnel, l’injuste, l’incohérent.

Petit, je détestais cette morale de LA FONTAINE « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » et me voici en passe de me faire « caraméliser » comme mon procureur et avant lui, mon procureur général, pour avoir appliqué une loi de la République !


Je prépare mon argumentation. Ce n’est pas possible, elle doit être mal informée, mal conseillée par sa pléthore de conseillers. D’ailleurs, ne lui a t-on pas rapporté récemment qu’il n’y avait eu que 90 participants au congrès national de l’USM à CLERMONT-FERRAND, alors que le nouveau président a été élu par plus de 750 voix dans un amphithéâtre de la faculté de droit, plein à craquer. On doit pouvoir s’expliquer entre personnes raisonnables et honnêtes. Mais il est vrai que dans son cabinet c’est la débandade depuis un an. Cela ressemble à un bateau ivre dans la tempête.



* * *



Minuit …


Je vais essayer de rappeler à l’ancienne substitut qu’elle a été, les jours et les nuits de permanence, à raison d’une semaine par mois, sans récupération, au contraire des policiers, gendarmes, douaniers, …. Ces nuits sans sommeils ou l’on est réveillé deux à trois fois en moyenne. Les enquêteurs agacés qui ne comprennent pas pourquoi notre voix est embrumée au téléphone. J’ai beau leur expliquer que je suis à la fois l’équipe de jour et de nuit, que tout à l’heure quand il fera jour je serai à la barre, assurerai l’audience devant le juge des libertés et de la détention pour la prolongation d’un détenu dont je ne connais pas le dossier, - je suis constamment en terrain mouvant, si je requiers la détention provisoire et que le mis en cause est innocenté la presse me reprochera « un disfonctionnement judiciaire », si je requiers un contrôle judiciaire (la liberté constitue la règle) et qu’il commet un nouveau délit, une autre partie de la presse critiquera « une nouvelle bavure judiciaire » -.


A t’elle encore en mémoire les 10 signalements quotidiens du Conseil général, des pédopsychiatres, des médecins, des assistantes sociales, des parents d’enfants,…, à ma collègue des mineurs qui a déjà 400 procédures en attente, concernant précisément des mineurs en danger. Signalements justifiés ou non, pour lesquels chaque matin elle oscille désagréablement entre l’impression de commettre un nouvel « OUTREAU », ou déceler une nouvelle affaire d’ANGERS, sans pouvoir toujours démêler le vrai du faux, le réel du fantasme, dans ce contentieux particulier de « la parole ».


Il faut que je puisse lui présenter quelques mots sur le courrier général : 25.000 procédures par an dans mon parquet pour sept magistrats, soit 3.500 procédures par tête,… une minute pour prendre une décision sous peine de crouler sous la masse. Peut-être ne sait-elle pas que pendant un an on s’est retrouvé à quatre, soit 7.000 procédures par personne ! A t’elle oublié si vite combien nous sommes démunis dans les parquets à qui on eu de cesse de charger la barque ? Nous n’avons ni greffier, ni secrétaire, ni dactylo, ni assistant, nous tapons tous nos réquisitoires, rapports d’appels au parquet général, de signalement, d’actualisation, notes, courriers aux justiciables, plaignants, mis en cause, avocats, mandataires, enquêteurs ? Qu’enfin on ne peut plus décemment, raisonnablement, humainement, traiter une telle masse sans aucun risque.


Je compare mon parquet avec celui de MONS (Belgique) d’un ressort équivalent. Il y a chez eux 40 magistrats et autant d’assistants de justice…



Va t-elle comprendre enfin que depuis que je suis magistrat, je suis en état d’insécurité juridique faute de connaître toutes les lois, « nul n’est censé ignorer la loi ». Cette blague !

La loi est folle, incompréhensible, c’est un babil redondant et contradictoire. Entre 1885 et 2000 (en 115 ans) il y a eu 21 textes concernant le régime et/ou l’application des peines. Entre 2000 et aujourd’hui (en 8 ans), 26 !

D’un gouvernement à l’autre on affiche d’autres priorités, souvent contradictoires entre elles, d’où cette extraordinaire impression de schizophrénie. La société actuelle veut tout et son contraire : la peine sans le risque de l’erreur, la présomption d’innocence sans le risque de la réitération, la réinsertion sans le risque de la récidive.


Après « OUTREAU », il ne fallait plus mettre personne en détention provisoire, une loi a même été votée supprimant le critère du trouble à l’ordre public pour les délits. Karine DUCHOCHOIS à la radio est devenue l’animatrice des nouvelles élégances judiciaires. Trois mois plus tard, on nous enjoignait de mettre en prison tous les mineurs et deux mois encore après de placer en détention un adulte qui avait photographié des sous-vêtements d’enfants à Eurodisney, en raison du trouble profond provoqué à l’ordre public, soit exactement le contraire de ce qui venait d’être voté ! C’est nous qui sommes profondément troubléS.


Magistrat du Ministère public, je porte dans les plis de ma robe, à l’instar de mes 2.000 collègues, la définition du jurisclasseur « Le ministère public est le représentant de la Nation souveraine, chargé d'assurer le respect de la loi. Magistrat à part entière, à ce titre garant à la fois des libertés individuelles et des intérêts généraux de la société, le magistrat du ministère public bénéficie dans l'exercice de ses attributions, d'une délégation directe de la loi qui lui confère sa légitimité. Il ajoute ainsi à son autorité de magistrat la majesté de la puissance publique qu'il incarne, et agit, non pas au nom de l'Etat ni du gouvernement, mais en celui de la République, à qui l'ensemble des citoyens a délégué sa souveraineté ».


Je sers la loi universelle, générale, impersonnelle. J’ai du mal avec la loi « siliconée », celle qui se moule à l’opinion publique, qui dure ce que dure les roses…


J’évoque MONTESQUIEU : « La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.

Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.

Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » (L'Esprit des Lois).


Ou encore « Les lois inutiles affaiblissent les nécessaires. »


On me répond : « Voici », « Gala », « Vsd », « Paris Match » !


Comme dirait mes enfants, « on est pas en phase », nous ne sommes tout simplement plus dans le même espace temps.



* * *



Minuit trente, me voici seul et responsable …


Pourtant je ne me suis jamais senti irresponsable, simplement je croyais que l’acte de juger, de décider, de trancher, était encadré par les voies de recours, pas la revanche !


Lorsque j’étais avocat j’étais assuré pour ma responsabilité professionnelle. Comme magistrat je n’ai aucune assurance et pas les moyens de m’en payer une et d’abord auprès de quelle compagnie ? Aucun assureur ne prendra en charge la responsabilité des magistrats, dont l’étendue variera évolue au gré des caprices, horions, quolibets, et lazzis des insatisfaits.


Et pourtant vous voulez malgré cela me rendre personnellement responsable des fautes lourdes, déni de justice, non respect des droits de la défense, mais aussi de la faute simple pour les tutelles, passible des recours des justiciables contre mes décisions - j’espère que vous avez prévu pour le nouveau CSM composé de nominés politiques (qui ont peut-être quelque compte à régler) du personnel… car il va être rapidement engorgé -.


Et oui, car nous sommes voués de par nos fonctions - à égale distance des parties nous commande notre devoir - à créer 50 % de mécontents par procès dans le meilleur des cas (en justice il y a toujours un gagnant et un perdant), quand ce ne sont pas 100 % de mécontents (celui qui n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait, celui qui ne voulait pas être condamné).


Tout ceci finira par me conduire, non plus à servir la loi mais, à me protéger...


* * *

Minuit quarante cinq… les portes claquent, j’entends le journal de « LCI » dans le bureau ministériel où trône un écran plasma allumé, illuminé devrais je dire, tel un néon sur les états d’âme des français …


Je dois pourtant au moins lui exposer que les magistrats de ce pays ont probablement, modestement mais efficacement, avec d’autres - les policiers, les gendarmes qui ont été publiquement remerciés par leur ministre -, sauvé la République 10 fois ! Elle n’est pas sans savoir qu’à chaque élection, chaque manifestation, sans même rappeler novembre 2005, des « sauvageons » embrasent nos voitures, nos commerces, nos villes. Et ce sont les policiers, les parquetiers, les juges qui maintiennent l’ordre et la justice dans nos cités, jusque tard la nuit. Sans merci de quiconque.


N’a t-elle plus en mémoire ces audiences harassantes de 20 à 30 dossiers s’achevant jusqu’à point d’heures et que l’on est bien forcé d’enrôler pour pouvoir évacuer un contentieux exponentiel dans lequel des hommes et des femmes expriment de plus en plus durement la haine des autres, de la société, leur égoïsme. Le stock d’affaires pénaleS augmente sans cesse. En 1968 il y avait 600.000 plaintes pénales pour 6.000 magistrats, en 2007 il y a 5.300.0000 plaintes et 8.000 magistrats, quasiment le même nombre qu’au Second Empire. Cela représente une augmentation de 900 % de la délinquance en 40 ans, pendant que le nombre de magistrats augmentait de 30 %  sur la même période !

Or, contre toute attente vous avez décidé brutalement de supprimer la moitié des juridictions alors pourtant que la France entre 1958 et 2008 avait vu sa population augmenter de 16 millions, le nombre des recours aux tribunaux se multiplier à due proportion, de sorte qu’entre les permanences, les réquisitoires, les jugements, la masse du courrier, les audiences jusqu'à plus d'heures, les réunions, les opérations de-ci et delà, les nouvelles lois, les décrets appliquant les nouvelles lois, les circulaires de 60 pages expliquant les décrets appliquant les nouvelles lois, les lois à effet retard, tout ceci à moyens non pas constants, mais amputés et qu’il était devenu progressivement impossible de rendre la justice dans la sérénité.


D’où me vient cette sensation d’essayer de vider la mer avec une petite cuillère ? Dans son discours de rentrée solennelle de janvier 2007, le procureur de la République de PARIS écrivait que « les chiffres s’alignent comme autant de témoins objectifs de l’engagement méconnu de magistrats qui, au sein de cette institution spécifique qu’est le ministère public de notre pays, accomplissent sans relâche la mission que leur assigne la loi ».


Rien n’y fait pourtant. Quels que soient nos efforts, les journalistes, les politiques, nos concitoyens ont des œillères. Après avoir abandonné les profs, les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison, l’Etat caillasse les pompiers de la République qui tentent d’éteindre le feu dans la maison avec leurS pauvres codes désuets, leurs principes surannés d’indépendance, d’égalité.

Comment ne voit-il pas qu’après nous, il n’y a plus rien. Nous sommes les digues, les derniers remparts. Lorsque les bornes sont dépassées, disait Pierre DAC, il n’y a plus de limites.

Nous avons systématiquement tort et notre Ministre reste muette, sourde à nos angoisses.



* * *



Une heure du matin, ça bouge.


La porte s’ouvre et se ferme à intervalle régulier. Des rayons de lumières rendent plus sinistreS les ors de cette antichambre où nombre de serviteurs de l’Etat ont été brisés, peut-être comptabilisera-t-on bientôt les dépressions, démissions et suicides chez les magistrats ? Pour un juge BOULOUQUE crucifié dans la lumière, combien de drames familiaux restés dans l’intimité des familles…


Je réalise à cet instant que j’ai quitté ma famille depuis 3 ans, pour vivre dans une chambre de 15 m2, célibataire géographique… grandeur et servitude.

Je n’ai pas vu grandir mes enfants depuis ces dernières années, ni pu obtenir le réconfort de mon épouse lorsque j’étais parfois découragé après mes 30 dossiers à l’audience, mes 90 règlements et autant de rapports, signalements et plus encore de nuits perturbées.


Tout cela pour me retrouver accusé en ces hauts lieux. Coupable, sans procès équitable, sans avocat, d’avoir appliqué la loi, toute la loi, rien que la loi.



* * *



Une heure trente, ça se précise…


La porte s’ouvre. Mon procureur apparait. Il est livide, les yeux rougis. Ses lèvres tremblent. Il semble brisé. Les 5 inspecteurs l’entourent, le visage fermé.


On m’explique que je dois faire mon autocritique. Comme dans la Chine du grand Timonier. J’ai commis une grave faute. Je n’ai pas devancé ce que le Peuple attendait de moi. Je n’avais pas de boule de cristal.


Pourquoi ai- je la sensation de quelque chose d’absurde, de fou et de dérisoire à la fois ?


C’est décidé, tout ce cirque m’agace. Je suis passé de la déroute au dégoût, de la détresse à la rage.


Je mets un terme à cette gesticulation.


Je tourne les talons, formule une impolitesse et claque la porte. Il parait que jeudi il y a une mobilisation de la Justice dans toute la France.

Pourquoi la grogne des juges?

Par un juge de cour d'appel


Ce n'est pas une manifestation contre la réforme de la carte judiciaire, comme l'a dit ce 21 octobre un journaliste encore bien renseigné sur France Inter.

Ce n'est évidemment pas, comme elle l'a prétendu à la télé la semaine passée, conseillée par des conseillers bien intentionnés, parce que Rachida Dati réforme en général et que, forcément, les magistrats sont contre toute réforme.

C'est parce que, comme l'ont aussi vérifié les agents de la pénitentiaire, mépriser, se défausser sur les autres de ses reponsabilités, ne sont pas acceptables.

Jouer le conflit entre l'opinion et les juges comme le fait la ministre, emboîtant en cela le président de la République, est une stratégie certes, mais aussi une réelle atteinte à l'indépendance, car il n'y a pas d'indépendance de la justice possible si celle-ci ne s'appuie pas sur un consensus suffisant, une confiance suffisante dans le fait que la décision du juge, fût-elle frustrante pour l'un ou l'autre, a une légitimité et une nécessité sociale.

Les canadiens disent très justement que l'indépendance est un droit de chaque citoyen, non une prérogative au bénéfice de leurs juges.

Et qu'il appartient aux juges de défendre cette indépendance contre toute tentative d'y porter atteinte.

Au nom de la loi

Par Motus, parquetier en région parisienne


Je défère un sans-papier, je défère un prostitué, je défère un petit voleur, je défère un alcoolique, je défère un toxicomane, je défère un squatteur, je défère un trader, je défère un professeur, un avocat, un taserisé, un policier, un collègue, une bonne-sœur, je défère un stade entier (de siffleurs), je défère un mineur (parce qu'il est mineur), je défère la société entière, je défère n'importe qui (sauf mon procureur), je défère n'importe quoi, n'importe comment, le jour, la nuit, par tous les temps, mais pas assez j'en veux encore, des peines planchers.

Et lorsque je n'aurai plus personne à déférer, lorsque mes chiffres viendront à chuter, Rachida je le sais, à défaut de moyens m'assignera d'autres priorités, me trouvera d'autres victimes à contenter, me fera de nouvelles lois, pour me fabriquer de nouvelles proies.

Au nom de la loi.


Déférer : Ordre donné par le parquet à la police qui détient une personne en garde à vue de l'amener devant lui pour lui notifier l'engagement de poursuites à son encontre, généralement en comparution immédiate ou mise en examen (NdEolas).

L'affaire de Sarreguelines et Metz

Par Evadauras, qui revient sur l'affaire qui fut la goutte d'eau tombant dans un vase trop plein, à l'origine de cette journée d'action. Les notes de bas de page sont de l'auteur.


Deux remarques (d'un magistrat) sur les suites politiques, médiatiques et administratives du suicide d'un mineur détenu de seize ans à Metz, dont une peine d'emprisonnement ferme venait d'être mise à exécution par le parquet de Sarreguemines (8 & 9/10/2008).

1) Le premier point semble maintenant végéter dans un certain non-dit. Au cours de son premier déplacement à Metz (9/10/2008), la ministre a-t-elle oui ou non qualifié la décision « d'injuste » ?

Dans l'affirmative, de quoi parlait-elle exactement : d'une décision de justice pénale rendue par un tribunal pour enfants (une formation collégiale de jugement composée d'un juge professionnel, juge des enfants, et de deux assesseurs citoyens) ou d'une banale, régulière et opportune application de la loi par un substitut chargé de l'exécution des peines ?

Quelle que soit la version, le propos s’il est avéré est scandaleux. Qui dit la vérité dans cette affaire : ceux qui l’ont rapporté aux syndicats ou la ministre qui le nie et le procureur général de Metz qui a aussitôt confirmé cette dénégation par un communiqué de presse ? Qui ment ? Le propos aurait été tenu au cours d'une réunion en présence de plusieurs magistrats et de divers membres de l'administration pénitentiaire, de la chancellerie et de la Protection judiciaire de la jeunesse. Il serait donc pour commencer très facile d'en vérifier la véracité, histoire par ailleurs de ne pas laisser le dernier mot à ce démenti officiel. Histoire aussi tout simplement de se faire plaisir en creusant un peu les choses, ne serait-ce que pour faire mentir pour une fois ce mot de Swift : «La crédulité est plus tranquillisante pour l'esprit que la curiosité»…

2) Il y aura eu Dieu merci une parfaite volonté d’en découdre sur le second point. Et le fiasco du deuxième déplacement de la ministre à Metz (20/10/2008) n'est qu'un juste retour des choses. Mais de quoi sont donc faits ces cinq inspecteurs des services judiciaires qui « interrogent » des magistrats un par un entre 22h00 et minuit passé ? Ne peuvent-ils comme tout le monde (enfin presque…) travailler dans des heures ouvrables ? À quoi riment ces « convocations » au pas de charge le soir et la nuit mêmes (8/10/2008) du jour précédant la venue de la ministre (9/10/2008) ? Toujours cette maudite fringale d'immédiateté, — l’Auri sacra fames[1] des anciens —, cette nouvelle soif de l'or de notre merveilleuse démocratie d'opinion...

Et en prime, toujours cette impérissable hypocrisie. Ces auditions précipitées et nocturnes étaient annoncées comme informelles (ni enquête disciplinaire, ni enquête administrative), elles sont maintenant précisées comme enquête administrative par l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ).

Ah les orfèvres ! Ils vantent pourtant fort bien leur méthodologie et leur déontologie sur leur site ! On sait depuis longtemps que ceux qui affirment les plus hauts principes en donnent aussi parfois les plus grossiers contre-exemples. Interpellée et pressée de toutes parts sur ces scandaleuses conditions d'audition, la ministre n'a pas mis beaucoup de temps à capituler, et de manière plutôt scabreuse. Elle a commencé par lâcher l’IGSJ en faisant dire par son porte-parole que cela ne relevait pas du ministre de la justice qui « décide d’une enquête » mais des inspecteurs généraux « qui convoquent les magistrats » (AFP, 14/10/2008). Et comme cela ne suffisait probablement pas, l'Inspecteur général des services judiciaires en personne (un haut-magistrat) vient de rendre publique une bien curieuse contrition, se disant « surpris et ému de la façon dont la presse a relaté son inspection à Metz », « [regrettant] la précipitation dans laquelle il a pu agir », dédouanant soigneusement la ministre de ce mode opératoire, disant assumer l'entière responsabilité de cette invraisemblable équipée de fonctionnaires nyctalopes[2](cf. : AFP, 16/10/2008).

Comme l'ont dit et pensé beaucoup plus crûment la plupart d'entre nous, on nous prend vraiment pour des c… !

Notes

[1] Auri sacra fames : «Exécrable fringale de l'or !» ou «Maudite soit la soif de l'or !» célèbre haut-le-cœur de la littérature antique, d'après un vers latin de Virgile, Énéide, III-57

[2] Nyctalope : terme savant, (du grec nyctalops ; de nux : nuit et ôps : vue), se dit d'un animal qui voit la nuit et qui par conséquent y vit et agit. Pour les amateurs de haddockismes, le terme peut aussi être employé comme simple épithète quelque peu exutoire…

Réflexion sur la misère de la justice économique

Par Étourdie, magistrat de cour d'appel.


Magistrat en cour d'appel, je perçois aujourd'hui une baisse très réelle de la qualité des dossiers qui sont soumis aux juridictions correctionnelles en matière économique et financière notamment .

Comment juge-t-on aujourd'hui des délits complexes, tels que la fraude fiscale, les fraudes alimentaires, les infractions douanières, les abus de biens sociaux?

En province au moins, ces dossiers ne sont plus soumis à un juges d'instruction, juges du siège spécialisé, jouissant de toutes les garanties d'indépendance nécessaires pour mener à bien sa tâche. Il y a maintenant en France une confusion totale entre les autorités de poursuite et l'instruction, qui a complètement bouleversé les équilibres passés sans que l'indépendance du Parquet et les moyens qu'il a lui permettent de faire face aux nouvelles tâches qui lui sont confiées.

Il arrive donc maintenant aux tribunaux correctionnels des dossiers construits uniquement à charge, par les services de police ou les administration qui n'ont ni dans leurs mission ni dans leur culture de rechercher une objectivité, mais au contraire d'amonceler des preuves et de caractériser un comportement répréhensible , voire d'occulter une réalité économique qui pourrait être gênante . Si l'on ajoute que ces administrations sont souvent actionnées par une plainte d'un concurrent , tous les ingrédients sont réunis pour aboutir à une erreur judiciaire.

Juge de campagne

Par Marnie, juge d'instance


Je suis juge d'instance dans un petit tribunal en zone rurale. Loin des clameurs médiatiques, des dossiers dits sensibles, des pressions politiques, seule à bord avec une équipe de fonctionnaires dévoués, je rends la justice qu'on appelait autrefois "de paix", qu'on a rebaptisé pour certaines occasions "de proximité", bref, la justice du quotidien : les conflits locatifs, le contentieux de la consommation, le surendettement, les contraventions, les conflits de voisinage, la protection des personnes vulnérables, des mineurs orphelins, etc.

Après avoir "roulé ma bosse" dans plusieurs juridictions "sinistrées" par manque d'effectif, exercé notamment pendant quelques années en région parisienne les terribles et impuissantes fonctions de "JLD[1]", présidé des audiences nocturnes d'abattage de comparution immédiate, j'ai retrouvé enfin dans mon tribunal de campagne le sens de juger, le sens d'être juge.

En prenant le temps d'écouter les gens, en recherchant au maximum la résolution négociée des conflits avec l'aide de "mes" conciliateurs de justice, avec les avocats, les huissiers de justice locaux,

En me laissant envahir à l'audience par les dossiers volumineux des plaideurs "en personne[2]" qu'il me faut trier, reclasser, déchiffrer pour tenter de comprendre le comment du pourquoi...

En allant voir sur place ce mur mitoyen (ou pas) de la haine qu'on voudrait déplacer d'un demi centimètre juste pour embêter le monde...

En rencontrant quotidiennement parce que ma porte leur est toujours ouverte mes "protégés" sous tutelle ou curatelle qui s'agitent et revendiquent beaucoup, qui crèvent souvent de solitude et repartent content d'avoir parlé à quelqu'un, pour revenir de nouveau fâchés le lendemain sous un autre prétexte...en visitant mes petits vieux sous protection dans leur maison de retraite.

C'est comme dans la chanson "le Sud" de Nino Ferrer : "on aurait pu vivre comme ça plus d'un million d'années".

Oui mais voilà, cette justice là, c'est finie. Sacrifiée sur l'autel de la carte judiciaire. Mon petit tribunal ferme ses portes le 31/12/2009.

Je m'en vais rejoindre une grande juridiction, me diluer dans les arcanes d'une grosse machinerie judiciaire complètement grippée, asphyxiée par la masse des contentieux, sans moyens humains et matériels pour les traiter.

Faire du pénal sûrement, beaucoup de pénal, il n'y a plus que ça qui compte, surtout les statistiques qu'il faut adresser "en temps réel" à la chancellerie.

Frémir sous le spectre des procédures disciplinaires tous azimuts initiées par tel justiciable mécontent d'une décision rendue, qui préférera mettre en accusation le juge scélérat plutôt que d'exercer une voie normale de recours, pour qu'"il paye" (l'exemple vient d'en haut).

Ou subir les fulgurantes "enquêtes administratives" nocturnes menées par les cow-boys de l'inspection générale des services de la chancellerie.

Rendre la justice les mains tremblantes...de colère rentrée.

Ou de colère visible, le 23/10 prochain.

Notes

[1] Juge des Libertés et de la Détention, en charge de décider du placement en détention provisoire des mis en examen et du maintien en rétention des étrangers en voie de reconduite à la frontière.

[2] Non assistés d'un avocat, qui n'est obligatoire que devant le tribunal de grande instance.

le malaise

Par un parquetier


Sans verser ici dans la psychanalyse, je ne peux m'empêcher de saisir cette occasion pour décrire en quelques mots le malaise actuels de beaucoup de jeunes magistrats et en tout cas du mien:

- choix de ce métier par idéalisme: rendre la justice, en pesant sa décision et le temps de la réflexion, en écoutant les positions des parties, en travaillant avec conviction sur la base de textes votés démocratiquement et respectant une hiérarchie des normes garante des libertés individuelles. Rendre la justice pénale pour la victime bafouée tout en remettant l'auteur, par l'intermédiaire de la peine et du suivi judiciaire, dans un lien social.

- confrontation avec une réalité inique: disparition progressive du tissu social, associations mourantes faute de financement, exigence de gestion de masse d'une délinquance tristement et pauvrement visible, engluée dans des règles de plus en plus dures qui ne cherchent à traiter que le symptôme sans s'attaquer à la cause. La justice et les magistrats qui essaient de la rendre, se retrouvent en bout de chaîne à devoir gérer des situations qui se sont détériorées faute de prise en charge en amont: une école engorgée qui ne peut gérer ses "cas difficiles" autrement que par des sanctions et exclusions pour garantir un semblant de paix sociale pour les autres, une institution psychiatrique qui ne peut assurer des suivis adaptés des personnes en grande souffrance, qu'elles soient en liberté ou en détention, des injustices sociales de plus en plus criantes... des exclus ou en passe de l'être montrés du doigt comme inamendables... autant d'ingrédients pour enclencher le cercle vicieux de la désinsertion, dans lequel la justice se trouve embarquée, dans une logique inextricable de réponse de plus en plus sévère.

- confrontation avec une justice bricolée: accepter, pour écluser les stocks, de juger 30 dossiers dans l'après-midi, faire attendre, auteurs et victimes de 14 à 23 heures pour voir examiner leur affaire, diriger 30 enquêtes en même temps par téléphone en ayant à peine la possibilité de s'assurer que les règles élémentaires de procédure pénale sont respectées, juger en comparution immédiate des dossiers de violences graves alors que la victime, encore sous le choc, n'est pas en état de se déplacer à l'audience, maintenir à vie dans des centre fermés, des personnes qui ont purgé leur peine et dont la société n'a pas su s'occuper pendant 20 ans, prendre des réquisitions ou décisions de maintien en détention provisoire entre deux couloirs, deux décisions, 15 garde-à-vue, sans avoir pu prendre le temps d'examiner le dossier etc etc;

- un gouvernement qui veut faire croire qu'il assure la sécurité et protège les victimes alors qu'il créée des bombes à retardement en imposant de cogner plus forts sur des condamnés de plus en plus désinsérés à chacune de leur sortie de prison. En donnant l'illusion de donner toute leur place aux victimes en leur dédiant un juge alors qu'aucun tribunal n'est adapté et organisé pour les accueillir dignement hormis dans des procès exemplaires qui font office de vitrine; qui fait croire qu'il veut assurer le développement des aménagements de peine dans un souci de réinsertion alors que les partenaires indispensables aux aménagements de peine sont en situation de plus en plus difficiles, que les JAP sont mis en cause au moindre dérapage de probationnaires etc, etc.

Si c'était à refaire?.....

Signé : Un jeune magistrat ayant exercé au parquet dans une juridiction de taille moyenne, actuellement à l'administration centrale à tenter humblement de lutter pour une application des règles élémentaires du droit en démocratie et qui aurait rêvé d'être à Metz ce 20 octobre en tenant une pancarte "justice bafouée, démocratie en danger" au passage de celle dont la tâche est en principe d'incarner et de respecter la justice, pour tous.

Merci pour ce lieu de parole.

bien cordialement.

Amertume

Par Caliméro, soutier au parquet[1]


Je suis amer.

Il n'y a pas si longtemps que cela je passais le concours de l'ENM[2], avec en tête une idée de ma future profession, qui peut se résumer à ces quelques mots: rendre la justice dans le respect des lois et des autres.

Pensant faire partie d'une institution indispensable à toute démocratie digne de ce nom, je m'imaginais que l'État allait traiter ceux qui œuvrent (magistrats et greffiers) pour cette pierre angulaire de la démocratie, de façon exemplaire, afin que ceux ci puissent donner le meilleur d'eux-même, pour servir aux mieux les autres.

Que j'ai été naïf, que de désillusions.

J'ai l'impression d'être dans un mauvais remake du film "un jour sans fin".

J'en suis à ma deuxième juridiction, et dans les deux, j'ai été confronté à la même situation ubuesque qui se répète quotidiennement : comment faire face à une demande de justice dont la croissance est exponentielle avec toujours moins de personnels?

A cette problématique vous pouvez ajouter plusieurs variables:

- des chefs de juridictions qui n'ont en général aucune notion de management, et qui sont plus préoccupés par la carrière que l'intérêt général, mais vous tiendront toujours le discours contraire ;

- une opinion publique qui exige tout et son contraire en fonction de l'écho médiatique donné à telle affaire du lundi, et à celle du mardi...

- un politique qui s'empresse d'amplifier le phénomène, toujours prompt à désigner un fautif (surtout quand il n'y en a pas), afin d'éviter que lui soit posé une question sur sa propre responsabilité dans ce désastre ;

- une chancellerie frénétique qui ne pense que par chiffres, statistiques et autres indices de performance, pour calibrer au mieux le budget.... pas la peine de faire de commentaire sur ce qu'il faut entendre par là en ces temps de vache maigre ;

- des parquets généraux qui font caisse de résonnance, et qui, tout aussi frénétiquement, exigent d'être informés à la seconde de tout événement, aussi insignifiant soit-il, au cas où la chancellerie demanderait des informations sur telle ou telle affaire, défrayant la chronique de la feuille de chou locale. Avec l'effet que l'on connaît (le ministère de la justice n'a jamais apporté aucun commentaire aux dépêches du parquet général relatives à l'affaire d'Outreau).

Et au milieu de tout cela, il y a nous (magistrats, greffiers, fonctionnaires et auxiliaires de justice). A ce propos je suis toujours admiratif de voir avec quel courage les greffiers et fonctionnaires des tribunaux remplissent leurs missions dans des conditions parfois indignes (bureaux au sous sol, dossier par milliers empiétant sur l'espace vital...).

Les magistrats sont légèrement mieux traités, même si parfois exercé dans un bureau de 8m² sous 35 °C en été ou 12 °C en hiver (problème de budget pour le chauffage) est un peu difficile.

Soyons aussi objectif, nous avons un peu contribué à ce tableau par notre inaction, découlant de conception rigide du sacro-saint devoir de réserve (par peur de la sanction disciplinaire). De plus la jeune génération est en train de payer un peu les erreurs de l'ancienne, qui a permis à de trop nombreux opportunistes d'avancer dans la carrière au détriment d'autres plus compétents mais trop occupés à travailler leurs dossiers.

La coupe est donc pleine.

Comme à chaque fois, je participerai à l'action locale organisée par mes collègues, sans aucune illusion sur l'effet que cela aura.

Puis je retournerai à mon bureau avec toujours cette amertume, mais la volonté vissée au corps de bien faire mon travail dans le respect des lois et des autres.

Notes

[1] Non, soutier n'est pas une fonction officielle, c'est un terme de marine qui désignait l'équipage chargé de faire tourner les chaudières au charbon des grands paquebots : on ne les voit pas, mais sans eux, rien ne bouge.

[2] École Nationale de la Magistrature.

j'assiste à ça…

Par Veuxd'elle, assistant de justice dans un tribunal administratif


Je suis le petit assistant de justice qui se faufile derrière son magistrat ou sa présidente. Je suis à la fois trop près et trop loin pour savoir ce qui ne va pas mais je peux vous en dire deux mots.

Mon travail à moi, légalement, c'est d'apporter mon « concours aux travaux préparatoires réalisés par les membres » de la juridiction administrative (art. R.222-7 du code de justice administrative, abrégé CJA).

En réalité, sous le contrôle des magistrats, je traite les dossiers qui arrivent sur mon bureau, tout simplement parce qu'il n'y a plus assez de magistrat pour écouler le stock.

Alors on me dit que je dois faire comme les grands : une note, un projet de jugement et au suivant, une note, un projet etc… en droit des étrangers, beaucoup, des ordonnances[1], énormément.

Parce que la pression des chiffres, l'engorgement des tribunaux et l'usine à gaz du « droit » des étrangers à conduit à ça, donner ce contentieux à de jeunes juristes qui sortent des banc de la fac et n'ont pas imaginé une seconde, du haut de leur vingtaine d'année, qu'ils pourraient avoir une responsabilité aussi écrasante. Bien sûr, sous le contrôle des magistrats, eux-mêmes débordés et courant après leur « norme » (i.e. le nombre standard de dossier à traiter pour une audience, une dizaine en général, la justice est une histoire de statistique…).

Moi aussi j'ai ma norme et mon quota à écouler. Chaque jour j'ai cette petite cloche dans ma tête qui me dit « tu en es à combien là ? C'est tout, c'est moins que le mois dernier, allez mets un coup de cravache mon petit ». Très relaxant comme son de cloche…

Pourquoi ? Parce que nos gouvernants on eut l'ingénieuse idée de flatter le peuple dans ses plus bas instincts, la peur de l'autre, au détriment d'un idéal, une justice de qualité.

Alors ils ont restreint les conditions d'octroi, durci la législation et inventé des instruments juridiques merveilleux comme l'OQTF[2] qui permet, dans un même bout de papier, d'avoir trois décisions : refuser le titre de séjour, fixer le pays de renvoi et obliger à quitter le territoire.

Ingénieuse ? Pour les préfets certainement, ils gagnent du temps grâce à ce fameux bout de papier unique ; pour nous rien n'a changé. Il reste toujours trois décisions susceptibles de contenir chacune des illégalités qui leurs sont propres et qu'on doit examiner : ça c'est l'Etat de droit mais sous la pression des chiffres, ça c'est l'Etat démago des statistiques à gogo.

Qui y gagne à votre avis ?

Qu'est-ce qu'il en résulte ? oh, trois fois rien, hormis quelques jugements par-ci par là un peu discutables (j'aimerais souligner qu'ils restent assez rares tout de même), il est une conséquence directe qui me dérange beaucoup plus : pendant que toute l'énergie des magistrats et assistants est consacrée à la résorption de ce contentieux en explosion depuis ces dernières années (allant jusqu'à représenter 60% du stock d'une juridiction !!!!), les autres contentieux n'avancent pas. Et l'égalité du justiciable dans tout ça criera la brave dame ?

Si tu es un « dangereux étrangers » en situation irrégulière, rassure toi, tu seras jugé en moins de six mois[3]. Si tu es un contribuable qui souhaite contester la taxation d'office au titre de l'impôt sur le revenu, tu en as pour un ou deux ans. Tu as été charcuté par un chirurgien indélicat ? compte au minimum deux ans pour un jugement de première instance. Tu es menacé d'expropriation pour une cause dont tu penses qu'elle n'a d'utilité publique que l'étiquette ? Ne t'en fais pas, grâce aux contentieux des étrangers, tu risques fort d'être jugé dans trois ou quatre ans.

Le pire dans tout ça, c'est le gâchis. Je rêve d'intégrer ce corps[4], je m'y prépare d'ailleurs, mais comment rendre attractif la fonction de magistrat quand on promet aux impétrants le si excitant contentieux des étrangers comme presque unique horizon en début de carrière ? Autant dire, de suite, que ça en fait fuir plus d'un… des talents sacrifiés sur l'autel de la démagogie et des « bons chiffres » du gouvernement.

Ras le bol, qu'est-ce qui est le plus important : l'aura politique d'une personne assise sur une sorte de bulle spéculative ou VOTRE justice, celle qui est rendu au nom du peuple français et devrait être digne de celui-ci !

J'ai été recruté parce que j'avais au minimum une maîtrise de droit et des compétences qui me « qualifient particulièrement à l'exercice de ces fonctions » (L222-7 CJA). J'ai un DEA d'une grande université, cinq ans d'études derrières et la chance d'avoir pu consacrer mon temps à ça et pas, comme beaucoup d'autre, à travailler en même temps pour financer celle-ci. Je suis payé 8,80€ brut de l'heure, pour un contrat de 15h par semaine, c'est la norme. Ca ne me paye même pas mon loyer à Paris… heureusement, jeune actif, mes parents sont encore là.

Ha oui, pourquoi ne pas finir sur une note d'espoir : au prochain concours, il y aura certainement, comme chaque année, entre 30 et 40 postes d'ouverts.

Il y a environ 1000 magistrats administratifs et 8000 magistrats judiciaires pour 60 millions de citoyens en France. En Allemagne, pays qui a substantiellement la même organisation que nous, on dénombre 22 600 magistrats judiciaires, certes pour 82 millions d'habitants. Mais ça donne proportionnellement un magistrat judicaire pour 3600 citoyens là bas, quand on en compte 1 pour 7500 chez nous.

Alors si vous pensez qu'il est plus important de parler du bébé de Rachida, de la rétention de sûreté ou du chien de Michel qui a mordu Germaine et qui nécessitera une nouvelle loi, ce sera sans moi, je ne veux pas, je ne peux pas voir à ce point la République se désintéresser de ce qui est et restera toujours, quoiqu'on en dise, le troisième pouvoir et le garant des droits et libertés de nos concitoyens.

Notes

[1] Une ordonnance en droit administratif est le cauchemar de l'avocat : c'est une décision de rejet de la requête sans audience.

[2] Obligation de Quitter le Territoire Français, création de la loi Sarkozy II du 24 juillet 2006.

[3] En moins de trois mois pour une OQTF, en moins de trois jours pour une reconduite à la frontière.

[4] Des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, la magistrature des tribunaux administratifs.

Ressenti

Par Juge d'instance, juge… d'instance. Si, si. Il présente lui-même ce qu'est cette juridiction. Les notes de bas de page sont d'Eolas.


Je profite de l'occasion donnée, dont je vous remercie sincèrement, pour m'exprimer sur les difficultés quotidiennement rencontrées. Je serai volontairement sobre.

J'exerce dans un tribunal d'instance de province, de taille moyenne.

Pour ceux qui l'ignorent, le tribunal d'instance est une juridiction d'exception[1] dont la compétence est limitativement énumérée. Il connaît ainsi des litiges de moins de 10 000 €, du contentieux locatif, des régimes de protection des majeurs (tutelle et curatelle) et des mineurs (administration des biens, tutelle), des saisies des rémunérations du travail, du paiement direct des pensions alimentaires et, pour le mien par délégation, du surendettement. Et encore vous ai-je fait grâce des contentieux exotiques (douanes, conditions des funérailles…). Il connaît également des contraventions (par exemple de la plupart des excès de vitesse)[2].

La juridiction d'instance a subi, subit et subira les réformes sans moyen.

En voici un aperçu chronologique.

La juridiction de proximité :

Invention de l'ère chiraquienne, destinée à rapprocher la justice du justiciable. Plusieurs juges (non professionnels) sont actuellement en fonction. Il a fallu prendre sur notre temps pour les former, temps en partie consacré en pure perte, certains n'ayant pas été retenus. Une fois en place, pas de personnel de greffe supplémentaire. Les audiences qui leur sont attribuées viennent en déduction de celles tenues par les magistrats professionnels. Et cela ne s'est pas traduit par une décharge d'activité puisque dans le même temps, le taux du ressort s'est accru à 10 000 €[3].

Résultat des courses, le nombre de dossiers examinés par audience s'allonge, de même que les délais. Et, quand il n'y a pas de juge de proximité, c'est le juge d'instance professionnel qui exerce la fonction,,, Que de complexité!

Le rétablissement personnel :

Il est né de la loi de la seconde chance de M. Borloo, avant qu'il n'aille herboriser à l'écologie. Le principe : les personnes dont la situation est irrémédiablement compromise sont orientées par la commission de surendettement vers le juge de l'exécution, qui peut prononcer un rétablissement personnel avec, à la clé, l'effacement des dettes.

Dans un premier temps (il a fallu attendre 3 ans et demi pour que la loi soit modifiée), et alors même que le travail avait été fait par la commission, le juge devait saisir un mandataire (au coût modique de 200 € H.T.) pour établir le bilan économique et social de la situation, même pour quelqu'un au RMI ou retraité. Réforme comme toujours sans moyen supplémentaire (un poste de fonctionnaire a été créé pour cette activité, toujours pas pourvu depuis plusieurs années). Conséquence, le délai d'examen de la procédure entre la transmission par la commission et le juge d'instance (faisant fonction de juge de l'exécution) a un temps avoisiné 2 ans (estimons nous heureux, le rapport du comité de suivi de cette loi a pointé certaines juridictions à 5 années…). Ainsi, entre la saisine de la commission et la fin de la procédure, 3 ans s'étaient en moyenne écoulés.

Depuis, le délai est retombé à 14 mois environ. Et il ne s'agit pas de paresse de notre part : les audiences étaient de 7 dossiers il y a 5 ans, de 15 à 20 aujourd'hui. Les personnes attendant dans le couloir apprécient.

La réforme des tutelles

A compter du 1er janvier prochain, l'ensemble des mesures de protection ouvertes (tutelle ou curatelle) doivent être révisées, afin de déterminer si la mesure doit être ou non maintenue, allégée ou aggravée. Une paille, quelques milliers, Aucun moyen supplémentaire encore une fois. La charge de travail est évaluée, j'arrondis, à un demi-temps plein de magistrat sur 3 ans, et un temps plein de greffier : il faut entendre les incapables[4], leur représentant, la famille peut-être. Il est inutile de se demander ce qui arrivera à l'expiration du délai de révision prévu par la loi : les mesures qui n'auront pas été étudiées prendront fin d'elles-mêmes, et elles seront sûrement légion. Et je ne développe pas pour être trop long sur le coût des expertises obligatoires qui resteront, s'agissant d'une obligation imposée en cours de mesure par la loi, à la charge du budget de l'Etat (soit 200 € environ par expertise que multiplient quelques milliers d'expertises, que multiplient quelques centaines de tribunaux d'instance). C'est toujours moins que les milliards pour les banques me direz-vous.

La réforme de la carte judiciaire

Réforme phare de ce gouvernement, qu'aucun autre n'avait parait-il réussi à mener à terme. Notre tribunal d'instance absorbera plusieurs juridictions supprimées et devrait augmenter son effectif de greffe d'un tiers (rien n'est sûr : de 4 à 8 personnes en plus selon les départs). Accroissement qui ira de pair avec l'activité récupérée de ces juridictions. Aucun gain à espérer de ce côté. Les locaux sont à aménager, pour en «densifier l'occupation», selon les termes poétiques de la Chancellerie. Petit problème, nous sommes déjà en octobre 2008 et rien n'est encore programmé… Où loger les nouveaux arrivants ? Et bien évidemment, je ne parle pas des archives, que nul ne sait où ranger. Une sacrée pagaille en perspective.

J'espère ne pas avoir été trop long et avoir donné un aperçu des difficultés dans lesquelles nous nous débattons, afin que le justiciable n'en pâtisse pas trop, C'est loin d'être toujours réussi.

Pour en sortir, pour ne pas augmenter la dépense publique (il n'y a plus de sous, sauf pour les banques), cessons les réformes ineptes, irréfléchies, votées à la va-vite, mal rédigées, non financées et sans moyen.

Simplifions, mais de la vraie simplification, pas celle qui complexifie pour simplifier (la dernière proposition de loi dite de simplification et d'allègement des procédures que vient d'adopter en première lecture l'Assemblée Nationale fait plus de 70 pages…).

Notes

[1] Par opposition à la juridictio nde droit commun qu'est le tribunal de grande instance (TGI) : le TGI connaît de tout litige que la loi n'a pas, par exception, attribué à une juridiction spéciale, appelée juridiction d'exsception. Cette expression n'a en langage juridique aucune connotation péjorative.

[2] Son greffe gère aussi les demandes liées à la nationalité française, délivrant les certificats de nationalité et enregistrant les déclarations d'acquisition de la nationalité (enfants étrangers nés en France, époux de Français…

[3] Il était auparavant de 7600 euros

[4] Incapables juridiquement, c'est-à-dire incapables par l'effet de la loi de faire valablement des actes juridiques : ce terme recouvre les mineurs, les personnes très âgées, les personnes malades mentales…

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