Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Actualité du droit

Le droit fait parfois la Une des journaux. Il y a gros à parier qu'il se retrouvera alors ici.

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jeudi 21 mai 2009

Clap de fin

Au détour d'une de ces redoutables lois de simplification du droit dont le législateur raffole pour compliquer le travail des juristes (si vous croyez que je fais de l'ironie facile, lisez l'article 138 de la loi), en l'espèce la loi n°2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, le législateur vient de mettre fin à la controverse née de la rédaction de l'article 67 du code de procédure pénale, dont Gascogne vous avait parlé ici.

Désormais, la loi exclut expressément l'enregistrement des gardes à vue en matière délictuelle (l'article 67 est désomrais ainsi rédigé : « Les dispositions des articles 54 à 66, à l'exception de celles de l'article 64-1, sont applicables, au cas de délit flagrant, dans tous les cas où la loi prévoit une peine d'emprisonnement. »).

Au passage, voilà comment, sous couvert de simplification et clarification, le législateur ôte de la loi une garantie de la défense (car cet enregistrement permettait à celui qui affirmait que ses aveux avaient été contraints ou faussés d'avoir une preuve) qui y était entrée, certes par accident, bien sûr par accident.

Amis juristes, parcourez bien cette loi, car elle change beaucoup de choses, et pas toujours dans un sens de simplification et de clarification.

Ainsi, désormais, la déclaration de nationalité du conjoint de Français depuis 4 ans se fera à la préfecture et non au tribunal d'instance. Sachant qu'il y a en France métropolitaine 95 préfectures et 473 tribunaux d'instance, je suppose que contraindre à un long déplacement est une simplification pour le législateur. Il y en a aussi pour l'indivision, la copropriété, les successions.

Comme d'habitude à chaque fois que le législateur simplifie le droit, l'aspirine est de rigueur.

vendredi 15 mai 2009

L'affaire du « Sarkozy je te vois »

Un enseignant marseillais connaît ces temps-ci une bien étrange mésaventure, qui serait cocasse si elle ne me laissait pas une certaine amertume dans la bouche.

Il y a un an de cela, il fait l'objet d'un contrôle d'identité dans la gare Saint-Charles de Marseille.

Et voici venu le moment d'une première pause. Qu'est-ce qu'un contrôle d'identité ? C'est le pouvoir donné par la loi aux forces de police de s'assurer de l'identité d'un individu, en lui demandant de s'en justifier. Il s'agit d'une atteinte à la liberté d'aller et venir (la personne contrôlée étant retenue le temps qu'il y soit procédé) et dans une certaine mesure à la vie privée puisque qui nous sommes et où nous allons ne regarde a priori que nous. Un tel contrôle ne peut donc théoriquement être opéré que dans les cas prévus par la loi. Je dis théoriquement car rien ne permet de refuser de se soumettre à un tel contrôle même s'il est manifestement illégal. Tout au plus peut-on soulever la nullité d'une procédure judiciaire lancée sur le fondement d'un tel contrôle illégal, mais encore faut-il que ce contrôle ait débouché sur des poursuites. Les honnêtes gens sont sans défense, car les honnêtes gens n'ont pas à se défendre, puisqu'ils n'ont rien fait, n'est-ce pas. Je vous renvoie à mes nombreux développement sur l'archaïsme de notre procédure et l'insuffisance de la protection des libertés individuelles en France, en voici un nouvel exemple.

Les cas légaux sont prévus à l'article 78-2 du code de procédure pénale. On peut les distinguer en trois catégories.

1° les contrôles sur réquisitions du procureur de la République.
Le procureur de la République donne l'ordre à la police de contrôler l'identité de toute personne se trouvant dans des limites géographiques qu'il précise et pendant un intervalle horaire qu'il détermine également, afin de rechercher certaines infractions, classiquement trafic de stupéfiants, port d'arme et séjour irrégulier. Tout contrôle hors de ces limites et horaires est nul. Si le contrôle révèle une autre infraction que celles visées dans les réquisitions, en revanche, aucune nullité n'est encourue. C'est sur ce genre de contrôles que sont interpellés nombre d'étrangers frappés d'un arrêté de reconduite à la frontière.

2° Le contrôle spontané.
La police peut décider de contrôler l'identité de toute personne à l'égard de laquelle existe une ou plusieurs[1] raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction, ou qu'elle se prépare à commettre un crime ou un délit, ou qu'elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en cas de crime ou de délit, ou qu'elle fait l'objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire. Si l'interpellation débouche sur une procédure, le policier devra préciser dans le procès verbal qu'il rédigera quelles sont les raisons qui l'ont poussé à opérer ce contrôle. Ces raisons peuvent être un comportement suspect (classiquement, celui qui, à la vue des policiers, fait demi-tour et part en courant), ou une ressemblance physique avec un avis de recherche diffusé par la justice.

3° Le contrôle géographique.
La loi permet à la police d'effectuer des contrôles discrétionnaires dans certaines zones géographiques où un fort flux de voyageurs internationaux a lieu : soit une bande de 20km le long des frontières et certains ports maritimes, aéroports et gares ferroviaires dont la liste est fixée par l'arrêté du 23 avril 2003. La gare de Marseille-Saint-Charles figure parmi ces zones où tout ce qui ne porte pas un képi est suspect.

Pour en revenir à notre enseignant, le fait qu'il se trouvât dans la gare Saint-Charles donne en tout état de cause un fondement géographique à ce contrôle. Il devait obéissance à la loi et accepter ce contrôle.

Accepter ne veut pas dire apprécier, et s'il fit le premier, il ne fit pas le second. Il explique que les personnels de police ont eu un comportement désagréable voire arrogant. Je ne puis confirmer ou infirmer, je n'y étais pas. Les policiers sont des humains comme les autres, ils ont leur lot de mauvais coucheurs, et tous nous pouvons tous le devenir après une mauvaise journée. Néanmoins les policiers ont droit eux aussi à la présomption d'innocence et je supposerai pour la suite du récit que le comportement des policiers a été correct.

Notre enseignant a donc voulu manifester son mécontentement, et l'a fait bruyamment, ce qui a pris la forme de deux exclamations : « Sarkozy, je te vois ».

Exclamations qui valent aujourd'hui à notre enseignant d'être cité à comparaître devant le juge de proximité pour y être jugé des faits de tapage diurne injurieux.

Et voici venu le moment de notre deuxième pause.

La contravention de tapage est prévue par l'article R.623-2 du Code pénal. Contravention de la 3e classe, qui fait encourir au maximum 450 euros d'amende. Pour être puni, le tapage doit être de nature à troubler la tranquillité d'autrui, et être soit nocturne, soit injurieux s'il est diurne. Or les mots ont été proféré à 17h50 d'après l'avocat du prévenu, il faisait donc jour.

Vous me connaissez : j'exècre le chipotage. Admettons donc le tapage, tant il est vrai que les marseillais sont réputés pour leur flegme, leur laconisme, et leur caractère placide. Admettons que le tapage soit de nature à troubler la tranquillité du public, tant il est vrai qu'on va dans une gare pour goûter le doux murmure des freins qui crissent et l'harmonieux susurrement des annonces sonores, ambiance idéale à la pratique du yoga, du tàijí quán et de la méditation transcendentale.

Mais le tapage injurieux ? En disant « Sarkozy je te vois » ? Rappelons que l'injure est constituée de tout terme outrageant ne contenant l'imputation d'aucun fait (Article 29 de la loi du 29 juillet 1881). J'espère que la procédure mentionne d'autres propos, mais ceux-ci semblent les seuls retenus dans la citation (sous toute réserve, je n'ai pas eu accès à ce document).

Je suis ravi de voir que le parquet de Marseille a du temps d'audience à consacrer à ce genre de dossier assurant à l'avocat de la défense une relaxe facile, mais j'ai du mal à sourire néanmoins.

Souvenons-nous de l'affaire du « Casse-toi pov'con ». Brandir un écrit qui critique implicitement mais clairement le président est une offense. Crier une critique de la politique sécuritaire voulue par le président est un tapage injurieux. Prochaine étape : une pensée désobligeante sera-t-elle une atteinte à l'autorité de l'État ?

Il y a dans ce type d'affaire une impression d'instrumentalisation du droit pénal pour faire une police politique qui me déplaît au plus haut point. Le peuple français est par nature un peuple de maillotins. Quelle que soit la légitimité démocratique sur laquelle s'appuiera le pouvoir en place, il y aura des opposants qui le contesteront, parfois injustement, parfois ridiculement. Et c'est tant mieux. Il est vrai qu'en quelques années, le nom du président apparaît presque toujours dans les procès verbaux des procédures d'outrage (alors que je n'ai jamais vu un dossier d'outrage où on invoquait le nom du président Chirac). C'est la conséquence inévitable de la politique d'omniprésence du président. Ça peut agacer. C'est vrai qu'à la longue, ça lasse. Ce n'est pas illégal pour autant.

La démocratie s'accommode fort bien d'un peu de désordre et la République a bien plus à craindre quand les gares sont silencieuses que quand les contrôlés sont tapageurs.

Notes

[1] Notez l'inutilité de la formule : si une suffit, peu importe qu'il y en ait plusieurs.

lundi 11 mai 2009

Pour la lettre de licenciement, écrire au ministre qui transmettra

La HADŒPI n'est pas encore créée qu'elle a déjà fait sa première victime, qui porte ironiquement le nom de Bourreau.

Jérôme Bourreau-Guggenheim était jusqu'à il y a peu salarié de la société eTF1, partie du groupe TF1, responsable du pôle innovation web. À l'occasion de la mobilisation contre le projet de loi HADOPI, il a adressé le 19 février dernier un courrier électronique à son député, en l'occurrence Françoise de Panafieu, députée de la 16e circonscription de Paris qui comme son nom l'indique est dans le 17e. Ce mail a été envoyé, semble-t-il depuis son domicile à partir de son adresse privée.

L'assistant parlementaire du député, qui comme leurs noms ne l'indiquent pas sont toutes les deux des femmes, lit le courrier électronique (ne croyez pas que votre député lit ses e-mails professionnels lui-même) et, le trouvant intéressant car solidement étayé (le rédacteur est un professionnel du web), le fait suivre au cabinet du ministre compétent[1], le ministre de la Culture et de la communication, dans le but d'avoir un argumentaire rédigé par les services dudit ministre, censés être au point, si ce n'est pointus sur la question.

Le directeur adjoint dudit ministre, Christophe Tardieu, prend connaissance de ce courrier électronique (il en va des ministres comme des députés : ne croyez pas qu'ils lisent leurs mails eux-même). Et va faire suivre ce courrier à Jérôme Counillon (attention de ne pas oublier le N), directeur juridique de TF1.

C'est là que l'affaire prend un tour bizarre. J'ignore comment ledit attaché du ministère a su que le scripteur travaillait pour une filiale du groupe TF1. Je suppute que l'adresse électronique utilisée ait été en @tf1.fr, sinon, je me demande bien ce qui a mis la puce à l'oreille du ministère, à moins qu'il ait fait état de son emploi dans la lettre ? En tout cas, on accuse souvent TF1 d'être proche du pouvoir, mais je ne pense pas que ce soit au point que les ministères connaissent par cœur l'organigramme des filiales.

Toujours est-il que la direction de eTF1 s'en émeut et le président de la société par actions simplifiée convoque son salarié pour lui chanter pouilles. Le groupe TF1 soutient la loi HADOPI, et eTF1 a précisément pour objet social la production de films et de programmes pour la télévision. Et tout le monde sait que eMule et bittorrent rament à causes des petabytes[2] de programmes de TF1 téléchargés illégalement partout dans le monde. Si on travaille à TF1, on est HADOPIste. HADOPI : aimez-là ou quittez TF1.

Bourreau a la langue bien pendue et lui fait savoir que ce qu'il dit ou pense en dehors des 35 heures hebdomadaires qu'il s'est engagé à consacrer à son employeur ne regarde que lui et à la rigueur son directeur de conscience.

Et le 16 avril, le couperet tombe sur notre pauvre Bourreau : il est licencié pour « divergence forte avec la stratégie » de l'entreprise. Ce qui nous permet d'apprendre que la filiale en charge du développement web de TF1 a pour stratégie de soutenir un texte visant à permettre la coupure de l'accès à internet. Si vous voulez mon avis, on n'est pas encore sorti de la crise...

Chaussons un instant les lunettes du juriste et répondons aux diverses questions de droit que peut se poser le quidam de passage.

Est-il normal que ce ne soit pas le député ou le ministre qui lise son courrier ?

La réponse est oui. Un ministre a des journées… ben de ministre, et a autre chose à faire que lire son courrier : arriver en retard à des négociations syndicales, apprendre le droit européen… Il n'y a nulle atteinte au secret des correspondances dès lors que celui qui en prend connaissance a reçu délégation expresse du destinataire pour ce faire. L'atteinte au secret des correspondances (art. 226-15 du code pénal) suppose la mauvaise foi ou la fraude, c'est à dire la conscience que le courrier n'est pas adressé à celui qui en prend connaissance et qu'il n'a pas l'autorisation pour ce faire.

L'assistant parlementaire avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui, sauf là aussi fraude ou mauvaise foi. Et il n'y a nulle mauvaise foi de la part d'un député (ou de son fondé de pouvoir) de transmettre une correspondance qui lui est adressée ès qualité par un citoyen sonnant le tocsin sur un texte de loi qu'il estime funeste au ministre en charge du texte pour qu'il lui fournisse explications et contre-arguments. Tout comme un courrier que vous adresserez au procureur de la République pour porter plainte sera transmis à un service de police pour une enquête préliminaire avant le cas échéant d'arriver sur le bureau d'un juge d'instruction et pour finir devant un tribunal.

Quand vous envoyez un courrier, qu'il soit épistolaire ou électronique, il cesse de vous appartenir et n'est protégé que pendant son acheminement vers son destinataire. Au-delà, son destinataire en devient le propriétaire et en fait ce qu'il veut, sauf si le courrier contient des éléments relatifs à votre vie privée, dont la divulgation est dès lors prohibée (art. 9 du code civil), ou que son destinataire est tenu au secret professionnel (comme un avocat). Et une prise de position politique d'un citoyen adressée à son ministre ne relève pas de la vie privée.

Le directeur adjoint de cabinet avait-il le droit de transmettre une correspondance privée à un tiers ?

Oui. Pour les mêmes raisons que ce-dessus. Quand bien même le motif légitime avait disparu (on comprend que le député demande des munitions au ministre ; on comprend moins que le ministre informe l'employeur du citoyen), la mauvaise foi n'est pas pour autant apparue : le directeur adjoint n'a pas reçu ce mail par fraude, et il en était le destinataire, par délégation à tout le moins. Ça ne relève pas du pénal. En revanche, il y a une faute professionnelle, dans le sens où rien ne justifiait cette transmission, qui met au contraire son ministre dans l'embarras, la pauvre n'ayant pas vraiment besoin de ça. Ce qui explique que ledit directeur adjoint ait été suspendu pour un mois, c'est-à-dire qu'il reviendra pour aider la chef à porter ses cartons vers la sortie.

eTF1 avait-il le droit de licencier son salarié à cause de ce courrier ?

Je ne suis pas un spécialiste du droit social mais je ne pense pas m'avancer en disant qu'un consensus se fait sur une réponse négative (mais le dernier mot appartient au Conseil de Prud'hommes de Boulogne-Billancourt).

Pour mettre fin à un contrat de travail à durée indéterminée, l'employeur doit faire état d'une cause réelle et sérieuse (pas nécessairement une faute, notez bien). Un comportement peut aussi être qualifié de faute grave voire de fautes lourdes avec des conséquences sur l'indemnisation du salarié. Un CDD ne peut être rompu que pour des faits qualifiés de faute grave au moins. Le juge prud'homal contrôle la qualification des faits et sanctionne (pécuniairement) l'employeur qui a rompu sans cause réelle et sérieuse ou surqualifié la faute. Qu'est-ce qui constitue une cause réelle et sérieuse ? Cela fait l'objet de nombreuses publications que dévorent les avocats en droit du travail. C'est de la casuistique, mais dont l'étude permet de cerner des limites assez claires, même si les marges sont toujours mouvantes.

En matière de liberté d'expression, la jurisprudence admet que l'abus de celle-ci, même en dehors des heures de travail puisse justifier un licenciement. Le salarié a une obligation générale de loyauté envers son employeur, et lui casser publiquement du sucre sur le dos est incompatible avec le fait d'encaisser son salaire à la fin du mois. S'il peut exprimer en interne son désaccord avec des choix de la direction, mais en termes mesurés, il doit, si on lui en donne l'instruction, exécuter néanmoins ces choix. Refuser de le faire justifie un licenciement (et justifierait même plutôt une démission).

Dans notre affaire, il ne semble pas allégué que notre salarié ait critiqué la société qui l'employait. Il semble que la divergence réside dans le fait qu'il ait critiqué une loi que son employeur approuve et estime conforme à sa stratégie. Rien ne permet d'affirmer, sauf à ce que j'ignore des éléments, que le salarié n'aurait pas eu à cœur de faire son travail avec conscience même s'il consistait à appliquer la loi HADOPI. Il y a un monde entre s'opposer à une loi et refuser d'y obéir. Seul ce dernier point peut fonder une sanction.

En conséquence, nous avons un licenciement fondé sur une prise de position politique, dans un courrier adressé en son nom personnel à une personne n'ayant aucun lien avec l'employeur. Je plains l'avocat de TF1 aux prud'hommes. Sa plaidoirie va être un moment de solitude.

Néanmoins, le salarié ne devrait pas être réintégré. Si le Code du travail prévoit cette possibilité pour le juge prud'homal, en pratique, les relations humaines se sont dégradées à un point tel qu'il serait absurde de remettre la situation en l'état et croire que tout reprendra comme si rien ne s'était passé. La sanction est donc presque toujours pécuniaire, sous forme de dommages-intérêts.

Bref, un beau gâchis pour tout le monde.

Notes

[1] Au sens juridique s'entend en l'espèce.

[2] Un petabyte vaut un million de gigabytes. L'adolescent crétin qui sommeille en moi trépigne d'impatience que cette unité devienne le standard de mesure de la mémoire informatique.

lundi 4 mai 2009

Pour aller en garde à vue, t'as une solution ?

Le Courrier Picard raconte une histoire qui, à en croire ma boîte mail, fait beaucoup réagir.

Une personne qui a reçu d'un collègue un SMS libellé « Pour faire dérailler un train, t'as une solution ? » s'est vue convoquer par la police et a passé une nuit en garde à vue. Je cite l'article :

« Ils voulaient avoir des précisions sur ce SMS. Je m'y suis rendu sans aucune appréhension, je ne voyais vraiment pas où était le mal. » Mais sitôt arrivé au commissariat, le ton change. « J'entends parler d'affaire criminelle, de terrorisme, et d'une garde à vue qui pourrait durer dix jours, raconte Stéphane. On me demande si je suis capable de choses farfelues comme, par exemple, faire dérailler un train. » Le jeune homme tombe des nues. Il donne le nom de son collègue, auteur du fameux SMS. La police perquisitionne chez ce dernier et le ramène au commissariat. « Je me disais, ils vont faire les vérifications et tout sera terminé. En fait, le cauchemar ne faisait que commencer. »

Sur instruction du parquet, S… est placé en garde à vue à 16 heures. « C'était un véritable choc. En deux secondes, j'ai eu l'impression de devenir un vulgaire criminel. Je me retrouve dans une belle cellule jaune qui sent la pisse, j'ai l'impression d'être traité comme un chien. » Au petit matin, les auditions se poursuivent. Les vérifications sont longues et S… ne retrouve la liberté qu'à partir de 16 heures, soit au bout de 24 heures de garde à vue. L'auteur du SMS est également libéré.

Premier rapide commentaire : pas dix jours, six jours, c'est le maximum possible en cas de terrorisme. En l'occurrence, 16 heures auront suffit mais la qualification terroriste aura permis de tenir l'avocat éloigné pendant ce laps de temps, car il n'a pas le droit de pointer son vilain nez avant 48 heures.

L'article est ambigü sur un point : il semble laisser entendre que l'opérateur a dénoncé S… après avoir intercepté ce SMS. Ce n'est pas (encore) juridiquement possible. L'article L. 34-1 des Postes et communication électroniques fixe les informations conservées et tenues à la disposition de la police, et cet article précise bien que ces informations « ne peuvent en aucun cas porter sur le contenu des correspondances échangées ou des informations consultées, sous quelque forme que ce soit, dans le cadre de ces communications. » (Il faut chercher un peu, c'est le 2e alinéa du V).

En fait, il semblerait que les faits soient les suivants.

Le portable habituel de S… est tombé en panne. Il l'a donc remis à son opérateur qui lui en a prêté un de remplacement. Au cours des opérations de réparation, le technicien est tombé sur ce SMS, stocké dans la mémoire interne du téléphone. Son sang picard n'a fait qu'un tour : faire dérailler un train, c'est comme arracher une caténaire, si on excepte la fait que ça n'a rien à voir : c'est sûrement un coup de Tarnac.

L'opérateur dénonce donc les faits à la police qui ouvre une enquête en préliminaire, pour non dénonciation de crime (art. 434-1 du Code pénal), s'il vous plaît, avec la procédure d'exception pour le terrorisme, pour faire bonne mesure. On lui reproche d'avoir eu connaissance de la préparation d'un attentat et de ne pas l'avoir lui-même dénoncé aux autorités.

S… a donc été convoqué, principalement… pour lui demander qui lui a envoyé ce SMS, et aller chercher ledit émetteur par la peau des fesses, et lui demander s'il n'aurait pas par hasard des tuyaux sur une insurrection à venir et des comités invisibles.

Âbénonhain, comme on dit dans la baie de Somme, a répondu ce dernier. Après seize heures à l'isolement dans une cellule jaune qui sent la pisse aux normes républicaines, il est remis en liberté. Le procureur de la République d'Abbeville est en charge des excuses (et moi du graissage) :

« La procédure pénale est la même pour tout le monde, que le risque soit probable ou peu probable », rappelle Éric Fouard, mettant en avant le principe de précaution qui prévaut en matière de terrorisme.

« Cette actualité récente [l'affaire Julien Coupat, qui remonte tout de même à sept mois] a certainement joué en sa défaveur, admet le procureur. Je comprends que, de son côté, la garde à vue puisse paraître violente mais, dans ce genre d'affaire, on ne peut prendre aucun risque. »

Je cherche pour ma part désespérément le risque que la police n'a pas voulu prendre en privant de liberté seize heures une personne qui avait reçu un SMS semblant indiquer que son correspondant n'avait pas la moindre idée de comment faire dérailler un train. Et pourtant, en tant qu'avocat, j'ai de l'imagination, forcément…

Moralité de l'histoire ? Il y en a plusieurs.

- Si vous ne faites pas dans le terrorisme, pensez à effacer vos SMS de la mémoire de votre téléphone. Sinon, merci de les laisser pour les services de police.

- Encore une fois, au nom de notre sécurité (le déraillement de train étant avec la grippe porcine mexicaine A la première cause de mortalité des Français, c'est bien connu), la liberté individuelle est balancée à la poubelle sans un seul instant de réflexion sur la nécessité de la mesure. Et avec la bénédiction de l'autorité judiciaire, garante des libertés individuelles selon la Constitution, qui sur ce genre d'affaire n'est vraiment pas à la hauteur de son rôle (un peu comme le procureur de Nîmes qui, tout magistrat qu'il est, a fait appel de la remise en liberté de la famille avec le bébé de quatre mois, la contraignant à passer trois jours de plus en Centre de rétention, pour rien et en violation de la Convention des droits de l'enfant : car ce placement était bien illégal. Principe de précaution, encore. On ne pouvait prendre le risque de laisser ce bébé de quatre mois en liberté).

En effet, sachez-le, seul le procureur de la République (ou le juge d'instruction si c'est sur commission rogatoire, mais le juge d'instruction est plus accessible que le procureur pour l'avocat) a le pouvoir d'ordonner qu'il soit mis fin à une garde à vue ; et la loi ne prévoit aucune possibilité pour l'avocat du gardé à vue de saisir un juge pour lui demander de regarder le dossier et juger de l'absolue nécessité de cette privation de liberté. Le procureur ne peut le faire que de sa propre initiative. D'ailleurs, pour peu que l'affaire porte sur du terrorisme, du trafic de stupéfiant, ou de la délinquance en bande organisée, l'avocat est soigneusement tenu écarté pendant 48 heures.

Quand je dis que la procédure pénale française a des aspects médiévaux, je suis injuste. Avec le Moyen-Âge. L'Habeas Corpus, les Anglais l'ont depuis 1215 (C'est Jean Sans Terre, le vilain Prince Jean de Robin des Bois qui l'a accordé à ses sujets !), les Français quant à eux restent soumis à l'arbitraire de l'État qui peut vous embastiller, pour votre sécurité bien sûr, pendant 48 heures sans que vous ne puissiez rien dire ; et si c'était une erreur, ne comptez même pas sur des excuses. Des anglais et de nous, qui sont les citoyens, qui sont les sujets, à votre avis ?

Ce qui est tout particulièrement rageant, c'est qu'en tant qu'avocat, ma position est que dès que S… a mis un orteil dans le commissariat, il devait être placé en garde à vue car ce placement est créateur de droits (notamment il fait partir le compte à rebours pour la durée maximum). Mais garde à vue n'est pas nécessairement synonyme de placement en cellule, retrait des ceintures, montres, lacets, lunettes, d'humiliation et d'heures d'attentes passées en cellule odoriférante. Sauf dans l'esprit des policiers. La CNDS le rappelle régulièrement[1], d'ailleurs, avec autant d'effet que pisser dans un violon (c'est peut-être pour ça que le violon sent l'urine, au fait ?).

Et pour finir sur une note optimiste, la politique du chiffre mise en place depuis 2002 prévoit parmi les objectifs chiffrés servant à noter les unités et à répartir les budgets le nombre de gardes à vue. Après ça, étonnez-vous qu'elles augmentent de 54% sur la période, et de 73% pour celles de plus de 24 heures. Ça en fait 225000 de plus par an. 616 de plus par jour. Une toutes les deux minutes. Il faut bien les trouver. Fût-ce dans votre boîte de réception des SMS.

Quoi ? J'avais dit que je finirai sur une note optimiste ? Au temps pour moi. Comme la police d'Abbeville, je me suis trompé.

Notes

[1] Voir dans son rapport 2008 tout beau tout chaud les avis 2006-100 ; 2006-108 ; 2007-64 ; 2007-81 ; 2007-107 ; 2007-130 ; 2007-144 ; 2008-1 ; et 2008-52.

mercredi 29 avril 2009

Synthèse de la décision du CSM concernant Fabrice Burgaud

Tout le monde n'aura pas le courage de lire la longue décision du CSM concernant Fabrice Burgaud, sans compter ceux qui n'ont pas besoin de lire quoi que ce soit pour avoir une opinion sur tout.

C'est dommage, car le CSM a fait un vrai effort de pédagogie et de rédaction de sa motivation, qui est un élément indispensable à la compréhension de cette décision.

Alors pour ceux qui sont overbooké, qui vont sur mon site (ou sur Rue89 où cet article sera repris) pendant que leur patron ont le dos tourné, voici une synthèse de la décision pour pouvoir briller en société en y consacrant un minimum de temps.

Comme toute décision juridictionnelle, elle rappelle d'abord les règles de droit applicables (cette partie s'appelle le visa), puis, après avoir rappelé le déroulement de la procédure, reprend un par un les arguments du demandeur et y répond, expliquant en quoi elle le rejette ou au contraire pourquoi elle l'estime fondé (cette partie s'appelle les motifs), avant d'exposer la teneur de sa décision cette conclusion s'appelle le dispositif. Rappelons enfin que le demandeur est ici le Garde des Sceaux, représenté par Mme Lottin, directrice des services judiciaires de la Chancellerie, désigné par la décision comme “l'autorité de poursuite”. Le défendeur est bien évidemment Fabrice Burgaud.

Les règles de droit applicables.

La règle de droit applicable rappelée en exergue est la suivante. N'espérez pas comprendre la décision si vous ne l'avez pas à l'esprit (les passages entre crochets sont des commentaires de votre serviteur).

D'abord, qu'est-ce qu'une faute disciplinaire pour un magistrat ?

La réponse se trouve à l'article 43 de l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique sur le statut de la magistrature.

Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire.

► Premier point, le Conseil rappelle le principe que l'indépendance des juges ne permet pas de critiquer les décisions qu'ils ont rendues, que ce soit dans leur motivation ou dans le sens de la décision, autrement que par l'exercice d'une voie de recours (appel, pourvoi en cassation, etc…), ce qui recouvre les actes du juges d'instruction. Donc le CSM ne jugera pas l'instruction effectuée par Fabrice Burgaud quand il était juge d'instruction à Boulogne : c'était le rôle de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai

Le Conseil rappelle les deux exceptions à cette règle :

Premièrement, si un tel manquement a été constaté lors d'un recours contre une décision du juge, le CSM peut sanctionner cette violation.

Deuxièmement, lorsqu'un juge a, de façon grossière et systématique, outrepassé sa compétence ou méconnu le cadre de sa saisine, de sorte qu'il n'a accompli, malgré les apparences, qu'un acte étranger à toute activité juridictionnelle, des poursuites disciplinaires peuvent être engagées.

Or dans notre affaire, l'instruction menée par Fabrice Burgaud a fait l'objet de nombreux recours devant la chambre de l'instruction, qui ont tous été rejetés. La première exception ne joue pas.

► Deuxième point, s'agissant du comportement global du magistrat et non plus des décisions qu'il a rendues, s'il n'appartient pas à la juridiction disciplinaire d'apprécier, a posteriori, la démarche intellectuelle du magistrat instructeur dans le traitement des procédures qui lui sont confiées, les carences professionnelles de celui-ci peuvent, néanmoins, être sanctionnées lorsqu'elles démontrent, notamment, une activité insuffisante, ou un manque de rigueur caractérisé, de nature à nuire au bon déroulement de l'information, un défaut d'impartialité, de loyauté ou de respect de la dignité de la personne.

Les griefs contre le magistrat

Voici les règles posées. Le CSM va reprendre ensuite un à un, en les classifiant, les vingt griefs soulevés par la Chancellerie. Et va en rejeter douze sur vingt, dont un (le 3-9) qui ne reposait sur aucun élément. Amusant quand on se souvient que l'on reproche à Fabrice Burgaud d'avoir traité son dossier avec légèreté…

S'agissant des huit qu'il va retenir, le CSM va suivre le raisonnement de la Chancellerie, qui reconnaissait elle-même qu'aucun de ces griefs ne constituait en soi une faute. Je le répète : la Chancellerie reconnaissait elle-même que Fabrice Burgaud n'avait commis aucune faute. Ça a échappé à beaucoup de commentateurs. Mais le cumul de ces griefs, qualifiés de « négligences, maladresses et défauts de maîtrise dans les techniques d'audition et d'interrogatoire » constituerait lui une faute selon le Conseil, qui permet de prononcer une sanction. Le fait que la sanction prononcée soit la plus légère tient à une autre raison, que j'avais déjà annoncée (l'amnistie) sur laquelle je reviendrai à la fin.

La liste de ces griefs figure dans la décision, que je ne vais pas paraphraser ici, mais commenter. Sa lecture laisse un certain malaise à votre serviteur. Si cette liste montre bien que Fabrice Burgaud n'a pas été d'un professionnalisme à toute épreuve, et a même à certains moments fait preuve d'une certaine incompétence, je ne puis m'empêcher de penser que l'affaire d'Outreau, ce n'est pas le fait que le juge ait confondu deux Priscilla, ou ne se soit pas ému que d'une version à l'autre, le récit des enfants change. Si ces erreurs, pour regrettables qu'elles fussent, n'avaient pas été commises, l'affaire n'aurait-elle pas eu lieu ? Je vous donne un indice : Fabrice Burgaud est parti en juillet 2002. Le réquisitoire définitif demandera un non lieu pour un des mis en examen, qui sera accordé par le juge ayant succédé à Fabrice Burgaud, mais ce non lieu sera annulé par la chambre de l'instruction de Douai et le mis en examen en question renvoyé devant les assises de St-Omer où il sera acquitté. De même, ce ne sont certainement pas ces absences de vérification et ces contradictions non relevées qui ont été déterminantes lors du procès de St-Omer, où certains futurs acquittés seront condamnés, puisque la procédure devant la cour est orale, et que les jurés n'ont donc pas eu accès à ces procès-verbaux. À vous de vous faire votre opinion en relisant si vous le souhaitez la décision du CSM.

L'effet de l'amnistie

Comme je l'avais indiqué, un obstacle majeur se dressait sur la route de la Chancellerie : la loi d'amnistie votée à l'occasion de la ré-élection triomphale de Jacques Chirac. Elle amnistiait tous les faits constituant des fautes disciplinaires commis avant le 17 mai 2002 (date du début du second mandat de Jacques Chirac) ; or Fabrice Burgaud a quitté son poste à la fin du mois de juillet 2002.

La loi d'amnistie prévoit une exception à l'effacement de la faute : si elle constitue un manquement à l'honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs. Le CSM examine si les griefs antérieurs au 17 mai 2002 qu'il a retenus constituent un tel manquement et répond par la négative. En effet, les termes « négligences, maladresses ou défauts de maîtrise » retenus désignent des fautes involontaires. On ne manque pas à l'honneur ou à la probité par négligence.

Le CSM indique qu'il ne retiendra donc que les faits postérieurs au 17 mai 2002 pour évaluer la sanction. Là encore, si vous ne gardez pas ce point à l'esprit, vous vous condamnez à ne pas comprendre cette décision.

Cela laisse sept interrogatoires dont un d'un mineur et deux de Myriam Badaoui jugés insatisfaisants, une investigation non effectuée alors qu'elle aurait été nécessaire selon le CSM, deux notifications d'expertise effectuée juste avant la clôture de l'information, et la clôture elle-même sans avoir répondu aux demandes d'actes dont il était saisi.

C'est sur la base de ces seuls éléments que le CSM va déterminer la sanction.

La sanction adéquate.

Si vous avez suivi, je pense que la réprimande prononcée, la plus basse des neufs sanctions possibles, vous apparaît désormais plus claire.

Ce n'est pas toute l'instruction qui est jugée, mais seulement les trois dernier mois (du 17 mai au 7 août 2002) sur 20 mois d'instruction. Ce d'autant plus que le Conseil ajoute que sur la centaine d'autres dossiers que Fabrice Burgaud a instruit, aucun de ces manquements n'a été relevé, qu'aucune observation pouvant le mettre en garde n'a été faite par les autres magistrats intervenant sur le dossier, que ce soit le parquet de Boulogne ou la chambre de l'instruction de Douai, qu'aucune demande de nullité de la procédure n'a jamais été déposé par un des avocats des mis en examen, que cette affaire était extraordinaire par son ampleur et sa complexité, qu'il n'est pas contesté que Fabrice Burgaud s'est investi à fond dans le dossier et qu'enfin il n'a pas disposé des moyens dont il avait besoin et ce malgré ses demandes répétées.

Le Conseil prononce donc la sanction de réprimande avec inscription au dossier.

Ultime commentaire sur cette décision.

Cette décision ne satisfait pas l'opinion publique, je m'en rends bien compte. Et je m'en fiche. C'est le confort de l'avocat sur le politique. Le CSM n'avait pas à rejouer les Animaux Malades de la Peste et à crier haro sur le Burgaud. Mais elle ne me satisfait pas non plus, pour une raison sans doute opposée à l'opinion publique. Je pense pour ma part que le CSM n'avait pas de quoi condamner Fabrice Burgaud.

Je m'explique.

D'entrée de jeu, le CSM rappelle la règle : il cherche des fautes mais ne juge pas le travail du juge : c'est là le rôle des voies de recours (qui dans cette affaire n'ont pas été exercées hormis pour les demandes de mises en liberté). Et pourtant, c'est exactement ce qu'il va faire dans cette décision. Il va éplucher méticuleusement le dossier à la recherche des oublis, des contradictions non relevées, des astuces pourtant monnaie courante pour gagner un peu de temps (des expertises en même temps que des avis de fin d'instruction, j'en ai reçu à la pelle avant la loi du 5 mars 2007 qui a réformé le système). Bref, il va juger le travail du juge hors des voies de recours, va admettre que ce ne sont pas des fautes, mais en les empilant, va estimer qu'elle deviennent une faute. Il va ensuite constater que l'amnistie en fait disparaître 80%, et va donc sanctionner les 20% restant. Sacré tour de passe passe, plus à sa place dans Le Plus Grand Cabaret du Monde que dans une décision juridictionnelle.

Au-delà du cas de Fabrice Burgaud, que les Français adorent détester et dont je me fiche à titre personnel (hormis quand il met un de mes clients en prison, puisqu'il est à l'exécution des peines de mon tribunal), le CSM ouvre ainsi une porte à un contrôle disciplinaire de la qualité du travail du juge, et permet de le sanctionner même si aucune faute n'est constituée, en trouvant un cumul de négligences. Vous avez envie d'applaudir, car rien n'exaspère plus les Français que les privilèges qu'ils n'ont pas[1] ? Fort bien, mais gardez une chose à l'esprit : le pouvoir disciplinaire est mis en branle par le Garde des Sceaux, qui obéit donc au premier ministre (quand il y en a un) et au président de la République (pourtant garant de l'indépendance du pouvoir judiciaire). Souvenez-vous en le jour où vous aurez comme adversaire un ami du pouvoir. Par cette porte ouverte, c'est l'indépendance du juge qui peut prendre la poudre d'escampette. C'est bien cher payé pour la tête de Fabrice Burgaud.

En outre, et j'en finirai là-dessus, avoir fait de Fabrice Burgaud le bouc émissaire de cette affaire, quitte à lui inventer des fautes (combien de gens m'ont-ils dit qu'il avait renvoyé aux assises un accusé pour le viol d'un enfant qui n'était pas né, alors qu'il s'agit d'une erreur commis longtemps après son départ par le parquet et rectifiée avant la cour d'assises par la chambre de l'instruction ?), c'est une façon commode d'escamoter les véritables leçons à tirer de cette affaire. Une réformette votée en mars 2007, dont le principal volet (la collégialité de l'instruction) est remise en cause avant même son entrée en vigueur (le 1er janvier prochain) par l'annonce de la suppression du juge d'instruction). Une réforme grotesque de la formation des magistrats (des tests psychologiques et six mois en cabinet d'avocat, mais suppression du stage en prison…). Et les pots cassés étant payés par les magistrats, lâchés par leurs ministres successifs, et donc sans voix pour se défendre, avec comme prix une perte de confiance des Français dans leur justice. Un gâchis peut en cacher un autre. Et même un troisième car les dégâts sont considérables dans les relations magistrats-chancellerie (l'actuelle locataire —à moins qu'elle ne soit plus qu'occupante sans droit ni titre ?— n'ayant rien fait pour arranger les choses, témoin ce communiqué que je mets en annexe, diffusé sur l'intranet du ministère de la justice à l'attention des magistrats. Comme on pouvait s'y attendre, le principal sujet du communiqué sur la décision Burgaud est le Garde des Sceaux elle-même. Si vous voulez donner un sens au concept de “ déplacé ”, c'est un cas d'école.

Allez, je sens que je vais plus me faire démonter en commentaires que si j'avais dit du bien de Youssouf Fofana.


Annexe : Communiqué de la Chancellerie (Source : Intranet du ministère de la Justice).

Communiqué du 27 avril 2009

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a rendu hier sa décision à l’égard de M. Burgaud. Beaucoup de français auront du mal à comprendre une décision qui, dans une affaire aussi grave, prononce une sanction symbolique. Mais il faut rappeler que le CSM est une instance indépendante qui nomme les juges du siège et prononce les sanctions à leur égard.

Les avocats de M. Burgaud mettent en cause l’impartialité de l’un des membres du CSM, M. Chavigné. Ce magistrat a siégé tout au long de l’instance disciplinaire qui a duré une semaine, sans qu’à aucun moment son impartialité n’ait été mise en doute par la défense de M. Burgaud. Il lui est reproché d’avoir, en août 2003, statué sur une demande de liberté concernant l’un des accusés de l’affaire d’Outreau. Il est à noter qu’à cette date, M. Burgaud n’était plus en charge de cette affaire depuis un an et que les faits qui étaient débattus devant le CSM n’avaient aucun lien avec l’audience à laquelle aurait participé M. Chavigné. Ce dernier doit fournir très rapidement au président du CSM toutes les explications qui permettront d’éclaircir la situation.

Dans cette attente, il est malhonnête de polémiquer. Mme Guigou a cru pouvoir mettre en cause la Chancellerie alors que celle-ci n’avait aucun moyen de connaître cette situation remontant à plusieurs années et qu’aucun des membres du CSM ne connaissait. Cette attaque est indigne. Mme Guigou, porte une lourde responsabilité, avec le parti socialiste, dans la dégradation de la confiance des français envers leur justice ; elle n’a porté, lorsqu’elle était garde des Sceaux, aucune des réformes qui auraient pu éviter cette dégradation. Elle n’a pas réformé le CSM, alors qu’il s’agissait pourtant d’un des points du programme de François Mitterrand et de Lionel Jospin.

N’ayant rien à dire sur le fond, elle se livre aujourd’hui à des attaques personnelles, alors que sous l’impulsion du Président Sarkozy, j’ai engagé une profonde réforme des institutions judiciaires.

Un nouveau CSM, dans lequel les personnalités extérieures à la magistrature seront majoritaires, sera prochainement mis en place. Tous les justiciables pourront présenter devant lui des recours disciplinaires contre les magistrats dont ils auront à se plaindre. L’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a également été réformée pour que les juges soient plus en phase avec la société française d’aujourd’hui.

Les droits des justiciables et les libertés individuelles auront plus progressé en deux ans que sous l’ensemble des gouvernements socialistes.


P.-S. : Heu, non, là, je ne peux pas laisser passer.

Un rapide bilan de tous les gouvernements socialistes : Abolition de la peine de mort (qui est un progrès du droit du justiciable, tout de même), ouverture du droit au recours individuel devant la cour européenne des droits de l'homme (le même jour, d'ailleurs), droit à un avocat en garde à vue à la 21e heure en 1993 puis dès le début en 2000, droit de l'avocat de demander des actes au juge d'instruction, de poser des questions lors des interrogatoires et confrontations (1993), d'exercer un recours contre ses décisions (idem), gratuité de la copie du dossier (qu'est ce que ça a pu changer l'exercice effectif des droits de la défense, et par un simple décret, c'était en 2001), appel en matière criminelle (sans lequel six des acquittés d'Outreau seraient encore en prison), et j'en passe. Ces deux dernières années, c'est : peines plancher et rétention de sûreté. Youhou le progrès.

Notes

[1] Encore qu'en l'espèce, ils l'ont puisqu'en matière de droit du travail, la loi pose une prescription de deux mois pour poursuivre le salarié tandis que la faute du magistrat est imprescriptible, ce qui fait qu'un cumul de négligences que l'employeur reconnaîtrait non fautives ne permettrait pas en soi de licencier un salarié.

vendredi 24 avril 2009

La décision du CSM dans l'affaire Burgaud

CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline des magistrats du siège
24 avril 2009
M. Fabrice BURGAUD

DÉCISION



Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre de la Justice, contre M. Fabrice Burgaud, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, sous la présidence de M. Vincent Lamanda, premier président de Cour de cassation, en présence de M. Francis Brun Buisson, conseiller-maître à la Cour des comptes, M. Jean-Claude Becane, secrétaire général honoraire du Sénat, M. Dominique Chagnollaud, professeur des universités, M. Dominique Latournerie, conseiller d'Etat honoraire, M. Jean-François Weber, président de chambre honoraire à la Cour de cassation maintenu en activité de service, M. Hervé Grange, premier président de la cour d'appel de Pau, M. Michel Le Pogam, président du tribunal de grande instance des Sables-d'Olonne, M. Luc Barbier, juge au tribunal de grande instance de Paris, Mme Gracieuse Lacoste, conseillère à la cour d'appel de Pau, et M. Xavier Chavigné, substitut du procureur général près la cour d'appel de Bordeaux, membres du Conseil supérieur de la magistrature,

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mercredi 22 avril 2009

Va-t-on jeter les victimes en prison ?

C'est ce que j'ai craint quand j'ai entendu notre Président Bien-Aimé déclarer (toutes les citations présidentielles seront issues de cet article) :

«Il n'est quand même pas extravagant de demander que la victime soit traitée dans la même condition que le délinquant».

Heureusement, la remise en contexte m'a révélé qu'il ne s'agissait que de simple démagogie. J'y reviendrai, mais relevons certains propos qui méritent commentaire.

Ainsi, le président a décidé de ne pas laisser le phénomène des bandes s'installer pour annoncer derechef la future pénalisation du simple fait d'appartenir à une de ces bandes. J'ai déjà traité la question, mais je relève juste une affirmation qui serait busirible si l'article 67 de la Constitution ne protégeait pas le Président en exercice des attributions du fameux prix :

J'ai vu deux reproches, ceux qui disent c'est liberticide, je ne vois pas en quoi c'est liberticide, soit c'est inefficace, il faudrait savoir, soit c'est liberticide, soit c'est inefficace.

J'adore la conclusion sous-jacente : efficace = liberticide ; mais je préfère une contre-démonstration par l'exemple. Décider que le fait de se promener seul dans la rue est passible d'un an de prison est liberticide. Et contre les bandes, c'est inefficace. Donc on peut faire les deux à la fois. J'ajouterai que l'actuelle majorité s'en est fait une spécialité.

Suivent deux annonces pot-au-feu (c'est meilleur chaque fois que c'est réchauffé) :

La première :

"L'attaque d'un fonctionnaire sera une circonstance aggravante."

Quelle super idée. Et on pourrait le mettre à l'article 222-13, 4° du code pénal :

[Sont aggravées les violences commises] : 4° Sur un magistrat, un juré, un avocat, un officier public ou ministériel, un militaire de la gendarmerie nationale, un fonctionnaire de la police nationale, des douanes, de l'administration pénitentiaire ou toute autre personne dépositaire de l'autorité publique, un sapeur-pompier professionnel ou volontaire, un gardien assermenté d'immeubles ou de groupes d'immeubles ou un agent exerçant pour le compte d'un bailleur des fonctions de gardiennage ou de surveillance des immeubles à usage d'habitation en application de l'article L. 127-1 du code de la construction et de l'habitation, dans l'exercice ou du fait de ses fonctions, lorsque la qualité de la victime est apparente ou connue de l'auteur ;(…).

la deuxième :

Nicolas Sarkozy a également annoncé un durcissement des sanctions à l'égard de ceux qui pénétreraient dans un établissement scolaire pour y commettre des violences.

Re-super idée. On pourrait le mettre… je sais pas… au 11°du même article ?

[Sont aggravées les violences commises] : 11° Dans les établissements d'enseignement ou d'éducation ou dans les locaux de l'administration, ainsi que, lors des entrées ou sorties des élèves ou du public ou dans un temps très voisin de celles-ci, aux abords de ces établissements ou locaux ;

On voit que le président a tiré les leçons du fiasco HADOPI : il annonce les réformes déjà en vigueur (l'aggravation liée à la situation dans ou à proximité d'un établissement scolaire date de la loi n°2007-297 du 5 mars 2007, dont le projet de loi était signé par un certain… Nicolas Sarkozy). Comme ça, les députés planqués derrière les rideaux sont bien feintés.

Mais on ne fait pas de bonne démagogie sans taper sur la tête des délinquants d'une main et caresser celles des victimes de l'autre.

Et là, notre président a eu son chemin de Damas. Comment ? On ne traite pas les victimes dans les mêmes conditions que les délinquants ? C'est extravagant. Pourtant, franchement, où est la différence ?

Il a demandé que soit examinée la possibilité pour une victime d'avoir "un avocat à la minute de l'agression". Faisant valoir que les délinquants "avaient droit à la première minute dès l'ouverture de la procédure à un avocat", le chef de l'Etat a demandé que "l'on travaille pour savoir dans quelles conditions la victime pourrait être traitée aussi bien que le délinquant". "Il n'est quand même pas extravagant de demander que la victime soit traitée dans la même condition que le délinquant", s'est-il exclamé.

—Profond soupir—

Comme quoi on ne rappelle jamais assez les évidences.

La victime n'a aucun obstacle de droit à l'accès à un avocat. Simplement, la victime, à la minute de l'agression, n'a pas besoin d'un avocat. Plutôt d'un médecin (si l'agression est physique) et de la police. La priorité pour cette dernière est, outre l'interpellation du suspect s'il est encore dans les parages, la collecte des preuves. Empreintes digitales (on dit papillaires), génétiques, témoignages, images de vidéosurveillance. Parmi ces preuves, il y a la plainte de la victime et en cas de violences le certificat médical dressé par un service spécialisé appelé à Paris les Urgences Médico-Judiciaires (UMJ, situées à l'Hôtel Dieu) qui seul peut fixer l'incapacité totale de travail au sens de la loi et décrire précisément les blessures constatées, qui est un élément essentiel pour le dossier. Victimes de violences, n'allez pas voir votre médecin traitant, mais allez porter plainte : la police vous remettra une réquisition destinée aux UMJ ; allez-y aussitôt, plus le certificat est proche de l'agression mieux c'est. Vous me direz : voilà le rôle de l'avocat, dire cela aux victimes. Je vous répondrai que l'article 53-1 du code de procédure pénale prévoit que la police doit informer la victime présumée de ses droits lors du dépôt de plainte. Elle peut (et elle le fait d'ailleurs) insister sur l'importance de la collaboration de la victime dans le récolement des preuves.

Une fois la plainte déposée, la victime n'est plus sollicitée, sauf pour un complément de témoignage suite à la découverte d'éléments nouveaux ou une éventuelle confrontation avec un suspect. En dehors de cela elle est bien sûr libre comme l'air. Y compris libre d'aller voir un avocat.

C'est une fois qu'un tribunal ou un juge d'instruction est saisi que la victime présumée a besoin d'un avocat. Pas pendant l'enquête de police. Je reviendrai sur l'éventualité d'une intervention de l'avocat de la victime au cours de l'enquête de police.

L'auteur des faits, lui, une fois identifié et interpellé, est placé en garde à vue. Cette mesure est coercitive (le gardé à vue n'a pas le choix) et privative de liberté. Sous la pression de la cour européenne des droits de l'homme, le législateur français a dû, en 1993 (20 ans après l'entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l'homme en France qui prévoit ce droit à son article 5, tout va bien…), autoriser les gardés à vue à s'entretenir avec un avocat. Mais le pays des droits de l'homme a veillé à repousser à la 21e heure l'intervention de l'avocat, ce qui permettait de tenir éloigné cet importun d'une bonne moitié des procédures. La loi du 15 juin 2000 a enfin permis l'intervention de l'avocat dès le début de la garde à vue. Mais rassurez-vous bonnes gens, l'avocat n'a droit qu'à trente minutes d'entretien avec son client, sans avoir accès au dossier, histoire d'éviter qu'il en profite pour, je sais pas moi, préparer la défense de son client ? Je ferai bientôt un billet sur ce qu'il y a de mieux à faire en garde à vue (se taire), sachant que jamais nos clients ne nous écoutent. Si la garde à vue est prolongée, le gardé à vue a droit à un deuxième entretien, dans les mêmes conditions.

Si à l'issue de la garde à vue le suspect est déféré devant un magistrat, son avocat aura enfin accès au dossier. Aucun juge n'a le droit de voir un prévenu si son avocat n'a pas eu au préalable accès au dossier et la possibilité de s'entretenir avec son client. Un gardien de la paix a de ce point de vue plus de pouvoir qu'un juge. Pour en revenir à la victime, son avocat aura accès au dossier exactement au même moment que l'avocat de la défense : dès l'instant où un juge est saisi (tribunal en comparution immédiate ou sur citation, juge d'instruction pour mise en examen, etc…). Donc de ce point de vue, les victimes et les prévenus sont sur un strict pied d'égalité.

Invoquer le droit du gardé à vue à un avocat pour l'élargir aux victimes est stupide (je mets 30 euros de côté pour l'offense au président de la République). La victime n'est pas placée en garde à vue, elle n'est pas privée de liberté, elle ne subit aucune mesure coercitive. Elle est libre, donc libre d'aller voir un avocat quand elle le veut. Ou de lui téléphoner. Son droit à un avocat, elle l'a déjà. Avocat qui a les mêmes droits que celui du prévenu (et aucun accès privilégié à la procédure).

Peut-être que le président souhaite que cet avocat puisse précisément intervenir lors de l'enquête de police, demander des actes, assister son client lors du dépôt de plainte ? Dans ce cas, ça change tout. J'applaudis vigoureusement à l'idée.

Car donner ce droit à l'avocat de la victime obligerait à le donner aussi à l'avocat de la défense, ce que nous réclamons depuis le néolithique supérieur. Ce serait une formidable avancée des droits de la défense.

Hélas, mon esprit chagrin, probablement, mais j'ai comme un doute sur le fait que telle soit l'intention présidentielle.

lundi 20 avril 2009

Considérations sur une agression

Le buzz semblant quelque peu retomber, nous allons pouvoir réfléchir comme aiment à le faire les juristes : sereinement.

Une vidéo a récemment beaucoup fait parler d'elle : il s'agit des images de vidéosurveillance d'un omnibus de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), qui comme son nom l'indique, est un établissement public industriel et commercial et non une régie. Ces images, que je ne souhaite pas reprendre ici en raison de leur caractère illicite, pour les raisons que j'exposerai ci-après, montrent un jeune homme qui se fait, dans un premier temps, dérober son portefeuille par un acte astucieux[1] : un premier complice aborde le jeune homme et visiblement sollicite de manière insistante une cigarette ; le deuxième l'aborde à son tour et le distrait tout en retournant son manteau et le secouant pour faire glisser le portefeuille hors de sa poche ; enfin, un troisième récupère le portefeuille et le cache. La victime de ce vol s'en rend toutefois rapidement compte, et tente de le récupérer par la force. Aussitôt, les deux autres complices et un autre volent au secours de leur camarade et rossent d'importance la victime du vol, avec un acharnement vengeur puisqu'alors même que leur victime est hors d'état de se défendre, les agresseurs reviendront à l'assaut, et par surprise dans le dos qui plus est, car rien n'a plus de courage que la réunion de la lâcheté. En outre, un voyageur, ayant voulu porter secours à cette victime (en faisant un croche-pied à l'un des agresseurs), se prendra lui aussi deux coups de poing au visage.

Les agresseurs finissent par partir avec la satisfaction de la victoire facile. La vidéo s'arrête là mais pas cette affaire puisque le Service Régional de Police des Transports[2] interpellera peu de temps après deux des agresseurs, qui seront mis en examen et le sont encore à l'heure où j'écris ces lignes. À ma connaissance, aucun mandat de dépôt n'a été décerné à cette occasion. Ajoutons que l'un des agresseurs était mineur (le nabot à capuche pour ceux qui ont vu la vidéo).

Cette vidéo a été semble-t-il mise en ligne par un policier du SRPT, qui ne s'attendait pas à l'écho qu'elle aurait, et qui a depuis été identifié, est suspendu et fait l'objet d'une procédure disciplinaire.

En outre, la victime de l'agression, parfaitement visible sur la vidéo, a porté plainte pour violation du secret de l'instruction par ce policier.

Car cette vidéo a fait les choux gras des sites et blogs dit "identitaires", qui en ont fait la promotion en affirmant que cette agression était “raciste”, laissant entendre qu'elle est la démonstration d'un phénomène généralisé de haine des populations d'origine étrangère à l'égard des populations d'origine pas étrangère, le critère unique de distinction étant la comparaison de la pâleur de la couleur de la peau. À ce propos, les inévitables commentaires de gens n'étant pas habitué à la correction de mise en ces lieux qui se contenteront d'exprimer lapidairement et par voie d'affirmation péremptoire tout le mal que leur auteur pense des gens pas assez comme lui seront traités comme il se doit, merci de ne pas nourrir le troll le temps que Troll Detector™ fasse son office.

Cette vidéo soulève deux questions de droit : s'agit-il de violences racistes au sens de la loi, et en quoi diffuser cette vidéo est-il illicite ?

S'agit-il de violences racistes ?

Cette question en appelle immédiatement une autre : qu'est-ce qu'une violence raciste ?

Le terme de violences, sous entendu volontaires, recouvre le sens premier du terme : les coups portés dans le but de blesser ou à tout le moins provoquer une souffrance chez la victime. Mais la jurisprudence a étendu la notion de violence à tout geste de nature à provoquer une souffrance chez la victime, même sans contact physique. Ainsi, foncer sur une personne avec une voiture pour piler in extremis est une violence, l'action étant de nature à provoquer une grande peur chez la victime. Et si la victime devait décéder d'une crise cardiaque à cause de cette frayeur, nous serions en présence du crime de violences ayant entraînés la mort sans intention de la donner. Dans notre affaire, les actes perpétrés sont des violences par nature : coups de poing, coups de pied. Pas de problème sur ce point.

Simplement une subtilité juridique : le délit à retenir n'est pas celui de violences volontaires, mais de vol aggravé : n'oublions pas qu'à la base, il y a un vol, et c'est la réaction de la victime contre ce vol qui a déchaîné les violences, qui visaient à assurer aux auteurs du vol la réalisation de leur méfait. Il s'agit donc d'un vol (base : 3 ans, 45.000 euros d'amende) aggravé par le fait qu'il a été commis en réunion (deux coauteurs ou complices au moins : on passe à 5 ans, 75.000 euros), et dans un transport en commun (nous voici à sept ans, 100.000 euros d'amende). Le vol est accompagné de violences : nous voici à 10 ans et 150.000 euros d'amende. Et là, bing, on se heurte la tête au plafond délictuel. Le vol peut être aggravé par trois circonstances au maximum, qui lui font atteindre le plafond de 10 ans, le maximum encouru pour un délit hors état de récidive. Le fait que ce vol ait pu être commis pour des mobiles racistes est donc indifférent au niveau de la qualification. Le parquet a déjà des preuves difficilement réfutables qu'il s'agit d'un vol aggravé par trois circonstances. Pourquoi diable irait-il s'aventurer sur un terrain probatoire fort difficile ? [NB : paragraphe mis à jour]

En outre, si les blessures subies par la victime excèdent huit jours d'incapacité totale de travail (ce qui me semble probable vue la violence de l'agression), le parquet n'a même plus à s'embêter avec la réunion et le lieu de commission : on atteint directement le maximum de dix ans de prison et 150.000 euros d'amende, mobile raciste ou pas : article 311-6 du code pénal. Oui, il est aux yeux de la loi plus grave de casser le nez de quelqu'un en lui piquant son portefeuille que de le lui piquer en le giflant et en le bousculant en groupe pour des mobiles racistes. Le législateur n'est pas l'as de la cohérence législative.

Mais bon, pour l'intérêt de la discussion, demandons-nous donc si ces violences étaient racistes.

La circonstance aggravante liée au racisme est entrée dans le code pénal par une loi du 3 février 2003. Sa formulation exacte aggrave les délits de violences et de vol commis à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou de son orientation sexuelle, vraie ou supposée (la mention de l'orientation sexuelle sera rajoutée par la loi du 18 mars 2003 sur la Sécurité Intérieure…).

En principe, en droit pénal, les mobiles sont indifférents sur la qualification. Robin des Bois a beau voler aux riches pour donner aux pauvres, il est un voleur au même titre que celui qui vole aux pauvres pour garder pour lui[3]. L'explication est que la preuve du mobile est une preuve difficile à rapporter. Comment prouver l'intention qui anime une personne au moment où elle agit ? En faire un élément de l'infraction risque de paralyser la répression. Par contre, le mobile, quand il est connu, est pris en compte pour fixer le quantum de la peine. C'est une chose que Robin des bois et son alter ego ultralibéral soient tous deux des voleurs. Mais là où Robin des Bois sera condamné à une peine de prison avec sursis voire une dispense de peine, l'autre voleur sera condamné à une peine de prison ferme. Pour une même qualification juridique.

Le mobile raciste (qui recouvre l'antisémitisme et l'homophobie, entre autres) est donc délicat à démontrer. Un homophobe peut frapper un homosexuel pour une autre raison que son orientation sexuelle. Voire en ignorant qu'il est homosexuel. Et les propos tenus lors des actes de violence peuvent constituer un indice, mais pas forcément une preuve. Souvenez-vous du procès de Jean-Marie Garcia, diffusé en feuilleton par France 2 : le mobile raciste a été écarté alors même qu'un témoin assurait qu'il s'était écrié “sale arabe” avant de tirer une balle dans la tête de sa victime. Les propos tenus par l'auteur peuvent s'ajouter à une faisceau d'indices : s'il apparaît que l'auteur des violences a tenu publiquement des propos hostiles à la population à laquelle appartient sa victime, s'il fait partie d'un mouvement ouvertement hostile à cette population, etc…

Et dans notre affaire, lors du déchaînement de violence, on peut en effet entendre une voix s'écrier “ Français de merde ” à deux reprises. Au milieu d'une douzaine de “ fils de pute ” ce qui semble indiquer que la légitimé de la filiation de la victime était une plus grande préoccupation pour les auteurs des coups que la nationalité de celle-ci.

Bien évidemment, le terme “ français ” n'est pas à prendre au sens juridique de “ de nationalité française ” : il y a gros à parier que tous les belligérants étaient de cette nationalité. Il s'agit de la périphrase utilisée couramment par les jeunes des quartiers dits défavorisés pour désigner un blanc de type européen, par opposition à un arabe (“ rebeu ”), qui est pourtant leucoderme lui aussi, ou un noir (“ black ”).

Est-ce suffisant pour établir que les agresseurs étaient animés de pensées racistes, et que le vol était dû au départ à cette volonté raciste ? Pour l'avocat de la défense que je suis, rien n'est moins sûr. Tout d'abord, la vidéo montre que le vol du portefeuille au départ était vécu comme un jeu, un défi du type “ t'es pas cap' ”. Les auteurs de l'agression, hilares, font tout pour ne pas être repérés, et c'est l'apparence “ bourgeoise ” de la victime qui semble avoir été déterminante. On serait donc plus dans une optique de lutte des classes que de racisme. J'ajoute que la vidéo montre que l'un des agresseurs (un noir aux cheveux teints en blond…) est assis à côté d'une jeune fille qu'il enlaçait, donc vraisemblablement sa petite amie… qui est blanche, châtain clair aux cheveux raides , donc entrant irréfutablement dans la catégorie “ française ”. Voilà qui bat en brèche la force probante des propos tenus dans le feu de l'action, visant plus à offenser la victime qu'à exprimer une opinion sur la hiérarchie des races.

C'est la résistance de la victime, le fait qu'elle ait voulu employer la force pour récupérer son bien, et qu'elle a semble-t-il, lors de la bousculade qui a suivi, entraîné au sol l'un des membres de la bande qui a été l'élément déclencheur de la violence qui s'est déchaînée. Qu'il soit clair que je ne blâme pas la victime d'avoir résisté ni n'insinue que c'est sa faute : je suis dans une simple recherche de causalité immédiate. Car c'est là la démarche du juriste, qui recherche la qualification la plus proche de la vérité, et non à poser un jugement moral ou à apporter la démonstration de la validité d'une thèse politique visant à faire de cet incident précise une démonstration plus vaste que tous les noir et arabes de France haïraient les blancs.

En conclusion sur ce point : le mobile raciste n'aura pas à être expressément démontré pour assurer l'efficacité de la répression, les violences étant à mon sens suffisantes pour retenir une qualification maximale faisant encourir dix années. Il présentera un intérêt s'il peut être démontré pour fixer le quantum de la peine, mais je ne suis pas certain que cette vidéo démontre la réalité du racisme de ses auteurs. Ne soyez pas outré : elle contient tout ce qu'il faut pour le prononcé de peines très sévères.

En quoi ces images sont-elles illicites ?

Les tenants de la théorie du complot arabo-noir mettent promptement sur le compte du politiquement correct le fait que cette vidéo ait été retirée des plates-formes Youtube et Dailymotion. Je ne vais pas blâmer des gens ayant peu l'habitude de réfléchir de retenir la première explication qui leur vient à l'esprit dans la tête, et qui va dans le sens de leur théorie.

Cette vidéo est illicite pour plusieurs raisons légales objectives.

D'un simple point de vue civil, la version originale montre les visages de tous aisément reconnaissables. Y compris en premier lieu de la victime, qui se fait battre comme plâtre. Dès lors, celle-ci bénéficie de la protection de son droit à l'image, de même que ses agresseurs, eh oui (article 9 du code civil).

En outre, car ce point peut être réglé par un floutage, cette vidéo est une pièce d'un dossier d'instruction en cours. Le policier qui l'a publiée a commis une violation du secret professionnel (art. 226-13 du code pénal), et détenir une copie de cette vidéo sur leurs serveurs constituerait pour Youtube et Dailymotion un acte de recel.

Enfin, une loi imbécile restant une loi, celle du 5 mars 2007… enfin, l'une de celles du 5 mars 2007 a instauré un délit (article 222-33-3 du code pénal) déstiné à lutter contre le “ happy slapping ” punissant de 5 ans de prison et 75.000 euros d'amende le fait de diffuser l'enregistrement d'images relatives à la commission d'atteintes volontaires à l'intégrité de la personne, sauf lorsque l'enregistrement ou la diffusion résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public[4] ou est réalisé afin de servir de preuve en justice. La diffusion de ces images à des fins d'excitation de l'opinion publique en faveur de ses thèses politiques n'entre pas dans ces exceptions. On peut critiquer cette loi (j'en serais), mais en attendant, la loi est faite pour être appliquée[5].

Notes

[1] Au sens juridique : la délinquance astucieuse s'oppose à la délinquance violente en ce qu'elle fait en sorte que la victime ne réalise pas immédiatement qu'elle a été victime de l'infraction pour donner à son auteur le temps de prendre le large.

[2] Un service de la police national spécialement consacré à assurer la sécurité sur les réseaux de transports en commun de Paris et de l'Île de France, créé en 2003.

[3] Qui a dit “ ça s'appelle un agio sur découvert ” !?

[4] Il y a une loi qui interdit au législateur de faire bref en disant “ journalisme” ?

[5] Avec au passage un merci à Fantômette de m'avoir mis sur la piste de cette qualification à laquelle je n'avais pas pensé.

mardi 24 mars 2009

Le petit manuel du parfait strasbourgeois pacifiste

J'ai lu avec une surprise non dissimulée, puisque personne ne me voyait, que des policiers se seraient présentés, à Strasbourg, au domicile de particuliers ayant pavoisé la façade de leur domicile de drapeaux pacifistes ouvertement hostiles au retour de la France dans l'OTAN, dans la perspective du sommet de cette Organisation qui se tiendra dans la capitale de l'Alsace et de l'Europe les 3 et 4 avril prochain (cf cette dépêche AFP).

J'ai été interrogé à ce sujet par une journaliste de Rue 89 qui prépare un article sur la question, et, étant lancé sur le sujet, j'en profite pour écrire rapidement sur ce sujet.

Nous supposerons pour l'intérêt de ce billet que l'info est exacte (la préfecture du Bas-Rhin dément avoir donné de telles instructions, mais je vous expliquerai plus loin pourquoi je ne la crois pas sur parole).

Soyons clairs : c'est complètement, totalement, absolument illégal.

De manière générale, aucune loi n'interdit d'afficher ainsi son opinion à sa fenêtre, sous réserve que cette manifestation ne prenne pas des formes illégales (ex : image pornographique, puisque susceptible d'être vue par un mineur passant dans la rue). Au contraire, ce genre de manifestation est une forme de la liberté d'expression et comme le rappelle notre Constitution,

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen.

J'ajoute que dans cette superbe ville qui va bientôt accueillir notre Garde des Sceaux Déjà Regrettée, au bord du Canal de la Marne au Rhin, siège une juridiction qui a pour but de s'assurer que tous les pays du Conseil de l'Europe applique les règles suivantes :

Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, article 10.

Ce serait dommage qu'une violation de cet article se produise à sa porte.

Donc :

La police ne tire d'aucune loi actuellement en vigueur le pouvoir d'interdire ou de faire retirer, voire de retirer par la force un tel drapeau.

Le préfet peut, dans le cadre de ses pouvoirs dits de police, prendre des mesures temporaires limitant les libertés dans le but d'assurer le maintien de l'ordre. Mais ces mesures doivent prendre la forme d'un arrêté préfectoral publié, et susceptible de recours devant le juge administratif, qui s'assurera que ces mesures ne sont pas disproportionnées par rapport au but poursuivi.

C'est ainsi que le préfet va limiter la circulation à proximité des lieux où se tiendra le sommet, voire bouclera littéralement certains quartiers. Voyez la liste des mesures sur cette page.

À ma connaissance, aucun arrêté n'a été pris pour interdire aux moins bellicistes des alsaciens d'afficher des drapeaux hostiles à la guerre et à l'OTAN, quand bien même on pourrait leur objecter que la seconde est faite pour prévenir la première.

Donc que faire si la police sonne chez vous pour s'offusquer d'un drapeau pacifiste ?

1 : Refusez-lui d'entrer. La police n'a pas le droit de pénétrer de force chez vous si elle n'a pas été mandatée par la justice (commission rogatoire, mandat d'arrêt, ou d'amener, etc), si elle n'est pas en enquête de flagrance (et ces drapeaux ne constituent pas un délit), si elle n'a pas été appelée depuis l'intérieur du domicile, sauf état de nécessité supposant un danger grave et imminent. Attention : si vous commettez un outrage, la police peut agir en flagrance et dès lors pénétrer chez vous. Soyez d'une politesse mielleuse.

2 : Demandez aux agents de prouver leur qualité en exhibant leur carte professionnelle. Un air patibulaire et un brassard "POLICE" sont des indices d'appartenance aux forces de l'ordre, mais insuffisants en soi. Profitez-en pour prendre note de leur nom et matricule, pour que si le préfet continue à dire qu'il s'agit d'éléments isolés agissant de leur propre chef, on puisse les retrouver et leur poser la question.

3 : S'ils vous somment d'ôter le drapeau de votre fenêtre, demandez-leur à quel titre, quelle loi ou quel arrêté préfectoral invoquent-ils (là aussi, notez leur réponse).

4 : Refusez poliment et souhaitez-leur une bonne journée. En effet, il n'y a pas de loi qui vous interdise d'exhiber un tel drapeau, et si un arrêté préfectoral a été pris, vous risquez au pire du pire 38 euros d'amende pour ne pas y déférer, et encore il faudra vous citer devant la juridiction de proximité pour cela, et le parquetier rigolera bien en lisant le procès verbal d'infraction avant de le classer sans suite. Si l'arrêté a moins de deux mois, vous pouvez d'ailleurs l'attaquer devant le tribunal administratif (pensez au référé suspension).

5 : S'ils forcent le passage et s'emparent par la force de votre drapeau (ce qui est peu probable, rassurez-vous), laissez-les faire. D'abord, vous êtes pacifiste, c'est une question de cohérence. Ensuite, résister par la violence à une voie de fait de la police est un délit en France, le saviez-vous ? Et portez plainte contre eux pour violation de domicile et vol, ajoutez-y les violences volontaires s'ils vous ont bousculé (car OUI, bousculer est une violence volontaire, j'ai assez de clients qui ont été condamnés sur cette base pour constituer une jurisprudence constante). Ajoutez-y une plainte à l'IGS pour des poursuites disciplinaires et demandez à un député ou sénateur de l'opposition de saisir la CNDS (C'est là que le fait d'avoir noté leurs noms et matricule prend un intérêt renouvelé). Des violences même légères sont toujours aggravées quand elles sont commises par des policiers et sont un délit. Quoi qu'il arrive, ne ripostez pas par la violence, même verbale. Soyez un Gandhi qui n'aurait rien contre la charcuterie.

6 : Tenez-moi informé via ce même blog.

Mais je suis prêt à parier que maintenant que la presse est alertée, plus aucun képi ne viendra perturber les décorations des fenêtres de Strossburi.

OTAN en emporte le vent.

jeudi 19 mars 2009

Le président de la République annonce une spectaculaire indulgence à l'égard des bandes

(NB : Il n'est pas impossible que ce billet ne soit pas dépourvu d'un brin d'ironie)

En visite à Gagny, le président de la république a respecté une tradition républicaine bien ancrée, baptisée un fait divers = une loi.

Une de ces mesures est cependant un formidable retournement de la politique pénale actuelle, et une forme de clémence à l'égard des bandes de banlieue.

Le président a annoncé que

L'appartenance à une bande "en connaissance de cause", ayant des visées agressives sur les biens et les personnes, sera punie d'une peine de 3 ans d'emprisonnement.

Or le code pénal connaît un délit baptisé l'association de malfaiteurs, qui est ainsi défini à l'article 450-1 :

tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un ou plusieurs crimes ou d'un ou plusieurs délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement.

Sachant qu'un vol, des violences volontaires ou des destructions volontaires, commises en réunion, font toutes encourir 5 ans d'emprisonnement et sont donc couverts par l'association de malfaiteurs. Et que la jurisprudence n'est vraiment pas exigeante pour considérer constituée l'association de malfaiteurs.

Et l'association de malfaiteurs est punie de 5 ans d'emprisonnement, voire 10 ans si le délit envisagé est lui-même passible de 10 années de prison.

Ce nouveau délit, en vertu du principe que les textes spéciaux dérogent aux textes plus généraux, exclura l'application de l'association de malfaiteurs aux bandes et diminuera donc la peine encourue. Si j'approuve de manière générale la clémence, je ne suis pas sûr que ce soit ce que veut vraiment notre bien aimé président.

À moins que ces fameuses « visées agressives » n'impliquent même pas, dans l'esprit du président, l'existence de faits matériels de préparation de l'infraction. Il suffira donc d'avoir envie de commettre un délit sur les personnes et les biens pour être passible de trois ans de prison (avec un an minimum de peine plancher en cas de récidive). Je souhaite bon courage aux procureurs qui vont devoir apporter la preuve de l'élément matériel de l'infraction.

Ah, le législateur au travail. Une source perpétuelle d'émerveillement.

mercredi 4 mars 2009

HADOPI, mon amie, qui es-tu ?

Alors, cette fameuse loi «HADOPI», qu'est-ce qu'elle raconte au juste ?

Chipotons un brin

Pour le moment, rien, car ce n'est qu'un projet de loi, adopté par le Sénat mais pas encore examiné par l'Assemblée. L'exposé que je vais vous faire concerne donc le projet tel qu'adopté par le Sénat. Il va très probablement être modifié par les députés, mais c'est le seul document de travail dont je dispose, par la force des choses.

Et de fait, je ne m'attarderai qu'au seul article 2, qui contient l'essentiel du projet de loi, le reste des dispositions de la loi étant à ce jour essentiellement de la rénumérotation de textes et des transferts de compétence pour tenir compte de la création de la fameuse HADŒPI.

Pour cet exposé, j'appellerai le projet de loi HADOPI, pour éviter d'utiliser le nom officiel un peu long (Projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet), et utiliserai la graphie HADŒPI quand je parlerai de la future Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet.

Soulevons le capot

Comme je l'avais dit lors de la promulgation de la loi DADVSI :

Que serait une nouveauté législative sans une nouvelle autorité administrative indépendante qui lui est consacrée, et qui permet ainsi au ministre concerné de se défausser de ses responsabilités ? Réponse : ce que vous voulez sauf une réforme française.

La loi HADOPI sera une réforme française, puisqu'elle crée une nouvelle Autorité Administrative Indépendante, la HADŒPI.

Son organisation est un pur copier/coller de l'organisation habituelle de ces Autorités Indépendantes : un collège de neuf membres, nommés pour six ans non renouvelables et non révocables ; un Conseiller d'État, un Conseiller à la cour de cassation, un conseiller à la cour des comptes, le président de l'HADOPI, élu par les Neufs, devant être un de ces trois là, un membre désigné par le président de l'Académie des Technologies, un membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique désigné par son président et quatre personnalités qualifiées, désignées sur proposition conjointe des ministres chargés des communications électroniques, de la consommation et de la culture.

Son rôle serait défini à un futur article L.331-13 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) et se divise en trois missions :

« 1° Une mission d’encouragement au développement de l’offre commerciale légale et d’observation de l’utilisation illicite ou licite des œuvres et des objets auxquels est attaché un droit d’auteur ou un droit voisin sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne ;

« 2° Une mission de protection de ces œuvres et objets à l’égard des atteintes à ces droits commises sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne ;

« 3° Une mission de régulation et de veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés par le droit d’auteur ou par les droits voisins.

Et concrètement, ça marche comment ?

« Au titre de ces missions, la Haute Autorité peut recommander toute modification législative ou réglementaire. Elle est consultée par le Gouvernement sur tout projet de loi ou de décret intéressant la protection des droits de propriété littéraire et artistique. Elle peut également être consultée par le Gouvernement ou par les commissions parlementaires sur toute question relative à ses domaines de compétence.

« Elle contribue, à la demande du Premier ministre, à la préparation et à la définition de la position française dans les négociations internationales dans le domaine de la protection des droits de propriété littéraire et artistique sur les réseaux numériques. Elle peut participer, à la demande du Premier ministre, à la représentation française dans les organisations internationales et européennes compétentes en ce domaine.

Voilà, c'est tout.

Je vous sens surpris. La HADŒPI ne devait-elle pas vous priver d'internet ?

Non. Tout le monde se focalise sur la HADŒPI alors que c'est une autre formation, la Commission de Protection des Droits (CPD), qui porte fort mal son nom, qui maniera la pince coupe-cable éthernet. Certes, la CPD est rattachée administrativement à la HADŒPI, pour le budget et les locaux, mais les fonctions de membre de la HADŒPI et de la CPD sont incompatibles (futur art. L.331-16 du CPI) : c'est bien une formation distincte.

La vraie méchante : la Commission de Protection des Droits

La CPD est composée d'un Conseiller d'État, un conseiller à la cour de cassation et un conseiller à la cour des comptes, désignés par le président de ces juridictions, sauf pour le Conseil d'État où c'est le vice-président[1]. Trois magistrats, donc, un administratif pur, un judiciaire et un administratif spécialisé. Rien à redire sur la composition, les magistrats à la cour des comptes sont très compétents sur toutes les questions économiques. Elle dispose d'agents publics assermentés qui travaillent sous son autorité.

Question garantie d'indépendance, outre l'irrévocabilité et la non-reconductibilité, les membres du Collège comme de la CPD ne peuvent avoir exercé, au cours des trois dernières années, les fonctions de dirigeant, de salarié ou de conseiller d’une société de perception et répartition des droits (SACEM, SPEDIDAM…) ou d'une société commerciale ayant un intérêt dans l'exploitation d'œuvres de l'esprit (production, édition de livres, films, musique, etc).

Donc, la CPD, puisque c'est elle la méchante, comment marche-t-elle au juste ?

Trouvez moi un responsable pas coupable !

Le législateur a été rusé. La difficulté est, comme l'ont relevé beaucoup d'internautes, que l'on ne peut pas savoir qui effectue des opérations de téléchargement ou de visionnage portant atteinte aux droits d'auteur. On a au mieux une adresse IP, qui n'indique que le fournisseur d'accès à internet (FAI). Le FAI sait à quel abonné était attribué cette adresse IP tel jour à tel heure. Mais cela ne révèle que le titulaire de l'abonnement. Le contrefacteur peut être son fils (mineur), son voisin qui profite d'un réseau wifi non protégé, un ami de passage… Et si l'adresse IP correspond à une entreprise, une université et un cybercafé, vous comprenez le casse-tête.

Or le législateur n'aime pas se casser la tête.

On ne peut pas savoir qui a téléchargé, seulement le titulaire de l'abonnement ? Alors, ce sera lui le responsable, en vertu de la jurisprudence Loup v. Agneau : « si ce n'est toi c'est donc ton frère ».

La loi va insérer dans le Code de la propriété intellectuelle un nouvel article L. 336-3 ainsi rédigé :

La personne titulaire de l’accès à des services de communication au public en ligne a l’obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits prévus aux livres Ier et II lorsqu’elle est requise.

Or le simple constat qu'une atteinte à une œuvre protégée a eu lieu depuis son abonnement démontre que cette obligation n'a pas été respectée, ce qui constitue la faute. CQFD.

Peu importe que le titulaire de l'abonnement ne soit pas le contrefacteur. On ne l'accuse pas de contrefaçon. Il est juste fautif de non surveillance de son accès internet. Présomption d'innocence, prohibition de la responsabilité pénale du fait d'autrui, dites-vous ? Mais les seules sanctions (que j'examinerai plus loin avec la procédure) seront purement civiles, les règles (protectrices) du droit pénal ne s'appliquent pas.

Je peste souvent contre le législateur, mais je dois rendre hommage à son génie dès lors qu'il s'agit de porter atteinte aux libertés de ceux qui l'ont élu.

Comment échappe-t-on à sa responsabilité ?

La loi vise trois cas.

1° Si le titulaire de l’accès a mis en œuvre l’un des moyens de sécurisation agréés par l'HADŒPI selon une procédure à fixer par décret ;

2° En cas d'utilisation frauduleuse de l’accès au service de communication au public en ligne (bonne chance pour le prouver), à moins que cette personne ne soit placée sous l’autorité ou la surveillance du titulaire de l’accès ;

3° En cas de force majeure, ce qui est une mention superfétatoire, puisque la force majeure exonère de toute responsabilité. la force majeure s'entend d'une force extérieure à la personne dont on recherche la responsabilité éventuelle, irrésistible et imprévisible. J'avoue avoir du mal à imaginer dans quelle cas on télécharge illégalement un film par force majeure.

Moteur !

► Premier temps : la saisine.

La CPD est saisie de faits de contrefaçons, qui lui sont dénoncés par les agents assermentés désignés par les organismes de défense professionnelle régulièrement constitués ; les sociétés de perception et de répartition des droits ; le Centre national de la cinématographie, ou le parquet.

La loi institue toutefois une prescription de 6 mois, au bout desquels la CPD ne peut plus être saisie (art. L. 331-22 futur).

► Deuxième temps : You've got mail.

La CPD saisie de tels faits peut envoyer à l'abonné concerné un courriel via son FAI « une recommandation lui rappelant les prescriptions de l’article L. 336-3, lui enjoignant de respecter cette obligation et l’avertissant des sanctions encourues en cas de renouvellement du manquement. La recommandation doit également contenir des informations portant sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites pour la création artistique ».

De ce genre peut-être ?

Oui, c'est une parodie, tirée du désopilant feuilleton anglais The IT Crowd, sur Channel Four. Et oui, c'est la télévision publique britannique qui a fait ça.

Pourquoi cet e-mail doit-il être envoyé par l'intermédiaire du FAI ? Entre autre parce que, d'après le ministre de la culture entendue par la Commission des lois, l'objectif est d'envoyer 10.000 courriels par jour. Plus qu'il n'en faut pour que la CDP soit fichée partout dans le monde comme spammeur, et que ses messages soient interceptés par des logiciels anti-spam.

Détail amusant (si on a comme moi un sens de l'humour pervers) : cette recommandation par voie électronique ne divulgue pas les contenus des éléments téléchargés ou mis à disposition. Ce qui donne à peu près ça :

— (voix d'outre-tombe) : JE SUIS LA HADŒPI ET JE SAIS CE QUE TU AS FAIT ! Enfin, toi ou quelqu'un d'autre, ça je sais pas. Mais ce que quelqu'un a fait, je le sais.
— Et c'est quoi ?
— TU LE SAIS.
— Heu, non, d'où ma question.
— JE NE TE LE DIRAI PAS MAIS SACHE QUE JE SAIS CE QUE QUELQU'UN A FAIT. NE REFAIS PAS CE QUE TU NE SAIS PAS QUE QUELQU'UN A FAIT, SINON JE FERAI EN SORTE QUE CE SOIT BIEN FAIT POUR TOI.

Je sens qu'on va bien rigoler avec cette loi.

► Troisième temps : Bis repetita…

Une personne ayant déjà été rendue destinataire d'un courriel (la loi ne pose aucune obligation de s'assurer que le courriel a effectivement été reçu, et puis quoi encore ?) et dont l'adresse IP se retrouve dans les six mois à se ballader dans des Criques aux Pirates, dont manquant une nouvelle fois à son obligation de veiller à sa TrucBox comme à la prunelle de ses yeux, recevra un deuxième courrier électronique.

En effet, le premier ayant été inefficace, on va utiliser à nouveau la même méthode inefficace pour voir si cette fois, par hasard, elle ne serait pas devenue efficace. C'est directement inspiré de la technique utilisée pour réduire le chômage en France ces trente dernières années.

Je suis mauvaise langue, car la loi prévoit que ce deuxième courriel peut (peut, pas doit, les critères de ce choix étant laissés à la discrétion de la CPD) être doublé d'une lettre remise contre signature ou tout autre moyen permettant de prouver la réception effective de la lettre (recommandé AR). Cette lettre physique est importante car seule elle permettra d'enclencher la procédure de sanction. Conclusion d'avocat : surtout, n'acceptez pas de signer le récépissé (rien ne vous y oblige dans la loi), et si vous recevez une lettre recommandée de la CPD, ne l'acceptez pas. Vous serez à l'abri des sanctions de la CPD.

► Quatrième temps : Fear the ripper

Si dans l'année suivant la réception de la lettre physique, l'abonné a méconnu son obligation de veiller à ce que sa connexion soit utilisée à des fins portant atteinte à des œuvres protégées, la commission peut lancer un procédure contradictoire (c'est-à-dire que l'abonné est mis en mesure de présenter ses observations, fichus droits de l'homme qui passent avant les droits des victimes) pouvant aboutir à une de ces trois sanctions :

1° La suspension de l’accès au service pour une durée de d’un mois à un an assortie de l’impossibilité, pour l’abonné, de souscrire pendant la même période un autre contrat portant sur l’accès à un service de communication au public en ligne auprès de tout opérateur (NB : le paiement de l'abonnement n'est quant à lui pas suspendu, futur article L.331-28 du CPI) ;

2° En fonction de l’état de l’art, la limitation des services ou de l’accès à ces services, à condition que soit garantie la protection des œuvres et objets auxquels est attaché un droit d’auteur ou un droit voisin (sans qu'une limitation de durée soit prévue, grosse inconstitutionnalité à mon avis ;la formulation, issue d'un amendement du Sénat, révèle que les sénateurs ne savent pas si c'est possible, mais souhaitent que ce soit juridiquement faisable si c'est techniquement possible) ;

3° Une injonction de prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement constaté et à en rendre compte à la HADŒPI, le cas échéant sous astreinte, cette injonction pouvant faire l'objet d'une publication dans la presse aux frais du condamné.

► On peut négocier ?

La CPD peut proposer à l'abonné une transaction, c'est à dire un accord portant sur une suspension de l'abonnement pour trois mois maxi, une limitation du service (toujours sans limitation de durée), ou une obligation de prendre des mesures pour prévenir le renouvellement du manquement, dont il sera rendu compte à l'HADŒPI. Une telle transaction, qui suppose l'accord de l'abonné, exclut tout recours judiciaire, à mon sens, même si la loi est muette là dessus : c'est une solution classique.

► Objection votre honneur !

Un recours peut être exercé contre ces décisions devant les juridictions judiciaires. Lesquelles, selon quelles modalités ? Ce sera fixé par décret. La loi ne précise pas si le recours sera suspensif de la décision, mais en principe ça devrait être le cas.

Je suis pas content mais je n'ai plus de peinture noire : que faire ?

Repérez les députés intéressés par ce projet de loi, et qui y sont hostiles ou à tout le moins critique. Le rapport de la commission des lois est riche en information là dessus.

Patrick Bloche, Martine Billard et Didier Mathus sont trois députés très hostiles au projet. De l'opposition, me direz-vous. Mais l'opposition, sur la loi DADVSI, avait réussi à infliger un camouflet au ministre de la culture de l'époque dont la carrière politique ne s'est jamais remise.

La lecture des amendements est aussi une source d'informations précieuses.

Côté majorité, Lionel Tardy, Marc Le Fur et Alain Suguenot ont cosigné 24 amendements montrant un désaccord avec le projet actuel : ils proposent notamment de substituer une amende à la suspension de l'abonnement, d'imposer l'intervention du juge pour l'accès aux données personnelles, et d'imposer à la CPD d'engager des sanctions pour tous les cas dont elle sera saisie (soit 10.000 par jour selon les projections de la ministre !) ce qui est logique mais impossible à mettre en œuvre : ça s'appelle mettre le gouvernement face à ses contradictions.

J'aurais des propositions intelligentes d'amendements à faire que je me tournerai vers ces personnes-là.

Notes

[1] C'est en effet le premier ministre qui est président du Conseil d'État, titre purement honorifique ; c'est le vice-président qui est le vrai chef.

vendredi 27 février 2009

Pas de blackout chez Eolas

Je suis actuellement bombardé de demandes relayant l'appel au blackout de "la Quadrature du Net", demandant à qui veut bien les entendre de noircir symboliquement leur site internet, leur avatar, leur profil facebook ou que sais-je encore pour protester contre le projet de loi dit HADOPI[1], dit aussi Création et internet, dont le vrai nom est projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Mais bon, je sais que loi FDPCI, c'est pas très sexy comme nom de super vilain.

Je vais donc faire une réponse collective au collectif.

C'est non.

Je vais parler du projet de loi HADOPI/HADŒPI/C&I/FDCPI, c'est promis ; encore qu'à la veille de la discussion publique, qui s'annonce plus mouvementée qu'au Sénat — Mais aurait-elle pu être moins mouvementée qu'au Sénat ? —, c'est parler d'un texte virtuel.

Mais, et cela vaut aussi pour l'avenir, je ne me joindrai jamais à un de ces collectifs qui substituent à l'action politique le comportement moutonnier et la pose de la dénonciation vertueuse à une action subtile, discrète et efficace (oui, du lobbying, allez demander à l'industrie audiovisuelle qui a beaucoup influencé ce projet si c'est mal, le lobbying). Bon, quand je dis discret et subtil, je ne pensais pas à ça, hein.

Quand j'ai ouvert ce blog en avril 2004, c'est en grande partie en réaction aux cris d'orfraie poussés contre l'adoption de la LCEN, qui devait transformer la France en la 23e (ou 24e, selon votre opinion sur Taiwan) province de Chine. Je caricature ? Voici l'une des bannières en vogue à l'époque. Tout dans la subtilité.

).

Tout le monde criait à la mort de l'internet et à sa censure généralisée, alors que la loi Perben II passait comme une lettre à la poste malgré les manifestations des avocats.

Rebelotte en 2005 avec la loi DADVSI, qui devait me conduire en prison si j'utilisais Thunderbird ou si je regardais des DVD sur VLC. Je viens de regarder l'intégrale des 4 films “TAXI” en DVD sur VLC, et je ne suis pas en prison (mais je suis bien puni quand même).

La loi DADVSI est passée malgré les bannières et cris d'alarme d'EUCD.info. Et la loi antiterroriste est passée en même temps comme une lettre à la poste. Grande leçon pour le législateur. Vous voulez porter atteinte aux libertés ? Faites une diversion en menaçant de priver le citoyen d'internet. Vous pourrez du coup fliquer internet sans faire tiquer qui que ce soit. Car quelle loi, selon vous, oblige les fournisseurs d'accès à conserver les données de connexion à internet et à les tenir à disposition de la police ? Une loi contre le téléchargement ? Non, contre le terrorisme. Et pourtant, elle sert dans les procédures contre les téléchargements illicites. pwned.

D'ailleurs, là aussi, alors que le rapport Olivennes mettait en émoi les spécialistes du cris d'alarme à contre-temps, qui a protesté lors de la discussion du projet de loi de lutte contre la contrefaçon ? Pas assez sexy, on ne va pas noircir des sites avec ça. Et pourtant cette loi permet désormais aux ayant-droits d'exiger que le juge calcule leur préjudice en appliquant leur marge bénéficiaire sur chaque fichier téléchargé, bref d'obliger le juge à présumer qu'un téléchargement équivaut à une vente de perdue (art. 32 de la loi). Certes, c'était l'application d'une directive européenne (2004/48/CE) mais cela n'avait pas arrêté l'opposition aux lois DEDVSI et LCEN.

Résultat de la loi DADVSI ? Les DRMs sont morts, tués par le marché (le marché, c'est comme les anglais au rugby : à la fin, c'est toujours lui qui gagne). iTunes et Virgin les ont supprimé, ils vendent au format MP3 AAC sans MTP.

On peut s'agacer du fait que le législateur ne tire pas les leçons du passé et recommence les mêmes errements : une usine à gaz, une autorité administrative indépendante pour lui refiler le bébé (qui se souvient de l'ARMT, créée par la loi DADVSI, qui s'est réunie 23 fois, a entendu 12 personnes et qui, pour remplir son rapport obligatoire, est obligée de raconter qu'elle a accueilli trois stagiaires étudiantes en droit et expliquer quel fut leur travail (rapport 2008, pdf, page 19). C'est exact, et c'est plus constructif comme critique que coller un javascript qui va ralentir l'affichage du site comme le propose la Quadrature.

Les débats sur la loi Création et internet promettent d'être mouvementés. D'autant que l'opposition a une vraie carte à jouer : un projet de loi mal fichu, impopulaire, et qui ne résulte pas d'une directive européenne, donc le parlement est totalement libre de ne pas adopter. Sans compter le passage par le Conseil constitutionnel.

Alors, pas de panique, pas de FUD, pas de dénonciation vertueuse et verbeuse.

On va faire du droit, et profiter du spectacle. Quoi qu'il arrive, je vous promets qu'après, on sera toujours en démocratie.

Et puis de toutes façons, je ne sais pas modifier mon template pour un fond noir.

Notes

[1] De l'acronyme pour Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des Droits sur Internet, HADŒPI donc en fait, créée par cette loi.

mercredi 18 février 2009

Tout le monde n'a pas le talent de Luc Besson

À moins que ce ne soit son audience. Mais il y en a qui font de tels efforts qu'ils méritent néanmoins qu'on leur présente nos compliments.

Et je dois reconnaître que Frédéric Lefèbvre s'est surpassé avec cette interview dans 20 minutes. L'académie Busiris n'a pas été convoquée faute de propos juridiquement aberrant : ils sont simplement atterrants.

Pourquoi êtes-vous venu en aide à Luc Besson?
Les propos de Luc Besson ne sont qu’un élément déclencheur, mais cela fait longtemps que les sites de vidéos en streaming se développent sur le Net, faisant fi des droits d’auteur. C’est pourquoi je demande une commission d'enquête parlementaire.

Ah, il n'aura pas attendu longtemps pour la première bêtise.

Les commissions d'enquête sont prévues par l'article 6 de l'ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires (cette ordonnance a valeur de loi organique). Cet article précise que les commissions d'enquête « sont formées pour recueillir des éléments d'information soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à l'assemblée qui les a créées. »

Des faits déterminés. Une commission d'enquête ne peut donc se réunir sur le thème général du streaming et des droits d'auteur. Il peut s'en réunir une sur l'affaire Beemotion.fr, par exemple. Mais "les sites de vidéo en streaming" n'est pas un sujet de commission d'enquête. Il y a les rapports d'information pour ça, et ça ne prend qu'un seul parlementaire (mais ça ne donnera pas lieu à l'audition télévisée de gens célèbres, c'est vrai…).



Dans quel but?
Je veux que l’on trouve une façon de rendre le Net plus responsable.

La prochaine fois que je déjeune avec le Net, promis, je lui demande d'être plus responsable. Le Net, ou l'internet, est un réseau d'ordinateurs pouvant se transmettre des fichiers informatiques grâce à des protocoles normalisés (le HTTP étant le plus répandu). C'est comme demander à un téléphone d'être responsable.

Or certains sites, comme beeMotion, sont des dealers.

Là, on a un parlementaire qui fait fi des droits d'auteur de Luc Besson : c'est lui qui a inventé cette analogie. Je demande une commission d'enquête.

beeMotion a profité du système et gagné de l’argent pendant six mois en mettant des pubs sur son site, grâce à des films dont il n’a pas les droits. C’est illégal! beeMotion a fait un bras d’honneur au groupe Iliad, qui a hébergé ce site sans en vérifier le contenu.

D'une part, personne ne sait combien BeeMotion a gagné grâce à la pub. Rappelons que la société Wizzgo, avec son “magnétoscope numérique”, affichait 1294 euros de recettes publicitaires en une année d'existence. Je crois qu'il y a une vraie illusion d'une criminalité extrêmement lucrative, entretenue par les chiffres fantaisistes de l'industrie (rappelons que Luc Besson parle d'un milliard d'euros par an pour la France), donc d'argent à confisquer ou taxer, qui va faire des malheureux. D'autre part, si quelqu'un comprend cette histoire de bras d'honneur, merci de me l'expliquer.

Là, excellente question de la journaliste, qui a bien préparé son sujet :



Sauf qu’Iliad n’a pas vocation à vérifier le contenu a priori, puisqu’il n’est pas éditeur, donc pas responsable pénalement. C’est ce que dit la LCEN (loi de confiance en l’économie numérique)...

Article 6, I, 2. Pwned. Réponse immédiate qui laisse pantois :

Je veux changer la loi.

Il y a un député qui n'a pas préparé son sujet. La LCEN est la transposition (avec retard) d'une directive européenne, la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 sur le commerce électronique. Donc pour changer le régime actuel de responsabilité de l'hébergeur, il faudrait un consensus au niveau des 27 pays de l'UE[1] puisqu'il faudrait que tous changent leur législation pour calmer les humeurs de M. Lefèbvre. Mais bon, hein, si les politiques tenaient compte de la faisabilité de leurs caprices, où irait-on ?



Légiférer le Net: mission impossible?
Non, pas impossible. Il faut légiférer, car les dealers vont justement se nicher dans les endroits sans règle.

Laisser entendre que l'internet est un “endroit sans règle” — Passons sur le fait que ce serait un “endroit” ce qui est déjà aberrant— juste après qu'on lui a cité la loi qui a légiféré sur l'internet, ça demande quand même une certaine audace grâce à laquelle on reconnaît facilement M. Lefèbvre à l'assemblée.

Si vous faites fermer les sites de streaming, ils délocaliseront leurs serveurs à l’étranger...
C’est pour cela que je demande un G20 du Net. De la même façon qu’on fait la chasse aux paradis fiscaux à l’échelle mondiale, il faut faire la chasse aux dealers du Net. Il y a une dimension nationale et internationale à cette affaire.

Je vous la refais en abrégé, en shorter comme on dit sur le Net sans foi ni loi :

—Que voulez-vous ?
— Une commission d'enquête.
— Mais il y a déjà une loi.
— Alors je veux changer la loi.
— Mais il y a une dimension internationale.
— Alors je veux un G20 du Net.

Débranchez-le, encore deux questions, et il demande l'usage de l'arme nucléaire.

La journaliste ne lâche pas l'affaire : un G20 du Net, rien que ça. Voilà un scoop. Question logique, pour voir si le député a bien préparé son dossier.

Qui sont vos interlocuteurs européens et américains sur cette question?

Vous avez déjà vu une baudruche se dégonfler ?

C’est à déterminer. Pour l’instant, je demande aux autorités publiques l’organisation de ce G20 du Net.

Le député Lefèbvre, qui il y a quelques lignes voulait une commission d'enquête, changer la loi, que dis-je, le droit européen, refile piteusement le bébé aux autorités publiques, ce qui n'inclut pas les membres du parlement visiblement, réalisant que houlala, c'est bien compliqué cette affaire, pourtant, en lisant Besson, ça avait l'air simple.

Las, le chemin de croix de Frédéric Lefèbvre n'est pas encore terminé, la journaliste a encore des questions dans son sac.



Le visionnage en streaming n’est-il pas un frein au piratage de peer-to-peer?
Si, car il offre souvent une meilleure qualité et évite aux consommateurs de perdre de la mémoire en stockant des fichiers téléchargés. Mais justement, le streaming est plus dangereux et plus puissant quand il se fait sans respecter les droits d’auteur...

Mes bras étant tombés, j'écris la suite de ce billet en tapant sur mon clavier avec mon front. Le streaming, de meilleure qualité que le téléchargement d'un fichier DivX ? Donc les téléchargeurs sont des imbéciles d'utiliser une technologie obsolète ? Ah mais non, ils ont dû oublier que ça existe, puisque le streaming “fait perdre de la mémoire aux consommateurs”, un peu comme le shit, en fait (puiqu'on vous dit que ce sont des dealers !). Quant au final : “le streaming est plus dangereux et plus puissant quand il se fait sans respecter les droits d’auteur”, on sent que le député souhaiterait déjà être ailleurs. Le streaming n'est pas un Pokémon : il n'est ni puissant ni dangereux ; et s'il se fait dans le respect des droits d'auteur, il est légal, point.

Heureusement arrive une question facile.

Pourquoi n’aurait-on pas le droit de regarder une série gratuitement sur le Net si on peut la voir à la télévision?
La télé paie l’auteur de cette série, le téléspectateur paie une redevance. Il n’y a pas de raison que le Net y échappe. C’est comme si vous me disiez «les oranges sont trop chères au supermarché, alors quelqu’un va les distribuer gratuitement dans la rue». Il faut développer une offre légale et alléchante sur le Net pour les consommateurs.

Bon, une bonne fois pour toute, il faut arrêter les analogies. Ça suffit. Je fonde ce jour l'ACAF, l'Association Contre les Analogies Foireuses. Après les voleurs, les dealers, les distributeurs d'orange. Non mais je crois rêver. En plus ça gâche la première phrase intelligente : le constat de l'absence d'offre légale intéressante, qui est la source du problème à mon sens. Sur la question sur la série, rappelons que les chaînes de la TNT et du câble, qui diffusent la majorité des séries, ne touchent pas un centime de la redevance audiovisuelle. C'est par la publicité et le cas échéant les abonnements qu'elles gagnent de l'argent. Précisément, regarder une série sur le net leur porte préjudice puisque leurs tarifs publicitaires dépendent directement de leur audience, et l'internet peut détourner une partie de cette audience.



Une offre de quel type?

Las, M. Lefèbvre n'a vraiment pas préparé son dossier.

Il faut qu’on organise des concertations. Notamment avec des sites comme Dailymotion, d’ailleurs victimes des sites de streaming pirates, qui leur piquent des annonceurs. Les régies publicitaires n’ont pas à proposer à leurs clients de faire de la pub sur des sites illégaux. Je plaide notamment pour le raccourcissement du délai entre la sortie d’un film au cinéma et sa sortie en DVD. On pourrait le réduire à trois mois, voire à quelques semaines, et autoriser la vente du DVD dès que le film n’est plus exploité en salles.

Contre le piratage sur internet, le DVD. Frédéric a tout compris.



Pourquoi vous intéressez-vous au Net depuis quelques mois?

Quelques mois, pas plus, visiblement. Mais Frédéric Lefèbvre ne voit pas la vacherie.

Je suis porte-parole de l’UMP, tous les sujets m’intéressent, mais ma spécialité, ce sont les médias et l’audiovisuel. Or le Net est un nouveau média.

Un nouveau média, comme M. Lefèbvre est un nouveau député.

(Propos recueillis par Alice Antheaume.)

Notes

[1] C'est une procédure dite de codécision : il faut que le parlement européen soit d'accord et que 55 % des membres du Conseil représentant les États membres participants, réunissant au moins 65 % de la population de ces États le soient aussi. Articles 238 et 294 du TCE.

lundi 16 février 2009

Quelques leçons de droit (et même un peu d'économie) à l'attention de Luc Besson

Luc Besson, réalisateur, producteur et scénariste, est un grand timide. La preuve : plutôt que me poser des questions, sans doute refroidi par mon avertissement sur mon refus de répondre à des questions juridiques, il a préféré écrire une tribune dans Le Monde, à laquelle il savait bien que j’aurais du mal à ne pas réagir. Il y confesse ainsi : « Mes connaissances en droit sont limitées » avant de le démontrer sur un quart de page.

Je ne saurais lui jeter l’opprobre : moi-même, hormis un reportage-vérité saisissant, réalisé entièrement au camescope et sans montage sur mes vacances à la Bourboule à l’automne 2003, qui a obtenu un certain succès d’estime auprès de ma maman, je ne prétends pas avoir le moindre talent derrière une caméra. Chacun son truc.

Bien joué, Luc. Tu as gagné. Alors allons-y.

Il est un délit maintenant reconnu de tous : celui de visionner des films gratuitement sur son ordinateur via Internet. On appelle ça le “piratage”, bien que l’image soit bien moins glamour que celle du capitaine Sparrow bravant les forces de l’océan.

Première phrase, première erreur. Grossière. Le Capitaine Sparrow défie le Kraken, pas les forces de l’océan. Et visionner un film gratuitement sur internet n’est certainement pas un délit. C’est même en principe parfaitement légal, ça ne devient illégal que si la personne qui diffuse les images n’en est pas l’auteur et n’a pas reçu l’autorisation de celui-ci. Ainsi, la plupart des vidéos sur les sites du type Youtube ou Dailymotion sont parfaitement légales. Même des vidéos de qualité professionnelle, comme des clips d’artiste. Par exemple, les Monty Pythons ont mis eux-même en ligne une grande partie de leurs créations sur un Channel Youtube. Tiens, Luc, à la fin, je t’ai mis un exemple de vidéo parfaitement légale qui devrait te plaire.

Assimiler internet à la délinquance, c’est assimiler les PTT à la collaboration car ils distribuaient les courriers anonymes de délation. Tu vois l’erreur ? Mais bon, tu es pardonnable : dans ta profession, à peu près tout le monde la fait.

Le piratage est tout simplement “un vol caractérisé”. Il y a 500 000 vols de films par jour en France : 500 000 connexions illégales. Les internautes français détiennent ce triste record du monde. Voilà une bien mauvaise image pour le pays des droits de l’homme.

D’abord, côté mauvaise image pour le pays des droits de l’homme, je penserais d’abord à l’état de nos prisons et centres de rétention, ou à notre 4e place au palmarès des condamnations par la cour européenne des droits de l’homme, ou à notre budget de la justice qui nous place en queue de peloton européen et inflige au justiciable des délais de traitement indignes. Mais il est vrai que je ne suis pas producteur de cinéma : qu’est-ce que j’y connais aux droits de l’homme ? Qu’est ce que des innocents qui pourrissent en prison faute de temps pour un juge de traiter leur dossier, quand on téléchargerait illégalement 500.000 films par jour en France ? Merci Luc de nous rappeler le sens des priorités.

Ensuite, le piratage n’est pas un “vol caractérisé”, expression qui ne veut rien dire. Un vol non caractérisé, ça s’appelle une relaxe, et un vol est l’appropriation frauduleuse de la chose d’autrui. Or il n’y a aucune dépossession en cas de copie illégale d’un film, ce qui exclut tout vol (il en va différemment si on vole la copie d’un film dans un supermarché sans la payer, par exemple, mais c’est le support, non l’œuvre, qui est volé, à son propriétaire, le supermarché, l’auteur ne subissant aucun préjudice).

Le “piratage” est en réalité une contrefaçon. C’est puni plus sévèrement qu’un vol simple (3 ans de prison dans les deux cas, mais 300.000 euros d’amende contre 45.000 euros pour un vol). Tu vois que la loi pense à toi.

Enfin, j’aurais bien aimé savoir d’où tu sors ton chiffre de 500.000 téléchargements quotidien. Ça me rappelle un peu le gouvernement qui est capable de me dire le nombre de délits commis en France, ou le nombre de clandestins qui y vit. Il doit avoir des pouvoirs divinatoires. Visiblement, tu confonds le nombre de connexions et le nombre de téléchargements d’œuvres. Je comprends qu’on prenne le plus gros chiffre quand on se prétend victime. Mais tu vois, moi par exemple, j’ai 10.000 à 15.000 visiteurs par jour. Mais j’ai 260.000 connexions par jour. Tu vois la différence ? Mon hébergeur la voit, lui qui fournit la bande passante.

Certains internautes se cachent derrière une idéologie, celle de la “culture gratuite”, oubliant au passage les centaines de milliers de salariés qui vivent de ce secteur. Grâce à une prise de conscience collective, le gouvernement s’apprête enfin à faire voter un dispositif qui permettra de punir les auteurs de ces vols.

Par “prise de conscience collective”, il faut entendre “lobbying efficace”, quand on voit que l’auteur du rapport ayant inspiré le projet de loi était à l’époque PDG de la FNAC. Projet de loi qui vient en discussion à l’assemblée nationale à partir du 4 mars. D’où la présente tribune. Mais de là à dire qu’il va permettre de punir les auteurs de ces infractions… Cela reste à voir, je vais y revenir.

La riposte sera graduée et donnera au pirate, une fois repéré et identifié, la possibilité de se ressaisir et de prendre conscience de son délit.

Heu… Luc… Sans vouloir être désagréable, le Conseil constitutionnel a déjà dit que la riposte graduée était contraire à la Constitution. C’est au considérant n°65. Ce que propose le projet de loi internet et création (appelé souvent à tort HADOPI), c’est, de fait, dépénaliser au profit d’une autorité administrative ayant un pouvoir de sanction après avertissement. Ce qui risque fort d’être pris pour une légalisation du piratage individuel (mes amis économistes te parleront du pouvoir des incitations, et dans ce cas de la disparition de l’aversion de la perte), puisqu’aucune sanction ne sera possible tant que l’internaute n’aura pas été averti au moins une fois. D’où le sentiment d’avoir le droit de télécharger tant qu’on n’a pas été averti, puisqu’on ne risque rien. Alors qu’aujourd’hui il est punissable dès le premier téléchargement. Tu râles parce qu’on téléchargerait 500.000 films par jour ? Je ne suis pas sûr que tu adores la suite.

Les internautes ne sont pourtant pas les seuls responsables. Comment explique-t-on qu’ils aient aussi facilement accès à des films pourtant protégés par la loi ? Le visionnage gratuit et illicite de contenus cinématographiques s’effectue sur des sites de téléchargement et de streaming (écoute en direct) très facilement accessibles sur la Toile. Ces sites ne sont pas l’oeuvre d’adolescents vaguement rebelles, mais les produits d’entreprises motivées par la recherche du profit généré par la monétisation de leur audience.

C’est là la définition d’un adolescent des années 2009, cher Luc. Depuis le temps que tu fais des films pour eux, tu devrais le savoir. Et permets-moi un travers d’avocat : répondre à une question par une question. Pourquoi en tant que consommateur n’ai-je toujours pas accès à des téléchargements légaux dans des formats compatibles avec tous les logiciels et systèmes d’exploitation des ces films protégées par la loi ? Pourquoi le seul moyen légal que j’ai d’emmener mon film préféré (Taxi 4) sur mon ordinateur est d’acheter le DVD et de le “ripper” sur mon disque dur, et encore uniquement au titre de l’exception privée, et si une mesure technique de protection ne m’en empêche pas ? Pourquoi l’offre ne s’adapte-t-elle pas à la demande et à la technique ? Le DVD est une technologie vieille de 14 ans, l’époque des modems 56k. Le piratage, cher Luc, ce sont surtout des millions de particuliers qui occupent un terrain déserté par l’offre légale.

Mes connaissances en droit sont limitées, mais il me semble que le code pénal dit clairement qu‘“en matière de délit, complicité vaut crime”.

Tu sais, sur internet, il n’y a pas que des contrefaçons de tes —tous excellents— films. Il y a aussi, au hasard, le code pénal. Une petite recherche sur Légifrance n’a jamais fait de mal à personne avant de publier dans Le Monde.

Le code pénal assimile le complice à l’auteur principal du délit. Tous deux encourent les mêmes peines. La complicité s’entendant de deux types de comportements : l’aide et assistance (je fournis un pistolet automatique à Léon, je fais le guet dans la voiture pendant que Nikita “efface” une cible pour lui permettre de prendre la fuite), et l’instigation (je paye Léon pour commettre un assassinat, je donne des instruction à Nikita pour réaliser une de ses opérations).

Cependant, en matière de contrefaçon, la mise à disposition d’œuvres protégées par téléchargement ou streaming suppose la reproduction préalable de l’œuvre sur le serveur : ces sites ne sont donc pas complices mais auteurs principaux, sous réserve des dispositions de la LCEN pour les sites ayant le statut d’hébergeur (j’y reviens, mais autant te le dire tout de suite : les nouvelles ne seront pas bonnes).

Il faut donc étendre la loi à ce cas et poursuivre les dealers.

Mais la loi s’étend déjà sur eux. Et au fait, je croyais que c’était des voleurs ? C’est des dealers, maintenant ?

Notons que ces derniers ne seront pas difficiles à identifier : ils sont connus de tous. Une loi qui sanctionnerait les voleurs sans punir les responsables de ce trafic illicite serait une loi injuste. Quelle nation accepterait de punir sévèrement les consommateurs de drogues tout en laissant leurs dealers prospérer tranquillement ?

Ah oui, ce sont des dealers. Des dealers qui donc voleraient de la drogue pour la distribuer gratuitement à leurs clients, en se finançant en mettant de la pub sur leur T-shirt et leurs pochons de drogue ?

Bon, admettons. Ça devient compliqué, cette histoire. Mais alors, dans ce scénario, le producteur de drogue, c’est qui ?

Mais… c’est toi, Luc, non ? Ah, que c’est délicat de filer des métaphores ! Mais note bien que je crois que tu as mis le doigt sur quelque chose. Car l’industrie du cinéma comme celle de la musique d’ailleurs, repose effectivement sur des comportements analogues à ceux des dealers : on crée un besoin pour hameçonner le client (bandes-annonce, matraquage publicitaire, clips alléchants sur toutes les chaînes visant le public cible) et quand il est accro, on l’oblige à payer pour l’assouvir (la place de cinéma à 10 euros, puis le DVD à 30 euros, le pay per view à 3 euros, sinon il y aura le passage à la télévision… financé par la pub ; la place de concert à 50 voire 100 euros, l’album à 25, la sonnerie à 2 euros, le single à 1 euro lisible sur un seul lecteur compatible). Sachant qu’une grande partie de la clientèle cible est mineure.

Finalement, tu es plutôt doué en métaphores.

Alors, pourquoi ne pas fermer ces sites pour mettre un terme définitif à ces pratiques ? Car ces sites, localisés à l’étranger, échappent au contrôle du législateur du pays dans lequel se produit le délit.

Ah, la main de l’étranger, manquait plus qu’elle. Sauf que, la plupart des pays du monde étant partie aux conventions internationale défendant les droits d’auteur (liste complète). C’est juste un peu plus compliqué d’aller les chercher là bas, mais c’est parfaitement possible (ton avocat te fera ça pour un peu plus cher), dès lors que la législation locale punit la contrefaçon d’œuvres protégées. Demande à Google si le fait d’être une société ”incorporated” de droit californien l’a mise à l’abri de l’ire des ayant-droits français.

Voilà pour l’histoire officielle, pourtant la vérité est bien plus complexe et dérangeante. Ces sites ne pourraient exister sans la complicité objective de bon nombre d’acteurs économiques français qui ont un intérêt financier à faire perdurer le système. L’économie du piratage sur Internet est une longue chaîne d’acteurs qui, pour la plupart, n’apparaissent pas au grand jour mais tirent profit de cette activité illégale. Pour que les sites de téléchargement et de streaming soient accessibles aux internautes, il faut tout d’abord trouver un hébergeur. Il arrive que ces hébergeurs soient de nationalité française. Cette prestation, pour un site de streaming tel que BeeMotion, de nationalité canadienne, est assurée par une grande entreprise française de télécommunication, Iliad, par l’intermédiaire de sa marque Free.

Cet opérateur perçoit chaque mois un “loyer numérique” de la part du site canadien.

Pas un loyer numérique, un loyer tout court. L’activité d’un hébergeur est de louer un espace sur ses serveurs, très précisément. C’est ce qu’a fait ta société Europa Corp pour le site du dernier film que tu as produit, Banlieue 13 Ultimatum, qui est hébergé sur des serveurs loués à la société Linkbynet, contre paiement d’un loyer.

Par ailleurs, pour gagner de l’argent, ces sites de téléchargement signent des contrats avec des régies publicitaires qui se chargent de commercialiser leurs espaces auprès de grands annonceurs. Dans l’exemple de BeeMotion, ce sont Google et Allotraffic.fr qui touchent des commissions de régie de la part de marques françaises. Ces dernières utilisent le site pour promouvoir leurs produits. La marque PriceMinister, un des leaders français de l’e-commerce, est omniprésente sur le site de BeeMotion, sous forme de bannières promotionnelles et de “pop-up” (fenêtre intruse) s’ouvrant chaque fois qu’un internaute clique pour déclencher le visionnage d’un film.

Ah, puisque tu parles de BeeMotion, voici un exemple de l’impunité dont il jouit du fait d’être basé au Canada. Il a suffit que tu en parles pour qu’il ferme.

Il existe une multitude d’exemples comme celui-là, qui attestent de façon indiscutable qu’une économie du piratage se développe sur la Toile en toute impunité. De grandes entreprises françaises sont impliquées à tous les niveaux de la chaîne de valeurs, et tirent un intérêt financier d’une activité illégale. Elles sont complices d’un délit, donc coupables, et doivent, dans un Etat de droit comme le nôtre, être condamnées et sanctionnées.

Hé non. Il y a en France une loi, dont l’équivalent existe partout en Europe, la Loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui dit exactement le contraire. Je te la traduis, c’est vrai qu’elle est à la limite du compréhensible (c’est l’article 6, I, 2) : les hébergeurs ne peuvent pas voir leur responsabilité engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un client s’ils n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, ils ont agi promptement pour retirer ces données. Cette règle ne s’applique pas lorsque l’éditeur du service est son propre hébergeur.

Il y a eu des lobbystes plus rapides que ceux des producteurs de ciné…

Il faut que cesse l’hypocrisie qui permet à de grandes institutions françaises et internationales de gagner de l’argent sur le dos de créateurs qui ont perdu, rien qu’en France, 1 milliard d’euros en 2008 à cause du piratage d’œuvres cinématographiques sur Internet.

Heu… Attends. Il y aurait eu selon toi 500.000 films téléchargés par jour en 2008. Soit 18.500.000 par an. Ce qui fait un manque à gagner de 5,47 euros par film. Chiffre intéressant, quand un DVD dans le commerce coûte pas loin de 30 euros. D’où ma question initiale : quand est-ce que je pourrais télécharger légalement un film que je pourrai regarder autant de fois que je le voudrai pour 5,50 euros (à ce prix là, tu augmentes même ta marge) ?

Le cinéma continue à vivre en France grâce à quelques professionnels passionnés qui réinvestissent en permanence !

Par philanthropie exclusivement.

La loi doit défendre ces artistes. Une société qui ne protégerait pas le talent et la passion de la cupidité et du cynisme serait une société à bien des égards désespérante, et le désespoir est une maladie que la France ne peut plus se permettre d’attraper.

La loi défend déjà ces artistes, la contrefaçon d’œuvres protégées est punie depuis bien avant l’invention de l’internet. Une fois de plus, face à une situation qui ne lui convient pas, une industrie appelle l’État à l’aide pour se faire voter une loi sur mesure, négligeant ce qui existe déjà et croyant qu’il suffira d’un beau texte au JO pour régler le problème. Ça fait longtemps que juristes et économistes moquent ce travers français. Ça n’est donc ici qu’un —mauvais— remake.

Ha, et voici la vidéo promise.

Pas sûr que ça te réconcilie avec internet, à la réflexion…

mardi 3 février 2009

Quelques observations sur la comparution de Fabrice Burgaud devant le CSM

Depuis hier et pour toute la semaine, le procureur Burgaud comparaît devant le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) dans le cadre de poursuites disciplinaires liées à son instruction de l'affaire dite d'Outreau.

Sans préjuger de la décision du Conseil, et sans vouloir offrir un terrain aux habituels excités d'Outreau, ceux qui demandent la tête de Fabrice Burgaud avec la même véhémence qu'ils demandaient la tête de ces pédophiles en 2002, voici quelques observations pour que vous compreniez bien de quoi il s'agit, quels sont les enjeux et pourquoi le résultat le plus probable est que Fabrice Burgaud s'en sorte indemne.

De quoi s'agit-il ?

D'une audience disciplinaire. Le CSM est, entre autres, le conseil de discipline des magistrats. Selon que le magistrat est un juge (ou magistrat du Siège) ou procureur (ou magistrat du Parquet), la formation est différente et surtout son rôle est différent.

Les procureurs étant hiérarchiquement soumis au garde des Sceaux, le CSM n'émet qu'un avis. Le Garde des Sceaux décide de la sanction, sous le contrôle du Conseil d'État qui s'assure qu'il n'excède pas ses pouvoirs. Sachant que le Conseil d'État a facilement tendance à considérer que le Garde des Sceaux excède ses pouvoirs quand il va à l'encontre d'un avis du CSM.

Les juges étant par nature indépendants, le CSM devient juridiction et prononce lui-même la sanction, qui peut aller jusqu'à la révocation : le magistrat révoqué est viré, il ne peut plus être fonctionnaire, et peut même se voir retirer ses droits à une pension de retraite.

C'est dans ce deuxième cas que nous nous situons. La formation du siège se compose d'un magistrat du siège de la Cour de cassation élu par les magistrats de la Cour de cassation, d'un premier président de cour d'appel, d'un président de tribunal élus par les présidents et premiers présidents, ainsi que de deux magistrats du siège et un magistrat du parquet, élus par l'ensemble des autres magistrats dans le cadre d'un scrutin à deux degrés. S'y ajoutent quatre personnalités extérieures au monde judiciaire, désignés par le président de la République, le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale (qui ne peuvent être des parlementaires, séparation des pouvoirs oblige) et un Conseiller d'État élu par l'assemblée générale du Conseil.

Qui a décidé des poursuites ?

L'ancien Garde des Sceaux, Pascal Clément, le 18 juillet 2006, malgré un rapport de l'Inspection Générale des Services Judiciaires excluant que les manquements relevés à l'encontre du juge constituassent des fautes disciplinaires. Ajoutons à cela qu'à l'époque, le Garde des Sceaux s'était ingénument demandé si du fait que Fabrice Burgaud était désormais au parquet, il n'avait pas le pouvoir de le sanctionner lui-même, et vous constaterez que Fabrice Burgaud n'a pas le monopole de l'obstination dans la conviction de la culpabilité.

Le procureur de la République de Boulogne en poste à l'époque, Gérald Lesigne, a également fait l'objet de poursuites, qui se sont terminées en eau de boudin.

Que reproche-t-on à Fabrice Burgaud ?

Cinq griefs ont été retenus par le ministère de la justice[1] (je rappelle que les termes de Chancellerie et de ministère de la justice sont à peu près synonymes).

Le premier grief porte sur « le crédit accordé aux déclarations des enfants, recueillies et analysées sans garanties suffisantes », notamment par un manque d'attention « aux conditions matérielles dans lesquelles se déroulaient les auditions des enfants auditions qui « seraient toutes intervenues tardivement » et « furent pour la plupart très peu critiques ».

Le deuxième grief porte sur « le caractère insuffisant des vérifications effectuées à la suite des déclarations recueillies et l'absence de confrontations organisées entre les adultes et les mineurs ». Le refus de mener ces confrontations a toujours été validé par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, sur la base de l'avis des experts psychologues, dans le souci de ne pas traumatiser les enfants. Or, selon la Chancellerie, « cette position a présenté l'inconvénient de porter ces contradictions devant la cour d'assises dans des conditions qui se sont révélées bien plus traumatisantes pour les enfants ». Qu'on reproche à Fabrice Burgaud comment s'est déroulée l'instruction, je le comprends. Qu'on lui reproche comment s'est déroulé le procès d'assises, un peu moins.

Le troisième grief met en exergue « les insuffisances relevées dans la maîtrise de l'information et la prise en compte des éléments à décharge ». La Chancellerie souligne « le manque de méthode, de prudence et de logique du magistrat dans le traitement des dénonciations et dans la conduite des investigations, interrogatoires et confrontations ». Des affirmations de mis en examen sur l'existence d'un réseau pédophile s'étendant en Belgique, avancées par la justice pour maintenir en détention les suspects, n'auraient ainsi été vérifiées qu'après plusieurs mois. Lorsque des doutes sérieux ont été exprimés par la police sur ces supposés liens avec la Belgique, le juge n'en aurait pas tenu compte. À titre personnel, je ne considérerai jamais comme une faute le fait pour un juge d'instruction de ne pas tenir compte des doutes et intuitions de la police.

D'autres accusations, formulées par Myriam Badaoui, personnage central du dossier d'Outreau, n'auraient pas non plus été « vérifiées ». L'examen des procès-verbaux ferait apparaître la non-prise en compte par le juge d'éléments contredisant son analyse et montrerait sa volonté « de suggérer ou d'orienter les réponses dans le sens de l'accusation ». C'est là sans doute le sujet de conflit le plus fréquent entre avocats et magistrats instructeurs la formulation des questions. Et aussi entre avocats et présidents de cours d'assises. Dans les deux cas, il existe des moyens légaux pour l'avocat de réagir (conclusions en donner acte pendant l'instruction, conclusions d'incident en cour d'assises). Ils ne sont pas satisfaisants, j'en suis convaincu ; mais ils n'ont pas été utilisés à ma connaissance dans le dossier.

Le quatrième grief pointe « l'adoption de méthodes d'investigation peu propices à l'émergence d'éléments à décharge ». Il vise, notamment, le recours « abusif » aux confrontations collectives.

Le dernier grief insiste sur « la mise en œuvre de pratiques de nature à affecter les droits de la défense ». Certains accusés ont été interrogés une seule fois en treize ou dix-sept mois et les expertises psychologiques n'ont pu être exploitées par les parties, à cause « du manque de rigueur du juge ». J'invite la chancellerie à regarder le nombre de fois que des détenus provisoires sont effectivement interrogés par le juge d'instruction. On est ici dans la norme. Le CSM ne va pas chômer, dans ce cas.

Pourquoi dis-je qu'il est probable que Fabrice Burgaud s'en sorte indemne ?

Pour deux raisons, une de fait, et une de droit.

Une de fait : les griefs dont je viens de faire la liste peuvent caractériser des manquements, des insuffisances du juge d'instruction. Sont-ce pour autant des fautes disciplinaires ? Ça me paraît tout sauf évident. Surtout si on se replace dans le contexte de l'époque et de l'endroit. Sans vouloir faire mon supporter du PSG, le Nord Pas de Calais est réputé pour avoir énormément d'affaires de mœurs intrafamiliales. Déjà en 1980, Yves Boisset en avait le thème de son film La Femme Flic, avec Miou-Miou. Où déjà on retrouve le mythe du réseau dirigé par des notables, apparu dans l'affaire Dutroux et dans l'affaire d'Outreau. Qu'en 2001, un juge d'instruction du Pas de Calais soit saisi d'une affaire de viol sur mineurs n'a rien en soi qui puisse faire naître des soupçons. Le juge a accordé trop de foi aux déclarations des enfants ? Mais c'est oublier que parmi ces déclarations, certaines ont été avérées. L'affaire d'Outreau n'est pas bâtie sur rien : il y a eu quatre condamnés dans cette affaire, à 20, 15, 6 et 4 ans de prison, condamnés qui n'ont pas fait appel. Il y a eu des enfants réellement victimes de sévices sexuels. Qu'on reproche à faute au juge d'instruction des actes validés par la cour d'appel de Douai, sauf à établir qu'il a falsifié son dossier pour induire les magistrats en erreur, me paraît là encore téméraire. Le recours aux confrontations collectives fut sans doute une erreur, mais ces confrontations sont légales, et appliquer la loi ne peut être une faute disciplinaire.

Une de droit, et colossale.

En 2002 a été votée une loi d'amnistie qui couvre les fautes disciplinaires antérieures au 17 mai 2002 (article 11). Or le juge Burgaud a été déchargé de son dossier le 28 juin 2002, muté au parquet de Paris. Bref, on ne peut lui reprocher de faute disciplinaire que dans cet intervalle de 20 42 jours, week-ends compris.

D'où la ruse de sioux de la Chancellerie, qui, dans une note du 20 janvier 2009 (pdf), essaie de contourner la loi d'amnistie en disant que non seulement ces manquements et insuffisances sont en fait des fautes, mais qu'en plus ces fautes sont contraires à l'honneur, ce qui exclut du bénéfice de l'amnistie en vertu de l'article 11 de la loi d'amnistie. L'argument repose sur une jurisprudence du CSM (Décision S96 du 12 mars 1997) disant que des faits ayant donné du magistrat et de l'institution judiciaire une image dégradée et qui ne pouvaient qu'affaiblir la confiance des justiciables dans l'impartialité qu'ils sont en droit d'exiger de leurs juges constituaient des faits contraires à l'honneur et dès lors étaient exclus du bénéfice de l'amnistie. En oubliant de préciser que dans cette jurisprudence, le juge sanctionné avait reçu un cadeau de l'ordre de 10.000 euros et s'était vu mettre à disposition une voiture pendant deux ans de la part d'un garagiste dont il a jugé des affaires et qu'il a nommé comme expert à sept reprises, qu'il avait confié seize enquêtes sociales à sa propre épouse dont il a fixé lui même les honoraires à cette occasion, et qu'il a statué sur une demande résiliation du bail d'une parcelle de vigne dont il était saisi et qui a été acheté en cours d'instance par un de ses amis, qu'il avait accompagné chez le notaire le jour de la vente. Lisez donc la décision.

Le traquenard

C'est donc une affaire fort mal engagée pour la Chancellerie.

Quoi que.

Car si, comme c'est probable, Fabrice Burgaud n'est pas sanctionné, ou frappé que d'une sanction symbolique, qui va pouvoir se tourner, les yeux embués de larmes, vers l'opinion publique, en disant : « Vois, mon bon peuple, j'ai fait ce que j'ai pu, mais le corporatisme des magistrats, leur refus d'admettre qu'ils peuvent se tromper est plus fort que tout : la justice s'exonère elle-même. Non, M'ame Chazal, cela n'est pas acceptable. Il faut donc réformer la responsabilité des magistrats, et l'aligner sur celle du PDG de France Télévision ».

Je ne suis pas sûr que la Chancellerie sorte perdante de cette affaire.

Par contre, je suis certain que la magistrature n'en sortira pas gagnante.

Notes

[1] Source : Le Monde, 26 août 2006, sous la signature de Jacques Follorou.

lundi 2 février 2009

C'est pas moi qui le dis

Ce billet aurait pu s'intituler également la sagesse des anciens.

Voici deux textes, qui ne datent pas d'hier, sur lesquels je vous invite à méditer. Et desquels le législateur contemporain, qui se croit sûrement meilleur que celui d'hier, devrait s'inspirer. Car, non seulement ils sont fort bien écrits, mais de plus, le fait que 288 ans et 205 ans plus tard respectivement, ils soient autant d'actualité est accablant.

Le premier est de Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, un magistrat qui tenait un blog anonyme au XVIIIe siècle nommé les Lettres Persanes. C'est la lettre CXXIX (129 pour les arabophones) que je vous propose de lire (du moins un large extrait), lettre qui contient une des citations les plus célèbres de Montesquieu.


Usbek à Rhédi, à Venise.

La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.

Il semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur ouvrage: ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles ils se sont, à la vérité, conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès des gens de bon sens.

Ils se sont jetés dans des détails inutiles; ils ont donné dans les cas particuliers, ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n'embrasse rien d'une vue générale.

Quelques-uns ont affecté de se servir d'une autre langue que la vulgaire: chose absurde pour un faiseur de lois. Comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues?

Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu'ils ont trouvées établies; c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements. Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante: on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger.

Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes plutôt que l'équité naturelle. Dans la suite, elles ont été trouvées trop dures, et, par un esprit d'équité, on a cru devoir s'en écarter; mais ce remède était un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre et les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours.

(…)

De Paris, le de la lune de Gemmadi 1719.


Le second est un extrait du discours préliminaire du premier projet de Code civil, signé des quatre rédacteurs du code : Tronchet, Portalis, Maleville et Bigot de Préameneu, mais dont on sait que le rédacteur fut Portalis. Il a été prononcé devant Napoléon, qui n'était encore que Bonaparte, c'est à dire Premier Consul, le 1er pluviôse an IX (21 janvier 1801). D'août 1800 à janvier 1801, une commission composée de ces quatre juristes issus des deux traditions juridiques de la France, le droit romain au sud et le droit coutumier au nord, a rédigé un projet de Code regroupant des règles uniques valables pour tout le royaume pour tout ce qui concernait les citoyens : le mariage, la filiation, la nationalité, les successions, les contrats, la propriété… La Commission présente donc ce qu'on appellerait aujourd'hui son rapport, avant que le projet ne soit envoyé aux diverses cours de France pour avis (oui, à l'époque, on faisait rédiger les lois par des magistrats et des avocats, et on demandait leur avis aux juges sur la législation ; étonnez vous que ce code ait tenu 200 ans) avant d'entrer dans la phase de rédaction définitive par le Conseil d'État, en présence des quatre rédacteurs et sous la houlette du premier Consul, qui s'intéressera beaucoup à ce Code, qui s'appelle encore officiellement le Code Napoléon.


Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce.

Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu’elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites : qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que sil est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ; qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative ; qu’au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; que l’histoire nous offre-à peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l’espace de plusieurs siècles.


L'année 2008 aura vu la promulgation de 1545 textes normatifs, loi ou décret.

mardi 27 janvier 2009

Affaire des terroristes de Tarnac : mise au point du juge d'instruction

Le Monde publie une tribune de Thierry Fragnoli, juge d'instruction au pôle antiterroriste de Paris et un des juges d'instruction en charge du dossier des sabotages de caténaires, en réponse aux mises en cause d'André Vallini.

L'exercice est délicat et très rare (je me demande même s'il n'est pas inédit) de la part d'un juge d'instruction en charge de l'enquête. Cet aspect de communication institutionnelle est d'ordinaire réservé au parquet.

Cela peut traduire un profond agacement du juge, ce que le ton du texte tend à confirmer. L'ironie (figure que j'apprécie tout particulièrement, vous avez pu vous en rendre compte) est à la limite de l'insolence.

J'apprécie en tout cas l'exercice : je préfère des juges bavards à des juges taisants.

C'est une lecture intéressante, quelle que soit l'opinion personnelle que l'on a sur cette affaire, qui n'est pas le véritable sujet de l'article, et n'a donc pas à être celui des commentaires.

La réplique du juge d'instruction dans l'affaire des "terroristes" de Tarnac, par Thierry Fragnoli

lundi 26 janvier 2009

Promotion touristique

Voici le texte d'un courrier envoyé par la directrice départementale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse d'Indre-et-Loire au président du tribunal de grande instance de Tours (j'ai vu le document original, c'est authentique). La police Comic Sans est d'origine, je suis désolé. Les gras sont de moi.


MINISTERE DE LA JUSTICE

Direction Départementale
de la Protection Judiciaire de la Jeunesse
d'Indre-et-Loire
Tours, le 21 janvier 2009

La directrice départementale

à

Tribunal de Grande Instance de Tours
Monsieur le Président


OBJET : Information relative au Quartier des Mineurs de la Maison d'Arrêt de TOURS.

La Maison d'Arrêt de Tours accueille depuis le mois de mai dernier un quartier des mineurs de 11 places entièrement rénové.

Deux éducateurs du Centre d'Action Éducative de TOURS y assurent une intervention continue auprès des jeunes incarcérés et s'attachent à faire bénéficier les détenus d'un programme d'activité scolaire et d'insertion et d'un accompagnement individualisé propre à favoriser pour chacun d'eux l'élaboration d'un projet de sortie.

L'activité moyenne du Quartier Mineurs se situe aujourd'hui à 4 jeunes, aussi j'attire votre attention et celle des magistrats placés sous votre autorité sur la capacité d'accueil de ce service et sur la possibilité qui leur est offerte d'orienter les mineurs prévenus et condamnés vers ce dispositif.

Signé : la Directrice Départementale







Traduction en Français : Notre prison est à moitié vide ; vous pourriez pas nous envoyer un peu des jeunes, qu'on élabore avec chacun d'eux un projet de sortie ? Condamnés ou en détention provisoire, on n'est pas regardant.

La lutte contre la sous-population carcérale est un combat de tous les jours.

vendredi 23 janvier 2009

De l'enquête préliminaire et des droits de la défense, un cas pratique

J'ai écouté avec intérêt ce matin l'interview de Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris, au micro de Jean-Michel Aphatie sur RTL.

Évacuons rapidement les attaques personnelles. Jean-Michel Aphatie est un journaliste qui semble agacer beaucoup de monde. Moi, j'aime bien son style mordant, ironique quand son interlocuteur fait dans les circonvolutions, qui n'a pas les idées dans ses poches. Je préfère ça au style ronflant de trop d'intervieweurs. Il se prête en outre depuis longtemps à l'exercice du blog avec un certain talent. Il se trompe parfois ? Peu importe. Je le lui reprocherai vertement le jour où j'aurai moi-même atteint la perfection.

Bref, tout ça pour dire que je n'ai aucune animosité personnelle envers lui et même plutôt de la sympathie, et que l'éventuelle mauvaise opinion que vous pourriez avoir de ses prestations n'est pas le sujet du billet, que j'espère plus intéressant.

Mais ce matin, il a eu une prise de position qui m'a fait bondir (c'est à 1'34"), et qu'il reprend dans son billet du jour .

En substance, il relève que l'enquête dont fait l'objet Julien Dray est une enquête préliminaire, c'est-à-dire menée sous l'autorité du parquet, secrètement (en principe), et non contradictoirement. Retenez bien ces deux critères, j'y reviendrai : secrètement (nul n'a accès au dossier hormis les lecteurs de l'Est Républicain) et non contradictoire (le dossier est la chose du parquet, nulle personne extérieure n'a le droit d'y accéder). Et il s'en réjouit : l'enquête préliminaire exclut l'intervention des avocats, réputés « transmettre à la presse des éléments d'un dossier ». Même le procureur Marin se sent obligé de voler au secours de la vérité en rappelant que les avocats sont libres de parler d'un dossier en cours s'ils l'estiment nécessaires à la défense de leur client (à 2'30"), ce qui ne veut pas dire divulguer des éléments de ce dossier en violation du secret professionnel, la cour de cassation l'a rappelé récemment.

Le journaliste s'émeut donc de cette fuite, avant de s'émouvoir derechef que Julien Dray, un mois après avoir subi une perquisition à son domicile (je dis subi même s'il a dû donner son accord : un homme politique ne peut se permettre dans des circonstances de ce genre de refuser une perquisition), n'a toujours pas été entendu pour s'expliquer.

Sur son blog, il reprend son argument :

En soi, la démarche paraît juste. Une enquête préliminaire présente le double avantage pour le justiciable d’une rapidité relative et d’une confidentialité presque certaine puisque les avocats n’ont pas accès au dossier, ce qui limite considérablement le risque de fuite.

Je pourrais en rire, me mettre en colère, mais non, là, c'est l'abattement qui me saisit. Lire ça émanant d'une personnalité que j'estime et qui est l'opposé d'un imbécile me fait réaliser à quel point la défense est encore considérée comme importune et intruse en France.

Car tout de même : accuser les avocats d'être responsables des fuites avant de constater qu'il y a des fuites même quand il n'y a pas d'avocats, ça suscite un peu réflexion, non ? Surtout quand ce constat aussitôt battu en brèche, qui ressemble donc à une idée reçue, sert à justifier et approuver l'absence des avocats.

Pourquoi voudrais-je voir des avocats partout, hormis par corporatisme et pour augmenter mon chiffre d'affaire ?

On dit actuellement beaucoup de mal du juge d'instruction. La diatribe de Jean-Louis Bourlanges dans l'Esprit Public de dimanche dernier sur France Culture restera en la matière une référence. Le reproche principal qui leur est fait est qu'ils seraient le symbole de la procédure inquisitoire, voire « inquisitoriale » quand on connaît mal son sujet comme Max Gallo. Elle a des défauts, c'est certain, et je ne l'aime guère.

Mais sachons de quoi on parle : qu'est-ce qui définit, profondément la procédure inquisitoire, par rapport à l'accusatoire ?

Quatre éléments.

C'est une enquête (c'est l'origine latine du mot inquisition : l'autorité recherche la preuve, elle ne l'attend pas des parties), elle est écrite, elle est secrète, elle est non contradictoire (celui qui en fait l'objet n'y prend aucune part active). C'est la procédure inquisitoriale inventée par Innocent III pour lutter contre la Simonie, et étendue à la lutte contre les hérésies .

Telle était exactement l'instruction tout au long du XIXe siècle, jusqu'en 1897. L'inculpé était seul face au juge d'instruction, sans avocat, n'avait pas accès au dossier, tout ce que le juge faisait donnait lieu à inscription dans le cahier de l'instruction (ou aucun interligne n'était admis—art. 78 du code d'instruction criminelle ancien—, je vous laisse imaginer le plaisir de la lecture).

Et sous le code d'instruction criminelle, la police et le parquet n'avaient aucun pouvoir d'enquête propre : le juge d'instruction était le passage obligé.

En 1897, on ouvre la porte des cabinets d'instructions aux avocats. Mais ils doivent rester taisants. Ils n'ont pas le droit de prononcer un mot ou de demander quoi que ce soit. Ce ne sera le cas qu'en 1993, vous voyez la vitesse de progression des droits de la défense.

Les avocats, même cois, étant des gêneurs, on va trouver un moyen de les éviter le plus longtemps possible. Les juges d'instruction vont retarder au maximum les inculpations, et vont déléguer énormément à la police par commission rogatoire : ces actes d'enquête ne sont pas versés au dossier avant que la commission ne soit « rentrée » c'est à dire que tous les actes aient été accomplis. L'enquête a lieu dans le dos des avocats des mois durant. Une sous-traitance de l'instruction, en quelque sorte, qui est devenue institutionnelle car les juges d'instructions seraient aujourd'hui incapables de faire eux-même ces actes, en raison de leur surcharge de travail.

La police devenant de fait en charge des enquêtes, le parquet va prendre l'habitude de leur demander de faire de telles enquêtes pour lui. C'est une pure pratique validée par la loi quand en 1958 le code de procédure pénale remplacera le code d'instruction criminelle, sous le nom d'enquête préliminaire.

Admirez le tour de passe-passe : on a fait entrer les avocats dans le cabinet du juge d'instruction, et pour leur faire de la place, on en a fait sortir l'enquête.

Et l'enquête préliminaire va connaître un succès croissant, au point de représenter 95 à 96% des affaires pénales. Dame ! Les avocats n'ont pas droit de cité dans les commissariats, sauf depuis peu, une petite demi-heure au début (à la 21e heure avant 2000), et encore, pour les dossiers de terrorisme, de stupéfiant ou de délinquance organisée, on les tient éloignés plusieurs jours. Et de toutes façons, aucun accès au dossier. Quand je vous dis qu'on est des gêneurs.

Les policiers enquêtent donc tranquillement, secrètement, et transmettent leurs constations sous forme de procès verbaux.

Ça y est ? Vous avez compris ?

Enquête écrite, secrète et non contradictoire, ça vous rappelle quelque chose ?

L'instruction n'a plus grand chose d'inquisitoire, si ce n'est le pouvoir d'initiative du juge qui en reste le principal moteur : « Le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge.» (art. 81 du CPP). Tous ses actes sont immédiatement versés au dossier, qui est tenu à la disposition des avocats, qui peuvent en faire appel, en demander certains auquel le juge n'aurait pas procédé de lui même, demander à la chambre de l'instruction d'en annuler d'autre ou de passer outre un de ses refus. Le secret perdure pour le public, mais il n'est pas opposable à l'avocat, et l'instruction est contradictoire de ce point de vue (encore plus depuis la loi du 5 mars 2007 qui a rendu la phase finale, le règlement, contradictoire).

En fait, l'inquisitoire pur existe encore : au stade de l'enquête préliminaire. Personne n'a accès au dossier hormis le parquet, pas même les avocats quand bien même on sait pertinemment qui est soupçonné. Secret, écrit, pas de contradictoire.

Depuis un siècle, les défauts du système inquisitoire ont conduit à un recul perpétuel, lent, mais continu. Mais parallèlement à ce recul, l'État qui n'aime pas être moins fort face à ses sujets citoyens, a repris d'une main ce qu'il donnait de l'autre.

Pour en revenir aux propos de Jean-Michel Aphatie, loin de se réjouir pour Julien Dray qu'il ne fasse l'objet que d'une enquête préliminaire, il devrait s'en scandaliser, et être rouge de colère comme il sait l'être contre les juges pas aimables.

Car si une instruction était ouverte, et que Julien Dray était mis en examen, il pourrait demander à être entendu, et même forcer le juge à l'entendre s'il refusait en faisant appel de ce refus, et mieux : assisté d'un avocat qui aurait eu préalablement accès au dossier.

Et le risque de fuite à cause des avocats ? En négligeant un instant le fait quand même intéressant que la fuite a eu lieu sans qu'un avocat approche le dossier à moins d'un kilomètre, qui ferait fuiter des éléments accablants comme le rapport de TRACFIN ? L'avocat de Julien Dray ? Car ce serait le seul dans ce dossier, personne n'ayant porté plainte ou se prétendant victime. La FIDL ou SOS-RACISME pourraient le faire, mais on doute qu'ils veuillent le moindre mal à Julien Dray qui est leur interlocuteur privilégié au Parti Socialiste, dont ces associations sont les incubateurs.

L'enquête préliminaire est en l'espèce un scandale : c'est une enquête secrète, même et surtout à l'égard du principal intéressé, laissant Julien Dray dans l'impuissance et l'impossibilité de se défendre, menée souverainement par le parquet, hiérarchiquement soumis… au Gouvernement, qui n'est pas réputé être des amis de Julien Dray. Côté fuite, cette source aussi a été oubliée par Jean-Michel Aphatie. Car les dossiers sensibles (on dit “signalés”) sont suivis de près par la Chancellerie. Si le Garde des Sceaux le souhaite, il aura sur son bureau, dans l'heure, copie de tous les PV de la procédure. Légalement. Et au fait TRACFIN, c'est quoi ? Ne serait-ce pas un service du ministère de l'économie et des finances ?

Pauvre Procureur Marin ! Le voilà obligé d'acquiescer à l'accusation de fuite visant ses services prononcée par Jean-Michel Aphatie, l'autre branche de l'alternative étant d'accuser le Gouvernement auquel il est hiérarchiquement soumis et qui sa tient sa carrière entre ses mains (les procureurs hors hiérarchie comme M. Marin sont nommés en Conseil des ministres, comme les préfets et les PDG de France Télévision).

Et on est confondu de la naïveté de Jean-Michel Aphatie, qui écrit :

Ce qu’il faudrait chercher, ce sont les personnes, au Palais de justice, qui ont confié ces divers éléments à la presse. Une enquête est ouverte, a assuré Jean-Claude Marin, ce matin, au micro de RTL. Personnellement, je doute qu’elle aboutisse.

Moi aussi, si elles se cantonnent à l'île de la Cité. Place Vendôme, ou Bercy, sont des meilleures pistes.

Mais elle n'est rien à côté de la candeur de tous ceux qui actuellement applaudissent la mort de l'inquisitoire avec la suppression du juge d'instruction, alors que cette suppression risque fort d'être le triomphe de l'inquisitoire le plus orthodoxe.

dimanche 18 janvier 2009

Aggravons les aigreurs d'estomac de Gascogne

Je profite honteusement de ma position de seul maître à bord à part Fantômette pour publier mon commentaire au billet de Gascogne sous forme d'un autre billet, pour apporter un autre son de cloche.

En tant qu'avocat (j'assume pleinement le biais de perception), je me réjouis des propos de M. Aphatie, nonobstant les quelques approximations et contradictions, relevées avec justesse par Gascogne. Car si Gascogne a raison de s'agacer des attaques gratuites à l'encontre des juges (je confirme que pas un seul juge n'a eu à connaître à ce jour du dossier de M. Dray), Jean-Michel Aphatie a raison de s'indigner des conditions de cette enquête. Même si elle est parfaitement légale.

Je me réjouis de cette indignation car je sais que rien ne fait plus progresser les libertés des citoyens que la peur des élus (et des journalistes, à l'occasion) qu'on leur applique un jour la loi.

De ce point de vue, je remercie Julien Dray et Vittorio de Filippis d'avoir ainsi donné de leur personne.

L'enquête préliminaire, pour ce qui concerne monsieur Dray, est, je ne dirais pas un archaïsme, mais en son état actuel une anomalie née d'une tricherie. C'est même cet aspect de tricherie qui a fait son succès (je sens le froncement de sourcils dubitatif des magistrats et policiers qui me lisent : je vais m'expliquer).

Une anomalie car au début, elle n'était pas prévue par le Code d'instruction criminelle mais est née d'une pratique. Le principe était que toute infraction (même en flagrance) devait passer entre les mains du juge d'instruction, sauf citation directe par la partie civile (et la partie civile seulement) : art. 182 du code d'instruction criminelle ancien. C'est un coup d'État judiciaire qui a peu à peu dépossédé le juge d'instruction de ses prérogatives, avec sa complicité parfois. La suppression annoncée est l'aboutissement d'un long processus plus que l'inspiration soudaine d'un président hyper-actif.

Entendons-nous bien. Que la police puisse aujourd'hui, d'office ou sur ordre du parquet, mener une enquête non coercitive, y compris sur la base d'un simple soupçon me paraît en soi acceptable dans une société démocratique. Le rôle de la police et du parquet est de rechercher les infractions, pas de juger celles qui lui tombent toutes ficelées entre les mains. Rappelons que dans l'affaire Dray, nous avons le schéma suivant : l'État verse des subventions à une association lycéenne, la FIDL, et on découvre des traces de mouvements financiers importants entre cette association et un élu et haut responsable du deuxième parti de France, spécifiquement en charge de la jeunesse, élu qui procède à des achats d'objets de luxe dont le coût est incompatible avec son train de vie pourtant confortable. Le simple soupçon, reposant sur des indices, que des subventions de l'État finisse par financer des achats de luxe d'un élu suffit largement selon moi à justifier que l'on procède à une enquête.

Là où se noue le problème, c'est que l'enquête préliminaire peut devenir coercitive et le devient très facilement.

La garde à vue est applicable en matière d'enquête préliminaire : art. 77 du CPP. C'est-à-dire que la loi permet à l'officier de police judiciaire en charge de l'enquête de maintenir à sa disposition, dans les conditions que l'on sait, une personne pendant 24 heures au commissariat, au secret, sans lacet, sans ceinture, sans montre (et on sait que pour M. Dray, une telle éventualité est insupportable), avec au bout de 24 heures non pas la liberté mais l'annonce d'un renouvellement de la mesure.

Dès lors, la demande d'autorisation de perquisitionner est une pantalonnade. Je vais vous expliquer comment ça se passe.

— Ding ♪ Dong ♫
— (L'homme lève la tête de son ordinateur, affichant la page des comms de son skyblog) Tiens ? On a sonné. (Coup d'œil à sa montre) À 07h 57mn 41s 23 centièmes ? Comme c'est curieux. (Ouverture de porte)
— Bonjour. Je suis le commandant de police Mèque-Mailledet. Dans le cadre d'une enquête préliminaire pour abus de confiance, j'ai reçu du procureur des instructions de procéder à une perquisition à votre domicile.
— Ah ? Mais… Je… Puis-je appeler mon avocat ?
— Négatif, monsieur, le Code de procédure pénale ne le prévoit pas[1]. Mais au préalable, il faut que vous me signiez ce formulaire.
— (Chausse ses lunettes Porsche®) Voyons. Ah ? Vous avez besoin de mon autorisation ? Donc, je peux refuser ?
— Affirmatif. (Sort ses menottes et joue avec ostensiblement) Mais dans ce cas, c'est la garde à vue, pendant que le procureur saisit le JLD pour obtenir une autorisation de perquisitionner malgré votre refus (art. 76 du CPP).
— Mais… J'avais lu sur le blog de maître Eolas que cette possibilité n'était ouverte que pour les délits punis d'au moins cinq ans de prison, et l'abus de confiance n'est puni que de trois ans ?
— (In Petto : Damned, c'est un dur à cuire) Et bien on dira que c'est pour escroquerie, ou détournement de bien public par personne chargée d'une mission de service public. De toutes façons, la demande d'autorisation au JLD se fait sans débat donc hors la présence de votre avocat (ou de la votre…) et si on requalifie postérieurement en délit passible d'une peine inférieure à 5 ans, il n'y a pas de nullité de la procédure. Et puis ça vous fera 48 heures de garde à vue. Vous imaginez, si la presse l'apprenait ?
— (Sort son stylo MontBlanc®) Je signe là ?

Voilà tout le problème : la coercition est déjà là, mais pas encore les droits de la défense, parce que, argument que vous me permettrez, car ne l'ayant pas entendu dans votre bouche, cher Gascogne, de trouver hypocrite, on n'en serait qu'au stade de l'enquête préliminaire, et qu'aucune décision de poursuite n'a été prise. Pas de notification des charges (c'est à la bonne volonté de l'officier de police judiciaire, jusqu'au placement en garde à vue, qui est seule créatrice de droit), pas d'assistance d'un avocat, pas de communication du dossier. Mais on peut d'ores et déjà l'interroger (si on veut) et même priver de liberté et engeôler. J'avoue que n'étant pas assez intelligent pour avoir fait magistrat, la subtilité fondée sur l'absence de décision de poursuite m'échappe.

Et cette situation est une tricherie, une violation de l'esprit de la loi, perpétrée par vos collègues il y a 111 ans.

La grande loi qui a mis fin à la procédure d'instruction secrète où l'inculpé était la chose du juge d'instruction est la loi du 8 décembre 1897. Merci les affaires de Panama et des décorations qui ont fait goûter aux politiques le goût amer du Code d'instruction criminelle.

Elle a posé le principe, repris à l'article 105 du CPP, que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves et concordants de commettre une infraction ne peuvent être entendues en qualité de témoin. Comprendre : elle ne peuvent l'être que comme mises en examen, en présence de leur avocat ayant eu préalablement accès au dossier.

Puis apparurent les enquêtes de police. Et les suspects, mot qui rappelons-le ne figure pas dans le code, furent longuement entendus en garde à vue. Émotion des avocats, qui soulèvent la nullité : leur client n'étant pas mis en examen, il est entendu comme témoin, ce que la loi prohibe.

Pas du tout a dit la cour de cassation. L'article 105 ne s'applique qu'aux seules informations judiciaires. Oubliant qu'à l'époque du vote du texte, l'instruction étant un passage obligé, le législateur ne pouvait pas avoir voulu prévoir de limiter la portée de ce principe.

Dans le cadre d'enquêtes de police, conclut la cour de cassation, c'est parfaitement possible (et fut un temps où on leur faisait même prêter serment de dire la vérité…).

Et encore, si la cour de cassation avait strictement appliqué l'article 105 à l'instruction, mais il n'en fut rien, à tel point que le législateur, oublieux de ses ennuis passé, a cédé et expressément validé les gardes à vue sur commission rogatoire des suspects. D'où le sommet d'hypocrisie de notre procédure pénale, qui permet à un juge d'instruction de faire placer en garde à vue, de se faire communiquer les PVs d'audition, de renouveler la mesure pour 24 heures supplémentaires, qui prévoit l'obligation de se faire présenter la personne pour renouveler la mesure de garde à vue (art. 154 du CPP) mais surtout interdit au juge d'instruction, à peine de nullité de la procédure, d'interroger lui même le gardé à vue. Dame : il faudrait qu'un avocat soit présent et accède au dossier, vous n'imaginez pas. C'est ce que mon confrère François Saint-Pierre appelle pertinemment la sous-traitance de l'instruction aux services de police[2]. Cette garde à vue ne vise pas à réunir des éléments nouveaux, mais à obtenir des aveux avant l'arrivée de cet importun en robe qu'est l'avocat. Et la cour de cassation veille jalousement à valider cette pratique contra legem. Avec des brillants résultats à l'occasion.

L'indignation de Jean-Michel Aphatie me réjouit. Elle révèle une prise de conscience de certains aspects archaïques pour un État de droit de notre procédure pénale (je reprends ma formule : faite pour qu'un État fort juge des coupables). Il est plus que temps. Je rappelle ici que la France, entre 1999 et 2007, s'est vue condamnée 187 fois pour violation du droit à un procès équitable : seules la Turquie, la Russie, l'Italie et l'Ukraine font mieux sur les 47 pays signataires.

Il y a cependant un danger dans la réforme à venir : si on supprime l'instruction pour lui substituer la seule enquête préliminaire, ce serait un grave recul des droits de la défense. Ce n'est pas ce qui ressort des propos du président. Mais j'ai en la matière des droits de la défense une confiance très modérée en l'actuelle majorité.

2009 promet d'être une année charnière. Mais dans quelle sens la charnière jouera-t-elle ?


PS : aux étudiants en droit : j'espère que ce billet vous fera comprendre tout l'intérêt de prendre les matières d'histoire du droit à la fac. Ce sont elles qui vous feront comprendre le droit d'aujourd'hui. Qui de toutes façons aura changé quand vous commencerez à exercer.

Notes

[1] C'est exact, mais il ne l'interdit pas non plus, voyez l'astuce.

[2] François Saint-Pierre, Le Guide de la Défense Pénale, Dalloz, 2007, §112.7.

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