Journal d'un avocat

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Actualité du droit

Le droit fait parfois la Une des journaux. Il y a gros à parier qu'il se retrouvera alors ici.

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mercredi 11 septembre 2013

On peut renier son baptême mais point le canceller

— Mon cher Maître, éclairez-moi.

— Bien volontiers, chère lectrice, je vous le dois bien, vous qui illuminez mon blog par votre présence. De quelle lumière avez-vous besoin ?

— J’ai ouï dire que la cour d’appel de Caen avait décidé qu’on ne pouvait se faire débaptiser, nonobstant une apostasie aussi certaine que définitive.

— Ah, c’est donc la lumière d’un cierge qu’il nous faut. Comme d’habitude, les choses sont un peu plus compliquées que ça, mais restent faciles à comprendre, Dieu merci, s’Il existe.

— Je vous ois.

— Tout a commencé à Fleury, un beau jour d’été 1940. René L… naquit le 9e jour du mois d’août, et fut promptement baptisé le 11 suivant, c’est à dire âgé de deux jours. Il est donc né René le 9 et rené le 11.

— Maître, vos jeux de mots ne sont accessibles qu’aux docteurs en théologie.

— Eh bien tant mieux, ils n’ont pas tellement l’occasion de rire. Rappelons ici brièvement ce qu’est le baptême. C’est un sacrement qui marque l’entrée dans l’Église, pas seulement catholique, toutes les églises chrétiennes pratiquent le baptême, catholiques, orientales ou protestantes. Le Christ lui-même s’est fait baptiser. Je laisse de côté toute sa signification spirituelle et vous renvoie au catéchisme de l’Église catholique, car là n’est pas le sujet. Sur un plan plus matériel, le baptême a lieu au cours d’une cérémonie publique, où le catéchumène demande le baptême (ou ses parents s’il a moins de 3 ans), et le reçoit sous les yeux de la communauté (la cérémonie est publique). Il reçoit l’onction du Saint-Chrême (qui est de l’huile d’olive bénite) et est aspergé (ou immergé dans certains rites plus proches du baptême pratiqué par Saint Jean Baptiste dans les eaux du Jourdain) d’eau bénite. Ensuite, l’Eglise restant une organisation méticuleuse, un acte est dressé dans les registres paroissiaux, dont l’intéressé et lui seul peut demander copie (il en aura besoin pour se marier religieusement).

— Jusque là, je vous suis.

— Eh bien nous sommes arrivés. Le baptême marquant l’entrée dans l’Église, il est arrivé que des personnes ne souhaitent plus appartenir à cette communauté, soit qu’ils aient changé d’avis, soit que devenus adultes, ils n’ont jamais connu la foi et ne souhaitent pas apparaître comme faisant partie d’une communauté à laquelle ils ne se sentent pas liés.

— Libre à eux.

— Tout à fait, la liberté de conscience, qui ne sert pas qu’à refuser de marier des homosexuels, assure du droit de choisir sa religion, d’en changer ou de la quitter ; sinon il n’y a plus de liberté. L’Église traite ces demandes, adressées par courrier à l’évêque du diocèse où le baptême a eu lieu, et y donne suite en mentionnant en marge de l’acte : “a renié son baptême en date du… (date du courrier).” C’est précisément ce qu’a fait René L… le 31 mai 2001, et le 6 juin suivant, l’Église s’est exécutée et en a informé l’intéressé.

— Pourquoi un procès si l’Église accepte ces demandes ?

— Car René L… est très fâché contre l’Église et contre le Pape Jean-Paul II. Il ne lui pardonne pas certains propos qu’il lui attribue, avec une fiabilité douteuse mais là n’est pas le sujet. Disons que quand on lit ce que dit vraiment un Pape, il devient plus difficile d’être en désaccord avec lui, alors on préfère souvent des versions facilitant le désaccord. Bref, notre ami René ne se contente pas d’avoir renié son baptême : en 2009, il demande que son nom ne figure même plus sur les registres. Ce que l’évêque refuse : le 11 août 1940, à la paroisse de Fleury, René L… a bien été baptisé, cet événement a eu lieu, l’acte le constatant reste intrinsèquement valable : on ne remet pas en cause ces Écritures.

— D’où procès ?

— D’où procès. Il invoque deux arguments : la présence de son nom sur ce registre porterait atteinte à sa vie privée, et la loi Informatique et Liberté lui permettrait d’exiger cette suppression en vertu du droit d’accès et de vérification. Et le 6 octobre 2011, le tribunal lui donne raison.

— Pour quel motif ?

— Le jugement est bref :

En application de l’article 9 du Code Civil, chacun a droit au respect de sa vie privée et les juges peuvent prescrire toute mesure propre à empêcher ou à faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée.

Il est constant que la notion de « vie privée » au sens de l’article 9 du Code Civil comprend toute information relative à la personne.

En l’espèce, le fait d’avoir été baptisé par l’église catholique est un événement intime constituant une information personnelle sur un individu, en dehors de toute considération sur le fait que ce baptême révèle ou non une appartenance ou une pratique religieuse. Dès lors, cet événement relève de la protection de l’article 9 du Code Civil. L’existence d’une mention de ce baptême sur un registre accessible à des personnes tierces à l’individu concerné, même si ce registre n’est pas consultable par tous, constitue en soi une divulgation de ce fait qui porte par conséquence atteinte au respect de la vie privée de l’intéressé.

Il est dès lors superfétatoire de répondre aux moyens fondés sur les dispositions de la loi du 6 janvier l978 relative à l’informatique et aux libertés.

Ite Missa Est : le tribunal ordonne de procéder sur le registre des baptêmes à l’effacement définitif de la mention selon laquelle René L…, né le le 9 août 1940 avait été baptisé le 11 août, ce par tout moyen et par exemple par le surlignage à l’encre noire indélébile de cette mention.

— Je suppose que l’évêque de Coutances ne l’a point entendu de cette oreille.

— Vous supposez bien, et il porta l’affaire devant la rote de Caen où il vit un renfort inattendu en la personne du procureur général de Caen : le parquet général, comme il en a le droit, intervint à l’instance, c’est à dire devint partie et fit entendre son avis, et son avis était qu’il n’y avait pas lieu de toucher au registre paroissial, et que satisfaction suffisante avait été donnée au demandeur.

— La cour suivit son avis, mais comment motive-t-elle son arrêt ?

La cour a fait un bel effort de pédagogie dans sa réaction. Selon le plan classique, elle rappelle la règle de droit, puis l’applique au cas d’espèce, en répondant aux arguments soulevés par René L…

L’article 9 du Code Civil dispose que chacun a droit au respect de sa vie privée et que Ies juges peuvent prescrire, sans préjudice de la réparation du dommage subi, toutes mesures propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée.

La relation sur le registre de l’église de Fleury de l’événement public que constitue la célébration du baptême de René L… avec les mentions d’usage relatives aux identités du baptisé, de ses parents et de ses parrain et marraine, ne peut porter en elle-même atteinte à la vie privée de l’intéressé.

Seule la divulgation de cette information dans des conditions fautives serait susceptible de caractériser un tel manquement.

Mais la révélation d’une appartenance religieuse ou d’un défaut d’appartenance religieuse n’est attentatoire à la vie privée que si elle a pour objectif ou pour effet de déconsidérer la personne en cause ou de susciter des attitudes discriminatoires à son égard.

Force est de constater qu’en l’espèce aucun comportement de cette sorte n’est imputable, ni d’ailleurs imputé, aux représentants officiels de l’église catholique.

Alors que les personnes tierces admises à consulter le registre des baptêmes sont elles-mêmes tenues au secret, la seule publicité donnée à l’information de l’existence du baptême de René L… en 1940 et de son reniement en 2001 émane de l’intéressé.

Celui-ci ne peut, en particulier, se plaindre de ce que la relation objective d’un fait auquel il n’a pu consentir (n’étant âgé que de quelques jours au moment du baptême) ait été complétée, à sa demande 60 ans plus tard, par la mention d’une renonciation relevant, elle, du libre exercice de ses droits individuels.

C’est pourquoi la demande de M. L… ne saurait être accueillie sur le fondement de l’article 9 du Code Civil contrairement à ce qu’ont estimé les premiers juges.

— Ce qui en résumé donne ?

— Pour la cour, le seul fait de figurer sur un registre de baptême ne porte pas atteinte à la vie privée, d’autant que ces registres ne sont pas publics et ne peuvent être consultées que par des personnes tenues au secret. Il en irait différemment pour la cour si cette information était divulguée dans des conditions fautives, c’est-à-dire si elle avait pour objectif ou pour effet de déconsidérer la personne ou de susciter des attitudes discriminatoires à son égard. La cour souligne que l’Église n’a pas eu un tel comportement et que le demandeur ne le prétend d’ailleurs même pas. Enfin, et c’est le coup de pied de l’âne, sauf le respect des magistrats de la cour : les conseillers soulignent que la seule personne à avoir donné de la publicité à ce baptême, y compris dans les médias, c’est René L… lui-même.

Exit donc l’atteinte à la vie privée. Je suppose donc que la cour a dès lors dû répondre à l’argumentation sur la loi Informatique et Libertés que le tribunal avait écarté d’un revers de la main ?

— Exactement, et c’est ce qu’elle fait sans désemparer.

La loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés est applicable au cas soumis à la Cour. Les registres de baptême, qui conservent des informations relatives à l’adhésion personnelle, ou par représentation, d’une personne à une religion, relèvent en effet de la catégorie des traitements non automatisés de données à caractère personnel, soumis comme tels à la loi du 6 janvier 1978 (article 1).

”Les informations qui y sont portées doivent ainsi être collectées et traitées loyalement dans un but légitime, pertinentes, exactes, complètes, mises à jour et tenues à la disposition de la personne concernée qui peut en solliciter la rectification ou l’effacement si elles sont inexactes ou incomplètes (article 6).”

En l’absence de consentement de la personne, le responsable de la collecte de données doit avoir poursuivi un intérêt légitime et ne pas méconnaître l’intérêt ou les libertés et droits fondamentaux de la personne concernée (article 7). Les données à caractère religieux ne sont, dans ce cas, communicables qu’aux seuls membres appartenant à l’église et non aux tiers ; et elles ne doivent concerner que ces membres (article 8).

Il apparaît qu’en l’espèce les exigences légales ont été et demeurent respectées. À première réquisition, la rectification demandée par M. L… quant à sa renonciation à son baptême, qui constituait un fait dont la réalité historique n’était pas contestée, a été opérée ; elle a permis l’actualisation de la position de l’intéressé au regard de son appartenance religieuse. L’acte lui-même a été dressé et conservé dans une finalité légitime, celle de permettre l’établissement d’actes ultérieurs dans le cadre de l’administration du culte catholique. Il ne méconnaît pas les droits fondamentaux de la personne concernée dès lorsque celle-ci peut y voir consigner sa volonté de ne plus se reconnaître membre de l’église catholique.

Si bien que sont contenus en l’espèce dans un même document, et la relation d’un fait dont les représentants légaux de M. L… ont pris l’initiative (le baptême de leur fils en juin 1940) et celle d’un acte de volonté personnel de l’intéressé (la mention de reniement de mai 2001 dans les termes qu’il avait sollicité). Ainsi la liberté de M. L… de ne pas appartenir à la religion catholique est elle respectée sans qu’il y ait lieu à effacement ou correction supplémentaire du document litigieux. En outre, le registre des baptêmes qui ne concerne que des membres de l’église catholique (représentants du mineur baptisé, parrain, marraine, prêtre) ne peut être communiqué qu’a des ministres du culte et à l’intéressé et il n’est pas accessible à des tiers. Enfin, s’il ressort des pièces du dossier que dans un autre diocèse (Tulle), les noms figurant sur le registre paroissial ont bel et bien été effacés à la demande de la personne baptisée, l’évêque de Tulle a attesté le 15 mars 2013 qu’il s’agissait d’une erreur de la chancellerie de son évêché. Il ne s’agit donc pas d’un événement démonstratif d’une évolution de la doctrine de l’église catholique transposable au cas d’espèce. C’est pourquoi le jugement déféré doit être infirmé sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens soutenus par les parties contestantes sur le fondement des lois du 9 décembre 1905 et du 15 décembre 1923 et de l’instruction générale de l’état civil.

— Là encore, auriez-vous une version allégée à nous proposer ?

— Certainement. La cour commence par admettre que la loi Informatique et Libertés s’applique bien ici et en rappelle les règles. À savoir : la personne dont les données personnelles sont conservées doit pouvoir y avoir accès et demander à ce qu’elles soient rectifiées ou supprimées si elles sont erronées. En outre, puisque l’intéressé n’a pas consenti à cette collecte (il avait deux jours et une armée étrangère qui occupait son pays par dessus le marché), cette conservation n’est possible que si elle poursuit un intérêt légitime et ne méconnaît pas les droits et libertés de René L… Enfin, s’agissant de données à caractère religieux, ces données ne doivent être communicables qu’aux membres de l’Église et ne concerner que ces membres. Ceci posé, voyons si tel est le cas en l’espèce.

— Et la réponse est oui ?

— Et la réponse est oui. Ainsi, René L… a pu obtenir la mention de son reniement du baptême sans la moindre difficulté, les mentions de l’acte ne sont pas erronées, le but de leur conservation est légitime, et les droits fondamentaux de M. L… ont été respectés puisqu’il a pu faire mentionner son retrait. Ce qui d’ailleurs affaiblit l’argument selon lequel il n’avait pas consenti à y figurer puisqu’il y a 12 ans, il a demandé que son retrait soit mentionné, sans avoir l’idée de demander la cancellation totale e l’acte, ce qui fait que l’acte attaqué mentionne de fait un événement réel et certain (la célébration d’un baptême de nouveau-né) et l’acte de volonté d’un adulte (le fait pour cet enfant devenu adulte de refuser ce baptême). La cour conclut que les droits et intérêts de René L… ont été suffisamment assurés par la mention de son reniement et que les choses en resteront là.

— En resteront-elles là ?

— Les voies de recours ne sont pas impénétrables et celle du pourvoi en cassation est ouverte durant un délai de deux mois qui n’a pas commencé à courir (il courra quand René L… recevra une copie de l’arrêt à son domicile porté par un fougueux huissier. Voudra-t-il faire un pourvoi ? Cela le regarde, je l’ignore.

— Et vous même, qu’en pensez-vous, de cet arrêt ?

— Il me semble équilibré entre l’intérêt légitime d’une personne désireuse de couper tout lien avec l’Église de pouvoir le faire et la volonté, légitime, de l’Église, de tenir des registres paroissiaux fidèles à la réalité indépendamment des désirs parfois capricieux des individus. Le registre ne constate qu’un événement, que rien ne peut effacer. Il ne dit pas “René L… est catholique” ; il dit qu’il a reçu le baptême à l’âge de deux jours, ce qui est un fait. Le sacrement aussi ne peut être effacé d’ailleurs, mais il n’entraîne aucune obligation pour le baptisé, et n’a aux yeux d’un athée ou d’un apostat aucun effet ni existence juridique (le principe de laïcité interdit de reconnaître à un rituel un quelconque effet : seul était en discussion ici un acte sur un registre). Je ne vois rien à redire à cet arrêt.

— Connaissant vos lecteurs, je ne pense pas que cette opinion sera unanime et je les entends déjà qui piaffent d’en découdre.

— Alors il est temps que, fait rare pour un avocat, je me taise. Chère lectrice, au plaisir de vous revoir.

lundi 9 septembre 2013

Couëron a fait folie, cy sont les Veilleurs en furie

Parmi les nombreux avatars qu’a connu l’opposition au mariage entre personnes de même sexe, les Veilleurs sont, et de loin, la vitrine la plus présentable.

Né je pense en réaction spontanée aux débordements violents et aux discours haineux de l’extrême droite profitant de ce thème pour imposer leur discours, et encouragée par la prise de contrôle du printemps français sur l’association la Manif Pour Tous, les Veilleurs sont un mouvement mettant en avant son pacifisme et sa non-violence, dont le moyen d’action principal est des réunions sur la voie publique, éclairées par des bougies qui sont devenues leur symbole, où on parle de tout sauf du mariage homosexuel (mais on ne pense qu’à lui), on chante, on lit des textes, parfois incongrus vu le contexte (je pense que Georges Brassens aurait été tout surpris de s’entendre invoqué comme référence dans une veillée pastorale). Bref, des veillées, comme chez les scouts.

Tout cela se veut plutôt bon enfant, et la non-violence du mouvement ne fait pas de doute pour moi. Mais non violence ne veut pas dire bonne foi et honnêteté intellectuelle. Une illustration récente, née, j’allais dire d’une discussion sur Twitter, mais ce serait aller trop loin. Le truc des Veilleurs est visiblement plus le monologue que le dialogue. Fort bien. je peux monologuer moi aussi, j’ai un blog pour ça.

Cet été, les Veilleurs ont décidé de joindre leurs vacances et leur action politique, en organisant une marche le long des plages de l’atlantique (alors que la région Centre est si belle en été…), partie le 11 août de Rochefort, et se ponctuant de veillées, qui s’est terminée le 31 août à Paris parce que c’était la rentrée. Succès mitigé, puisque les Marcheurs qui ont fait l’intégralité de la marche sont au nombre de trois. Les veillées ont eu plus de succès, réunissant jusqu’à plusieurs centaines de personnes.

Ce sont les incidents survenus à Couëron qui ont attiré mon attention. Il faut dire que les Veilleurs ont tout fait pour attirer mon attention, m’invitant à condamner sans réserve ces violences et prêts à s’offusquer que je refuse de le faire tant que je n’en sais pas plus. La ficelle est un peu grosse.

Couëron est une petit ville des bords de Loire, à côté de Nantes, et située à 20 km au sud de Notre-Dame-Des-Landes. Ce n’est pas indifférent puisqu’à l’approche de cette veillée, l’idée est venu aux Veilleurs de tenter de s’allier avec les anti-aéroport de Notre-Dame-Des-Landes. Je sais que le mouvement anti-mariage pour tous s’essouffle maintenant que plus de 600 couples se sont mariés et que la civilisation ne s’est pas encore écroulée, et que manger à tous les râteliers fait partie des manœuvres politiques les plus courantes. Mais il faut un sacré (sans jeu de mot) aveuglement ou un poil de mauvaise foi pour ignorer que les anti-aéroports sont nettement plus marqués du côté alter-mondialiste, libertaire et anarchiste que du côté catho bon-teint ; et que le rejet de l’homosexualité par les Veilleurs était une fin de non-recevoir à toute idée de rapprochement. D’autant que personne n’est dupe : si cet aéroport avait été voulu non par l’actuel premier ministre socialiste mais par François Fillon à Sablé, les Veilleurs n’y auraient rien trouvé à redire.

Cela porte un nom : de la provoc. Ajoutons à cela la question qui fâche. Cette veillée à Couëron, annoncée à cors et à cri sur l’internet a-t-elle été déclarée comme la loi l’exige ?

En effet, l’article L.211-1 du Code de la Sécurité Intérieure (CSI) dispose que : “Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique”. Une simple déclaration, qui se fait en mairie 3 jours francs avant la date prévue (à Paris à la préfecture de police), pas une demande d’autorisation. Cette manifestation avait-elle été déclarée ? Mon dieu qu’il a été difficile d’obtenir une réponse claire à cette question simple. Non, elle ne l’a pas été, les Veilleurs refusant de se soumettre à cette obligation, dans le prolongement de leur vision de résistance. Puisque la République a voté la loi sur le mariage pour tous, ils refusent d’appliquer les lois de la République. Rebelz.

Fort bien. Mais à quoi sert une telle déclaration ? À informer en temps utiles les autorités, qui peuvent ainsi prendre les mesures nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre. C’est une obligation pour l’État. Gardant ceci à l’esprit, vous pouvez à présent regarder la vidéo qui a été filmée, et commentée, par un des Veilleurs, et qui sert de pièce à conviction (attention, elle dure 15 mn et est très chiante).

Première remarque : les Veilleurs se plaignent de l’arrivée tardive de la gendarmerie et en nombre insuffisant. Oui, ils se fichent de vous : ce sont eux qui ont refusé de déclarer cette manifestation. Alors qu’ils avaient en prime fait de la provocation à l’égard des radicaux de Notre-Dame-Des-Landes. Coueron01.png

Deuxième remarque : si les Veilleurs ont horreur qu’on fasse l’amalgame entre eux et les radicaux de Civitas ou du Printemps Français, ils ne rechignent pas à pratiquer eux-même l’amalgame. C’est pour la bonne cause. Ils sont une trentaine, on ne sait pas au juste combien sont les contre-manifestants (j’en ai compté 10 pour ma part), pas assez pour submerger sous le nombre 30 personnes, mais en tout cas ils représentent pour l’auteur de la vidéo tous les homosexuels, les transsexuels et les bissexuels dans leur totalité, comme en témoigne le titre : leur haine est “la haine LGBT”. Ok. Donc la sottise des Veilleurs d’organiser une manifestation non déclarée après avoir provoqué des opposants radicaux est je suppose la sottise des hétérosexuels, à moins que ce ne soit celle des catholiques ? Étant les deux, cela m’intéresse, afin que je puisse prendre mes précautions.Coueron02.png

Admirez d’entrée le mensonge à 00:30 : “le dispositif de gendarmerie est quasi inexistant alors que le préfet savait que nous étions attendus”. Aucune déclaration n’avait été faite. On comprend la réticence des Veilleurs à répondre à ma question pourtant simple. Le droit au silence.

Bref cette vidéo montre des incidents qui ont été voulus par des organisateurs irresponsables, je ne suis pas sûr que les participants répondant à l’invitation avaient idée qu’ils allaient se jeter dans la gueule du loup pour offrir des images de martyr à un mouvement en bout de souffle, qui pratiquent l’amalgame et nous invitent à condamner leurs adversaires, non pas les 10 abrutis qui sont allés jouer les guerilleros du bocage, mais tous les homosexuels et transgenres et tous les partisans de la loi pour le mariage pour tous (cf. le commentaire à 14:32). C’est-à-dire qu’en somme je dois me condamner moi-même pour ce que je n’ai pas fait. Coueron03.png

Ces précisions enfin obtenues, et de haute lutte, je puis enfin répondre complètement à la question.

Je condamne la manifestation sauvage des Veilleurs et la provocation qui l’a précédée, qui a exposé des personnes de bonne foi à subir une telle agression verbale. Je n’ai vu dans ces images aucune image de violences dépassant au pire le stade contraventionnel : je les désapprouve sans réserves. Je condamne tout aussi fermement la manipulation grossière qui est faite à partir de ces images, et l’amalgame qui consiste à assimiler ces 10 excités à tous les homosexuels et partisans de cette loi. C’est ainsi qu’on entretient des tensions et des haines contraires au message du Christ. 

Et à ces contre-manifestants : vous avez été des imbéciles de foncer sur le premier mouchoir rouge. La parade légale était pourtant simplissime.

Les Veilleurs n’avaient pas déclaré cette manifestation mais l’avaient fait connaitre en ligne. Il suffisait de foncer à la mairie de Couëron et de déclarer par exemple une manifestation en faveur de la PMA et de la GPA pour tous, là où la veillée devait se tenir. Ajoutez à votre déclaration une indication de risques d’incidents de la part de contre-manifestants, et vous aviez la place pour vous, avec un beau cordon de gendarmerie qui aurait maintenu les Veilleurs à l’écart. Au lieu de ça, vous leur avez offert sur un plateau une vidéo de propagande.

A troll, troll et demi.

PS : pour gagner du temps, je vais répondre par anticipation aux commentaires de Veilleurs du style : “Rhalala mais quelle obsession pour les Veilleurs, c’est qu’ils doivent vous déranger”, “Vous feriez mieux de parler des enfants tués en Syrie et de guérir toutes les maladies avant de parler d’un sujet où vous n’êtes pas d’accord avec moi”, et autres “Vous êtes beaucoup plus intéressant quand vous parlez des baux commerciaux en droit romain ou tout autre sujet où vous n’exprimez pas une autre opinion que la mienne”. Ceci est mon blog, j’y parle de ce que je veux, vous cherchez la publicité, ne venez pas vous plaindre si elle est mauvaise, et votre avis sur ce que je suis bienvenu à écrire m’indiffère complètement ; le fait que je ne vous l’ai pas demandé était d’ailleurs un indice. On va gagner du temps comme ça.

mardi 6 août 2013

Erreur 2004: Loi not found

Le Canard Enchaîné, repris par France Info, va gâcher la trêve estivale de l’opposition, qui avait pourtant réussi à ouvrir une séquence médiatique sur le thème du gouvernement qui remet des voyous en liberté. Car là, ça risque d’être des centaines, voire des milliers de délinquants, et quelques criminels (déjà au moins deux), qui vont échapper définitivement à leur peine. À cause d’une bévue juridique qu’il aurait été facile d’éviter, et qui est irrattrapable.

Ce bug porte sur la prescription de la peine.

Le temps est assassin, qui emporte avec lui les rires des enfants, et les peines d’emprisonnement.

La prescription est en droit l’extinction d’un droit ou d’une obligation par l’écoulement d’un laps de temps déterminé. La prescription peut être suspendue (le délai cesse de courir à cause d’un évènement, et reprend son cours quand l’évènement a cessé) ou interrompu : le délai repart à zéro à cause de l’évènement interruptif. 

En droit pénal, on distingue deux prescriptions : celle de l’action publique et celle de la peine. La prescription de l’action publique fait obstacle à ce que le fait soit poursuivi. Vous ne pouvez plus être jugé, vous êtes tranquille. Ce délai part de la commission des faits (sauf pour certaines infractions clandestines comme l’abus de biens sociaux) et est d’un an pour les contraventions, trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes sauf certains crimes commis sur des mineurs pour lesquels c’est 20 ans à compter de leur majorité, et les crimes contre l’humanité qui sont imprescriptibles. Les délits de presse ont une prescription abrégée : 3 mois, et 1 an pour les délits de presse à connotation haineuse (racistes, homophobes, etc.). La prescription de l’action publique est interrompue par tout acte de poursuite ou d’instruction, c’est à dire un acte qui montre la volonté de poursuivre l’infraction. Je ne vous fais pas la liste, c’est un calvaire réservé aux étudiants en droit.

La prescription de la peine suppose que l’intéressé a été définitivement condamné (j’ai expliqué ce que cela signifie dans mon billet précédent). La loi prévoit que si la peine n’a pas été mise à exécution dans un certain délai, elle est prescrite et ne peut plus être exécutée. Vous ne pouvez plus être incarcéré, vous êtes tranquille. Ce délai part du prononcé de la peine (donc de la date de la décision) et est de 3 ans pour une contravention, 5 ans pour un délit et 20 ans pour un crime. Ce délai peut être suspendu quand des obstacles de droit ou de fait s’opposent à l’exécution de la peine (ainsi la prescription des peines a été suspendue pendant la seconde guerre mondiale ; un pourvoi en cassation suspend la peine jusqu’à ce que l’arrêt soit rendu). La loi étant muette sur les causes d’interruption de la prescription, la jurisprudence a limité cette interruption aux seuls actes d’exécution, c’est-à-dire l’arrestation du condamné, même en pays étranger. Par contre, tous les autres actes, comme une demande d’extradition, l’émission d’un extrait de jugement aux fins d’incarcération, qui sont des actes préparatoires à l’exécution, n’étaient pas interruptifs. Jusqu’au décret n°2004-1364 du 13 décembre 2004 modifiant le code de procédure pénale (troisième partie : Décrets) et relatif à l’application des peines, pris en application de la loi Perben II du 9 mars 2004, du moins le croyait-on. Son article 24 va introduire un article D.48-5 dans le code de procédure pénale ainsi formulé :

La prescription de la peine est interrompue par les actes ou décisions du ministère public, du juge de l’application des peines et, pour les peines d’amende, du Trésor, qui tendent à son exécution.

Et maintenant, il est temps que je vous présente mon ami Hans.

Salut, Hans

Hans Kelsen (1881 – 1973) était un des plus grand juristes du XXe siècle. Son apport essentiel est la théorie de la pyramide des normes, ou hiérarchie des normes, qui est la base architecturale de tout système juridique revendiquant l’appellation d’État de droit. Rien que ça. Hans

Cette hiérarchie veut que tout texte normatif ne soit pas équivalent à tout autre texte normatif. En fonction de sa source, et plus précisément de la légitimité démocratique de sa source et de la solennité de sa procédure d’adoption, il occupe une place dans une hiérarchie, et tout texte d’un niveau inférieur doit être conforme aux textes qui lui sont supérieurs, ou être considérés comme illégaux et donc nuls. La IIIe République ignorait cette hiérarchie (des décrets abrogeaient des lois), ce qui a contribué à sa chute tragique en juillet 1940, quand un simple vote a permis de donner les pleins pouvoirs à un despote, qui a pu faire ce qu’il a voulu pendant 4 ans, et ce qu’il voulait n’était pas beau à voir. Kelsen, juif né à Prague dans l’Empire Austro-Hongrois et émigré aux États-Unis pour fuir les persécutions en 1940, a été profondément marqué par la seconde guerre mondiale et en a tiré les conclusions qui s’imposaient : le vote de la majorité n’est pas une garantie suffisante d’un État de droit (Hitler était arrivé au pouvoir par des élections, et avait vu ses pouvoirs élargis par des référendums) ; dès lors, il faut mettre des principes essentiels à l’abri du vote de la majorité, en faisant en sorte que seules des procédures complexes, longues, imposant une majorité renforcée voire plusieurs majorités, permettent d’y toucher.

Au sommet de la hiérarchie se trouve la Constitution. C’est le texte fondateur de l’Etat, qui l’organise et qui prévoit comment sont adoptées les normes d’un niveau inférieur. Sa révision étant entourée de multiples garanties, c’est l’endroit idéal pour y mettre des proclamations de droits fondamentaux qui s’imposeront à tous les législateurs à venir.

En dessous se trouve la loi, votée par un parlement représentatif. Dans le respect de la Constitution, elle pose les grands principes directeurs de l’action de l’État, les règles générales.

En dessous se trouve le règlement : ce sont les décrets émis par l’exécutif, qui soit visent à appliquer dans le détail la loi, soit à poser les règles générales dans les domaines qui ne relèvent pas de la loi (la Constitution se charge de délimiter les domaines respectifs de la loi et du règlement). Les arrêtés ministériels ne relèvent pas tant d’un autre niveau de la hiérarchie des normes que de la délégation du pouvoir réglementaire : un ministre ne peut arrêter que ce qu’un décret lui permet d’arrêter, faute de quoi il agit sans pouvoir et son acte est nul. Idem pour les circulaires.

Je simplifie beaucoup, les étudiants en première année de droit y passent des semaines de bonheur. Je plaisante, ils y passent des semaines, point. Kelsen parlait de pyramide car il y a une et une seule Constitution, quelques lois, et une multitudes de décrets : plus on descend dans la hiérarchie, plus le nombre de textes a vocation à augmenter.

La France, ayant beaucoup à se faire pardonner au lendemain de la guerre, va adopter ce principe, et la Constitution de 1958 en est un parfait exemple.

Au sommet : la Constitution.

Elle prévoit les règles d’adoption de la loi, et son article 34 définit le domaine de la loi.

L’article 37 précise quant à lui que tout ce qui n’est pas du domaine de la loi est du domaine du règlement. Hans a dû pleurer de joie en lisant ce texte.

Le Conseil constitutionnel est le gardien de la pyramide, par deux pouvoirs essentiels : celui d’annuler une loi non conforme à la Constitution, que ce soit avant sa promulgation ou après par une Question Prioritaire de Constitutionnalité, et celui, à la demande du Gouvernement, de disqualifier une disposition législative empiétant sur le domaine règlementaire en la dépouillant de son caractère législatif. Elle devient considérée comme un simple décret et peut être modifiée ou abrogée par un autre décret. Ainsi, le 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel a rendu une décision déclarant que l’article 4, alinéa 2 de la loi du 23 février 2005 proclamant que les programmes scolaires doivent enseigner le rôle positif de la colonisation relevait du domaine du règlement, qui seul peut fixer les programmes scolaires, ce qui a permis au gouvernement de l’abroger par un décret n° 2006-160 du 15 février 2006.

Le Conseil d’État et le juge administratif qui est son prophète  jouent aussi un rôle puisque ils sont les gardiens de la loi : ils annulent les actes règlementaires (décrets, arrêtés ministériels et préfectoraux, etc.) et administratifs individuels (permis de construire, refus de titre de séjour) non conformes à la loi.

Le bug

Si vous avez réussi à sortir de la pyramide, vous comprendrez sans problème ce qui s’est passé. La procédure pénale relève du domaine de la loi (la procédure civile, en revanche, relève du règlement). La loi fixe les règles et le règlement les détails de son application, sans pouvoir rien y rajouter ni y retrancher.

L’article D.48-5 (D pour décret simple, par opposition aux articles R. qui sont des décrets en Conseil d’Etat, après avis du Conseil d’Etat en réalité) a fixé des règles nouvelles, en donnant à des actes qui jusqu’à présent n’étaient pas interruptifs de la prescription de la peine un tel effet. Ce faisant, le ministre de la justice a ajouté à la loi, donc outrepassé ses pouvoirs, et violé la Constitution. Ce qui a pour effet que cet article est nul et de nul effet. Je pense qu’il s’agit d’un oubli dans la loi votée le 9 mars, repéré trop tard, et qu’on a tenté de combler en glissant le texte dans un décret, ni vu ni connu. Ce qui est dommage, ce n’est pas les lois sur la procédure pénale qui ont manqué depuis 2004 et qui auraient pu réparer le bug avant la catastrophe (par exemple, la loi du 9 décembre 2004 portant simplification du droit, promulguée 4 jours avant le décret fatal).

L’erreur a finalement été repérée (je subodore une remontée informelle par la Cour de cassation qui aime bien avertir le Gouvernement que ça va barder) et réparée par l’article 18 de la loi n° 2012-409 du 27 mars 2012 de programmation relative à l’exécution des peines qui reprend mot pour mot l’article 48-5, mais cette fois ci dans une loi. Hans content.

Mais quid des prescriptions antérieures ? La loi ne peut être rétroactive, l’article D.48-5 ne peut avoir d’effet, donc aucun acte préparatoire à l’exécution ne peut avoir eu d’effet avant l’entrée en vigueur de cette loi le 29 mars 2012. Et c’est ce qu’a constaté la Cour de cassation par deux arrêts du 26 juin 2013 (un et deux). Les criminels condamnés avant le 29 mars 1992 et qui n’ont pas été arrêtés voient leur peine prescrite (c’est le cas dans les deux arrêts du 26 juin : deux condamnés à la perpétuité voient leur peine prescrite ; il est à noter que l’un d’eux s’est manifesté 4 mois après la prescription après avoir attendu 20 ans). Et surtout les délinquants condamnés avant le 29 mars 2007 et qui n’ont pas été arrêtés dans le cadre de l’exécution de leur peine avant le 29 mars 2012 voient leur peine prescrite, or certains sont encore en prison, notamment ceux condamnés les plus lourdement. Ils vont devoir être libérés et indemnisés, comme ceux ayant fini de purger leur peine prescrite. Et cela va semble-t-il se compter en centaines, peut-être en milliers, puisque d’après le Canard Enchaîné, rien que dans le ressort d’Aix-en-Provence, 245 prisonniers auraient gagné leur ticket de sortie. Et Aix n’est qu’une des 36 cours d’appel de France.

Comme vous le savez déjà, mon film préféré est l’Arroseur arrosé. Je crois que c’est le meilleur ressort comique qui soit. Et qu’au lendemain d’une polémique parfaitement artificielle sur trois condamnés à des peines légères dont l’incarcération a été remise à des jours moins chauds, l’opposition, qui feignait d’être scandalisée qu’on ne remplisse pas les prisons, va peut-être être responsable de la plus grande vague de libération depuis le film la Grande Évasion.

Décidément, Karma’s a bitch.

lundi 5 août 2013

Éclairons nos ministres et apaisons nos élus

Manuel Valls, ministre de l’intérieur, se dit “surpris”. Christian Estrosi, “indigné”, ce qui ne permet guère de voir la différence avec son état normal. Qu’est-ce qui a mis nos politique de permanence médiatique dans un tel état ?

À Dreux, riante commune de l’Eure-Et-Loir, la police a interpellé trois personnes condamnées à des peines de prison ferme (3 mois, 3 mois et 2 mois) pour, respectivement, rébellion, violences sur un policier, outrages et conduite en état d’ivresse pour le premier, violences avec arme pour le second, et enfin inexécution d’une peine de travail d’intérêt général pour le troisième.

L’officier de police judiciaire, un commandant de police semble-t-il, appelle le parquetier de permanence au tribunal de grande instance de Chartres, compétent sur tout le département, pour lui faire part de sa prise. Et quelle ne fut pas sa déception d’entendre le substitut de permanence lui répondre de remettre en liberté ces trois messieurs, parce que, d’après le policier, la maison d’arrêt de Chartres était trop pleine.

Marri et penaud, ledit commandant a pris sa plus belle plume et s’est plaint à sa hiérarchie, un exemplaire de ladite plainte atterrissant Dieu sait comment (mais Il me l’a soufflé) sur le bureau de mes amis du syndicat Synergie Officier, qui a aussitôt respecté le secret professionnel informé le Figaro. Le néant de l’actualité de ce week-end d’août aura fait le reste, l’opposition crie au laxisme, le ministre de l’intérieur appelle le policier pour lui dire qu’il a raison, le ministre de la Justice ne voulant pas paraître en reste demande au procureur général de la cour d’appel de Versailles, supérieur hiérarchique du procureur de la République de Chartres, des explications, et revoilà la guerre police / justice relancée. Cette guerre que personne ne gagne jamais et dont la victime est toujours le citoyen.

Que s’est-il donc passé ? Les faits sont peu détaillés par la presse, qui relaie surtout les poses indignées des politiques et syndicalistes. Je me doute qu’avoir des réponses, de la part d’un corps aussi habitué à la confidentialité et aussi frileux à force d’être attaqué à la moindre occasion que la magistrature debout, un dimanche qui plus est, est une gageure ; et que la politique, à l’instar de la nature, a horreur du vide médiatique et se fait un plaisir de le combler. Néanmoins, je pense pouvoir sans grand risque de me tromper reconstituer les événements.

Que reprochait-on à ces braves gens ?

Tout d’abord, ces 3 personnes sont toutes définitivement condamnées. On entend par une condamnation définitive une condamnation qui n’est plus susceptible de recours. Cela correspond à une de ces situations :

  • ► Le jugement n’a pas fait l’objet d’un appel dans le délai légal.
  • ► Le jugement a fait l’objet d’un appel, et la cour d’appel a statué, et il n’y a pas eu de pourvoi dans le délai légal.
  • ► Idem que ci-dessus, sauf qu’il y a eu pourvoi en cassation, qui a été rejeté.
  • ► Si le jugement a été rendu par défaut (en l’absence du prévenu), celui-ci n’a pas fait opposition dans le délai légal quand on lui a notifié officiellement le jugement. S’il y a opposition, l’affaire revient devant le tribunal, et on revient au début de la liste.

Le premier, que nous appellerons A…, a été condamné pour 4 délits commis vraisemblablement simultanément : la rébellion consiste à résister violemment à une interpellation par la police (se débattre, repousser les policiers, les bousculer, etc) ; les violences consistent à avoir frappé ou tenté de frapper lesdits policiers ; l’outrage consiste à les avoir insulté par paroles, écrits, gestes ou autre moyen d’expression des idées, non rendus publics (c’est important, sinon, c’est de l’injure, un délit de presse). La conduite en état d’ivresse consiste à avoir conduit un véhicule sur une voie ouverte à la circulation en ayant un taux d’alcool dans l’air expiré supérieur à 0,4 mg/l. Ces 4 délits sont des compères classiques : un conducteur ivre est arrêté par la police, quand il apprend que son véhicule est immobilisé et son permis suspendu, il se fâche, a des mots, les policiers décident de l’interpeller, il se rebiffe, repousse les policiers et distribue des baffes, et à la fin, c’est les policiers qui gagnent. Ce cocktail de délits lui faisait encourir jusqu’à 3 ans de prison et 45 000 d’amende.

Le second que nous appellerons B…, a été condamné pour violences avec arme. Ce délit couvre tout acte violent (pas forcément un coup porté, mais c’est le cas le plus fréquent) accompli à l’aide d’un objet utilisé pour blesser ou impressionner ; soit que ce soit ce pour quoi il a été conçu (fusil, couteau), soit que ce soit un objet utilisé à cette fin (bouteille en verre, chaise), qu’on appelle arme par destination. C’est probablement le cas ici puisque le délit ne s’accompagnait pas d’un port d’arme prohibé.

Le troisième, que nous appellerons , vous avez deviné, C…, a été condamné pour non accomplissement d’un travail d’intérêt général. Ce délit un peu particulier sanctionne non pas des faits mais le non accomplissement d’une peine. C… a été condamné pour des faits dont j’ignore la nature à une peine de travail d’intérêt général (et non un sursis avec obligation d’accomplir un travail d’intérêt général, qui est une autre peine). Ce travail d’intérêt général (tig, prononcer “tige” pour faire comme les pros) est d’une durée comprise entre 20 et 210 heures, et doit être accompli dans un délai fixé par le tribunal et ne pouvant excéder 18 mois. Le prévenu doit se présenter devant le juge de l’application des peines qui fixera les modalités de l’exécution. Le fait de ne pas exécuter cette obligation est un délit passible de 2 ans de prison. La particularité de cette peine est que, du fait de la prohibition des travaux forcés par la Convention européenne des droits de l’homme, elle doit être acceptée par le prévenu, qui doit donc être présent lors de son prononcé. Il suffit qu’une heurede tig manque à l’expiration du délai, et la peine est considérée non accomplie. C… s’est donc pris 2 mois ferme pour sa mauvaise volonté et son manque de parole.

Voilà à qui on a affaire. Pas les citoyens de l’année, mais pas du grand banditisme non plus. C’est le quotidien des correctionnelles, un procureur en mange quatre comme ça avant le déjeuner, et ça a sans aucun doute joué dans la décision que le substitut de permanence va prendre.

N’allez pas directement à la case prison, donnez 2000 euros à votre avocat

Ce n’est pas tout d’être condamné pour aller en prison. Hormis les cas où le tribunal décerne par décision motivée un mandat de dépôt faisant que le prévenu est immédiatement saisi et conduit à la Maison d’arrêt (ce qui suppose une peine d’au moins un an ferme OU que le prévenu soit en récidive OU qu’il soit en comparution immédiate), un prévenu condamné à de la prison ferme ressort la plupart du temps libre du tribunal. C’est normal, c’est la loi. D’abord parce qu’il a 10 jours pour faire appel, et que cet appel, et le délai d’appel, sont suspensifs. Ensuite, parce que la loi, toujours elle, exige que les peines de prison ferme n’excédant pas 2 ans soient si possible aménagées, c’est-à-dire mises à exécution en utilisant des alternatives à l’emprisonnement : placement sous surveillance électronique, semi-liberté (le condamné dort en prison mais sort de l’établissement pour se rendre à son travail ou à une formation, et réintègre l’établissement aussitôt après), conversion en tig, etc. C’est le juge d’application des peines (JAP) qui est en charge de cet aménagement, à condition que le condamné se manifeste en répondant aux convocations, et y mette de la bonne volonté. Faute de quoi le dossier retourne au parquet qui ramène la peine à exécution. Point vocabulaire important : l’application des peines, c’est une juridiction ; l’exécution des peines, c’est un service du parquet.

Nos 3 condamnés n’ont pas vu leur peine aménagée, la raison la plus fréquente étant que le JAP n’aura jamais vu à quoi ils ressemblent, et qu’ils ne sont jamais venus. Ne présumez pas qu’il s’agit là de la preuve de leur suprême mépris pour la justice. Vous mêmes, chers lecteurs, ignoriez tout de ces subtilités, et devez vous concentrer en fronçant les sourcils pour suivre mes explications. Et vous êtes éduqués, savez utiliser un ordinateur, avez un bagage probablement d’études supérieures, et a minima, savez lire. Bref, vous êtes l’opposé du profil du délinquant de base. Imaginez la difficulté que peut avoir l’un d’entre eux, qui a généralement arrêté ses études dès le collège en situation d’échec scolaire total, pour comprendre ça, sachant qu’en outre, Dreux (où ils habitent) - Chartres où se trouve le JAP, c’est 36km.

Leur dossier est donc allé du service de l’application des peines au service de l’exécution des peines, et les prévenus ont été inscrits sur le Fichier des Personnes Recherchées, consulté à chaque contrôle d’identité, et qui permet au policier effectuant ce contrôle de savoir que le directeur de la maison d’arrêt se languit de la personne contrôlée. J’ajoute pour mes amis journalistes qui me lisent qu’il n’existe rien de tel qu’un “mandat d’écrou”. L’écrou est l’acte dressé par l’administration pénitentiaire à l’arrivée d’un nouveau locataire et est purement interne à cette administration.

Quand une personne prête à être incarcérée est identifiée comme telle par la police, elle fait l’objet d’une mesure qu’on appelle rétention judiciaire, prévue par l’article 716-5 du Code de procédure pénale (CPP), d’une durée maximale de 24 heures. Elle se résume à une audition sur l’identité complète, pour que le parquet puisse s’assurer qu’il a bien le bon condamné, et la notification de l’extrait de jugement visé par le parquet, qui vaut aller simple pour un 9m² tout confort sans confort. Elle peut à cette occasion être assistée d’un avocat, dont le rôle se résume à chanter “les portes du pénitencier”, vu que tout est déjà joué.

Tout ? C’est à voir.

La carte “n’allez pas en prison”.

Le procureur est chargé de l’exécution des peines, et depuis la réforme de 2009, ce rôle a considérablement cru (le parquet a l’avantage sur le siège d’être tenu d’obéir aux consignes sans discuter, et la CEDH l’a bien compris), et est défini à l’article 707 du CPP. Je ne résiste pas au plaisir de vous le livrer in extenso pour que vous voyez ce qu’on demande au parquet.

Article 707 : Sur décision ou sous le contrôle des autorités judiciaires, les peines prononcées par les juridictions pénales sont, sauf circonstances insurmontables, mises à exécution de façon effective et dans les meilleurs délais.

L’exécution des peines favorise, dans le respect des intérêts de la société et des droits des victimes, l’insertion ou la réinsertion des condamnés ainsi que la prévention de la récidive.

À cette fin, les peines sont aménagées avant leur mise à exécution ou en cours d’exécution si la personnalité et la situation matérielle, familiale et sociale du condamné ou leur évolution le permettent. L’individualisation des peines doit, chaque fois que cela est possible, permettre le retour progressif du condamné à la liberté et éviter une remise en liberté sans aucune forme de suivi judiciaire.

En cas de délivrance d’un mandat de dépôt ou d’arrêt, les peines privatives de liberté peuvent être immédiatement aménagées, dans les conditions prévues par le présent code, sans attendre que la condamnation soit exécutoire conformément au présent article, sous réserve du droit d’appel suspensif du ministère public prévu par l’article 712-14.

Je vous traduis ça :

Monsieur le procureur, merci d’exécuter les peines, et rapidement, sauf si tu ne peux pas. Merci de les aménager plutôt que recourir à la détention sèche, sauf si tu ne peux pas. Merci de faire en sorte qu’ils ne recommencent pas quand ils sortent, je sais pas comment, mais tu trouveras bien. Merci de toujours faire une libération conditionnelle, sauf si tu ne peux pas. De toutes façons, je ne te donnerai pas les moyens de remplir ta mission, et quand ça tournera mal, tu peux compter sur moi pour dire que c’est ta faute. LOL. Bisous. Signé : le législateur.

Il est tout à fait courant (je ne dirai pas fréquent, je n’ai aucune statistique là dessus et suis assez certain qu’aucune n’est tenue) que quand la police tombe sur une personne recherchée pour incarcération, le procureur décide de ne pas ramener à exécution immédiatement. Ça m’est arrivé, je veux dire à un de mes clients, il y a trois semaines à peine. Mon client se trouvait dans une gare, sans bagage ni billet, et paraissait plus intéressé aux valises des autres qu’aux trains en partance. La police ferroviaire le contrôle, et surprise, il est recherché pour mise à exécutions de plusieurs peines privatives de liberté pour vol, dont le total atteint un an tout rond. Rétention judiciaire, allô maitre Eolas, ♪Les pooooortes duuuuu péniiiiitencier♫.

Sauf que non : le procureur, sans doute impressionné par l’évocation de mon nom qui ne lui disait rien, a décidé de ne pas ramener à exécution, car le retenu a pu donner une adresse actualisée et vérifiée. Le procureur a donc décidé de retenter un aménagement : mon client a été libéré, avec convocation devant le JAP à venir. Eh bien vous voulez que je vous dise ? C’est de la bonne justice, et ce procureur a très bien fait son boulot, au risque de me faire passer pour un guignol aux yeux de mon client à qui j’annonçais déjà les fers et la geôle, mais il a courageusement pris ce risque. Ça fait un détenu de moins, trois ou quatre jugements mis à exécution conformément aux vœux du législateur.

Car rappelons que nonobstant l’antienne reprise de façon pavlovienne par l’UMP et ses militants sur le laxisme de l’actuel gouvernement et particulièrement son garde des Sceaux, jamais il n’y a eu autant de détenus en France (67 977 au 1er juin 2013, contre 66 915 il y a un an, pour 57 243 places), le chiffre de la population carcérale est en augmentation constante depuis un an qu’il est aux affaires, et surtout, il n’a à ce jour fait voter aucune réforme de fond de la procédure pénale. Donc, ce sont les lois votées par l’ancienne majorité qui sont toujours appliquées, et l’article merveilleux du CPP que je vous ai cité et traduit est issu de la loi du 24 novembre 2009. Cette loi devrait dire quelque chose à M. Estrosi, puisqu’il était ministre au moment où elle a été discutée et votée.

Que s’est-il passé à Dreux ?

De deux choses l’une : ou bien il y a eu cafouillage du parquet, ou bien, ce qui me semble le plus probable vu les récits de la presse, il y a eu une initiative intempestive de la police.

En effet, trois interpellations de trois condamnés le même jour, sans lien entre eux, ce n’est pas un hasard. Cela défie les probabilités, et aucun article de presse ne parle d’interpellation par hasard. Mais si c’était le cas, c’est pas de bol : la police tombe par hasard sur trois condamnés prêts à enfermer (jour faste, il faut jouer au loto), et le parquet se retrouve avec 3 détenus supplémentaires, ce qu’il ne pouvait gérer, et a ordonné leur libération faute de pouvoir les incarcérer, vous allez voir pourquoi.

Donc soit le parquet a ordonné d’interpeller ces 3 personnes, auquel cas il devait s’assurer que la maison d’arrêt de Chartres était apte à les accueillir. Ce qui n’était pas le cas : elle est pleine comme un œuf, et les mois d’été, où la chaleur est accablante dans des cellules mal aérées et aux portes fermées, sont des mois de forte tension (le règlement pénitentiaire interdit le port du short en détention, parce que c’est comme ça), avec en plus un sous-effectif dû aux congés. Il est probable que le directeur de la maison d’arrêt (qui a 40 cellules et 112 places seulement, et probablement bien plus de détenus que ça) a demandé au parquet de limiter les arrivants au strict minimum. Dans ce cas, cela n’avait aucun sens pour le parquet d’aller envoyer chercher trois condamnés à des courtes peines où il n’y avait nulle urgence, alors que les comparutions immédiates, les juges d’instruction et les juridictions de jugement peuvent envoyer leur lot de détenus sans que le parquet n’ait de contrôle là dessus. Si tel était le cas, le parquet a donné une consigne puis une contre-consigne, et il est en tort pour avoir mobilisé la police inutilement.

Soit, ce qui me semble le plus probable, c’est un officier de police drouais qui a décidé de faire du zèle et de se “payer” ces 3 personnes, qu’il connaissait vraisemblablement. Auquel cas, interpellation faite, il aurait contacté le parquet chartrain pour le mettre devant le fait accompli, et aurait eu la mauvaise surprise de s’entendre dire que la maison d’arrêt affiche complet, et que ce sera partie remise. Il n’avait pas d’autre choix que relâcher ses invités, passant du coup pour un guignol (j’ai connu ça), et a chanté le blues auprès de sa hiérarchie et du syndicat Synergie Officier, qui n’en demandait pas tant pour entonner son refrain habituel.

Dans tous les cas, c’est une décision du type que le parquet est amené à prendre tous les jours, un arbitrage comme l’article 707 du CPP l’invite à faire, et rien qui justifie que deux ministres et un député maire en manque d’attention médiatique viennent gâcher le néant estival de nos journaux télévisés. Encore une fois, la communication politique pollue l’action de la justice, et il ne faut pas compter sur qui que ce soit pour faire de la pédagogie à la place de la récupération. Désespérant, mais pas nouveau, hélas.

Toujours est-il que ces trois personnes restent à devoir purger leur peine, et le parquet a 5 ans pour ce faire. Elles n’ont pas été graciées ou dispensées d’effectuer leur peine. Peut-être ce rappel de la justice à leur bon souvenir ouvrira-t-il la possibilité pour elles de faire aménager leur peine, à moins que le barouf médiatique qu’elle a provoqué ne rende ces trois personnes soudainement prioritaires pour visiter l’ancien couvent carmélite de la rue des Lisse. Ce sera un bon test des bonnes résolutions du Gouvernement, qui, depuis la loi n°2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, ne peut plus légalement donner d’instructions individuelles, y compris de mettre à exécution ces trois jugements. Nous verrons bien si le procureur général de Versailles décide de devancer les désirs de la Chancellerie en donnant instruction au procureur de la République de Chartres de mettre à exécution ces jugements (alors qu’en opportunité, c’est une mauvaise décision), ou s’il va profiter de cette bribe d’indépendance que le parquet vient de se voir offrir.

Pour conclure, je suis d’accord que ce genre d’incident peut avoir un effet néfaste, en ce qu’il contribue à un sentiment d’impunité, qui est un facteur majeur de passage à l’acte. Pas tant chez les trois personnes concernées, qui ont quand même senti le vent du boulet, mais chez tous ceux qui entendront parler de cette affaire et retiendront “c’est cool, si tu es condamné à de la prison, en fait, tu n’y vas pas car il n’y a plus de place”. C’est faux, mais peu importe : le sentiment d’impunité n’a pas à être fondé pour entrainer le passage à l’acte, et les prisons sont remplies (OUI, elles sont remplies) de gens encore surpris d’y être. Mais le mal est fait. Contribuer à faire passer ce message par des déclarations à l’emporte-pièce est jouer au pompier pyromane. C’est irresponsable de la part d’élus ou de ministre qui n’ont que ce mot de responsabilité à la bouche.

Je vous ai dit que dans cette guerre médiatique, c’est toujours le citoyen qui perd.

dimanche 7 juillet 2013

I am the LOL

Avec son panurgisme qui lui tient lieu de ciment, la twittosphère anti-mariage pour tous a attiré mon attention sur une tribune prétendument écrite par un collectif de magistrats s’indignant du traitement de Nicolas B…, condamné en comparution immédiate à 4 mois de prison dont 2 fermes avec mandat de dépôt. Je les en remercie, ça m’a offert une belle tranche de rigolade, et permis de constater qu’une fois de plus, ils sont prêts à gober n’importe quoi pourvu que ça les caresse dans le sens du poil. Une telle abdication du sens critique sur l’autel de l’idéologie est attendrissante. Lisons donc de conserve cette tribune, à laquelle l’ancien député UMP Jean-Paul Garraud, redevenu magistrat après avoir été battu aux législatives de 2012, a gentiment prêté sa visibilité médiatique (comprendre : ses entrées au Figaro), et pas que ça vous allez voir, afin que vous partagiez mon hilarité.

D’où parles-tu ?

Loin de moi l’idée de faire une attaque ad hominem, ou plutôt du ad anonymem, c’est à dire d’attaquer celui qui parle plutôt que ce qu’il dit. Mais les présentations sont nécessaires, tout timide que soit ce collectif. La tribune émane d’une association professionnelle, la Nouvelle Association Professionnelle des Magistrats (nAPM). Nouvelle, car il y a eu une APM de 1981 à 1998, association professionnelle de magistrats de droite, disons très à droite. L’APM a sombré après deux scandales, un financier (elle avait reçu des subventions de Pierre Falcone, l’homme d’affaire impliqué dans l’Angolagate) et un moral, puisqu’un de ses membres avait publié un jeu de mot antisémite à l’encontre d’un collègue dans le journal de l’association, qui s’est aussitôt auto-dissoute. Autant dire que le sigle APM n’est pas neutre, et revendique clairement un certain héritage peu attractif pour les magistrats en exercice.

Donc voici une nAPM, qui a même déjà un site. On apprend ainsi qu’elle est vraiment nouvelle puisque le site a été enregistré le 16 mai dernier, c’est à dire la veille du jour où le Conseil constitutionnel a validé la loi. Dans les mentions légales, on apprend que le responsable de la publication est un certain… Jean-Paul Garraud. Le monde est petit. Les statuts y figurent aussi, signés par Jean-Paul Garraud, Dominique Matagrin et Béatrice de Beaupuis, magistrats à la retraite, anciens de l’APM. Les magistrats à la retraite n’étant plus tenus d’une obligation de réserve, ils ne peuvent faire partie de ce collectif désireux de garder l’anonymat pour ce motif. Quant aux articles, tribunes, et communiqués du site, ils semblent faire une obsession sur la personne de son président, Jean-Paul Garraud, qui en est le sujet (et le signataire) unique (l’association est d’ailleurs domiciliée chez lui, à Libourne), du moins jusqu’à l’apparition de ce mystérieux collectif. Craignant sans doute de disparaitre derrière la masse des invisibles, M. Garraud a eu la délicatesse d’ouvrir ce communiqué à la première personne du singulier, leur faisant un rempart de sa personne. 

Donc que veut nous dire Jean-Paul Garraud ?

Voyons à présent le fond du texte. Il reprend l’essentiel des critiques émises par les opposants au mariage pour tous, sauf une : le procès en gauchisme faite à la présidente du tribunal ayant condamné Nicolas B…, Jean-Paul Garraud sachant sans doute à qui il avait affaire.

La tribune rappelle celle publiée par Le Point et signé d’un haut magistrat anonyme signant Malesherbes  et disant à peu-près la même chose mais sur un ton plus emphatique. À ce sujet, je suis très sensible aux tics d’écriture, et je n’ai pu m’empêcher de constater que ce mystérieux Malesherbes en partageait certains avec ce mystérieux collectif, et que M. Garraud montre également dans ses textes : ainsi tous trois écrivent code pénal avec une majuscule incongrue à Code, mettent une majuscule tout aussi hors de propos à “Préfet de Police” (on écrit préfet de police, en minuscule), et écrivent les noms propres en majuscule. Ajoutons à cela la similarité de leurs styles, et décidément, on se dit que les grands esprits se rencontrent.

Tout aussi indignés, nous voulons souligner que cette décision et le contexte dans lequel elle a été rendue soulève au moins trois questions essentielles.

Pour les raisons que je viens d’exposer, je crois bien volontiers que Malesherbes, le Mystérieux Collectif et Jean-Paul Garraud sont EXACTEMENT tout aussi indignés.

Première question essentielle

Sur le strict plan juridique d’abord, la Cour d’appel de Paris, qui va prochainement être amenée à juger le recours formé par le prévenu, devra se prononcer sur un problème fondamental.

La cour d’appel de Paris jugera en effet mardi 9 juillet à 13h30 les deux appels concernant Nicolas B… : l’appel formé par le parquet de sa condamnation du 28 mai pour avoir donné une fausse identité (200€ d’amende avec sursis) et l’appel formé par le prévenu de la condamnation du 19 juin, outre une demande de mise en liberté, mais qui devient sans objet du fait du jugement au fond de ces deux affaires le même jour. Voyons quel est ce problème fondamental.

Rappelons d’abord que, ce que certains semblent avoir oublié, le droit de manifester n’est pas soumis en France à un régime d’autorisation préalable, mais seulement de déclaration préalable. Il appartient à l’autorité administrative d’interdire le cas échéant la manifestation déclarée en se fondant sur des motifs tenant principalement à l’ordre public.

Mes lecteurs le savent bien.

Mais la simple participation à une manifestation non déclarée ou interdite n’est pas répréhensible, seul l’organisateur encourant les foudres de la loi dans cette hypothèse (article 431-9 du Code pénal).

Nous sommes d’accord.

A défaut d’identifier l’organisateur d’une manifestation qui lui déplaît, le pouvoir politique cherche le plus souvent à donner une nouvelle qualification juridique au mouvement qui se déroule. Il va alors parler d’attroupement qui est un rassemblement de plusieurs personnes sur la voie publique susceptible de causer un trouble à l’ordre public.

Heu… HEIN ? Le pouvoir politique qui donne une nouvelle qualification juridique ? Non, le seul qui donne des qualifications juridiques, c’est le juge, dont le rôle est précisément de dire le droit (juris dictio), de qualifier et de tirer les conséquences juridiques. Et ce n’est pas le pouvoir politique qui va parler d’attroupement, c’est la loi : la définition se trouve au premier alinéa de l’article 431-3 du code pénal sans majuscule. J’aurais pensé que sur 20 magistrats, au moins un l’aurait lu, fût-ce par accident.

Et la participation à l’attroupement est une infraction quand deux sommations de se disperser sont restées sans effet.

Non, trois sommations.

La simple participation alors, et non plus l’organisation, devient fautive.

C’est même un délit.

Le dimanche 16 juin, le prévenu participait à un rassemblement qui manifestait son refus de la loi dite du mariage pour tous au pied d’un studio de télévision où venait s’exprimer le Président de la République.

Bruyants certainement, ses amis et lui-même chantaient à tue tête en déambulant dans les rues de Paris, sans causer la moindre dégradation. Ce faisant, dérangeant probablement le sommeil des habitants du quartier, causaient-ils un trouble à l’ordre public ?

La Préfecture de Police avait , bien sûr, conclu en ce sens puisque, se dispensant des sommations de dispersion, elle ordonnait l’interpellation des fauteurs de troubles. A noter que des policiers peuvent en effet se dispenser des sommations lorsqu’ils sont attaqués, ou qu’ils ne peuvent autrement défendre le terrain qu’ils occupent. Etaient-ils agressés par ces jeunes qui exhibaient et brandissaient des … drapeaux blancs, bleus et roses et qui les attaquaient à coups de … slogans?

Déjà, pour sa démonstration, le Collectif doit recourir à la falsification des faits. Ça commence mal.

Une première manifestation a bien eu lieu devant le siège de Métropole Télévision à Neuilly Sur Seine, réunissant environ 1500 manifestants. Aucun incident n’a eu lieu à ce moment, j’en veux pour preuve que si tel eût été le cas, ce n’eût pas relevé du préfet de police mais du préfet des Hauts de Seine, et le jugement eût eu lieu à Nanterre et non à Paris. C’est après la dispersion de la manifestation qu’une petit groupe a remonté l’avenue Charles de gaulle puis l’avenue de la Grande-Armée pour un after sur les Champs Élysées. Avec probablement l’intention de se diriger vers le Palais du même nom. Des policiers avaient été déployés pour les intercepter. C’est sur l’avenue en question qu’ont eu lieu les interpellations. Donc rien à voir avec cette manifestation initiale.

Cela n’est pas le cas bien sûr, les forces de l’ordre n’ont jamais été menacés ni par le prévenu ni par ses amis. Du coup, c’est leur interpellation elle-même qui est irrégulière en l’absence d’infractions. Pour reprendre une jurisprudence constante de la Cour de cassation, si l’interpellation est infondée, tous les actes qui suivent (ceux qui n’auraient pas existé sans celle-ci) ne sont pas plus fondés. Ils sont irréguliers. Il n’y alors plus ni rébellion puisque les policiers n’ont pas agi dans un cadre légal, ni refus de prélèvement ADN puisque ce prélèvement ne peut être effectué qu’auprès de suspects interpellés légitimement.

Alors là c’est du grand n’importe quoi. Ces augustes magistrats ne peuvent ignorer, pas TOUS, en tout cas, que la police tire de l’article 78-2 du code de procédure pénale le pouvoir d’obliger toute personne dont le comportement est susceptible de troubler l’ordre public (par exemple qui marche en attroupement sur la chaussée en criant des slogans hostiles au gouvernement) à justifier de son identité, et si l’individu ne peut ou ne veut en justifier, de le retenir jusqu’à 4 heures, soit sur place, soit dans un local de police (art. 78-3 du code de procédure pénale). Et ce même s’il n’est pas soupçonné d’avoir commis une infraction. De même, si la personne refuse de donner des éléments d’identification ou donne des éléments inexacts, le procureur peut autoriser la prise d’empreintes digitales (même article).

Donc l’interpellation est parfaitement régulière du fait du comportement assumé des manifestants. D’ailleurs, le conseil du prévenu n’a même pas soulevé de nullité de l’interpellation devant le tribunal.

Vient ensuite la fameuse jurisprudence constante de la Cour de cassation (qui pour le coup, oui, prend une majuscule). Comme on dit chez les avocats, la jurisprudence constante, c’est celle dont on serait bien incapable de citer un exemple. Donc, ces 20 magistrats nous disent que selon une jurisprudence constante, la Cour de cassation dit que si l’interpellation est infondée, il ne peut y avoir de rébellion ? Pas de bol, la Cour de cassation dit exactement le contraire dans un arrêt du 7 février 1995, publié, c’est à dire signalé par la Cour elle-même comme significatif de sa position : “Attendu que la nullité édictée par l’article 78-3 du Code de procédure pénale en matière de contrôle d’identité ne saurait affecter la validité des poursuites exercées pour des infractions contre les autorités de police, commises à cette occasion par la personne contrôlée”. Pour la Cour, peu importe que l’arrestation soit manifestement illégale, vous n’avez pas le droit de résister par la violence à votre interpellation. Vous pouvez protester contre cet état du droit, mais vous ne pouvez pas le nier sans être ridicule. La preuve.

Pour les empreintes ADN, je répète ce que j’avais déjà expliqué : le simple fait d’avoir été un temps soupçonné de dégradations dans le restaurant lors de son interpellation suffit à provoquer le prélèvement, en vertu d’une loi votée par M. Garraud, il est sur la liste des votants.

Passons maintenant à la deuxième question essentielle.

Après le droit, le contexte.

Depuis quelques mois, se multiplient les arrestations de personnes arborant de simples drapeaux ou portant des vêtements à l’effigie de La Manif Pour Tous (les silhouettes d’un homme et d’une femme se tenant par la main avec deux enfants - Révolutionnaire !!! Ôtez ces images haineuses).

Voir par exemple ce récit d’une violence rare.

Lors des interpellations massives du 26 mai au soir, j’ai été appelé comme commis d’office pour assister un des 230 gardes à vue (je n’ai pas le nombre exact). Il n’était porteur d’aucun vêtement arborant le logo de la Manif Pour tous, et n’avait sur lui aucun drapeau. Ces 230 personnes étaient restées sur l’esplanade des Invalides jusqu’à fort tard dans la nuit (l’interpellation avait eu lieu vers 1h du matin), bien après l’ordre de dispersion, alors que les affrontements avec la police duraient depuis plusieurs heures, et que les sommations avaient été faites. Aucune n’a été poursuivie à ma connaissance, toutes ont fait l’objet d’un rappel à la loi, c’est à dire un classement sans suite. L’absurdité de cette arrestation massive (230 gardes à vue à gérer, tous les délais avaient explosé, il a même fallu exporter des gardée à vue dans les départements périphériques pour traiter l’afflux, ce qui a paralysé des services entiers) ne m’a pas échappé, et j’ai déposé des observations rageuses que personne n’a lu puisque le dossier a fini à la poubelle. Mais il est faux de dire que des arrestations ont lieu à cause d’un simple port de T-shirt. Il y a eu des verbalisations dans le jardin du Luxembourg, qui dépend du Sénat, car le règlement de ce parc interdit toute manifestation politique. Ce règlement a été adopté par le Bureau du Sénat à l’époque où il était de droite, et à ma connaissance, aucune de ces verbalisations n’a donné lieu à la moindre poursuite, qui ferait encourir au maximum 38 euros d’amende. Voilà l’état réel de l’abominable répression policière.

Cela traduit dans notre pays socialiste, si prompt à donner des leçons au monde entier, se gargarisant des droits de l’homme à longueur de discours, une dérive qui n’a rien de démocratique. Que n’aurait-on entendu si le centième de ce qui se produit actuellement avait eu lieu en d’autres temps, sous la présidence de M. SARKOZY par exemple ?

À vote avis, qui parle ? 20 magistrats, ou l’ancien député UMP ?

Ainsi, ces dernières semaines ont vu dans nos villes fleurir de multiples rassemblements dits des fiertés homosexuelles. Quelques fois bruyants, certains de ces attroupements ont pu se prolonger tard dans la nuit par des fêtes dont la discrétion n’était pas forcément la qualité première.

Ont même pu être aperçus ici ou là quelques drapeaux … aux couleurs de l’arc en ciel.

Quand ils étaient vêtus, les participants pouvaient afficher sur leurs justaucorps des slogans ou des images vantant l’homosexualité. Soyons clairs, ce n’est pas autrement choquant dès lors que tout le monde peut agir de même, homosexuel ou non. La liberté d’expression est en effet la plus haute des libertés individuelles, dont les magistrats sont les garants.

Imagine-t-on cependant le scandale, le tohu bohu médiatique dont nous aurions été abreuvés jusqu’à l’écœurement si la police les avait verbalisés, voire interpellés ou arrêtés ? C’est pourtant bien ce qui se déroule sous nos yeux depuis de trop nombreuses semaines concernant les manifestants opposés au mariage pour tous.

Ce passage ne méritant pas la dignité d’une réponse, passons à la troisième question essentielle, car on va y refaire du droit.

La troisième question essentielle

Enfin, le pouvoir politique tient pour acquise d’avance la condamnation des maires qui s’opposeraient à la célébration de mariages homosexuels dans leur mairie.

Il leur somme de taire leur conscience sous peine de poursuites pénales. Mais la rédaction des textes pénaux risque d’entraîner des déconvenues chez tous ceux qui condamnent avant de juger.

Le fait par un dépositaire de l’autorité publique de prendre des mesures pour faire échec à l’exécution des lois est répréhensible (article 432-1 du Code pénal).

Le maire qui prendrait des mesures positives pour empêcher la célébration de mariages homosexuels au sein de sa mairie se rendrait coupable de l’infraction, à n’en pas douter. Mais que dire du maire qui ne prendrait aucune mesure, qui se contenterait d’opposer une fin de non recevoir à une sollicitation, de dire non à celui qui prend l’initiative de venir le voir ? La loi sanctionne et réprime uniquement le fait positif. Le simple refus est l’acte négatif par excellence, c’est une inertie, c’est le contraire d’une mesure positive.

Absolument, l’article 432-1 du Code pénal ne s’appliquerait pas ici.

De même, la discrimination, définie à l’article 225-1 du Code pénal et dont fait tant de cas le ministre de l’intérieur, s’appliquera difficilement au cas d’espèce.

En effet, l’article 225-1 du code pénal ne s’appliquerait pas non plus à ce cas.

Car c’est l’article 432-7 du code pénal qui s’appliquerait. Cet article punit le fait, pour une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, du fait d’une distinction opérée entre les personnes physiques à raison (…) de leurs mœurs ou de leur orientation ou identité sexuelle, de refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi. Vous, je ne sais pas, mais moi, je trouve qu’il s’appliquerait drôlement bien au cas d’espèce.

En écoutant les maires qui se sont déjà exprimés ici ou là, on ne peut pas parler de discrimination quand ils expliquent qu’ils ne se fondent pas sur l’orientation sexuelle des fiancés ou sur leur sexe pour refuser de célébrer leur mariage. Quelle que soit l’orientation sexuelle des uns et des autres, ces maires affirment toujours qu’ils procéderaient à cette célébration si les fiancés étaient simplement de sexes différents.

Punaise, quand on se met à 20 pour écrire un texte, on se relit, quoi. On ne peut parler de discrimination sur le sexe, puisqu’ils se fondent sur le sexe pour accepter ou refuser de marier un couple ? On commence à deviner que cette volonté d’anonymat doit peut être plus à la pudeur qu’à la prudence.

Ensuite, la discrimination n’est une infraction que dans certains cas particuliers. La célébration d’un mariage homosexuel ne constitue pas la fourniture d’un bien ou d’un service dont le refus est fautif quand il se fonde sur une discrimination. Or, c’est bien une condition de la discrimination en droit pénal : elle n’est répréhensible que quand elle consiste à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service.

L’erreur est grossière. Jean-Paul “Collectif” Garraud se réfère uniquement à l’article 225-1 du Code pénal, qui ne s’applique qu’aux discriminations commises par des particuliers. Comme on l’a vu, c’est l’article 432-7 qui est le texte s’appliquant aux élus.

Gageons qu’en cas de poursuites, des relaxes seront prononcées par des juges courageux. Elles agaceront sûrement le pouvoir, mais ce sera le prix de son imprudence »

Je conclurai sur cette phrase : “Souvent on se donne bien de la peine pour n’être en définitif que ridicule.”

C’est de Malesherbes (le vrai).

lundi 24 juin 2013

Bref commentaire sur l'affaire "Nicolas"

Mercredi dernier 19 juin, la 16e chambre du tribunal de grande instance de Paris a condamné en comparution immédiate un étudiant de 23 ans, Nicolas B., arrêté à la suite d’une manifestation contre la loi ouvrant le mariage entre personnes de même sexe.

Ce billet sera une forme de réponse collective à tous ceux qui m’ont demandé mon opinion sur cette condamnation, que ce soit avec une sincère curiosité ou dans l’espoir que je sonnerais le tocsin sur les libertés qu’on assassinerait. Autant vous dire que ceux-ci seront déçus, leur discours hyperbolique sur le despotisme du gouvernement actuel et le fait que nous aurions basculé dans une société totalitaire ayant plutôt tendance à agacer quiconque fait du droit d’asile et a l’occasion de voir des vraies dictatures à l’œuvre. On peut militer et revendiquer sans sombrer dans l’indécence.

Voici d’abord les faits.

Les faits d’avant les faits

Avant le 19 juin, il y eut le 28 mai.

Paragraphe édité : Nicolas B a été en fait interpellé non le 26 mai, comme je l’avais indiqué par erreur, mais la veille, le 25, lors d’une manifestation non déclarée sur les Champs Elysées, au cours de laquelle il a participé à un blocage de la circulation sur les Champs Elysées, ayant nécessité l’intervention des gendarmes. Vidéo ici, on m’indique que Nicolas B. serait le jeune homme en short rose (en face du Queen, est-ce bien raisonnable ?).

Il a été interpelé pour participation délictueuses à un attroupement, entrave à la circulation, et avoir donné une fausse identité afin de mettre en échec le casier judiciaire.

Qu’est ce que la participation délictueuse à un attroupement ?

Il consiste à participer à un rassemblement de personnes susceptible de troubler l’ordre public et ce malgré les trois sommations d’usage délivrées par une des autorités compétentes (le préfet, à Paris, le préfet de police, le maire sauf à Paris, ou tout officier de police judiciaire, revêtu des insignes de ses fonctions, généralement l’écharpe tricolore) et selon les formes prévues par le Code pénal. Dès lors que ces sommations ont été faites par une autorité compétente revêtue des insignes de ses fonctions, le fait de rester dans l’attroupement constitue un délit passible d’un an de prison et de 15000 € d’amende (3 ans et 45000€ si on est porteur d’une arme). Les poursuites pour ce délit étant rare, la question de savoir si la preuve que le prévenu a eu connaissance des sommations fait débat, le seul arrêt que j’ai trouvé est un arrêt de la cour d’appel de Grenoble qui a exigé que cette preuve soit rapportée, mais il date du 17 janvier 1907), arrêt non frappé de pourvoi.

Nicolas B. a eu droit à une citation en comparution immédiate, car outre la non dispersion, il lui était imputé une entrave à la circulation et la fourniture d’une identité imaginaire (il s’appelle Nicolas Nomdepapa, utilise à titre d’usage comme il en a le droit Nicolas Nomdepapa – Nomdemaman, et s’est présenté sous le nom de Nicolas Nomdemaman). Pour ces délits, il risquait jusqu’à 2 ans de prison et 15000 euros d’amende. Il a été condamné à… 200 euros d’amende avec sursis. Une peine tellement légère que le parquet a fait appel. Il a été relaxé pour la participation délictueuse à un attroupement, sans doute faute de preuve qu’il avait entendu les sommations. Le très gauchiste Figaro narre l’audience et établit déjà une attitude militante à la barre qui lui a valu un avertissement de la présidente. Conseil grat… grrrt… grutui… ah, je n’arrive pas à prononcer ce mot obscène. Conseil pro bono : JAMAIS de copains dans la salle quand vous êtes jugé.

Les faits eux-même

Le dimanche 16 juin au soir, le président de la République était l’invité d’une émission de M6, dont le siège est à Neuilly, avenue Charles de Gaulle (le prolongement des Champs Elysées). Une fois que la manifestation se disperse, un groupe de jeunes se dirige vers les Champs Élysées pour une manifestation impromptue. Parmi eux, Nicolas B. La police a manifestement reçu des instructions très strictes : pas de bordel sur les Champs. L’Élysée est à deux pas, et le préfet de police garde un mauvais souvenir de débordements de supporters. Les manifestants, pas très discrets, sont rapidement repérés et interpelés sans ménagement pour un contrôle d’identité (à ma connaissance, aucun n’a été placé en garde à vue hormis Nicolas). Voici des images de la manif et des interpellations.

Celle de Nicolas ne va pas aussi bien se passer. Poursuivi par 3 policiers, dont sauf si une homonymie me trompe une tapette géante un commissaire de police. Il va se réfugier dans une pizzéria des Champs-Élysées où de la casse va se produire : tables renversées, vaisselle brisée, etc.. Il va selon les policiers se débattre lors de son interpellation et sera interpelé pour dégradations volontaires (les dégâts dans le restaurant) et rébellion : le fait d’opposer une résistance violente à un dépositaire de l’autorité publique dans l’exercice de ses fonctions pour l’application des lois. Il est placé en garde à vue pour ces deux délits.

Or depuis la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003, première loi sécuritaire voulue par Nicolas Sarkozy, une foultitude de délits donne lieu à prélèvement ADN, dont les dégradations volontaires, alors qu’avant, ce n’était que les crimes les plus graves et les délits sexuels. La même loi a étendu l’obligation de prélèvement aux fin de conservation des seuls condamnés aux personnes simplement soupçonnées d’avoir commis un des nombreux délits désormais concernés. Hervé Mariton et Marc Le Fur, qui ont annoncé leur intention d’aller visiter Nicolas B. en prison, en profiteront pour lui expliquer pourquoi ils ont voté cette loi à l’époque.

Nicolas B. va refuser de se soumettre à ce prélèvement. Ce faisant, il commettra un délit que la même loi de 2003 a aggravé, en portant les peines de 6 mois à un an de prison et en excluant leur confusion. Merci qui ?

Et le plus beau est que finalement, le parquet renoncera aux poursuites pour dégradations, faute de preuve : il était impossible de faire la part entre ce que Nicolas avait détruit et ce que l’intervention des policiers a abimé. In dubio pro reo : Nicolas est blanchi de cette accusation. Et bien peu importe : depuis la loi de 2003, le simple fait d’avoir été un bref instant soupçonné le mettait dans l’obligation de se soumettre à ce prélèvement. Merci qui ?

Et cerise sur le gâteau, Nicolas va redonner Nomdemaman seul comme identité, ce qui n’est pas son vrai nom, qui légalement est Nomdepapa.

Avec par dessus le marché le fait que ce jeune homme était déjà passé en comparution immédiate pour des faits similaires trois semaines plus tôt, et voilà une comparution immédiate décidée.

La procédure

La comparution immédiate est le nom de l’ancienne procédure des délits flagrants. On passe directement du commissariat au prétoire en passant par la case dépôt. La particularité de la comparution immédiate est que le tribunal peut décerner mandat de dépôt quel que soit la peine ferme prononcée, même s’il n’y a pas de récidive. En droit commun, il faut soit qu’il y ait récidive, soit que la peine ferme atteigne au moins un an.

L’affaire ira devant la 16e chambre, et non l’une des deux 23e chambres, habituellement en charge des comparutions immédiates. Pourquoi ? La charge de l’audience n’est pas l’explication. Le rôle de la 23e/1 portait 9 affaires, ce qui n’est pas énorme. Elle pouvait en prendre une de plus. L’explication semble être que la 16e a du temps libre du fait que le procès de l’affaire Zahia a été renvoyé à la rentrée dans l’attente de l’examen d’une QPC. La 16e se réunissait pour une simple audience relai visant à prolonger la détention de prévenus soupçonnés de trafic de stupéfiants, le parquet leur a glissé en plus un dossier en comparution immédiate, puisque le prévenu et les parties civiles avaient un avocat choisi, cela ne perturbait pas la permanence et n’alourdissait pas le rôle des deux 23e.

Nicolas était cité pour trois délits : rébellion, refus de prélèvement, et fourniture d’identité imaginaire. Il n’était pas en état de récidive, car sa condamnation du 28 mai n’est pas définitive du fait de l’appel du parquet. Il risquait jusqu’à 1 an de prison et 15000 euros d’amende : l’abandon des poursuites pour dégradations excluait la règle de non confusion des peines.

Il a été reconnu coupable des trois délits, et en répression condamné à 4 mois de prison dont deux avec sursis simple, 1000 euros d’amende, et à payer 250 euros à chacun des trois policiers victimes de sa rébellion (qui est un délit de violences contre des policiers), outre 150 euros à leur avocat au titre de l’article 475-1 du CPP. Le tribunal a enfin et surtout décerné mandat de dépôt, ce qui équivaut à une exécution provisoire : Nicolas part en prison, l’appel n’est pas suspensif.

Discussion

Dans l’absolu, la peine est sévère, sans être d’une sévérité inouïe, et conforme à ce qui est prononcé en comparution immédiate. Le cliché complaisamment véhiculé par l’opposition d’une justice laxiste aboutit parfois à des mauvaises surprises. Et celui qui croit qu’en acceptant d’être jugé en comparution immédiate, on a une peine moins sévère confond comparution immédiate et m’avoir comme avocat.

L’élément fondamental est le mandat de dépôt. Pourquoi le tribunal l’a-t-il prononcé ? L’article 465 du code de procédure pénale n’est guère disert : “lorsque les éléments de l’espèce justifient une mesure particulière de sûreté”. Le tribunal doit cependant motiver cette décision, mais cette motivation ne me sera connue que dans plusieurs semaines. Je dois donc donner dans la spéculation.

Le premier élément qui a dû jouer est le bis repetita sur la fausse identité. On peut imaginer une certaine bonne foi la première fois, mais là, on lui avait expliqué 3 semaines plus tôt. Rien de tel pour faire naitre des craintes de réitération qui sont l’aller simple vers la maison d’arrêt. C’est une explication insatisfaisante, la fausse identité n’est punie que d’une amende.

Le comportement du prévenu à l’audience a dû jouer puisque son défenseur reconnaissait une certaine insolence du prévenu, qui a visiblement préféré assumer crânement que de ployer l’échine. Si le prévenu voulait ses palmes de martyr, le tribunal n’a peut-être pas eu le cœur de les lui refuser.

Enfin le calendrier a dû jouer. Nicolas est étudiant, à cette date, il peut purger une peine de prison sans remettre en cause sa scolarité, la peine s’exécutant pendant les vacances scolaires.

Cette peine, finissons avec elle. Deux mois ferme mandat de dépôt, c’est la peine terrible. La peine anti-appel. Nicolas va être face à un dilemme. Soit il fait appel, comme il en a annoncé l’intention par son avocat. Dans ce cas il est en détention provisoire. Pas de réduction de peine, mais il peut demander sa remise en liberté. La cour d’appel a pour statuer sur cette demande de mise en liberté un délai de… deux mois. C’est à dire que sa demande de mise en liberté peut parfaitement être examinée son dernier jour de détention (la cour saisie d’une demande de mise en liberté ne peut pas prolonger la détention au-delà de la peine prononcée en première instance). Soit il ne fait pas appel, et il bénéficie automatiquement de 14 jours de réduction de peine. Bref, il sort le 3 aout au lieu du 17. Les appels au calme de ses parents et leur exhortation à ne pas en faire un héros semble laisser penser qu’il songe à renoncer à ses palmes et à son appel. Ce qui me semble être la sagesse.

Voilà l’éclairage que je puis vous donner. Une sévérité certaine, aucune anomalie juridique. Libre aux tenants de la théorie du complot totalitaire de donner libre cours à leurs élucubrations sur un prétendu prisonnier politique, rien ne vaut la Résistance sans danger. Vous ne lasserez que plus vite vos concitoyens.

Au delà de cette sévérité que je regrette par principe (la justice ne s’abaisse jamais à mes yeux à être clémente, au contraire), cette affaire aura au moins une vertu : la découverte par les citoyens de l’abominable arsenal sécuritaire voté pendant dix ans (tous les dégâts de cette affaire sont dues à UNE loi ; il y en a eu 5 majeures et une dizaines de mineures). Les lois répressives répriment tout le monde sans distinction. La répression pour tous.

Tiens, et si on se réconciliait pour manifester tous ensemble contre cette abomination là ?

lundi 13 mai 2013

De l'absurde jusqu'au droit

Georges Moreas, commissaire de police honoraire et blogueur, écrit son amertume face aux développements en cours dans une dramatique affaire et illustre l’incompréhension encore bien présente chez des policiers sur les conséquences de la réforme de la garde à vue en particulier, et sur les droits de la défense en général.

Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. L’essentiel n’est jamais assez expliqué, et il y a assez de personnes intéressées par la récupération de l’émotion que ce type d’affaires peut causer (le commissaire Moreas n’en fait pas partie, sa bonne foi et sa sincérité sont au-delà du moindre doute, et je ne dis pas ça parce que c’est un excellent tireur) pour que je me fasse un devoir de leur compliquer la vie.

De quoi s’agit-il ?

À Montpellier, la nuit de la Saint-Sylvestre 2010 (donc du 31 décembre 2010 au 1er janvier 2011), une jeune fille de 17 ans se rend à une fête chez des amis de son âge. Ils sont une vingtaine. À l’aube, elle s’éclipse avec un jeune homme de 24 ans rencontré à cette fête. On ne la reverra jamais vivante.

Ses parents, inquiets de ne pas avoir de nouvelles, la cherchent, téléphonent à ses amis et finissent par joindre ce jeune homme, qui dira l’avoir laissée vers 6-7h du matin. La gendarmerie est prévenue, et le père de la jeune fille va à la brigade territoriale avec ce jeune homme pour que sa déposition soit enregistrée. Au moment de signer le PV, il retire le gant qu’il portait et les gendarmes remarquent des traces des griffure et d’ecchymoses sur sa main. Il est pressé de questions par les enquêteurs et finit par s’effondrer en disant “je vais aller en prison, je vais aller en prison”. Il est alors placé en garde à vue, il est 22h45. Ses droits lui sont notifiés, mais à l’ancienne : pas de droit au silence notifié, droit à un simple entretien de 30 mn avec un avocat, qui ne l’assistera pas pendant les interrogatoires et n’aura pas accès au dossier. Il demande un avocat, le barreau en commet un d’office. Mais le jeune homme dit que lorsqu’il a laissé la jeune fille, elle était encore en vie, et est d’accord pour conduire les enquêteurs à l’endroit où il l’a laissée. Vu l’urgence, l’OPJ prévient l’avocat qu’il y a un transport sur place, et que l’entretien est repoussé. Les gendarmes arrivent sur les lieux à 00h35, et découvrent la jeune fille morte. Le procureur de la République, tenu informé des faits conformément à la loi, décide de confier la suite de l’enquête à un service de police judiciaire spécialisé dans les dossiers criminels, qui récupère le dossier et le gardé à vue vers 1h du matin. Le suspect rencontre son avocat pendant 25 mn, et est entendu pour la première fois sur les faits après cet entretien. Et passerait à cette occasion des aveux complets. Ces aveux sont corroborés par des éléments matériels relevés sur les lieux du crime : les traces de lutte relevées sur sa main, sa gourmette, portant son prénom, arrachée par la victime se débattant et retrouvée sur les lieux, des vêtements tachés du sang de la victime retrouvés chez le suspect, et des traces de son sperme retrouvées sur la victime.

Le grain de sable

Le dossier de l’accusation va cependant recevoir un coup quand la défense obtiendra l’annulation de l’interrogatoire du suspect, car il ne s’est pas vu notifier son droit au silence et n’a pu sans raison valable bénéficier de l’assistance d’un avocat tout au long de sa garde à vue. Depuis, interrogé à nouveau, le suspect affirme ne plus se souvenir de rien. Le commissaire Moreas ne digère pas. En effet, explique-t-il, les faits ont eu lieu le 1er janvier 2011, et la loi sur la garde à vue a changé le 15 avril 2011. Comment diable peut-on reprocher aux policiers de ne pas avoir appliqué une loi votée des mois plus tard et mettre ainsi en péril la procédure ? On devine également l’incompréhension de la famille de la victime, et l’angoisse qui peut la saisir à l’idée que celui qui selon toute vraisemblance serait celui qui a tué leur fille dans des conditions sordides puisse échapper à la justice.

Et là je dis : on se calme.

On se calme

Revoyons ce qui s’est passé sous l’angle du droit avant de voir quelles sont les conséquences exactes de ce qui s’est passé.

Tout d’abord, l’argument de la pseudo-rétroactivité de la loi du 14 avril 2011 sur la garde à vue est erroné.

La réforme de la garde à vue est née de l’application de la Convention européenne des droits de l’homme, de son vrai nom Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CSDH), de son article 6 exactement. Cette convention date du 4 novembre 1950, soit 61 ans avant les faits. Elle a été ratifiée par la France en 1974 et est entrée en vigueur dans notre pays des droits de l’homme le 3 mai 1974. Ce n’est qu’en octobre 1981 que les citoyens ont été autorisés à saisir à titre individuel la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour faire juger que la France a bafoué un des droits reconnus par cette convention. On ne peut pas dire qu’on ait fait preuve de précipitation dans cette affaire.

S’agissant de la réforme de la garde à vue, la CEDH a exigé que l’avocat assiste les personnes en garde à vue dès le début des années 1990. La France a feint de ne pas comprendre et a limité cette intervention à un entretien de 30 mn sans assistance ni accès au dossier (loi du 4 janvier 1993) repoussé à la 21e heure 8 mois plus tard à l’occasion d’un changement de majorité (loi du 24 août 1993) et ramené à la première heure par la loi du 15 juin 2000.

Le 27 novembre 2008, la Cour rend un arrêt Salduz c. Turquie posant qu’une personne en garde à vue doit pouvoir être assistée d’un avocat et qu’à défaut, ses propos ne peuvent être retenus comme preuve. Un certain doute a pu planer sur le sens de cet arrêt, du fait que l’intéressé était mineur, qu’il s’agissait de terrorisme, et que la loi turque excluait toute présence de l’avocat. Mais le 13 octobre 2009, toute ambigüité est levée dans l’arrêt Dayanan c. Turquie :

un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (pour les textes de droit international pertinents en la matière, voir Salduz, précité, §§ 37-44). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer. (§32)

Dès lors, il était évident que la garde à vue à la française ne convenait plus. Certains magistrats en ont tiré les conséquences qui s’imposaient, d’ailleurs.

Mais la France va s’obstiner dans le déni, le garde des Sceaux d’alors affirmant sans rire que les arrêts Salduz et Dayanan ne s’appliquaient qu’à la Turquie, et que le droit français était parfaitement conforme. Voilà la faute, voilà le péché originel. Le déni de réalité. Car les avocats français n’ont pas accepté ce mensonge, et ce fut d’abord la QPC du 30 juillet 2010 qui constatait l’inconstitutionnalité de la garde à vue mais en repoussait les effets (les droits de l’homme à retardement, on aura tout vu), puis l’arrêt Brusco c. France le 14 octobre 2010, disant clairement ce que tout le monde savait déjà : la garde à vue française violait la CEDH, donc était illégale aujourd’hui, pas dans un an.

Donc voici le premier point essentiel : deux mois avant le meurtre de cette jeune fille, on savait que notre procédure était illégale comme contraire à un instrument international supérieur à la loi et d’applicabilité directe. Et pourtant, en connaissance de cause, on a continué à l’appliquer. Notamment au meurtrier présumé de cette jeune fille. Alors à qui la faute ? Faut-il blâmer l’avocat de ce jeune homme d’avoir fait son travail et d’avoir obligé la justice à respecter la loi et à sanctionner une violation des droits de l’homme ? Faut-il qualifier cette démarche de juridisme absurde ? Non, et même la chambre criminelle de la Cour de cassation, que l’on ne peut soupçonner de soutenir à l’excès les droits de la défense, n’a pu que constater cette évidence, et que la loi du 14 avril 2011 n’est intervenue que bien trop tard, à cause de l’aveuglement de l’exécutif.

Et j’ajoute qu’à ce jour, nous ne sommes toujours pas en conformité, du fait du refus, absurde, lui, de donner accès au dossier à l’avocat, entravant ainsi le libre exercice de la défense. C’est à dire qu’en connaissance de cause, la France refuse d’appliquer la CSDH, après s’être pourtant déjà pris les pieds dans le tapis, faisant à nouveau encourir le risque de ce type de déconvenues dans des affaires criminelles qui ont lieu aujourd’hui. Ne venez pas pas geindre sur la rétroactivité de la loi. La violation de la CSDH a lieu en ce moment même, même si la sanction tombera dans un, deux, ou cinq ans.

L’absurde serait d’ignorer le droit

La sanction est simple : les déclarations incriminantes reçues en violation de la CSDH sont nulles. Elles sont cancellées, retirées de la procédure, ainsi que toute pièce s’y référant ou dont elles étaient le soutien nécessaire. Mais rien de plus, le reste du dossier demeure intact.

Pourquoi cette sanction ? La raison la plus communément donnée est la plus fausse. Il s’agirait de dissuader la police de violer la loi. Il n’en est rien.

D’abord parce que, reconnaissons-lui ceci, la police n’a pas besoin de menaces pour respecter la loi. La police est un corps hiérarchisé et obéissant à l’autorité, et les circulaires qu’elle reçoit sur comment appliquer la loi sont reçues avec plus de dévotion que Moïse recevant les Dix commandements sur le Sinaï.

Ensuite parce que dans les cas où la police violerait la loi par erreur, la loi prévoit la sanction sous forme de la nullité de l’acte illégal, et que cette nullité est entourée de mille et un obstacles procéduraux qui font qu’un acte parfaitement illégal peut être parfaitement admissible en justice : citons notamment la forclusion qui intervient 6 mois après chaque interrogatoire en cas d’instruction judiciaire ou dès qu’une défense au fond est présentée devant le tribunal, et l’exigence d’un grief, c’est-à-dire que si le juge estime que cette illégalité n’a pas porté atteinte aux intérêts du prévenu, celui-ci n’a pas le droit de la soulever. C’est pour ça que seule une infime partie des gardes à vue antérieures au 14 avril 2011 a été annulée, quand bien même elles étaient toutes illégales. La France s’est faite une spécialité de simuler le respect des droits de la défense. Dans les faits, soyez tranquilles, la balance est nettement du côté de la répression.

Enfin, parce qu’un policier qui enfreindrait une règle procédurale ne risque rien à titre personnel. Il n’y a pas de remontée des nullités au niveau de la notation ou de retrait de l’habilitation d’officier de police judiciaire. Et c’est heureux.

Si les domaines du légal et de l’illégal sont à peu près clairs, il y a une zone d’incertitude entre les deux, due aux fluctuations de la jurisprudence et à l’appréciation du juge (et un peu aussi au talent de l’avocat). Si le policier risquait une sanction, il n’oserait pas s’approcher de cette zone, et renoncerait à des actes d’enquêtes qui pourtant seraient légaux et pourraient faire aboutir l’enquête mais en cas d’erreur d’appréciation pourrait pourrir sa carrière et sa vie. Le choix qui est fait est de laisser la bride sur le cou au directeur d’enquête, et simplement d’annuler a posteriori les actes étant allés trop loin, et encore si quelqu’un pense à le demander dans les délais, sinon, le juge ne voudra même pas en entendre parler et sera bien content de sa surdité.

De la quasi nullité des conséquences de la nullité

La jurisprudence veille scrupuleusement à limiter les effets des nullités au strict minimum, et de fait, elles n’ont en pratique d’effets que quand elles entrainent le non-respect d’un délai. En dehors de ces cas, l’appréciation du juge peut se faire sur les autres éléments, et curieusement, ils ont tendance à être toujours suffisants pour emporter sa conviction, malgré la disparition des aveux.

Devant le tribunal correctionnel, cela touche au sublime. Supposons que je sois dans un dossier similaire, mais délictuel : mon client a agressé sexuellement une jeune fille et l’a frappée, mais elle a survécu. Je constate que mon client ne s’est pas vu notifier son droit au silence, n’a pas pu bénéficier de l’accès à un avocat qui lui-même n’a pas eu accès au dossier. Je demande la nullité du procès verbal où mon client a avoué. Je vais donc plaider devant le tribunal la nullité d’un PV où mon client a avoué les faits en détail. Donc attirer l’attention des juges sur ces aveux.

Or le Code de procédure pénale oblige le tribunal à joindre l’incident au fond, c’est à dire à statuer sur ma nullité et la culpabilité par un jugement unique. En attendant, le PV reste au dossier. Mon client va donc être confronté à ses déclarations, et on va lui demander s’il les maintient, ou si le tribunal est un peu plus malin, il va directement lui demander de raconter à nouveau ce qui s’est passé, sachant du point de vue du prévenu que ce qu’il a dit figure déjà au dossier et y restera peut-être après le jugement, ce qui rendrait inutiles ses dénégations et aggraverait son cas. Puis en revenant de délibérer, le tribunal pourra constater qu’en effet, ces aveux étaient nuls, mais que puisque le prévenu a reconnu à l’audience qu’il était l’auteur des faits, le condamnera comme si de rien n’était. Voilà comment en France on respecte les droits de la défense, et tout le monde trouve ça normal, sauf les avocats, mais vous nous connaissez, nous sommes des bobos droitdelhommiste, car dans notre pays, on a fait des mots droits de l’homme une insulte.

Revenons-en à notre affaire qui chiffonne notre policier émérite. La cour d’appel a annulé le procès verbal des aveux. Bien fait, on a vu pourquoi. Et que s’est-il passé d’autre ?

Rien.

Les preuves matérielles (sang, sperme, constations médicales, gourmette) et les premières déclarations spontanées (“je vais aller en prison, je vais aller en prison”) faites à un moment où rien ne justifiait le placement en garde à vue, de même que le fait qu’il ait conduit les enquêteurs sur les lieux où le corps a été découvert, tout cela fait encore partie du dossier.

Le mis en examen est toujours mis en examen et détenu, et a fait l’objet d’une ordonnance de mise en accusation le renvoyant devant les assises. Sa défense a fait appel de cette ordonnance, ce qui est quasi systématique, et estime que la nullité de ces aveux devrait entrainer une requalification en délit. La cour devrait statuer le 18 mai, si j’ai bien suivi. Sans sous-estimer le talent de mon excellent confrère en charge des intérêts du mis en examen, ses chances de succès sont quasi-nulles. Tout simplement parce que la cour dira que la défense peut plaider la requalification des faits devant la cour d’assises, qui est compétente pour cela, et qu’à ce stade, la seule question qui se pose est : y a-t-il des charges suffisantes pour accuser le mis en examen d’avoir commis le crime de viol suivi de mort ? Je prends les paris.

Rappelez-vous l’affaire Jérémy Censier. Là aussi, les aveux de son meurtrier ont été annulés. Cela n’a pas empêché son procès de se tenir, et ce jeune homme, qui désormais niait les faits, d’être condamné pour meurtre (il n’a pas souhaité faire appel).

On ne peut que regretter avec les familles que ces recours, qui sont légitimes et participent de la défense, soient si longs à traiter. La lenteur de la justice n’est pas due à sa complexité (vous avez vu qu’en l’espèce, c’est plutôt simple : à tous les coups la défense perd) ou à la paresse des juges mais à l’insuffisance endémique de ses moyens. La famille de la victime a attendu un an ce qui aurait pu être jugé en 2 ou 3 mois, uniquement parce que leur dossier faisait la queue avec les autres sur les étagères de la chambre de l’instruction. Là, nous serons d’accord pour dire que tolérer cette situation comme l’État le fait depuis des décennies relève bel et bien de l’absurde.

samedi 11 mai 2013

Du mariage pour tous (3e partie) : après la bataille

La modération est fatale. Rien ne réussit comme l’excès.
Oscar Wilde


Troisième et avant-dernier billet de ma trilogie en quatre billets sur le mariage pour tous, officiellement connu sous le nom de mariage entre personnes de même sexe. Un dernier volet sera consacré à la décision à venir du Conseil constitutionnel.

Des raisons professionnelles m’ont empêché de consacrer à mon blog le temps nécessaire pour le nourrir, d’où un long silence, qui aura au moins la vertu d’avoir laissé du temps au temps, au tumulte de s’apaiser, et à présent que le texte définitif a été adopté, de nous pencher sur la version finale de cette loi, pour répondre aux arguments des opposants.

Oh, je ne me fais guère d’illusion. Débat il y a eu, nul ne peut honnêtement dire le contraire, mais triste et pauvre débat, où les anathèmes, les slogans et surtout la Communication ont remplacé la Raison et les arguments. Michel Serres a raison de dire que le débat démocratique est stérile par nature. Soit la question est simple et clivante, comme celle-ci, et le débat vire au pugilat, ou elle est complexe et le débat meurt d’ennui.

Heureusement, il reste les blogs, où les deux camps sont réconciliés : on peut y avoir des débats sur des sujets ennuyeux virant au pugilat.

La loi à venir sera donc connue comme la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Voici son texte définitif tel qu’il est soumis au Conseil constitutionnel. Elle devrait passer la rue de Montpensier sans subir trop d’outrages. Nous y reviendrons le moment venu.

Que dit la loi ?

Pour l’essentiel, cette loi pose clairement que la différence de sexe n’est plus une condition pour se marier, et en tire les conséquences en neutralisant grammaticalement les articles du Code civil qui étaient rédigés en impliquant nécessairement la différence de sexe des époux.

Elle précise que les mariages homosexuels conclus à l’étranger seront reconnus en France, même ceux passés antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi et que les Français domiciliés à l’étranger pourront épouser quelqu’un de leur sexe soit au consulat soit, si ce n’est pas possible, en France, dans la commune de leur choix.

Aussi surprenant que cela puisse paraître au regard des prises de position des opposants à ce texte, la loi est muette sur la filiation et quasi muette sur l’adoption (elle ne modifie que quelques règles d’attribution du nom de famille et ouvre un nouveau cas d’adoption par le conjoint, l’adoption simple de l’enfant adoptif par adoption plénière, cas qui profitera aussi aux couples de sexe différent). Le reste n’est que des disposition dites de coordination, c’est à dire la mise en conformité de textes que les modifications apportées par la loi priveraient de sens s’ils étaient laissés en l’état. C’est que, comme je l’avais déjà expliqué dans un précédent billet, l’adoption par un célibataire était déjà ouverte aux homosexuels, seule l’adoption par un couple étant réservé aux couples mariés. Le fait de permettre à deux personnes de même sexe de se marier leur permet automatiquement d’adopter ensemble, sans qu’il y ait quoi que ce soit à changer à la loi.

Voilà pour l’essentiel. Ajoutons qu’au titre des droits créés, elle permet désormais à un salarié homosexuel de refuser sans sanction une mutation dans un pays où l’homosexualité est un crime, pour l’anecdote. Difficile d’y voir la fin de la civilisation française, me direz-vous. Mais c’est parce que les arguments essentiels des opposants à cette loi se trouvaient dans ce qu’elle ne disait pas, mais impliquait selon eux. Soit. Allons donc dans les terres du non-dit et voyons ce qu’il en est.

Que ne dit pas cette loi ?

Je ne pense pas trahir la pensée des opposants à ce projet de loi en disant que leur rejet de cette loi se cristallise autour de trois points : la famille, par le changement qu’elle apporte au mariage, la parentalité, puisqu’elle va institutionnaliser le fait que deux hommes ou deux femmes puissent avoir un lien en commun avec un enfant, et la bioéthique, car cette loi impliquerait nécessairement des changements dans le domaine de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la Gestation Pour Autrui (GPA). Tous les arguments soulevés par les opposants se rattachent à une de ces trois catégories.

Pour résumer, première catégorie : cette loi en changeant la définition du mariage changerait la nature de cette pierre angulaire de la famille, ce qui aurait des conséquences aussi graves qu’imprécisément exprimées. Deuxième catégorie : cette loi nierait la filiation père-mère dont nous sommes tous issus, brouillant ainsi les repères ; elle priverait les enfants du droit à avoir une père et une mère, en ce qu’elle permettrait que des enfants soient adoptés par deux hommes ou par deux femmes, les privant d’un référant de l’un ou l’autre sexe, ce qui nuirait immanquablement à leur développement harmonieux, l’explication de ce sacrifice de l’intérêt de l’enfant au profit de la satisfaction du désir d’un couple homosexuel étant la manifestation de l’apparition d’un droit à l’enfant. Enfin, et c’est l’argument le plus juridique, cette loi voulue au nom de l’égalité impliquerait nécessairement, au nom de cette même égalité, de permettre à un couple de personnes de même sexe d’enfanter, ce qui signifie devoir permettre la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes, et, une inégalité apparaissant du coup avec les couples d’hommes, il n’y aurait d’autre choix que de légaliser la gestation pour autrui (GPA), seul le statu quo ante de l’interdiction du mariage homosexuel pouvant maintenir fermée cette boite de Pandore.

Encore une fois, je ne prétends pas à l’exhaustivité de l’argumentation des nombreux et très actifs opposants à cette loi. Je me concentre sur le cœur de leur argumentation, celui qui est partagé par tous (le rejet assumé des homosexuels est un exemple d’argument qui n’est pas partagé par tous les opposants, et je le compterai pour rien, même si le déni qui est apparu autour de la réalité de ce rejet chez bien des opposants est assez spectaculaire).

J’ai ici une bonne nouvelle pour les adversaires de cette loi, qui aura le mérite de les consoler de son adoption et de sa prochaine entrée en vigueur : aucun de ces arguments ne tient.

La fin du mariage tel que nous l’avons connu

Je ne m’attarderai pas sur la réfutation de cet argument, qui a déjà fait l’objet de mes deux premiers billets. Le mariage est inchangé par cette loi, hormis les articles qui, d’après la Cour de cassation, impliquaient implicitement mais nécessairement la disparité des sexes. Rappelons que jamais un texte n’a expressément interdit le mariage entre deux personnes de même sexe. Même la définition coutumière de l’Ancien Droit, repris dans les Institutes de Loysel, qui pose la définition du mariage apparent, ignore cette condition : « Boire, manger, et coucher ensemble c’est mariage ce me semble ». Déjà au XVIIe siècle, la précision de la différence de sexe était superflue.

Le Code civil a une liste de cas où le mariage est prohibé : il s’agit du trop jeune âge, de l’existence d’un précédent mariage non dissous, et de la proche parenté. Les trois prohibitions traditionnelles du mariage de l’impubère, de la polygamie et de l’inceste. La loi nouvelle n’a pas eu besoin de les modifier. Elle ne lève pas une interdiction, elle lève une ambiguité. Que mes lecteurs qui, comme moi, sont mariés se rassurent : rien, absolument rien ne changera à leur situation et à leurs droits. Le mariage civil reste l’union de deux êtres qui décident de lier intimement leurs destins, de s’engager respectivement à s’assister, se secourir, et s’être fidèles, et à régler le sort de leurs biens futurs. Le mariage religieux n’est pas touché par cette loi, puisque la laïcité interdit d’intervenir dans des règles théologiques. Quant au fait pour un adversaire de cette réforme de mal vivre le fait de s’inscrire dans une institution désormais ouverte aux homosexuels, je ne puis répondre que deux choses : primo, apprenez à vivre avec, on ne va pas interdire à des gens de se marier parce que cela vous pose un problème ; secundo : arrêtez de dire que vous n’êtes pas homophobe.

La parentalité, ou : un papa, une maman, oui je parle comme un enfant

La filiation, qui est le lien de droit unissant un être humain à ses deux géniteurs, est absolument inchangée par cette loi, et pour cause. La loi humaine peut beaucoup, mais elle est incapable de renverser celles de la génétique : à l’heure où j’écris ces lignes, pour engendrer un être humain, il faut un homme et surtout une femme. L’enfant ne naît pas du mariage (plus d’un primogène sur deux naît hors mariage en France), il ne naît pas de l’amour (l’espèce humaine aurait disparu depuis longtemps si cette condition était nécessaire), il naît de l’accouplement, de la rencontre de deux gamètes, un mâle et un femelle, le tout aboutissant dans un environnement favorable au développement de l’embryon, à savoir un utérus. Le taux d’être humain né ainsi est de l’ordre de 100%, il n’y a qu’un cas documenté faisant exception à cette règle, mais la fiabilité de cette documentation est sujette à controverse.

La loi dont il s’agit ici ne change rien à cette situation, qui ne relève pas du droit mais du fait. Le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait point, mais ça tombe bien, elle n’en avait pas l’intention.

Le Code civil fixe les règles permettant d’établir le lien de filiation avec le père et la mère, car ce lien entraîne des conséquences juridiques très importantes : la filiation engendre l’autorité parentale, les obligations réciproques des parents et des enfants, et fait de l’enfant le continuateur juridique de la personne de son auteur (c’est le terme juridique qui désigne les père et mère biologiques) puisqu’il a vocation à recueillir la succession (notez le terme succession, qui indique bien que cela s’inscrit dans le cycle des générations) de celui-ci.

Pour faire bref, il ne peut y avoir simultanément que deux liens de filiation : un maternel et un paternel. Dans le cas d’un couple marié, l’établissement de ce lien est très simple et se fait sans intervention des parents : la mention du nom de la mère dans l’acte de naissance établit ce lien, et le mari est présumé être le père : sa paternité est établie par cette présomption. Dans le cas d’un couple non marié, la règle change pour le père (pas pour la mère) : il doit reconnaître sa paternité, ou à défaut la mère peut la faire établir en justice, afin de le contraindre à assumer financièrement la charge de son enfant, et à permettre à celui-ci d’hériter le moment venu.

Et la loi sur le mariage pour tous ne change rien à ces règles, même mon ami Koztoujours, opposant à cette loi, est obligé d’en convenir, même si par coquetterie il feint de soutenir le contraire.

Donc rassurez-vous, chers opposants à cette loi : un enfant restera conçu par un homme et une femme. Mais cela ne veut pas dire qu’il a forcément “un papa et une maman”, pour reprendre le registre de vocabulaire régressif adopté dans les manifestations et encore moins qu’il aurait « droit à un père et une mère ». Ce droit n’a jamais existé que dans votre imagination.

Et l’article 7 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) ? Ce traité international, ratifié par la France, ne proclame-t-il pas le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ? Non. Il proclame, voici l’article 7 en entier, c’est moi qui graisse : L’enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux.

« Dans la mesure du possible ». Ces cinq mots renferment la clé de beaucoup de choses dans cette controverse. Car dans la mesure du possible, un enfant sera toujours élevé par ses parents. C’est quand ce n’est pas possible, et malheureusement c’est souvent le cas, que des solutions alternatives sont envisagées.

Paternité biologique, paternité sociologique

La rencontre d’un homme et d’une femme n’est nécessaire qu’au stade de la conception. Le géniteur, ou la génitrice, peut ne pas avoir la vocation d’être père ou mère, ou pour le premier ignorer qu’il a conçu un enfant ou décéder avant la naissance. Et même si cet auteur défaillant peut être contraint à assumer ses obligations envers cet enfant, rien ne peut l’obliger à l’aimer, à le recevoir, à s’en occuper. Et face à ce parent absent, un autre peut apparaître et prendre sa place, c’est le beau-père ou la belle-mère, terme impropre car il désigne en fait le père ou la mère du conjoint ; en français, le nouveau compagnon de la mère s’appelle le parâtre, et la compagne du père, la marâtre. Hélas, les contes de fée ont eu raison de ces jolis mots qui ont pris un sens trop péjoratif pour être revendiqué.

L’augmentation considérable du nombre de familles recomposées (elles ont toujours existé : Blanche Neige et Cendrillon ont grandi dans une famille recomposée) a conduit les sociologues à distinguer entre deux paternités : la paternité biologique, qui se limite à la transmission du patrimoine génétique mais suffit à fonder le lien juridique de filiation (le juriste est féru de certitude plus que d’amour), et la paternité sociologique, qui est le comportement de celui qui n’est pas le père ou la mère mais se comporte comme tel. C’est celui qui est présent et aide l’enfant à se construire en le bordant le soir et en lui racontant une histoire, en le consolant quand il a du chagrin, en lui apprenant à faire du vélo sans les roulettes ou à contrer un rush Zerg. À tel point que l’enfant peut finir par considérer ce parâtre ou cette marâtre comme son véritable parent, jusqu’à vouloir en prendre le nom, ce qui est impossible. Cet état de fait est sociologiquement admis, et même approuvé, et la loi a ouvert certains droits au parent sociologique en cas de séparation d’avec le parent biologique pour lui permettre de maintenir des liens affectifs avec cet enfant qui n’est pas le sien : c’est lui le tiers visé par l’article 371-4 du code civil. Notons que cet enfant a pourtant affectivement deux pères et une mère ou deux mères et un père, qui peuvent avoir des droits sur lui, et personne n’enfile de sweat-shirt à capuche rose pour autant. À croire que le problème se pose uniquement en présence d’homosexuels. Mais ce n’est qu’une impression trompeuse, puisque les opposants se défendent d’être homophobes, et qui suis-je pour les contredire ?

Le problème serait en fait, m’expliquent les opposants, l’identité des sexes sous le même toit, ce qui ne concerne exclusivement les homosexuels que par une coïncidence cocasse. Admettons la coïncidence, mais passons l’argument au crible de la Raison.

L’adoption par un couple homosexuel

La réforme funeste serait donc de permettre à deux personnes de même sexe d’adopter un enfant.

Rappelons que juridiquement, rien n’interdit à un homosexuel d’adopter, surtout depuis que la France a cessé (ou est censée avoir cessé) sa politique de discrimination systématique, même si ce ne fut pas facile. Le problème se pose pour l’adoption dans le cadre d’un couple homosexuel. L’impossibilité est incidente : elle est due au fait que la loi ne permet l’adoption par un couple que si celui-ci est marié. Cet obstacle va être levé, et deux hommes ou deux femmes mariés ensemble vont pouvoir avoir adopter un enfant, ou, ce qui sera l’hypothèse la plus fréquente, l’époux pourra adopter l’enfant de son conjoint sans que celui-ci se voit dépouiller de son autorité parentale. À suivre les débats parlementaires, qui furent de haute volée, cette perspective a profondément troublé l’opposition à ce texte.

Je ne reviendrai pas sur l’adoption, déjà abordée dans le billet précédent, sauf sur un point qui était erroné (j’ai rectifié mon billet). Rappelons que l’adoption peut prendre deux formes : l’adoption simple, la seule prévue par le Code civil de 1804, et la plénière, créée par une loi de 1966 qui brise le lien de filiation existant et y substitue définitivement un lien de filiation adoptive fictif. Contrairement à ce que j’écrivais dans mon précédent billet, l’acte de naissance original de l’enfant est cancellé et un nouveau est inscrit dans les registres de l’état civil. Rien dans les copies intégrales qui en sont délivrées ne mentionne son caractère fictif, seuls l’officier d’état civil et le procureur de la République, en charge de la surveillance de la tenue de ces registres et y ayant donc un accès direct, peuvent le savoir mais ils sont tous deux tenus au secret.

L’adoption simple ne pose pas de problème, en vérité. Elle crée un lien entre l’adoptant et l’adopté tout en laissant subsister sa filiation biologique avec ses deux parents. Toutefois, ces parents biologiques sont dépossédés de l’autorité parentale qui est transférée à l’adoptant ou aux adoptants. Seule exception : si l’adoptant adopte l’enfant de son conjoint, ce conjoint conserve son autorité parentale, faute de quoi l’adoption perdrait tout son intérêt.

L’adoption plénière est plus brutale en ce qu’elle crée une filiation fictive. Les opposants en tirent argument : comment diable cette fiction tiendra-t-elle en présence de deux hommes ou de deux femmes ? L’enfant ne sera pas dupe une seconde, contrairement à l’enfant adoptif d’un couple hétérosexuel qui aura le bonheur de vivre dans le mensonge peut-être toute sa vie. La réponse que j’apporterai est la suivante : cette fiction tiendra autant que quand un couple hétérosexuel européen adopte un petit africain ou asiatique. Pas une seconde. Et alors ? Faut-il interdire l’adoption interraciale pour maintenir cette précieuse fiction ? Personne ne le pense, et puis, qui donc défilait en nombre au cri de « on ne ment pas aux enfants » ? Que ces amoureux de la vérité dite aux enfants (je suppose que les leurs n’ont jamais cru au Père Noël…) se réjouissent : l’adoption par un couple homosexuel rend impossible tout mensonge aux enfants. Voilà un excellent argument pour qu’ils soutiennent cette loi.

L’absence de référent sexuel

Je mentionne cet argument pour mémoire. Il n’est pas juridique, mais psychanalytique. Cet argument est ramené à sa juste valeur par cet article de Sylvie Faure-Pragier, publié dans Le Monde. La théorie de la nécessité d’une mère et d’un père pour l’équilibre psychique est démentie chaque jour par les orphelins de père et de mère, qui surmontent leur chagrin et deviennent des être humains complets et équilibrés, merci pour eux, ou par les enfants de veuf ou veuves, ou par les parents célibataires. Quant à l’argument que ces enfants seraient plus sujets que d’autres à devenir eux-même homosexuels par imitation (en supposant que ça soit mal d’être homosexuel, ce qui est exclu puisque les opposants nient toute homophobie, et qui suis-je pour les contredire?), il suffira de constater que l’imitation de leurs parents hétérosexuels n’a pas découragé les homosexuels de devenir ce qu’ils sont.

À ce sujet, il me semble nécessaire de dissiper un malentendu qui semble répandu chez les antis : il n’a jamais été question de retirer des enfants à des familles hétérosexuelles épanouies pour les confier de force à des couples homosexuels. L’adoption concerne essentiellement trois groupes d’enfants : les pupilles de l’Etat, les orphelins étrangers et les enfants du conjoint. Les pupilles de l’Etat sont des enfants situés en France et abandonnés, ayant perdu leur famille ou ayant été retirée de celle-ci car ils y étaient en danger. Tous ne sont pas juridiquement adoptables, et tous ceux l’étant sont généralement très rapidement placés dans une famille en vue de leur adoption plénière (800 par an environ pour 25000 candidats agréés, couples et individus mélangés). Les enfants étrangers sont ceux de l’adoption internationale (la Russie étant un des principaux pays d’origine) et les enfants du conjoint étant un cas à part, puisqu’ils sont déjà dans une famille, et que cette adoption vise à permettre aux deux parents d’agir en tant que tels. C’est dans cette dernière catégorie que se situera la très grande majorité des adoptions homosexuelles, c’est-à-dire pour officialiser une situation existant déjà. Pour les pupilles de l’État, l’agrément préalable permet de s’assurer que l’enfant sera accueilli dans les meilleures conditions ; quant à l’adoption internationale, les pays ayant ouvert l’adoption aux homosexuels, comme la Belgique et l’Espagne, n’ont pas connu de diminution des adoptions internationales, au contraire.

L’abominable homme des neiges théorie du gender

Des nombreux moments de rigolade qui ont accompagné mon écoute des débats parlementaires, la référence récurrente à la théorie du genre, ou pour souligner son abomination, prononcée en anglais du gender n’a pas été le moindre. C’est une superbe illustration du néant argumentatif que ce débat a pu atteindre, quand les adversaires à cette loi n’ont eu d’autre recours que d’inventer un ennemi imaginaire, ce qu’en rhétorique on appelle l’homme de paille.

La théorie du genre serait, selon ses détracteurs (vous verrez qu’elle n’a que des détracteurs) une théorie qui nierait la différence des sexes pour n’en fait qu’un acquis social, et voudrait qu’hommes et femmes soient parfaitement identiques et interchangeables, et par conséquence combattrait toute allusion, y compris dans la loi, à cette différence pourtant inscrite dans la nature. La loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe serait frappée du sceau de l’infamie en étant un avatar de cette théorie, qui ne visait qu’à faire disparaître du code toute allusion à la différence des sexes.

Illustration avec cette intervention toute en finesse et en analyse du député Xavier Breton, lors de la 3e séance du 3 février 2013 :

M. Xavier Breton. Cet amendement revient sur la question cruciale de l’altérité sexuelle. Sur les bancs du Gouvernement et de la majorité, vous niez la reconnaissance de l’altérité sexuelle dans notre droit. Vous êtes les porte-parole de l’idéologie du gender, à moins que vous n’en soyez les prisonniers.

Que promeut cette idéologie ? Elle prétend que le seul chemin pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, que nous souhaitons toutes et tous sur ces bancs, ne vous en déplaise, c’est de supprimer les différences en les niant. En fait, vous êtes incapables de penser ensemble l’égalité et la différence.

Le problème, c’est que les différences, notamment corporelles, subsistent. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas lutter contre les stéréotypes qui conduisent à des inégalités et à des injustices.

Mais est-ce qu’au-delà ou en deçà de ces stéréotypes, il reste une différence entre un homme et une femme ? Entre un père et une mère ? Pour un enfant, un père est-il la même personne qu’une mère ? Une mère est-elle la même personne qu’un père ? Pour vous, oui ; pour nous, non.

Voici l’amendement n°3279 en question. Je vous laisse chercher le rapport entre son contenu et le discours tenu pour le défendre.

La réalité est que la théorie du genre n’existe pas. Ce qui existe sont les études de genre (gender studies) : il s’agit d’un domaine de recherche interdisciplinaires visant, je cite wikipédia, une réflexion sur les identités sexuées et sexuelles, répertoriant ce qui définit le masculin et le féminin dans différents lieux et à différentes époques, et s’interrogeant sur la manière dont les normes se reproduisent jusqu’au point de paraître naturelles. Ce n’est que cela, un sujet d’étude, et c’est déjà beaucoup. Il nourrit des réflexions, des critiques, des controverses, et la connaissance de ce que nous sommes en sort grandie. Il est triste de voir dans le pays de Descartes un sujet d’étude transformée en idéologie pour secourir une argumentation qui se sent trop boiteuse avec les faits.

La bioéthique, ou le syndrome de Frankenstein

Dans le Frankenstein de Mary Shelley, le docteur Frankenstein, scientifique de génie, crée la vie, mais sa créature finit par le détruire. Le syndrome de Frankenstein, en sciences, désigne cette peur que le progrès scientifique se retourne contre nous et nous détruise. Cette phobie est très répandue, et se pare volontiers du vocable de principe de précaution pour sous couvert de bon sens refuser tout progrès, au cas où, on ne sait jamais. Le doute interdisant la réflexion. Et la bioéthique lui a fourni un terrain très fertile.

Une précision d’entrée de jeu : le projet de loi déposé comme celui adopté ne traitent pas de la question de la bioéthique. Une réforme est envisagée, ce qui est normal puisque c’est un sujet en perpétuelle évolution et surtout les trois textes de bioéthique (1994,2004 et 2011) ont été adoptés sous une majorité de droite et ont un fort penchant conservateur. La gauche a son mot à dire aussi, et n’a jamais eu l’occasion de le dire. Un projet de loi sur la famille est censé fournir un véhicule législatif adéquat pour rouvrir ce débat, mais je crains fort qu’il ne soit mort-né, le Gouvernement ayant été échaudé par le mariage pour tous et ayant eu son compte de sweat à capuche rose et de bougies en profile pic sur Twitter.

Quels étaient les points soulevés par les opposants à ce texte ? Ils étaient de deux ordres : l’extension de la PMA et la légalisation de la GPA. Étant entendu que ces points ne figuraient pas dans le projet de loi, les opposants, sans se laisser décourager, arguaient qu’ils y étaient contenus en germe, que l’évolution induite par le mariage homosexuel impliquait inéluctablement ces deux points. Malheureusement pour mes lecteurs qui seraient favorables à une telle évolution, les anti-mariages pour tous vous nourrissent de faux espoirs.

La procréation médicalement assistée (PMA)

La PMA est légale, contrairement à la GPA, mais limitée strictement dans son domaine. Il s’agit des techniques médicales permettant à une femme apte à porter une grossesse à terme de pallier les difficultés l’ayant empêché d’y parvenir. Cela recouvre des techniques simples de stimulation hormonales, et surtout toutes les techniques de fécondation in vitro suivi d’insémination artificielle, où l’embryon est fécondé avant d’être implanté, lorsque c’est l’homme qui s’avère être l’origine du problème (au besoin, on prend du sperme de donneur anonyme). La règlementation se trouve aux articles L.2141-1 et suivants du Code de la santé publique. L’article L.2141-2 précise que « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. »

Un couple : la loi bioéthique de 2011 a supprimé la condition d’être un couple marié, mais maintenu la condition d’être de sexe différent, rappelé à l’alinéa suivant. La PMA ne peut viser qu’à remédier à l’infertilité pathologique du couple, infertilité médicalement constatée. Et l’identité des sexes comme l’orientation sexuelle n’étant pas une cause pathologique d’infertilité ni même une pathologie. Continuons avec l’alinéa 2 :

« L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation. »

La PMA a ceci de commun avec une relation sexuelle qu’elle n’est légale que tant que dure le consentement. Les différences sont qu’elle prend beaucoup plus de temps pour aboutir et est nettement moins plaisante. Juridiquement, la loi pose que l’enfant conçu par PMA est l’enfant du couple, même si l’homme n’a pas fourni le sperme, et lui interdit de contester sa paternité, même si, biologiquement, il ne l’est pas.

La crainte exprimée par les opposants au projet de loi est que la PMA ne soit ouverte aux couples de femmes mariées et qu’elles pourraient demander à ce qu’une d’entre elles, voire les deux, soient fécondées avec du sperme de donneur. Cette crainte ne repose sur rien, puisque leur infertilité n’est pas pathologique, et surtout depuis 2011, le mariage n’est plus une condition sine qua non pour accéder à la PMA, donc le fait d’être mariées ne changera absolument rien à leur situation juridique. Si elles n’ont pas accès aujourd’hui à la PMA, elles ne l’auront pas plus avec l’entrée en vigueur de cette loi. Je ne puis dire avec certitude que la loi ne permettra jamais à une femme célibataire ou à un couple de femmes d’accéder à la PMA, mais je peux dire avec certitude qu’en l’état, elle ne le permet pas et que rien n’est prévu pour que cela change dans un avenir proche.

La gestation pour autrui, ou « les mères porteuses »

La gestation pour autrui est un contrat qui consiste pour une femme, ou “mère porteuse”, à porter un embryon à terme et à s’en défaire à la naissance au profit d’une personne ou d’un couple identifié (appelons le “le commanditaire”), puisque dans la mesure du possible l’embryon sera conçu avec les gamètes du ou des commanditaires. Cette pratique a toujours été illégale en droit français. D’abord, au plan civil car elle constitue une convention portant sur l’état des personnes (ici sa filiation), ce qui est interdit car l’état des personnes est indisponible : un contrat qui porterait sur lui serait nul (Civ. 1Re, 13 décembre 1989, Alma Mater, bull. I. n°387) ; et ensuite au plan pénal puisque l’article 353-1 du code pénal ancien (promulgué en 1958, c’est-à-dire avant même que l’insémination artificielle rende possible la GPA, et repris à l’article 227-12 du nouveau code pénal) réprimait le fait d’inciter de quelque façon que ce soit une femme à abandonner son enfant à naitre ou à s’entremettre dans une telle affaire : une association ayant pour objet de commettre ce délit ne pourrait qu’être déclarée illicite CE, 22 janvier 1988, association Les Cigognes, n°80936 . Enfin, pour la Cour de cassation, la mère est celle qui accouche, peu importe ce que dit l’ADN. Une autre femme ne peut se prétendre mère, ce qui voue à l’échec toute convention de mère porteuse. J’insiste sur les mots “pour la Cour de cassation”. Cela ne signifie pas que les juges n’accepteront jamais une autre solution. Mais il faut que ce soit la loi qui l’impose ; en attendant, elle s’en tient aux solutions traditionnelles. Rien, lisez-moi bien, rien, aucun principe supérieur ou fondamental n’interdit à la France de légaliser et encadrer la GPA. Et c’est là que va naitre un problème : il y a des pays où la loi prévoit bien cette situation.

La GPA est en effet légale dans divers pays, notamment dans plusieurs États américains, l’Illinois étant réputé pour avoir la législation la plus libérale en la matière (elle permet la GPA rémunérée, demandée par des individus seuls ou des couples de même sexe, et l’adoption par les parents commanditaires est une simple formalité), et la GPA y est devenu un service comme un autre. Une intervention préalable du législateur est en effet indispensable pour résoudre préalablement les difficultés que pose cette pratique : quel est le statut de la mère porteuse (contrat de travail ? Prestation de service ?) Comment protéger chaque partie, et établir le lien de filiation avec les parents commanditaires, et la renonciation à ses droits par la mère porteuse ? Sans oublier les obligations réciproques des parties : aspects financiers (prise en charge des frais de santé, rémunération éventuelle de la mère), la femme porteuse doit-elle pouvoir garder l’enfant, comment se résout le conflit qui en résulte ? En cas de grossesse à risque qui prend et comment sont prises les décisions, etc. Sans oublier bien sûr la question de la GPA pour des couples d’hommes : possible ou pas ? La GPA doit-elle être réservée à des cas d’infertilité médicalement constatés comme la PMA, ou la GPA de confort doit-elle être admise ? Le débat est passionnant pour les juristes, et il devrait l’être pour les citoyens. Las. La France a choisi la facilité en interdisant tout cela d’un trait de plume et en se drapant dans des discours grandiloquents sur la marchandisation du corps, la location d’utérus, et l’enfant marchandise face à toute volonté d’ouvrir le débat. On l’a vu dans ces débats : les opposants au projet accusaient, faussement, les parlementaires de la majorité de vouloir légaliser la GPA, ce qui permettait de les accuser de tous les maux, le ridicule n’ayant pas arrêté tous les députés. Bref tout pour éviter une réflexion sereine, ce n’est vraiment pas à la mode ces temps-ci.

L’Illinois, la Californie, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada anglophone (le Québec nous a imité en interdisant la GPA) et la Belgique, pour citer quelques exemples, ne sont pas des terres de barbares et la civilisation n’a pas pris fin quand la GPA y est devenue légale. Elle est en effet la seule alternative en cas de stérilité absolue de la femme, ou de son impossibilité physiologique de mener une grossesse à terme, quand bien même elle produirait des ovocytes viables pouvant être fécondés par les spermatozoïdes de son compagnon : il faut que la grossesse ait lieu dans un autre utérus, lequel, en l’état actuel de la science, ne peut être que celui d’une femme. Refuser la GPA, c’est dire aux couples stériles : tant pis pour vous, je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir un enfant autrement que comme moi j’ai été fait. Tout ça pour votre bien, et le bien de vos enfants qui grâce à moi ne verront jamais le jour. Elle est pas jolie ma bougie ?

Alors pendant qu’en France, on s’admire dans notre immobilisme, d’autres pays ayant compris que cette pratique n’est pas mauvaise en soi permettent d’y avoir recours, et les parents désespérés qui ont la chance d’avoir les moyens vont dans ces pays obtenir ce que leur pays leur refuse. Jusqu’à il y a peu, trois décisions de la Cour de cassation interdisaient de transcrire à l’état civil français les actes de naissance étrangers établissant un lien de filiation avec un enfant issu d’une GPA. Cas assez unique où on fait payer les enfants la faute supposée des parents (en considérant qu’ils serait fautif de faire en Californie ce que la loi californienne permet), au nom de l’intérêt des enfants, sous les applaudissements de la foule. La fameuse circulaire Taubira a mis fin à cette situation en demandant aux consulats étrangers d’enregistrer ces actes et en interdisant aux parquets d’engager les procédures en nullité de ces transcriptions. Je ne puis qu’applaudir. La situation précédente revenait à ce que des enfants aient, dans le cas le plus médiatisé, un acte de naissance californien indiquant que leur père était M. X, citoyen français (de fait il était biologiquement leur père) et leur mère, Mme Y, son épouse (sans lien biologique avec elles), mais pas d’acte équivalent à l’état civil français, ce qui compliquait chacune de leurs démarches et leur interdisait concrètement de se prévaloir de la nationalité française, qu’elles avaient pourtant en tant qu’enfant de Français. Que la Cour de cassation conclue que cela était parfaitement conforme à l’intérêt de l’enfant m’a toujours laissé songeur, et un peu tremblant à l’idée qu’elle était aussi la juge en dernier ressort de l’intérêt de mes enfants.

La situation actuelle est plus supportable, mais reste une tartufferie : cachez moi cette GPA que je ne saurais voir. Tôt ou tard, on ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la GPA, et que la loi, faute de pouvoir interdire et faire respecter cette interdiction partout sur Terre dès lors que cette pratique est légale ailleurs, l’encadre en France. Quand serons-nous assez mûrs pour cette réflexion, qui devra commencer par qualifier correctement les choses et cesser de parler hors de propos de location du corps humain ? Peut-être quand les enfants nés d’une GPA seront devenus si nombreux que nous ne pourrons plus feindre de ne pas entendre leurs rires ?

NB : Full disclosure : je n’ai jamais été avocat dans un dossier de transcription d’acte de naissance d’un enfant né par GPA et ne suis pas concerné par la GPA à titre personnel, j’ai fait mes enfants à l’ancienne. J’exprime ici une opinion strictement personnelle issue de ma seule réflexion.

Quid nunc ?

Dans une semaine environ, le Conseil constitutionnel va rendre sa décision sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle devrait passer sans dommages l’examen du Conseil et entrer en vigueur très vite, puisqu’aucun décret d’application n’est nécessaire pour cela, et les textes règlementaires que cette loi demande pour éviter toute difficulté et dire aux officiers d’état civil quoi faire sont déjà prêts. Des couples d’hommes et de femmes vont se marier, les premiers sous les caméras, les seconds dans la discrétion, les troisièmes dans l’indifférence, et la victoire de ceux qui ont voulu ce texte sera totale. Et nous pourrons enfin parler d’autre chose sur ce blog, ce qui sera fait très bientôt, l’actualité législative étant riche.

PS : vous m’avez manqué.

mardi 22 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (2e partie)

“Je suis l’Amour qui n’ose pas dire son nom.”
Lord Alfred Bruce Douglas, “Deux Amours”, 1894


Après avoir fait un rapide voyage à travers le temps, projetons-nous dans un avenir proche et voyons ce que dit cette loi, ce qui nécessairement nous fera aborder la question de savoir ce qu’elle ne dit pas.

Le projet de loi a voulu faire dans la simplicité, ce qui ne se traduit pas forcément dans sa rédaction, mais c’est la loi du genre.

Le projet de loi tire les conséquences de la jurisprudence liée à l’affaire du mariage de Bègles, dont je vous ai entretenu dans le billet précédent, et de sa confirmation implicite par la décision du Conseil constitutionnel du 28 janvier 2011. Puisque le seul obstacle est rédactionnel, il se contente, après avoir posé une définition du mot “mariage” qui n’y figurait pas jusqu’à présent[1], de modifier les articles du Code civil qu’il faut changer pour que le mariage puisse aussi s’appliquer entre personnes de même sexe, et en tire les conséquences nécessaires sur le plan de l’adoption. Comme nous le verrons, il ne touche en rien à la filiation, ce que ses opposants semblent ignorer.

Ainsi, par exemple, l’article 144, qui fixe l’âge nubile, actuellement rédigé “L’homme et la femme ne peuvent contracter mariage avant dix-huit ans révolus”, deviendra “Le mariage ne peut être contracté avant dix-huit ans révolus.”

Le projet de loi initial prévoyait de longs articles de coordination remplaçant chaque fois que c’était nécessaire dans le Code civil et les autres Codes concernés (Code rural, Code de la sécurité sociale…) les formulations renvoyant implicitement à un couple de sexe différent par une formulation plus neutre. Ces articles ont été remplacés en commission des lois par un article dit “article balai” qui ne touche pas à ces dispositions éparses mais dit qu’il faudra désormais les lire comme s’appliquant à un couple de même sexe. Cette méthode me laisse réservé car si elle raccourcit le projet de loi, elle ne le rend pas plus clair : si pour comprendre qu’il faut lire l’article 149 comme ne disant pas vraiment ce qu’il dit, il faut au préalable avoir lu le mode d’emploi situé au tout début du Code à l’article 6-1, je crains que le Conseil constitutionnel ne censure une violation de l’obligation d’intelligibilité de la loi. Sans être dans le secret des dieux, j’ai bon espoir que la rédaction originelle soit rétablie en séance publique, cette modification temporaire ayant eu pour effet de faire tomber les nombreux amendements de l’opposition déposés en commission sur ces articles sans qu’il soit besoin de les examiner un par un.

Voilà. On a fait le tour de l’essentiel du projet de loi. Mais rassurez-vous, je n’ai pas dit que j’avais fini ce billet. Car en effet, il comporte un deuxième chapitre sur l’adoption, et c’est là que nous entrons sur le champs de bataille politique. Avant de l’aborder, il me semble judicieux de rappeler ce que sont, d’un strict point de vue juridique, le mariage et l’adoption.

Mariage, mon ami, qui es-tu ?

Le mariage a un double aspect qui le rend assez unique, en tout cas totalement à part, dans notre droit et dans tous les droits d’ailleurs : un aspect contractuel, et un aspect institutionnel, qui sont deux termes pourtant antagonistes. Voilà la première clef du mariage : c’est un oxymore.

L’aspect contractuel est en premier lieu que sa formation repose sur le consentement des deux parties. La question du consentement dans le mariage est fondamental : “Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement” (art. 146 du Code civil).

Au delà de ce consentement, propre du contrat, les effets du mariage sur le plan patrimonial peuvent être assez largement décidés par les époux par le choix du régime matrimonial (que dans le langage courant on appelle le contrat de mariage), qui permet de faire des choix dérogeant au droit commun, sur des biens futurs, sur des donations, sur la gestion et la liquidation de l’indivision spécifique au mariage qu’on appelle communauté (non, pas la Communauté de l’Anneau, c’est autre chose). Je ne rentrerai pas dans les détails, qui font les délices des étudiants en droit privé pendant un semestre et le bonheur des notaires pendant toute leur vie, mais disons que les époux peuvent choisir le sort de leurs patrimoines respectifs, an allant de la séparation pure et simple (qui n’est pourtant pas absolue, loin de là) jusqu’à la confusion la plus parfaite, avec la communauté universelle. Les notaires sont les rois du tuning en la matière, n’hésitez pas à les consulter avant de vous marier (le contrat de mariage doit impérativement être signé avant la célébration des noces). Un contrat de mariage coute quelques centaines d’euros et peut vous en faire économiser quelques dizaines de milliers.

L’aspect institutionnel veut quant à lui que le mariage a des effets impératifs, fixés par la loi, auxquels les époux ne peuvent pas déroger et qui sont communs à tous les mariages. C’est ce qu’on appelle le régime primaire, terme existant bien avant la création de la sécurité sociale. Le régime primaire est fixé par les articles 212 à 226 du Code civil (dans le livre sur les personnes). Le régime matrimonial, le fameux “contrat de mariage”, est régi par les articles 1387 à 1581 (dans la partie consacrée aux biens), selon les divers cas. Cet aspect institutionnel se manifestait il y a encore quelques années par la prise en compte fiscale, mais cet aspect ne lui est plus spécifique depuis que le PaCS jouit à peu de choses près du même traitement.

Que dites-vous, mes lecteurs bien-aimés ? Tout cela manque de romantisme ? Complètement. Le droit n’a cure des sentiments. Non qu’il les méprise : le juriste éprouve à leur égard le même respect qu’éprouve l’archéologue pour la physique quantique : distant mais sincère.

Pour tout résumer en une phrase, du point de vue du droit civil, le mariage ne sert que quand surviennent les ennuis. Et la vie est ainsi faite qu’ils surviennent tôt ou tard, que ce soit la mésentente, le décès, la maladie ou autre. Le mariage est un statut complet, en perpétuelle évolution donc adaptée à la société contemporaine, qui est protecteur de l’époux le plus faible : le pauvre, le malade, le sénile, l’inconscient. Il ne protège pas des problèmes : il leur fournit une réponse complète et adaptée.

Votre conjoint ne paye jamais sa part des dépenses du couple alors qu’il gagne plus que vous car il a une passion pour le BASE Jumping en Ferrari ? Envoyez-lui la note. Il a vendu la maison où habite la famille, car il en est le seul propriétaire, pour financer sa passion ? Taratata, la vente est nulle : Article 215 alinéa 3 (s’applique aussi à la résiliation du bail). Lors de son dernier saut, le parachute ne s’est pas ouvert, il est plongé dans le coma ? Article 219 : vous pouvez tout signer pour lui. Il décède et n’a pas eu le temps de faire un testament pour vous protéger ? Pas de panique, vous êtes couvert. Et je ne parle pas du droit fiscal, matière qui a beaucoup changé ces dernières années, mais qui tend à favoriser les couples mariés (affirmation de moins en moins vraie, notamment par rapport aux couples pacsés). Sans attendre la Camarde, en cas de divorce, l’intervention obligatoire du juge vise à ce qu’un magistrat s’assure que les droits des époux soient respectés, notamment ceux du conjoint le plus faible, économiquement ou physiquement : le juge peut refuser de prononcer un divorce par consentement mutuel léonin, et inviter les parties à modifier leur accord sur tel ou tel point (dans l’hypothèse d’un divorce pour faute, il fixe directement les conséquences du divorce). Ces garanties sont inexistantes pour le PaCS, et je ne parle même pas du concubinage.

Voilà où se situe encore aujourd’hui l’inégalité que ce projet de loi se propose de faire disparaitre : les homosexuels n’ont pas accès au régime le plus protecteur, celui du mariage. Ils ont le choix entre deux statuts, le concubinage (qui est plus une absence de statut) et le PaCS, mais pas le mariage et sa batterie de mesures de protection, dont ils auraient eu un cruel besoin dans les années 80-90. Les couples de sexe différent ont le choix entre trois statuts. Ce point est de plus en plus difficile à contester. Il est d’ailleurs frappant de constater que les opposants à ce projet de loi ont dès le début abandonné le terrain de la protection du mariage, au sol un peu trop meuble à force d’avoir été piétiné en 1999, pour se retrancher sur le terrain de la filiation et de l’adoption. Allons donc les y rejoindre.

“…Et tu seras un homo, mon fils.”

Que Rudyard Kipling me pardonne.

La filiation est un lien de droit qui unit un enfant à chacun de ses parents, parent s’entendant comme “géniteur”. En principe, ce lien doit et ne peut être établi qu’avec le père et la mère au sens biologique. Ce lien est double : il s’appelle le lien de paternité quand il relie le père à l’enfant, et le lien de maternité quand il relie la mère à l’enfant. Du fait de certaines contingences physiologiques qui font les riches heures de sites internet pour adultes, il est établi différemment pour le père et pour la mère. Pour la mère, du fait d’un degré assez élevé de certitude que l’on a sur la réalité de sa maternité, qui se manifeste de façon assez spectaculaire, il suffit que son nom soit mentionné dans l’acte de naissance pour que le lien soit légalement établi (art. 311-25 du Code civil). Pour le père, cela dépend. S’il est marié à la mère, il est présumé être le père (art. 312). Sinon, il doit effectuer une démarche positive, la reconnaissance (art. 316). Il en va de même pour la mère dont le nom ne figurerait pas sur l’acte de naissance. La reconnaissance peut se faire devant l’officier d’état civil, sans frais, ou devant notaire (le cas échéant par testament, ce qui a pour effet de faire oublier très vite son chagrin à la veuve) et dès pendant la grossesse, ou enfin en justice si le parent (généralement le père) rechigne à reconnaitre le fruit de ses entrailles.

Règle fondamentale : un enfant ne peut avoir qu’une seule filiation paternelle et une seule filiation maternelle. Pour en établir une autre, il faut d’abord détruire celle qui existe, et le chemin n’est pas aisé, il y a même des situations où ce sera purement et simplement impossible (si le mari de la mère, ou celui qui a reconnu l’enfant se comporte comme le père de l’enfant, son vrai père n’aura aucun moyen de faire établir sa paternité en justice). Le Code civil est l’héritier d’une société où la paix des familles était primordiale, et où la certitude génétique n’existait pas, et il en porte encore l’atavisme.

L’unicité de la filiation est très récente dans notre droit. Le Code civil en distinguait deux, puis trois, et l’enfant n’avait pas les mêmes droits selon son statut. Il y avait les enfants légitimes, issus d’un homme et d’une femme mariés, les enfants naturels, issus d’un couple non marié, et les enfants adultérins, issus d’un d’un homme ou d’une femme marié, mais pas avec l’autre parent. L’enfant adultérin pouvait être naturel à l’égard de son autre parent si celui-ci n’était pas marié (ai-je besoin de préciser que la quasi totalité des enfants adultérins étaient naturels à l’égard de leur mère ?). Dans le Code civil de 1804, les enfants naturels étaient exclus de la succession en présence d’enfants légitimes (mais ils pouvaient être légitimés si leurs parents se mariaient). Finalement, les droits successoraux des enfants naturels et légitimes ont été alignés, mais au détriment de l’enfant adultérin, qui devait reverser la moitié de sa part aux enfants légitimes, et à défaut au conjoint survivant bafoué. Et savez-vous quand cette règle a été abrogée ? En 2001, sous Lionel Jospin, et, comme bien souvent, après une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne veille pas que sur nos gardes à vue (arrêt Mazurek c. France, 1er février 2000) ; je suppose que Mme Frigide Barjot et ses amis avaient piscine et n’avaient pas eu le temps de défiler pour les droits des enfants à l’époque.

Depuis 2006, la filiation est unique, et le mariage ne joue plus que pour simplifier l’établissement de la paternité du mari, dispensé de reconnaitre les enfants de son épouse. Dernier point important : la mort d’un parent ne met pas fin à la filiation avec lui. Ce lien se perpétue au-delà de la mort, par la succession : l’héritier est juridiquement le continuateur de la personne de son auteur. Cela se traduit par le fait qu’il reprend à son nom les procès engagés par son parent décédé (ou contre lui), étant précisé dans la procédure que l’enfant “vient aux droits” de son parent décédé.

Qu’est-ce que la loi sur le mariage pour tous change à cela ?

La réponse est : rigoureusement rien.

Le projet de loi ne touche absolument pas à la filiation. Vous pouvez vérifier : la filiation occupe les articles 310 à 342-8 : aucun article situé dans cet intervalle n’est touché. Une pierre dans le jardin de l’argument “on va faire disparaitre les père et mère du Code civil”. Ainsi, si une femme mariée à une autre femme tombe enceinte (forcément des œuvres d’un tiers), son épouse ne pourra pas reconnaitre l’enfant puisque la mention de la mère dans l’acte de naissance aura déjà établie une filiation maternelle. Pour la même raison, la présomption de paternité ne jouera pas puisqu’elle ne s’applique qu’au mari de la mère (rédaction inchangée, donc inapplicable à un mariage entre personnes de même sexe). Donc, amis anti-mariage homosexuel, rassurez-vous : “un papa, une maman” reste la règle, on ne ment pas aux enfants, vous pouvez retourner tranquillement leur parler du Père Noël.

La seule façon d’établir un lien de filiation entre l’enfant d’un époux et son conjoint sera celle de l’adoption.

Cachez moi cette adoption que vous ne sauriez avoir

Oui, ici, une citation du Tartuffe s’impose, vous allez voir.

Si le projet de loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ne touche pas à la filiation, il opère la même adaptation textuelle que pour les règles du mariage, en substituant toute rédaction laissant entendre que les adoptants sont de sexe différent à une rédaction plus neutre. Pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il n’a pas le choix.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’adoption ?

L’adoption est une institution qui fait naitre un lien juridique de filiation entre deux personnes en principe biologiquement étrangères l’une à l’autre. Cette institution a, en principe, pour objet de donner une famille à un enfant qui en est dépourvu (ce n’est pas toujours le cas) ou qui n’est plus pris en charge par sa famille d’origine. L’adoption confère à l’adopté, dans sa nouvelle famille, la situation d’un enfant dont le lien de filiation serait fondé sur la procréation. La filiation adoptive apparait comme une filiation fondée sur la volonté, une « filiation élective »” (Frédérique Eudier, Répertoire civil Dalloz, v° Adoption, §1, je n’aurais pas mieux dit). Concrètement, l’adoption assimile l’adopté à un descendant (assimile, elle ne fait pas et n’a jamais fait de lui l’enfant des adoptants) : il a les mêmes droits successoraux, les mêmes prohibitions à mariage, et surtout l’autorité parentale est transférée des parents par le sang à l’adoptant.

Vous me connaissez bien, à présent, alors vous avez deviné. C’est l’heure d’un cours d’histoire.

Institution très utilisée à Rome, qui permettait à un Patricien de choisir sa famille même en dehors de celle-ci, pour assurer sa perpétuation, ce qui suppose qu’il y ait à tout moment au moins un homme en âge de porter les armes et d’assurer le culte des ancêtres, elle est ignorée du droit Canon et de l’Eglise, qui lui préfère la parenté spirituelle née du parrainage lors du baptême, elle doit sa résurrection à Napoléon, qui nourrissait de grandes craintes de ne pas avoir d’enfants (craintes qui seront fondées,il n’aura qu’un enfant légitime, et légitimera un de ses enfants naturels).

Le Code civil de 1804 ne connaissait qu’une seule adoption, et elle se faisait entre adultes consentants, par un contrat devant notaire homologué par jugement, et ses effets sont limités au nom et au patrimoine : l’adopté entre dans la famille de l’adoptant, mais reste dans sa famille d’origine. Il a un père, une mère et un adoptant. L’adoption originelle ne visait absolument pas à donner “un papa et une maman” à un enfant : elle donne une filiation supplémentaire, artificielle, à un adulte. Elle n’aura donc que peu de succès (une centaine par an tout le long du 19e siècle).

Au lendemain de la Première guerre mondiale, tout change. La guerre a laissé un grand nombre d’enfants sans famille, et de familles ayant perdu leurs enfants. La loi du 19 juin 1923 élargit l’adoption aux mineurs et l’ouvre aux couples de 50 ans au moins, sans enfants, mariés depuis au moins 10 ans, et diminue son avantage fiscal. L’adoption de patrimoniale devient sociale et familiale. On passe d’une centaine à un millier d’adoptions par an. En 1939, la loi est élargie et assouplie. Notamment, elle crée “la légitimation adoptive”, qui ne peut porter que sur un enfant abandonné, ou dont les parents sont inconnus ou décédés, âgé de moins de 5 ans. La légitimation adoptive rompt le lien avec la famille d’origine et fait de l’enfant l’équivalent d’un enfant légitime des adoptants, qui doivent être mariés et ne pas avoir d’enfants. Cette condition est supprimée en 1957. En 1958, face à la pénurie d’enfants adoptables et au succès de la légitimation adoptive (1589 sur 2541 adoptions en 1957), la loi est réformée et l’adoption perd tout aspect contractuel : elle résulte désormais uniquement d’un jugement d’adoption. C’est encore le cas aujourd’hui.

En 1966, la légitimation adoptive devient l’adoption plénière, à côté de l’adoption d’origine, dite “simple”, qui laisse le lien de l’adopté avec sa famille d’origine. D’autres réformes auront lieu qui porteront sur les modalités et les conditions, mais l’essentiel est posé depuis cette date.

L’adoption plénière est ouverte à une personne seule, âgée d’au moins 28 ans (sauf adoption de l’enfant du conjoint), mais peut être demandée par un couple, à condition qu’il soit marié depuis au moins deux ans et âgé d’au moins 28 ans. Si l’adoptant est marié et que son conjoint ne souhaite pas adopter, il doit donner son consentement à l’adoption par son époux (car cela a des effets successoraux). L’adoption plénière n’est possible que si l’adopté a moins de quinze ans lors de l’ouverture de la procédure, et il faut soit que les parents (ou le conseil de famille s’ils sont décédés ou se sont vus retirer définitivement l’autorité parentale) y consentent, ou que l’adopté soit pupille de l’État, jolie expression désignant les enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) faute de famille les prenant en charge. Elle est irrévocable. Elle se passe en deux phases : une phase administrative, où les candidats à l’adoption doivent obtenir un agrément par l’ASE, puis recevront un enfant placé en vue de son adoption.S’ouvre alors la phase judiciaire, où l’adoption sera prononcée par le tribunal de grande instance. Une fois cette adoption prononcée, l’acte de naissance originel est considéré comme nul, et un autre acte de naissance, totalement fictif, est fabriqué. Malgré mes recherches, je n’ai d’ailleurs pas trouvé la base légale de ce qui est un faux en écriture publique. L’instruction générale sur l’état civil donne ces instructions, mais cette instruction n’a pas valeur de loi, tout au plus est-elle réglementaire. Ne faudrait-il pas s’interroger sur la pertinence d’une fiction qui impose de fabriquer un faux, et qui tombera d’elle même en cas d’adoption à l’international si l’enfant a des caractéristiques physiques incompatibles avec le patrimoine génétique de ses adoptants ? Après tout, “on ne ne ment pas aux enfants”. D’ailleurs JAMAIS la loi n’a appelé les adoptants “parents”. Un peu de cohérence ne ferait pas de mal. (NB : paragraphe édité)

L’adoption simple a des conditions plus souples : pas de condition d’âge pour l’adopté, qui doit y consentir personnellement s’il a plus de 13 ans. L’adoptant doit avoir 28 ans au moins, et en principe 15 ans de plus que l’adopté (10 ans s’il adopte l’enfant du conjoint). Sinon les mêmes conditions s’appliquent : on ne peut être adopté qu’une fois (mais on peut cumuler une adoption plénière et une adoption simple pour des motifs graves appréciés par le juge) tant que les adoptants sont en vie, seul un couple marié peut demander à adopter ensemble, les parents ou le Conseil de famille doivent consentir à l’adoption (ils choisissent même l’adoptant) ou l’adopté être pupille de l’Etat. Enfin, si l’enfant a moins de deux ans ou s’il s’agit d’adoption internationale, la phase administrative redevient obligatoire. L’adoption simple est révocable pour motif grave (par exemple : César aurait pu révoquer l’adoption de Brutus).

La Cour de cassation a jugé en 2007 que le partenaire non marié ne pouvait solliciter l’adoption de l’enfant de son partenaire, car cette adoption ferait disparaitre l’autorité parentale de ce partenaire. Cette règle s’applique quel que soit le sexe des partenaires, mais bien évidemment, seuls des partenaires de sexe différent peuvent choisir de se marier pour procéder à une adoption de l’enfant du conjoint qui ne prive pas le parent de son autorité parentale et permet même de la partager.

J’ai bien sûr honteusement simplifié, j’implore à genoux le pardon de mes confrères spécialisés dans l’adoption, des juges en charge des procédures d’adoption, des agents de l’ASE et des présidents des Conseils Généraux qui me lisent.

Quelques chiffres pour vous achever. En 2010, 9060 personnes ont formulé une demande d’agrément en vue de l’adoption ; 6 073 personnes l’ont obtenu. 24 702 candidats agréés étaient dans l’attente d’un enfant. 90% des demandes sont présentées par un couple. Fin 2010, 2 347 enfants avaient le statut de pupille de l’État. 38 % des pupilles étaient placés dans une famille en vue de leur adoption. Les enfants placés en vue de leur adoption sont très jeunes, en moyenne 2,8 ans et plus des 3/4 ont moins d’un an. Pour les deux tiers restant, aucun projet d’adoption n’est envisagé : soit parce que des liens perdurent avec leur famille : 4 % ; soit parce qu’ils ne sont pas prêts à être adoptés (séquelles psychologiques, échec d’adoption, refus de l’enfant) : 11 % ; soit parce que leur situation actuelle est satisfaisante (bonne insertion dans la famille d’accueil) : 11 % ; soit parce qu’aucune famille adoptive n’a été trouvée en raison de leurs caractéristiques (état de santé, handicap, âge élevé ou enfants faisant partie d’une fratrie) : 46 %. L’adoption internationale représente plus de 80 % de l’adoption en France (soit 3 504 enfants adoptés à l’étranger). La France est le troisième Etat d’accueil d’enfants adoptés à l’étranger, après les Etats-Unis et l’Italie. Source : Observatoire national de l’enfance en danger .

Revenons en à notre mariage pour tous. Le projet de loi ne va rien changer à l’état du droit en la matière ; il faudra toujours être marié pour pouvoir adopter à deux ; hormis que les couples mariés pourront désormais être de même sexe, ce qui impose là aussi certaines corrections de rédaction. Ce qui pour les adversaires du projet change tout. En effet, il n’est pas possible d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe et de leur fermer les portes de l’adoption. Ce combat a déjà eu lieu et a été perdu en 2008. Le seul moyen d’empêcher un couple d’homosexuels d’adopter est de leur interdire de se marier. Et c’est là que ma citation de Tartuffe prend tout son sens.

En effet, le 22 janvier 2008 (joyeux anniversaire !), la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour discrimination à l’encontre des homosexuels en matière d’adoption. La demanderesse était Mme B., homosexuelle vivant en couple avec sa compagne et désireuse d’adopter. Elle a donc déposé une demande d’agrément auprès de l’ASE, demande qui sera rejetée. Mme B. est procédurière et attaque ce refus, qui est confirmé par le tribunal administratif, la cour administrative d’appel et le Conseil d’État. Elle porte donc son affaire devant la cour européenne des droits de l’homme. La lecture de cet arrêt est fascinant, car les motivations retenues par les divers intervenants pour refuser l’agrément, et qui vont entrainer la condamnation de la France, ressemblent spectaculairement à des arguments entendus chez les opposants à ce projet de loi.

Ainsi l’enquête sociale comporte ce passage : “Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle(sic.) dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n’avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.” Sous la plume du psychologue, après un dithyrambique “Mademoiselle B. possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice. Ses idées concernant l’éducation des enfants semblent très positives” arrive un chafouin “Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l’histoire, le contexte d’accueil et le désir d’enfant.”

Ha, le contexte d’accueil, du genre “Notez que je n’ai rien contre les contextes d’accueil, hein. Mon coiffeur est un contexte d’accueil, et il vit avec un cadre de vie très sympathique, m’a-t-on dit”.

Témoins ces interrogations du même psychologue, qui, vous en conviendrez, pourraient tout aussi bien exclure l’adoption par un célibataire hétérosexuel :

“N’y a-t-il pas une conduite d’évitement de la « violence » de l’enfantement et de l’angoisse génétique à l’égard d’un enfant biologique ? L’idéalisation de l’enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n’y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l’enfant ? La possibilité que l’enfant trouve un référent paternel stable et fiable n’est-elle pas aléatoire ?” Notez l’artifice de la phrase interrogative, où on essaye de faire passer des préjugés pour une réflexion scientifique menée à voix haute.

Le pompon est atteint avec cette conclusion : “Un certain flou règne sur ses possibilités [on parle de l’enfant – NdEolas] d’identification à l’image du père. N’oublions pas que c’est avec l’image de ses deux parents que l’enfant se construit. L’enfant a besoin d’adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?” Visiblement, le fait que depuis 1804, l’adoption soit ouverte à des célibataires ne posait pas tant de problème tant que ces célibataires étaient attirés sexuellement par l’autre sexe.

Un autre psychologue interviendra, et on retrouve les mêmes préjugés maladroitement dissimulés en questionnement métaphysique : le psychologue relève une “attitude particulière vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme”. L’argument de l’homosexualité comme refus de l’autre revient souvent dans la bouche de ceux qui refusent l’homosexualité car elle est différente.

Et ce psychologue poussera sa réflexion, de son propre aveu, à l’extrême, se réfugiant pudiquement derrière un point d’interrogation : “A l’extrême, comment en refusant l’image de l’homme peut-on ne pas refuser l’image de l’enfant ? (l’enfant en attente d’adoption a un père biologique dont il faudra préserver l’existence symbolique, la requérante en aura-t-elle les possibilités ?) (…)”. Comme si pousser une question à l’absurde faisant nécessairement apparaitre une réponse absurde, cela prouvait que la question originale était elle-même absurde. En somme, si les homosexuelles pouvaient coucher avec des hommes, ça règlerait bien des problèmes, en tout cas pour certains psychologues qui se poseraient moins de questions là où on leur demande des réponses.

Le représentant du Conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, émettra également un avis défavorable, estimant ce qui suit : « (…) De par mon expérience personnelle de vie en famille d’accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l’importance d’un couple mixte (homme et femme) dans l’accueil d’un enfant. Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l’éducation de l’enfant sont complémentaires, mais différents l’un de l’autre. C’est un équilibre que l’enfant va bousculer d’autant plus fort parfois selon l’évolution de sa démarche de réalisation et d’acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours. Il me semble donc nécessaire qu’il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d’adoption dans l’intérêt de l’enfant. (…) ». Foin de prétention scientifique, on bascule ici dans le pur argument d’autorité.

Et si ça s’était arrêté là, mais non, voici l’opinion du chef du service d’aide sociale à l’enfance :« - Mlle B partage sa vie avec une amie qui n’apparait pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l’enfant accueilli n’est pas clairement définie ; le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l’enfant. Dans ces conditions, il est à craindre que l’enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »Encore une fois, l’adoption est ouverte à une personne seule, mais ce célibat ne semble poser problème qu’en présence d’un homosexuel, sans que jamais ce problème ne soit expressément nommé, preuve que ces intervenants sentent bien que quelque chose cloche dans leur raisonnement.

Et la cerise sur le gâteau nous est offerte par le Gouvernement français, défendeur devant la Cour, qui va assurer que non, non, non, il n’y a aucune discrimination à l’égard des homosexuels puisque nul ne conteste qu’ils ont bel et bien le droit d’adopter. C’est juste un hasard cocasse, une décimale flottante dans le schéma de Bernoulli, qui fait qu’aucun homosexuel n’avait jamais réussi à obtenir l’agrément indispensable. Et nous étions en 2008, c’était le Gouvernement Fillon qui était en charge du dossier. L’UMP, la même qui défile contre le mariage homosexuel, est allée devant la Cour européenne des droits de l’homme affirmer la main sur le cœur que ça ne lui posait aucun problème que les homosexuels puissent adopter. Oui, oui, le gouvernement où Christine Boutin était ministre du logement et de la ville, celui-là même.

La Cour a condamné la France à cause de cette hypocrisie, en estimant que puisque la France admet elle-même que cela ne pose pas de problème que les homosexuels puissent adopter, le fait de refuser un agrément uniquement à cause de considérations tournant autour de l’homosexualité comme c’était le cas ici (les rapports étaient laudatifs sur l’engagement et la capacité de la candidate à l’adoption) était forcément discriminatoire au sens de la Convention.

Source : CEDH Grande Chambre, 22 janvier 2008, E.B. c. France, n°43546/02.

Donc point fondamental à retenir dans le cadre du débat sur cette loi : les homosexuels ont d’ores et déjà le droit d’adopter, le seul effet de la loi sera de leur ouvrir la possibilité d’adopter en couple, ou d’adopter l’enfant du conjoint (hypothèse assez rare, vous devinerez pourquoi), possibilités qui sont réservés aux couples mariés. Que cela puisse contrarier des personnalités, non pas homophobes, bien sûr mais disons rétives aux contextes d’accueil, je le comprends. Mais présenter cela comme un changement civilisationnel me parait un poil excessif, et Dieu sait que dans ce débat, tout le monde déteste les arguments excessifs.

Toute autre solution aboutirait inévitablement à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme. Laissons ce triste privilège à la garde à vue.

Je réalise que ce billet est déjà fort long. J’aurais voulu traiter également de la question de la Procréation médicalement assistée (qui n’est pas concernée par le projet de loi) ou de la gestation pour autrui (qui est illégale et n’est pas concernée par le projet de loi) et balayer le reste des arguments entendus de la part des opposants, mais ce sera pour un 3e billet.

Note

[1] Nouvel article 143 du Code civil : “Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe.”

mardi 15 janvier 2013

Du mariage "pour tous" (1re partie)

“Even if I did hate gay people, I’d want them to get married, put them through the same hell the rest of us have to go through.”[1]
Mayor Randall Winston, in Spin City.


Le Gouvernement, conformément à une des promesses électorales du président Hollande, présente au Parlement un projet de loi dit “de mariage pour tous”, qui porte mal son nom puisqu’il n’oblige pas tout le monde à se marier. D’ailleurs ce n’est pas son nom officiel, c’est le nom que les communicants lui ont donné. Son vrai nom est projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, ce qui est l’avantage d’être plus clair puisque c’est exactement ce dont il s’agit.

Comme d’habitude, il est vain de vouloir comprendre un débat juridique sans commencer par ouvrir un livre d’histoire. Je ne dirai jamais assez combien ces disciplines sont cousines et n’exhorterai jamais assez les étudiants en droit à choisir les matières historiques, qui sont les seules dont le programme survivra intact à la décennie suivant votre départ de la fac.

Une brève histoire du mariage

Il est frappant de constater que le mariage est une des plus vieilles institutions de l’humanité avec la propriété. La liberté et l’égalité sont des bébés à côté : si elles sont pluricentenaires, le mariage, lui, est plurimillénaire. La preuve qu’il remonte aux tous débuts de l’humanité est qu’il existe dans à peu près toutes les cultures et les civilisations, avec les mêmes caractéristiques essentielles : il s’agit de l’union d’un homme et d’une femme, exclusive (des cultures connaissent la polygamie, la polyandrie, ou l’éducation en commun des enfants, mais cela reste une exception dans l’histoire humaine), à durée indéterminée (mais qui prend fin avec la mort, c’est là aussi un point assez universel), dont l’objet essentiel est la reproduction, mais qui comporte aussi un aspect patrimonial certain : le mariage règle le sort des biens présents et à venir, leur gestion, et leur répartition à la dissolution du mariage.

Dans la Bible, la mention du mariage apparaît dès le chapitre 3 de la Génèse : les premiers époux sont Adam et Ève. Le mariage apparaît ainsi symboliquement en même temps que l’Humanité.

Pour prendre des sources plus séculières, le Code d’Hammurabi (1750 av; J.-C., avant l’âge du fer), remontant aux tous débuts de la civilisation babylonienne, et plus ancien texte juridique connu, consacre une bonne partie de ses développements au mariage, et notamment ses aspects patrimoniaux (§128 sur les effets d’un mariage passé sans contrat préalable par exemple). Mais on sait que le mariage était déjà une institution courante depuis un millénaire et demi, puisque Narmer, premier roi d’Egypte et fondateur de la Première Dynastie (3200 av. J.-C, on parle ici du néolithique) était marié à la reine Neithhotep.

Le mariage tel que nous le connaissons est l’héritier du mariage romain, mariage qui a lui-même connu bien des évolutions entre la Rome archaïque et le bas-Empire (on parle de plus d’un millénaire d’histoire). La Rome archaïque ne connaissait qu’une forme de mariage : le mariage cum manum (avec la main). La femme passait de la famille de son père à celle de son mari et elle perdait tout lien avec lui. Le pouvoir discrétionnaire de vie et de mort sur celle-ci passait également du père au mari. L’enlèvement des Sabines, mythe fondateur de Rome, illustre bien cette conception quasi-patrimoniale de l’épouse (il faut dire qu’à sa fondation, Rome tenait plus de la tribu barbare que de l’Empire rayonnant). Le mariage sin manum (sans la main) va apparaître et va finir par supplanter le cum manum : la femme reste dans la famille de son père, qui du coup a son mot à dire en cas de désir homicide du mari (ce pouvoir homicide disparaitra peu à peu, en se limitant d’abord à 4 cas, avant de disparaître purement et simplement), et quand le divorce va se libéraliser, la femme divorcée retournera dans la famille de son père. Ce lien durable entre deux familles est un des effets du mariage qui sera aussi recherché dans les familles puissantes ou riches : il scelle une union durable, qui prendra chair sous forme d’un enfant appartenant aux deux familles. Cet aspect sera particulièrement développé en Europe ou tout traité s’accompagnera d’une hyménée, ce qui remplacera avantageusement la tradition germanique des otages. Ainsi, les souverains des grandes puissances d’Europe qui mettront le continent à feu et à sang en 1914 étaient-ils tous cousins: Georges V était cousin germain du Tsar Nicolas II, et cousin du Kaiser Guillaume II, ayant la même grand-mère, la reine Victoria.

La grande évolution suivante du mariage sera dû à l’influence du christianisme, qui devient religion officielle de l’Empire à la fin du 4e siècle. Le mariage est un sacrement, il devient indissoluble sauf par la mort, et il est donné par chaque époux à l’autre, en présence d’un prêtre et in face ecclesiæ, en face de l’église. Le droit romain classique ne connaissait aucun formalisme au mariage : les époux cohabitaient et couchaient ensemble, ça suffisait ; le droit canon va exiger que le mariage soit célébré publiquement et en présence d’un prêtre, et sera consigné par écrit : c’est la naissance de l’état civil). Le même droit canon, qui va s’appliquer dans toute l’Europe jusqu’à la Réforme et dans les pays catholiques après cela, va exiger, à peine de nullité, que le consentement des époux soit sincère (le Sacrement ne peut être donné que de son plein gré et sincèrement), et que l’Union soit consommée et fertile. Le mariage a pour l’Église comme objet essentiel (mais certainement pas unique) la conception d’enfants.

La Révolution française va bouleverser tout cela en retirant à l’Eglise, soupçonnée d’être contre-Révolutionnaire (ce qui la rendra farouchement contre-révolutionnaire) le monopole du mariage en 1792, pour le confier à des officiers publics, et légalisant le divorce jusqu’à son abrogation en 1816 (NON, ce n’est pas Napoléon qui a abrogé le divorce, le Code civil de 1804 prévoyait bien le divorce). Mais cette sécularisation du mariage laissera perdurer des liens : ainsi, le droit civil exige une célébration publique du mariage, en présence d’un officier d’état civil (maire ou adjoint), et les prohibitions religieuses de l’inceste (prohibition du mariage entre proches parents, mais à un niveau moindre que pour le droit canon (3e degré au civil contre 4e pour le droit canon), et de la polygamie seront conservées, et même un rituel sera mis en place, la lecture d’extraits du Code civil remplaçant celle des Saintes Écritures. Le principe que le mariage civil doit précéder le mariage religieux sera posé en 1792 et perdure encore aujourd’hui (même si votre serviteur lui a fait un pied de nez en ne se mariant qu’à l’Église, et ce en toute légalité ; mon côté punk).

Soulignons dès à présent, car je vais y revenir, que le Code civil de 1804 ne mentionne pas l’identité des sexes des époux comme cause de prohibition du mariage. En 1804, il était évident que le mariage ne concernait qu’un homme et une femme (chabada chabada), et même Cambacérès, rapporteur du texte devant le corps législatif et homosexuel notoire, n’aurait pas eu l’idée qu’il en aille autrement.

Le divorce sera rétabli en 1884 par la loi Naquet, mais seulement pour faute. Détail amusant : cette loi sera durement combattue par les conservateurs, au nom de la défense de la famille : cette loi devait mettre fin à la natalité et entraîner le déclin inéluctable et la disparition de la France faute d’enfants (cette préoccupation à l’égard des enfants prendra tout son sens en 1914 quand éclatera cette guerre que ces mêmes conservateurs on préparé pendant 40 ans) . C’était surtout son caractère émancipateur de la femme qui dérangeait, car la femme obtenant le divorce aux torts exclusifs de son mari pouvait obtenir une substantielle compensation assurant son indépendance financière. De nombreux magistrats démissionnèrent pour ne pas avoir à appliquer cette loi, qui restera quasi inchangée pendant 90 ans.

En 1975, le divorce est élargi au consentement mutuel, et à la rupture de la vie commune, et la grande réforme de 2004 facilitera encore le divorce, sans le bouleverser en profondeur. Sachant qu’en 1975 a également été adoptée la loi sur l’IVG, les conservateurs n’ont pas passé une excellente année et devaient déjà considérer l’humanité comme perdue.

En 1999, la loi sur le PaCS créera une union civile allégée à côté du mariage, et consacrera l’existence du concubinage dans le Code civil, créant ainsi trois modes d’organisation de la vie commune ; du moins pour les coupes de sexe différent. Les couples homosexuels n’en ont que deux, et les deux moins protecteurs. La mobilisation contre sera là aussi très importante, avec les mêmes arguments : protection de la famille et du mariage, et surtout, surtout, pas d’homophobie, même si la, disons…spontanéité des manifestants met à mal cette profession de foi.

Quelques chiffres car il en faut

Aujourd’hui, plus de la moitié des enfants qui naissent en France naissent dans un couple non marié : en 2009, sur 801 134 enfants nés, 376 204 sont nés dans un couple marié, 424 930 sont nés dans le péché, soit 53%. Le rééquilibrage est spectaculaire pour le 2e enfant (57% naissent dans un couple marié) et quant au 3e, il nait à 71% dans une famille mariée. De fait, l’INSEE constate que l’enfant vient désormais avant le mariage.

Quant aux mariages, leur nombre n’a pas connu de variation sensible du fait du PaCS. Après avoir connu un pic dans les années 2000, le nombre de mariage est revenu à son niveau du début des années 90 (leur nombre annuel oscillant entre 250.000 et 290.000). Le nombre de PaCS a connu une progression constante est passé de 22 271 la première année (5412 de même sexe, 16859 de sexe opposé) à 205 558 en 2010 (9 143 de même sexe, 196 415 de sexe différent), soit quasiment le même nombre que les mariages. Le PaCS n’a donc pas diminué le nombre de mariages, mais a fourni un statut à des couples qui visiblement ne souhaitaient pas se marier, et la proportion des couples hétéros est largement supérieur à celui des couples homosexuels. La vraie victime du PaCS, c’est le concubinage, semble-t-il. Chiffres complets sur le site de l’INSEE.

La France a conservé, nonobstant ces variations, un taux de natalité élevé, de l’ordre de 2,1, le 2e d’Europe. La disparition de l’humanité, à commencer par le peuple français, ne semble donc pas à l’ordre du jour.

Une très brève histoire contemporaine de l’homosexualité

Oui, encore des prolégomènes, mais qui veut comprendre se condamne à apprendre. Celui qui veut vous faire peur a besoin de votre ignorance, cela explique l’absence de pédagogie sur ce texte de la part de ses adversaires (il en allait de même sur le PaCS en 1999).

Le Code pénal de 1810 ne connaissait aucun délit lié à l’homosexualité ni à des relations sexuelles “contre nature” comme les États-Unis ont pu en connaître (ce n’est qu’en 2003 que la Cour Suprême a interdit les lois pénalisant les relations homosexuelles librement consenties). Ce n’est qu’en 1942 qu’un délit va être créé frappant les relations homosexuelles consenties avec un mineur de 21 ans (comprenez : âgé de moins de 21 ans), alors que les relations hétérosexuelles avec un mineur sont légales dès l’âge de 15 ans), loi voulue par l’Amiral Darlan suite à un scandale dans la marine ; un fait divers, une loi est une vieille tradition. Ce délit sera conservé à la Libération jusqu’en 1982 (l’âge de 21 ans étant baissé à 18 ans en 1974 avec l’âge de la majorité civile).

La fin des années 70 est un tournant majeur. Le SIDA, qui ne porte pas encore ce nom, fait son apparition, poussant les homosexuels à s’organiser et se soutenir mutuellement, car à l’époque, la maladie, non traitée, peut tuer en quelques mois. C’est la naissance d’une conscience communautaire et d’une certaine solidarité. La première manifestation d’homosexuels a lieu le 4 avril 1981, à la veille de l’élection présidentielle, pour demander l’abrogation des délits discriminant les homosexuels (promesse de campagne du président Mitterrand). Ce sera fait en 1982.

La tragédie que sera le SIDA frappe durement les homosexuels, qui se trouvent confrontés aux conséquences dramatiques de l’absence de tout statut légal pour les unions homosexuelles : les legs faits au survivant sont frappés de 60% de droits de succession après un abattement de 1500€, il n’a pas de droit au maintien dans le logement, même s’il peut payer le loyer, et si rien n’a été prévu, le compagnon se retrouve sans droit à rien, et souvent la famille du décédé n’est pas vraiment très affectueuse et compréhensive.

Ces drames additionnés leur donneront l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre, et la revendication de la reconnaissance de leurs couples sera une constante.

En 1993, le Code de la sécurité sociale permet aux concubins homosexuels d’être ayant droit d’un cotisant, au même titre que les concubins hétérosexuels (ça paraît anecdotique aujourd’hui, ça ne l’était pas à l’époque).

En 1999, le PaCS est une demi-victoire. C’est une légalisation de l’union, avec des droits en cas de décès, mais ce n’est pas le mariage, nous allons voir la différence.

Vint alors la controverse de Bègles.

En 2004, le député maire de Bègles, Noël Mamère, décide de lancer un pavé dans la mare et de célébrer un mariage entre deux hommes. Son argument est que le Code civil ne pose nulle part la condition de différence de sexe, alors que les conditions de validité (absence de parenté, absence de mariage précédent non dissous, consentement) sont très clairement posées. Donc, le mariage homosexuel serait légal sans que nul ne s’en soit jamais avisé.

Le parquet s’opposera à cette célébration, mais le maire passera outre le 5 juin 2004, et le parquet assignera les époux devant le tribunal de grande instance pour faire annuler ce mariage. Le 19 avril 2005, la cour d’appel de Bordeaux confirmera cette annulation par un arrêt très précisément motivé, relevant que la rédaction de certains articles laisse entendre sans ambiguïté que le législateur n’a envisagé que l’union d’un homme et d’une femme (ce qui en 1804 était en effet probable), et que c’est au législateur de modifier cela, pas au juge de le faire par une interprétation renversant le sens même du texte, arrêt que la Cour de cassation approuvera le 13 mars 2007.

L’ouverture en 2008 de la possibilité de contester la constitutionnalité d’un texte par le biais d’une QPC ouvrira une nouvelle possibilité de recours qui sera promptement empruntée, et le Conseil constitutionnel se ralliera à cette position dans sa décision 2010-92 QPC du 28 janvier 2011. Le fait de réserver le mariage aux personnes de sexe différent n’est pas discriminatoire (ce qui est juridiquement exact : les homosexuels peuvent se marier entre eux, à condition d’être de sexe différent, même si cela gâche tout l’intérêt de la chose pour eux, tout comme deux hétérosexuels ne peuvent se marier entre eux s’ils sont de même sexe), et seul le législateur peut changer cela, le salut ne viendra pas du prétoire.

Et ce fut 2012 et l’élection de François Hollande, qui a fait de cette modification législative une de ses promesses de campagne. Voilà comment nous en sommes arrivés là.

Ces prolégomènes sont à présent terminés, mais aussi ce billet pour le moment, la suite sous (très) peu avec l’analyse de ce que dit, et surtout de ce que ne dit pas ce projet de loi.

Note

[1] Même si je haïssais vraiment les homosexuels, je voudrais quand même qu’ils puissent se marier, pour qu’ils connaissent l’enfer que nous vivons”

mardi 11 décembre 2012

Libertés, libertés chéries

Deux événements récents, sans lien entre eux, m’ont à nouveau démontré combien notre pays, berceau des libertés, semble avoir développé une allergie, ou tout du moins une incompréhension, à leur égard, ce qui ne laisse de me navrer. À deux reprises, l’invocation d’une liberté, par son exercice dans un cas, par sa simple mention dans l’autre, ont provoqué une levée de bouclier là où il n’y aurait dû y avoir que des acclamations, ou une indifférence polie à tout le moins. Cette indignation a conduit les principaux intéressés à plier plutôt qu’à se dresser sur la barricade le drapeau bleu blanc rouge à la main et le téton à l’air. Cette tâche m’incombe donc, hormis le téton, car il fait trop froid, mais le cœur y est.

La liberté de conscience des maires

Le 20 novembre dernier, le président de la République a tenu un discours devant le congrès de l’Association des Maires de France (AMF), la principale organisation regroupant les édiles afin de former un groupe de pression défendant les intérêts des collectivités locales que sont les communes. Sur 36700 maires, plus de 35000 sont adhérents de cette association apolitique fondée en 1907. Autant dire qu’elle fait quasiment partie des corps constitués, et qu’aucun président ne raterait son congrès.

Plusieurs maires, notamment de petites communes rurales, ont manifesté leur mécontentement à l’égard du projet de loi dit du mariage pour tous, et ont affirmé leur refus de célébrer des mariages entre personnes du même sexe.

Le président de la République, dont on sait le goût pour la synthèse et l’apaisement, leur a tenu ce discours :

Je connais les débats qu’il suscite. Ils sont légitimes dans une société comme la notre. Les maires sont des représentants de l’État. Ils auront, si la loi est votée, à la faire appliquer. Mais, je le dis aussi, vous entendant, des possibilités de délégation existent ; elles peuvent être élargies. Et il y a toujours la liberté de conscience.

Il ajoute, pour préciser sa pensée :

Ma conception de la République vaut pour tous les domaines. Et d’une certaine façon, c’est la laïcité, c’est l’égalité, c’est à dire la loi s’applique pour tous, dans le respect, néanmoins, de la liberté de conscience.

Voici le passage du discours en question, vous verrez que je n’ai rien modifié.


Mariage gay : Hollande admet "la liberté de… par LeNouvelObservateur

Les réactions à ce passage, qui, sans vouloir vexer notre président, n’exposait que des banalités, ont été d’autant plus virulentes qu’il a été manifestement mal compris. Notamment une confusion très fréquente a été faite entre la liberté de conscience et la clause de conscience, alors qu’il n’est ici question que de la première.

La clause de conscience est le nom donné à une disposition de la loi permettant à une personne placée dans une situation déterminée de ne pas accomplir ses obligations sans avoir à en justifier et sans faute pour elle, la loi lui donnant cette permission et en organisant les conséquences. L’avocat jouit d’une telle clause dans ses relations avec son client : il peut à tout moment décider de se décharger d’un dossier dès lors que sa conscience le lui impose, sans avoir à en justifier, à la seule condition de veiller à ne pas faire cela dans des circonstances mettant en péril les intérêts de son client (la veille de l’audience par exemple). Cela s’applique même lorsqu’il est commis d’office, alors qu’il est en principe obligé de mener à bien sa mission.

Citons-en deux autres : l’article L.2212-8 du Code de la santé publique institue une clause de conscience au profit des professionnels de santé en matière d’IVG, et l’article L.7112-5 du Code du travail en établit une au profit du journaliste professionnel, qui peut rompre sans faute son contrat de travail en cas de “changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d’une manière générale, à ses intérêts moraux”. Dans ce cas, le journaliste salarié est dispensé de préavis et est licencié pour motif économique, le plus avantageux financièrement.

Ici, il n’a jamais été question d’accorder licence aux maires de ne pas célébrer de mariages homosexuels (j’utilise cette expression au sens littéral : mariage entre personnes de même sexe). Le président rappelle qu’il existe la liberté de conscience, et la possibilité de déléguer, qui pourra, si besoin, être élargie.

Qu’est-ce que la liberté de conscience ? Elle est proclamée à l’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est en vigueur et a force constitutionnelle :

Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.

Ce qui me fournit ici l’occasion d’apporter une précision utile, tant je me fais interpeller sur ce point que ce soit ici, par mail ou sur Twitter. En application de ce principe, le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie et la xénophobie ne sont pas illégaux en soi en France. Le fait de partager ces doctrines fait de vous un sale con, pas un délinquant. C’est leur expression publique qui, à certaines conditions, tombe sous le coup de la loi ; essentiellement quand elle prend la forme de la provocation à la haine, la diffamation et l’injure, ou quand elle se matérialise concrètement sous forme de discrimination. Il n’y a pas de police de la pensée en France qui va aller chercher aux tréfonds de votre âme quelle sont vos opinions pour au besoin vous jeter en prison pour elles. Outre les difficultés pratiques d’une telle perquisition, ce système n’est pas souhaitable, car il ouvre la voie aux pratiques les plus totalitaires. Seules les dictatures répriment les idées et les opinions. Gardons cela à l’esprit.

La conséquence est que quand bien même une personne poursuivie pour avoir proféré une injure raciale prouverait au-delà de tout doute qu’elle n’est pas raciste, elle serait quand même condamnée. C’est l’amère expérience qu’a vécu un animateur télé populaire, qui dans une émission s’était grimé en Jean-Marie Le Pen et avait chanté en pastichant une chanson de Patrick Bruel “Casser du noir”. Personne ne pouvait soutenir sérieusement que cet animateur était raciste : toute sa vie démontrait le contraire. Il a néanmoins été condamné, condamnation confirmée par la Cour de cassation.

Revenons-en à nos maires. Leur refus de célébrer des mariages homosexuels relève, dans la plupart des cas, de l’homophobie pure et simple, que ce soit la leur propre ou celles de leurs administrés pour ceux qui assument moins. C’est désolant, c’est affligeant, mais c’est légal, tant qu’il se trouve quelqu’un pour célébrer le mariage.

Si la loi confie au maire le soin de célébrer le mariage, peu d’entre nous qui sommes mariés avons eu l’honneur d’être unis par le maire en personne. C’est même plutôt une exception, réservée à ceux qui ont un lien d’amitié particulier avec le maire. En pratique, surtout dans les communes d’une certaine taille, cette tâche est dévolue à un adjoint du maire qui a reçu délégation à cet effet (vous saurez que c’est un adjoint qui vous marie si l’écharpe tricolore qu’il porte a un gland argenté, le maire ayant un gland doré, rien à voir avec les staphylocoques). Un tableau de roulement est établi, et telle semaine, c’est tel adjoint qui s’y colle. Un simple conseiller municipal peut recevoir une délégation spéciale, pour célébrer tel mariage précis (souvent sollicitée quand un proche du conseiller municipal se marie), seul un adjoint pouvant recevoir une délégation générale. Sachant qu’un conseil municipal fait au minimum 9 personnes.

La loi ne demande aucun compte au maire sur les raisons qui font qu’il ne célébrera pas tel mariage ou tel autre. La loi n’exige qu’une chose : que celui qui veut se marier le puisse. Au besoin, le maire récalcitrant peut y être contraint en justice, en référé devant le juge judiciaire, qui peut condamner le maire à célébrer le mariage sous astreinte, c’est à dire que la commune devra s’acquitter d’une indemnité par jour de retard à s’exécuter. Mais en aucun cas le juge n’exigera que ce soit le maire en personne qui célèbre cette union. Et ce n’est pas plus mal. Le mariage est un événement important dans une vie, vous n’avez pas forcément envie qu’il soit célébré par une personne tirant la tronche et émettant sans cesse des remarques acerbes : c’est là le monopole de la belle-mère.

Là où on basculerait dans le pénal est si un maire décidait et ordonnait qu’aucun mariage homosexuel ne soit célébré dans sa mairie. Dès lors qu’il refuserait le bénéfice d’un droit accordé par la loi à des personnes à raison de leurs mœurs, de leur orientation ou identité sexuelle, il commettrait le délit de discrimination par personne dépositaire de l’autorité publique (art. 432-7 du Code pénal), ainsi que tous ceux qui se plieraient à ses ordres, et encourrait 5 ans de prison, 75000 euros d’amende et d’être privé de ses droits civiques (donc inéligible et déchu de son mandat) pour une durée pouvant aller jusqu’à 5 ans, et la commune elle-même pourrait être condamnée pour discrimination à une amende pouvant aller jusqu’à 375000 euros. À ce tarif, je gage qu’on trouvera toujours un volontaire pour célébrer l’union.

Voilà donc la banalité apaisante qu’a dite notre président : “Personne ne vous obligera à célébrer ces unions si cela vous répugne ou vous paraît simplement ridicule, la liberté de conscience vous permet d’être cons, mais trouvez quelqu’un pour le faire, la loi vous l’impose.” Le tout dit en termes plus diplomatiques, mais je ferais un très mauvais politique. Las, cela devait être un peu trop compliqué, et face à l’incompréhension et la colère provoquées par ces propos, le président a fait marche arrière et c’est le cœur poignant que j’ai lu le chef de l’État dire “qu’il retirait l’expression liberté de conscience”. Bien sûr, c’est l’expression qu’il retire, pas la liberté : Dieu merci, il n’en a pas le pouvoir. Mais la comm’ a exigé de battre en retraite sur le terrain des libertés. J’en suis profondément attristé.

La liberté d’expression de la Fondation Lejeune

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 11.

Dans le numéro du Nouvel Observateur de cette semaine, des lecteurs se sont émus de tomber sur une publicité de la Fondation Jérôme Lejeune, contre la recherche embryonnaire. La Fondation Lejeune, du nom du scientifique qui a découvert l’origine de la trisomie 21, finance et promeut la recherche sur les maladies génétiques de l’intelligence et affirme “défendre la vie des personnes handicapées dès la conception”. Jérôme Lejeune était un catholique fervent, ami du Pape Jean-Paul II, et son procès en béatification est engagé. La Fondation Lejeune, qui reprend ses prises de position, est donc opposée à l’IVG, et à la recherche sur les cellules souches embryonnaires. C’est sur ce dernier point que portait la publicité publiée dans le Nouvel Obs, liée à une campagne intitulée “ça vous paraît normal ?” et visant à alerter l’opinion sur une proposition de loi adoptée par le Sénat et visant à lever, à certaines condition, la prohibition de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, c’est à dire sur les embryons surnuméraires fabriqués lors de procédures de procréation médicalement assistée et devenus inutiles, la procédure ayant déjà abouti ou ayant été abandonnée.

Les lois bioéthiques de 1994, 2004 et 2011 ont posé une interdiction de principe de la recherche sur ces embryons, sous exceptions prévues à l’article L.2151-5 du Code de la santé publique. Or le 4 décembre dernier, le Sénat a adopté une proposition de loi modifiant cet article, remplaçant l’interdiction de principe par une autorisation préalable, et élargissant les hypothèses de recherche, qui ne peuvent être aujourd’hui qu’à des fins préalablement établies de progrès majeurs de la médecine (ce tableau compare l’ancienne et la nouvelle version du texte -pdf). La Fondation Lejeune s’y oppose et estime regrettable que cette discussion législative n’ait pas donné lieu à un débat public en dehors du parlement, d’où cette campagne pour attirer l’attention sur cette loi, avant que la proposition ne vienne en discussion devant l’Assemblée nationale. Et il est légitime et sensé d’aller porter ce message dans une revue lue par le camp d’en face, là où se trouvent les personnes qu’il faut convaincre.

Pas de quoi fouetter un embryon de chat jusque là. Las, la Fondation Lejeune souffre de son double engagement sur la bioéthique et contre l’avortement, et est une habituée des maladresses de communication (on se souvient qu’en 2009, elle avait sponsorisé un événement, le Paris Twestival, destiné à recueillir des fonds, alors que les participants ignoraient ses positions anti-IVG, ce qui avait abouti à l’annulation in extremis de l’événement). Et dans cette page de pub parlant de recherche sur l’embryon figure sur une moitié de la page la photo d’un embryon très avancé, à la limite du stade fœtal, qui suppose qu’il ait été implanté avec succès, alors que la recherche ne porte que sur des embryons aux premiers stades de développement, avant la nidation par définition, et au plus tard, si je ne m’abuse, au stade blastocyste, c’est à dire que l’embryon fait entre 70 et 100 cellules et est encore microscopique, et n’a bien sûr aucune apparence humaine. De la part d’une fondation qui porte le nom d’un grand généticien, on pourrait attendre un peu plus de rigueur scientifique.

En outre, le message se conclut par cette formule : après avoir rappelé qu’on protège des animaux menacés, “on laisse l’embryon sans défense”. Outre que cette affirmation est objectivement fausse quand on regarde le contenu de la loi (toute recherche suppose une autorisation préalable qui ne peut être accordée que si 4 conditions cumulatives sont remplies, dont une exige la démonstration qu’il n’existe aucune alternative, or la Fondation Lejeune affirme qu’il existe toujours une alternative ; elle devrait donc soutenir cette proposition de loi en toute cohérence), il s’agit d’un chiffon rouge à l’égard de ceux et celles qui sont favorables à l’IVG, et qui sont en nombre dans le lectorat du Nouvel Obs.

Bref, le message n’avait aucune chance de passer à cause de ces provocations grossières. La Fondation Lejeune a trollé le Nouvel Obs, ce qui, à 32100 € HT la pleine page en quadrichromie, est un plaisir bien coûteux, mais la rend mal placée pour se plaindre de l’absence de débat : la provocation est l’antithèse du débat, qui exige sérénité et ouverture à l’autre.

Néanmoins, cette prise de position, tant sur le fond que sur la forme, relève de la liberté d’expression, et c’est plutôt à l’honneur du Nouvel Obs de lui ouvrir ses colonnes, même si ce n’est pas désintéressé.

C’est donc là encore fort navré que j’ai lu sous la plume d’Aurore Bergé un billet intitulé Quand le Nouvel Obs passe une pub anti-IVG : “Vous trouvez ça normal ?”. En effet, de prime abord, ce titre est erroné : la pub en question n’est pas anti-IVG, elle ne parle que de la recherche embryonnaire qui a lieu dans le cadre de la procréation médicalement assisté et non d’une IVG. En outre, l’auteur se scandalise que le journal qui a publié le manifeste des 343 salopes publie une telle pub, confondant le contenu rédactionnel et le contenu publicitaire, alors que le second ne sert qu’à financer le premier qui seul représente les idées de la rédaction. Enfin, elle conclut sur ce paragraphe :

Je trouve même insupportable qu’en 2012 on puisse remettre en cause le droit des femmes à disposer librement et sans contrainte de leur corps. Et je trouve d’autant plus insupportable que ces remises en cause puissent s’exprimer dans Le Nouvel Obs.

Précisément, chère Aurore, la liberté d’expression vous impose de supporter cela. Parce que c’est précisément du fait que la liberté d’expression a permis aux femmes de revendiquer le droit à l’IVG (elles n’ont pas plus que les hommes le droit de disposer librement et sans contrainte de leur corps) qu’elles ont fini, de haute lutte, par conquérir ce droit en 1975, contre tous ceux qui trouvaient insupportable que la remise en cause de la prohibition de l’avortement puisse s’exprimer, y compris dans le Nouvel Obs lors de la publication de l’appel des 343 salopes.

La liberté d’expression est ainsi faite qu’elle s’applique à tous ou elle n’existe pas. La liberté d’expression ne concerne pas les idées consensuelles, ou celles conformes à nos idées. Elle concerne les idées minoritaires, iconoclastes, provocatrices, absurdes au premier abord, ou scandaleuses. Seules elles ont besoin d’être protégées. Car seules la confrontation des idées permet de progresser, et d’écarter les mauvaises, par la démonstration du fait qu’elles sont mauvaises. La démocratie était au départ une idée séditieuse et réprimée en tant que telle. Elle a triomphé car elle est la meilleure idée politique. Et la meilleure idée ne craint pas la critique.

Il est tentant de vouloir interdire au camp d’en face de s’exprimer, et en France, ces derniers temps, les volontaires ne manquent pas. Mais la censure est un aveu de faiblesse. Une facilité coupable. “J’ai obtenu ce que je veux, le débat est clos, je vous interdis d’en reparler”. C’est le cimetière de la pensée.

Et alors que Laurent Joffrin et Renaud Dély auraient pu courageusement assumer, non pas le choix de publier, puisqu’ils n’ont pas fait ce choix du fait de la séparation des rédaction et régie publicitaire dans les journaux pour assurer l’indépendance de la première, mais du fait que la pluralité des points de vue n’est pas censée effrayer ses lecteurs, c’est là encore le cœur en berne que je lis la piteuse excuse du directeur du Nouvel Obs bottant en touche sous forme d’un ”erratum” parlant d’erreur de fonctionnement interne sans plus de précision, ou Renaud Dély, directeur de la rédaction, répondre à Aurore Bergé via Twitter que “C’est une erreur déplorable. La pub de ce lobby aux engagements contraires a nos valeurs n’aurait pas du être publiée” et ajoutant “Toutes nos excuses a nos lecteurs. Nous reviendrons sur ce dysfonctionnement dans le journal de la semaine prochaine.

Au Nouvel Obs, la liberté d’expression est un dysfonctionnement, une erreur de fonctionnement interne déplorable qui justifie des excuses motivées.

France, depuis quand as-tu peur du premier mot de ta devise ?

mardi 2 octobre 2012

Les Experts de la garde à vue

L’actualité me fournit une excellente occasion de revenir sur un sujet qui m’est cher : le choix de garder le silence en garde à vue. Plusieurs joueurs professionnels de handball (je saisis l’occasion de rappeler qu’on prononce hand-“balle” et non “bôl”, le mot handball étant d’origine allemande et non point anglaise) sont au moment où j’écris ces lignes en garde à vue dans une affaire de paris en ligne illicites dont on ne sait encore s’ils sont constitutifs d’une infraction pénale.

Ces joueurs professionnels ont fait appel à des pénalistes réputés, bien qu’ils ne soient pas parisiens : Caty Richard du barreau de Pontoise, Eric Dupond-Moretti, du barreau de Lille, et Jean-Yves Liénard du barreau de Versailles. Des experts pour les uns, Des barjots pour les autres, en tout cas des costauds. Tous ont fait un choix, manifestement coordonné, de conseiller à leurs clients de garder le silence, comme ils en ont le droit, pour toute la durée de cette mesure. Et leurs clients vont probablement suivre leur conseil, ce que j’ai tant de mal à obtenir quand je suis commis d’office. Et ces éminents confrères ont parfaitement raison.

Dans notre pays où droitdelhommiste est une insulte (point que nous partageons avec la Chine), le fait de garder le silence en garde à vue est suspect, et un quasi-aveu de culpabilité. Une magnifique illustration m’est offerte par Jean-Michel Aphatie, dans son blog vidéo du jour. Qu’il en soit remercié.


Le mauvais exemple des handballeurs : le blog… par rtl-fr

Rappelons donc quelques évidences.

Le choix de garder le silence est le seul choix de défense rationnel en garde en vue.

La garde à vue est une mesure conçue pour être asymétrique. Le policier est libre, le gardé à vue ne l’est pas (il peut même être menotté au cours d’une audition, alors qu’il est formellement interdit à un juge d’entendre une personne entravée. Le policier fait un service de huit heures et rentre se reposer, le gardé à vue est enfermé en cellule 90% du temps qu’il passera en garde à vue. Une cellule de garde à vue individuelle fait environ 9m², et comme son nom l’indique peut contenir 2 ou 3 personnes les jours d’affluence. Une cellule collective fait 20 m² et peut contenir 6 personnes. Il y règne une chaleur moite et une odeur de chenil. Vous y dormirez mal, vous y mangerez mal (des plats en barquettes passées au micro onde vous seront servis, et le matin, une pâtisserie industrielle avec un jus de fruit de 20cl), vous ne vous laverez pas, vous ne boirez et pisserez que quand on vous le permettra. Et le reste du temps, vous périrez d’ennui. On ne vous permet même pas de garder un livre avec vous, pour raisons de sécurité (c’est dangereux quelqu’un qui lit) et de toutes façons les cellules sont trop sombres pour qu’on puisse y lire (aucune lumière à l’intérieur pour éviter les suicides, vous n’avez que la lumière du couloir qui entre par la porte vitrée) et on vous retirera vos lunettes. Les commissariats refaits à neuf ont des toilettes à la turque dans les cellules, qui contribuent à créer une atmosphère… rustique. 24 heures à ce régime et plus besoin de vous donner des coups de bottin sur la tête.

C’est efficace. Quand je suis commis d’office pour assister un gardé à vue, je sais que je suis confronté à une personne qui n’a qu’une hâte : que ça se termine le plus vite possible, et qui est prête à dire toutes les sottises qui lui passeront par la tête dans l’espoir que ça se termine. Il n’y a guère que quand je suis avocat choisi que les clients sont prêts à faire ce que je leur conseille (à savoir : se taire).

Quand enfin on vous extrait de votre cellule, c’est pour voir votre avocat (30 minutes pas plus, on ne sait jamais, il pourrait avoir le temps de faire son travail), un médecin ou être entendu. Pendant le temps que vous vous languissiez, la police a travaillé. Elle a réuni des indices, des témoignages, fait des vérifications. La seule chose qu’elle n’a pas pu faire en votre absence est une perquisition chez vous : votre présence est obligatoire. Le résultat de ces investigations a été consigné dans des procès verbaux. Le policier les connait. Le procureur les connait. Le juge d’instruction les connait. La presse les connait. En fait, tous le monde les connait sauf deux personnes : votre avocat et vous. Et pourtant, c’est vous qui allez être interrogé sur le contenu de ces PV. La plupart des questions posées sont des questions dont la police a déjà la réponse. Le réflexe des gardés à vue étant de mentir, c’est un jeu de massacre. Même si le gardé à vue peut avoir d’autres raisons de mentir que pour cacher sa culpabilité. Par exemple parce qu’il était chez sa maitresse.

Aucun juge en France, aucun me lisez-vous, n’a le droit de vous dire ne serait-ce que “bonjour” sans que vous ayez eu préalablement accès à un avocat ayant accès au dossier. Tous les policiers et gendarmes en France ont ce droit.

Il n’y a aucune justification, juridique ou matérielle, qui fasse obstacle à ce que votre avocat ait accès à ces informations. Il est même rigoureusement interdit de vous juger sans que vous n’y ayez eu accès. Cette mesure de garde à vue ne vise qu’à vous interroger en vous empêchant d’y avoir accès, et à vous entendre pendant cette période où vous êtes affaibli et procéduralement aveuglé. La seule parade légale est d’user d’un droit fondamental garanti par la Constitution : le droit de garder le silence.

Le droit de garder le silence protège les honnêtes hommes plus que les bandits

Ce droit n’est pas une idée absurde tirée de la cervelle d’un droitdelhommiste un soir d’ivresse. Il repose sur un principe plus large issu des Lumières contre les dérives de la justice d’ancien régime : celui que nul ne doit être contraint à s’accuser lui-même. C’est un droit directement tiré du principe de la présomption d’innocence. L’ancien droit prévoyait en effet qu’une personne comparaissant devant une cour de justice devait jurer de dire la vérité. Jurer, pas promettre : le serment engage l’honneur et l’âme, et la loi punissait sévèrement le faux témoignage sous serment. Cela existe encore dans les pays de Common Law, notamment aux États-Unis. Mais le 5e Amendement à la Constitution protège ce droit à ne pas s’auto-incriminer. La conséquence est qu’un accusé ne peut témoigner que s’il le décide lui-même, auquel cas il est soumis au contre-interrogatoire de l’accusation. L’attitude normale pour un accusé aux États-Unis est de se taire tout au long de son procès, et cette attitude ne sera pas considérée comme une preuve de sa culpabilité, car les américains connaissent mieux que nous cette phrase attribuée à Richelieu (mais je n’ai jamais trouvé de source) : “Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre”.

Ce principe connait de nombreuses atteintes, toutes tolérées au nom de la sécurité. Par exemple, refuser de souffler dans un éthylomètre est un délit. Soufflez, et vous fournissez la preuve de votre culpabilité. Refusez, et vous serez coupable d’autre chose. Même si vous êtes à jeun, d’ailleurs, peu importe. Bien fait pour vous vous dira-t-on : vous n’aviez qu’à fournir la preuve de votre innocence. Il n’y a que les coupables qui refusent de prouver leur innocence. N’est-ce pas monsieur Aphatie ?

Savez-vous quel est le point commun de toutes les erreurs judiciaires ? De Richard Roman, de Patrick Dils, de Loïc Sécher, de Marc Machin, de Vamara Kamagate, des accusés d’Outreau, et de tous ceux dont nous ignorons les noms et ignorerons toujours l’innocence ?

Tous ont parlé en garde à vue. Certains y ont même avoué des faits qu’ils n’ont pas commis (Richard Roman et Patrick Dils). Voilà pour l’argument “les innocents n’ont rien à cacher”.

Vous pouvez, nous pouvons tous nous retrouver en garde à vue un jour. Sauf le Président de la République en exercice et ce jusqu’à un mois après le terme de son mandat. Il suffit pour cela qu’un officier de police judiciaire estime qu’il existe contre vous des raisons plausibles de soupçonner que vous avez commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement. De simples raisons plausibles. Qu’il estime souverainement, il n’existe aucun recours, aucune voie de droit pour contester cette appréciation d’un policier qui va vous coûter jusqu’à 48 heures de liberté. Et que les magistrats du parquet qui me lisent ne viennent pas me rappeler que selon la loi, ils contrôlent ces mesures. Nous savons tous ce qu’il en est : ce contrôle est illusoire, et même inexistant de nuit pour la quasi totalité des gardes à vue, notifiées par fax dans un bureau fermé jusqu’à 09h00 le lendemain, en tout cas à Paris.

Donc vous êtes livré à vous-même. Vous êtes déstabilisé, voire terrifié : la garde à vue est une expérience traumatisante pour un innocent. Ne croyez pas que l’innocence est une armure. L’allégorie de l’innocence est un nourrisson nu. C’est ce que vous êtes. Vous allez être confronté à un policier qui, lui, est convaincu que vous avez quelque chose à vous reprocher. Sa conviction repose sur quelque chose : une raison plausible à tout le moins, un indice, un témoignage, il y a quelque chose. Mais ce quelque chose, vous le ne connaitrez pas. On vous le cachera. On préfère que vous parliez librement, dans l’espoir que vous vous contredirez, que vous direz quelque chose démenti par ce quelque chose contre vous, que vous cacherez quelque chose que la police sait déjà.

Et vous vous planterez forcément à un moment ou à un autre. Parce que vous êtes stressé, que vos souvenirs peuvent vous tromper, parce que les faits qu’on vous demande de raconter vous ont paru tellement anodins sur le moment que vous n’avez fait aucun effort pour les mémoriser. Et que répondre “je ne me souviens pas” fait terriblement Clinton. Que de bonne foi vous voulez aider le policier, lui montrer que vous êtes innocent, que vous n’avez rien à vous reprocher. D’ailleurs votre premier réflexe sera le plus fatal de tous : vous ne prendrez pas d’avocat, parce que seuls les coupables ont besoin d’un avocat, que cela contrarie visiblement le policier et qu’il vous a laissé entendre que cela rallongera la durée de la garde à vue, ce qui est inexact la plupart du temps, puisque le déférement dépend d’éléments extérieurs comme la disponibilité d’une escorte et l’organisation matérielle du service : à Paris, le déférement a lieu entre 18 et 19 heures, même si la dernière audition a eu lieu à 10 heures du matin. La cellule de garde à vue est aussi une salle d’attente pour la justice.

Et en vous empêtrant ainsi, vous allez fournir les éléments qui vont renforcer ce “quelque chose” contre vous. Par définition, il n’y a pas de preuves de votre culpabilité, puisque vous êtes innocent. Mais il y a une raison plausible de vous soupçonner, ajoutez à cela qu’il y a des contradictions dans vos propos, et le dossier est bouclé.

La défense s’exerce à armes égales, c’est à dire dossier ouvert, et les preuves étalées devant vous. Vous avez le droit d’être confronté à vos accusateurs et à toutes les preuves réunies contre vous. Ce droit vous est dénié en garde à vue. La seule conséquence à en tirer est de ne pas collaborer à cette mascarade. Et quand on se tait, on ne se contredit pas, on ne se trompe pas, on ne s’enfonce pas sans le vouloir. Les policiers et les journalistes blogueurs en tireront la conclusion que vous êtes un mauvais exemple pour la jeunesse. Tant pis pour eux. Le type en cellule, c’est vous. Il est toujours temps de parler plus tard. Quand on a parlé en garde à vue, c’est trop tard. Et quand votre avocat aura pointé vos erreurs, c’est en vain que vous penserez pouvoir revenir sur vos déclarations en disant “je me suis trompé”. Ce seront vos déclarations en garde à vue, perçues, à tort, par les magistrats comme spontanées et plus sincères que les autres parce que votre avocat n’avait pas encore accès au dossier et ne pouvait donc vous donner de précieux conseils, qui seront prises en compte. Le piège s’est déjà refermé. À ce stade, vous ne pouvez au mieux espérer qu’une relaxe au bénéfice du doute.

Pour conclure, voyez précisément ce qui se passe dans l’affaire des handballeurs : ils sont en garde à vue, et sont déjà coupables aux yeux du tribunal de l’opinion publique. Vous êtes plus informés qu’eux de ce qu’on leur reproche et pourtant ils sont en garde à vue. Et face à leur silence, le procureur de Montpellier a fait une conférence de presse au cours de laquelle il a révélé des éléments d’information sur l’enquête, que vous avez découvert en même temps que leurs avocats, notamment sur l’existence supposée d’un pacte de corruption.

Cacher à la défense les éléments de preuve, c’est de la triche. Ce qu’on reproche précisément aux handballeurs mis en cause. Il faut être cohérent dans la dénonciation de ce genre de comportement.

vendredi 21 septembre 2012

Indulto pour la corrida

— Mon cher maître, je ne décolère pas !

— Ma chère lectrice, je ne puis en être désolé, tant vous voir le rouge aux joues, le cheveu en bataille et la poitrine enflée de fureur contenue me met en joie. Néanmoins, puis-je vous être de quelque secours dans le prédicament où vous êtes ?

— Sans doute, et de deux façons. La première, en me servant une tasse de ce délicieux thé.

— Un Tiě Guān Yīn, excellent choix. Ce thé bleu est faible en théine, et vous n’en avez pas besoin. La seconde ?

— En m’expliquant comment ces monstres sans cœur ont pu faire cela ?

— Pourriez-vous me préciser si vous parlez du Conseil constitutionnel ou de la Cour de cassation ?

— Mais du Conseil constitutionnel, voyons ! Vous savez mon abhorration de la course de taureau.

— À présent, oui.

— Cette coutume barbare reposant sur la mise à mort précédée de sévices d’un animal pouvait être interdite par le Conseil, et il ne l’a pas fait.

— En réalité, ce qu’il n’a pas fait, c’est ce que vous lui reprochez.

— Comment cela ?

— Asseyez-vous, dégustez ce thé, et prêtez moi une de vos charmantes oreilles.

— Vous avez même les deux, mon cher maître.

— Je n’osais en espérer autant. Le Conseil a statué dans le cadre de ses attributions, sur une Question Prioritaire de Constitutionnalité.

— Oui, je me souviens que vous vous en entretîntes avec Jeannot.

— Votre mémoire est comme le Pape : infaillible. Qu’il soit ici suffisant de rappeler que dans toute procédure, une des parties peut poser une telle Question, qui consiste à demander : « Mais au fait, la loi que nous allons appliquer est-elle bien conforme à la Constitution ? ». Le juge saisi ne peut répondre lui-même, mais doit simplement s’assurer de ce que la question est nouvelle, sérieuse et que la solution du litige en dépend. Si telle est le cas, il surseoit à statuer et transmet la question à la cour suprême dont il relève : la Cour de cassation s’il porte une robe, et le Conseil d’État, s’il n’en porte point.

— La robe étant une synecdoque pour dire le juge judiciaire et son absence en étant une autre pour le juge administratif.

— Exactement. Si la Cour de cassation ou le Conseil d’État jugent à leur tour que ces conditions sont remplies, après cette fois ci une procédure spécifique et approfondie, la question est enfin transmise au Conseil constitutionnel qui seul peut statuer. Une fois la réponse obtenue, le procès reprend là où il s’était arrêté, chacun étant sûr de respecter comme i lse doit la Constitution.

— Et d’où venait la QPC cette fois ?

Du Conseil d’État.

— Pourtant, il s’agit d’une disposition du Code pénal ? Nous étions dans les terres des juges à robe noire ?

— En effet, mais le procès qui a servi de point de départ n’était pas un procès pénal. C’était un procès administratif, un recours en annulation contre la décision du ministre de la culture qui a inscrit la corrida dans la liste du patrimoine culturel immatériel de la France — en fait, un recours contre la décision implicite de rejet du ministre qui n’a pas répondu dans les 2 mois à la demande de l’association Comite Radicalement Anti-Corrida Europe et de l’association Droits Des Animaux de revenir sur cette décision, mais passons. Ces associations ont saisi le tribunal administratif de Paris, estimant que ce refus était illégal, et à cette occasion, ont attaqué la disposition législative qui légalise la corrida, mais dans certains endroits seulement.

— Comment cela ?

L’article 521-1 du Code pénal interdit et réprime tout sévice commis sur un animal.

— Musique à mes oreilles.

— Las, la musique va devenir grinçante, car cette loi prévoit deux exceptions. “Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. Elles ne sont pas non plus applicables aux combats de coqs dans les localités où une tradition ininterrompue peut être établie”.

— Mais comment connaître ces endroits où la tradition met en échec la loi pénale ?

— Nous voilà au cœur du problème. C’est la jurisprudence qui décide s’il y a ou non tradition locale ininterrompue. Ce qui pose un problème : celui de la prévisibilité de la loi contre l’arbitraire du juge. Ce n’est qu’en organisant un tel spectacle, donct en prenant le risque d’être poursuivi au pénal, que l’on peut seulement faire trancher la question, car la jurisprudence intervient par définition a posteriori quand la loi intervient par nature a priori. La cour d’appel de Toulouse a rendu un arrêt le 3 avril 2000 qui tentait de résoudre la question à la truelle, mais avec des élans lyriques assez rares dans une décision judiciaire. Je cite (imaginez les cigales en fond sonore et un accent rocailleux des bords de la Garonne pour renforcer l’effet) : « il ne saurait être contesté que dans le midi de la France entre le pays d’Arles et le pays basque, entre garrigue et méditerranée, entre Pyrénées et Garonne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays Basque existe une forte tradition taurine qui se manifeste par l’organisation de spectacles complets de corridas de manière régulière dans les grandes places bénéficiant de structures adaptées permanentes et de manière plus épisodique dans les petites places à l’occasion notamment de fêtes locales ou votives ».

— En somme, une fois au sud de Bordeaux, on peut tuer du taureau en paix.

— C’est un peu le sens de cette décision, non frappée de pourvoi, qui permettait à Rieumes d’organiser une telle course. Mais, et vous allez voir le problème de prévisibilité, le 10 juin 2004, la cour de cassation cassera un autre arrêt de la même cour autorisant la même commune à organiser une course de taureau. La cour avait reconnu la persistance d’une telle tradition dans la ville voisine (de 40 km) de Toulouse, alors même que la dernière corrida à Toulouse remontait à 1976, tradition qui se manifesterait notamment par l’existence de corridas complètes dans la zone démographique constituée par la région toulousaine, par des spectacles taurins de type becerrada avec banderilles et simulacre de mise à mort, par la vie de clubs taurins locaux, de manifestations artistiques et culturelles ou scientifiques autour de la corrida, par des émissions de la télévision locale, par l’existence de rubriques spécialisées dans la presse locale et par le déplacement d’aficionados locaux vers les places actives voisines ou plus éloignées.

— C’est un peu tiré par les cheveux.

— C’est ce qu’a dit, mais en termes plus juridiques, la Cour de cassation, en cassant l’arrêt par un laconique “en statuant ainsi, sans préciser si la localité de Rieumes se situait bien dans un ensemble démographique local où l’existence d’une tradition taurine ininterrompue se caractérisait par l’organisation régulière de corridas, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision”. Comme d’habitude, la Cour use peu de mots pour en dire beaucoup. Cette décision précise que l’exception ne s’applique qu’au niveau local, et non “entre garrigue et méditerranée, entre le pays d’Arles et le pays basque”.

— Vous faites très mal l’accent du sud-ouest.

— Que voulez-vous. Pour moi, le sud-ouest, c’est Meudon. Outre cette délimitation locale, qui exclut que la tradition reconnue à Toulouse s’applique à Rieumes, la Cour de cassation exige qu’on caractérise son caractère ininterrompu. C’est-à-dire que si les corridas cessent pendant un laps de temps assez long (sauf en cas de fermeture prolongée des arènes, cause indépendante de la volonté des organisateurs), elles deviendront illégales définitivement. Ce qui fait qu’à mon avis, Toulouse a perdu sa tradition tauromachique mais je ne crois pas que la question ait été tranchée.

— Outre le problème de la prévisibilité, quelle était l’argumentation des associations en cause ?

— Elles soulevaient l’atteinte à l’égalité devant la loi : comment ce qui est un délit à Bourges serait légal à Nîmes, alors que la France est Une et indivisible, et que la loi est la même pour tous ?

— Oui, comment, je vous le demande ?

— Avant de vous répondre, je souligne que la question posée n’est pas si la course de taureau est un spectacle moralement acceptable. On est sur une question de pur droit : la loi peut-elle prévoir une telle exception, et avec des critères aussi flous de surcroît ?

— Je comprends, il n’est donc pas possible de tirer du sens de la décision rendue des conclusions sur la position personnelle des neufs membres du Conseil sur cette tradition.

— Exactement. Il est temps à présent de lever le voile. Le Conseil a jugé que cette disposition était conforme au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi, en rappelant le sens qu’il a donné à ce principe. Et le fait est que jamais ô grand jamais le Conseil n’a eu une interprétation rigide de l’égalité devant la loi. Au contraire, il admet que la loi connaisse des variations géographiques, et même en tenant compte de traditions locales (ainsi pour la chasse de nuit, validée par une décision n°2000-434 DC du 20 juillet 2000, Loi relative à la chasse) mais sous conditions strictes.

— Quelles sont ces conditions ?

— La formule consacrée est la suivante : ce principe « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ». On la retrouve dans une décision n° 2009-578 DC du 18 mars 2009, Loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion, dans une décision sur QPC n° 2010-3 QPCC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (Associations familiales), et dans une décision sur QPC n° 2010-3 QPCC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe (Associations familiales).

— Et tel était le cas ici ?

— Tout le raisonnement se trouve dans le 5e considérant. Tout d’abord, le Conseil relève que cette exception ne porte atteinte à aucun droit constitutionnellement garanti, ce qui aurait entraîné la censure, bien sûr. Ensuite, il constate que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l’objet de la loi, car l’exception à l’interdiction des sévices sur animaux repose sur une tradition locale, et ne porte que sur les actes relevant de cette tradition (Même si vous habitez à Nîmes, vous ne pouvez tuer un taureau à coup de hache dans votre jardin).

— Et sur l’arbitraire ?

— Le Conseil n’a rien contre le fait de laisser un large pouvoir d’interprétation au juge sur les considérations de fait, tant que les termes sont assez univoques. Ainsi, dans sa décision HADOPI, créant la désormais célèbre contravention de négligence caractérisée dans la sécurisation de son accès internet, le conseil a estimé que les mots “négligence caractérisée” étaient suffisamment clairs (la jurisprudence a depuis eu l’occasion de définir ce qu’est une telle négligence caractérisée : laisser sa femme utiliser son ordinateur). Ici, le Conseil, en se référant implicitement à la décision de la Cour de cassation de 2004, qui limite localement et exigeait l’organisation régulière de corridas pour que la tradition soit ininterrompue, a estimé que la loi protégeait suffisamment en l’état contre le risque d’arbitraire.

— En effet, il ne fut point question du sort des animaux concernés.

— Parce que la question n’a pas été posée, et d’ailleurs, notre Constitution est muette sur la question des sévices sur les bêtes, la loi suffisant bien pour traiter de la question. Le juge, qu’il soit judiciaire, administratif ou constitutionnel, ne peut répondre qu’aux questions qu’on lui pose dans les formes légales et auxquelles la loi lui donne pouvoir de répondre. C’est là une limitation essentielle de son pouvoir, qui est une garantie démocratique. Les juges sont confrontés souvent à des justiciables qui les voient un peu comme des surhommes capables de régler tous leurs problèmes d’un coup de baguette magique. Et ne comprenant pas que le juge refuse même de les entendre sur ces problèmes, en déduit que ce sont des gens bien indifférents et inhumains. Heureusement, l’exécutif veille à dissiper ce préjugé en expliquant clairement aux citoyens le fonctionnement de sa justice.

— Ha ! Ha ! J’adore quand vous faites de l’humour.


Billet réalisé en grande partie en s’appuyant sur le lumineux commentaire aux Cahiers (pdf).

vendredi 24 août 2012

Un petit mot de droit norvégien

NB : ce billet a été initialement publié sur Google + le lendemain des attentats commis par Breivik. la peine de forvaring ayant finalement été prononcée, je l’élève à la dignité de billet de blog.


À la suite d’un article paru semble-t-il dans la presse russe, le bruit court que la personne soupçonnée des deux attaques terroristes d’hier encourrait au maximum 21 ans de prison.

Comme la Norvège semble être devenue une nouvelle source d’incompréhension pour les Français, un peu d’éclairage.

La Norvège est un pays connaissant une criminalité plutôt basse, notamment les crimes violents : 0,6 meurtre pour 100.000 habitants, la France étant un pays où on se tue très peu ayant un taux de 1.31 meurtres pour 100.000 habitants (à titre de comparaison : le record est au Salvador avec 71, les Etats-Unis ont 5.0, le Vatican, Monaco, l’Islande et Palau étant les 4 pays ayant un score de 0 - mais il suffit qu’un meurtre se commette à Monaco pour que la Principauté bondisse à 3.1, ce qui est un très mauvais score).

Son droit pénal est très avancé, comme dans les pays scandinaves. Elle a aboli la peine de mort dès 1905 (dernière exécution en 1876), et ne connaît pas la réclusion criminelle à perpétuité.

Pour les crimes les plus graves (et nous allons considérer, pour l’intérêt de cette note, que commettre en quelques minutes autant de meurtres qu’il s’en commet en plus de deux ans entre dans la catégorie des crimes les plus graves), la justice norvégienne peut prononcer deux types de peines : les peines déterminées et les peines indéterminées.

La peine déterminée est la peine fixée ab initio : x années de prison. Le maximum prévu par la loi norvégienne est en effet de 21 ans, sachant en outre qu’au bout d’un tiers de la peine (soit 7 ans pour le max), la plupart des condamnés bénéficient d’amples permission de sorties, notamment des libérations sans supervision le week end, et qu’ils bénéficient d’une libération conditionnelle aux deux tiers, soit 14 ans, les prisonniers détenus plus de 14 ans étant rarissimes. J’ajoute que les conditions de détention en Norvège sont sans comparaison avec les culs de basse fosse que la République ose appeler ses prisons.

La peine indéterminée (“forvaring” en norvégien, “confinement”) vise à incarcérer le condamné jusqu’à ce qu’il soit considéré comme n’étant plus dangereux pour la société. Elle a aussi un maximum théorique de 21 ans et pose un minimum de 10 ans avant de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle. S’il est toujours considéré dangereux, cette libération peut lui être refusée. Au bout de 21 ans, s’il est considéré comme toujours dangereux, il peut se voir rajouter 5 ans d’emprisonnement, puis encore 5 ans et ainsi de suite, sans limitation de durée autre que la vie du condamné, donc la prison à vie est théoriquement possible en Norvège. Cependant, le prisonnier, une fois ces 21 ans écoulés, peut être libéré à tout moment s’il est démontré qu’il ne constitue plus un danger pour la société. Le forvaring est donc très souple une fois écoulé le délai de 10 ans.

J’ajoute que tous les excités de la répression en France contempleront avec horreur les statistiques de la criminalité et notamment de la récidive dans ce pays, qui a démontré que traiter les prisonniers de manière humaine est une façon originale et efficace de ne pas les transformer en animaux. Ils pourront toutefois mettre leurs préjugés à l’abri de toute remise en question en invoquant l’argument de sociologie de comptoir en disant que la culture scandinave et la nôtre ne sont pas comparables et compatibles. Le même argument déjà sorti pour mettre en doute la capacité génétique d’une candidate d’être candidate. La mode est au recyclage.


Un an après, je renouvelle mon admiration pour la justice norvégienne, qui a réussi à instruire et juger une telle affaire en un an, au terme d’un procès solennel que personne n’a critiqué. Il n’y a guère de mystère : la Norvège consacre à la justice 5 fois plus de moyens que la France, rapporté au nombre d’habitants.

J’ajoute qu’en Norvège, une vieille prison, c’est ça (la photo 13, c’est le parloir familles), et une prison neuve, c’est ça.

vendredi 29 juin 2012

Droit de suite

Il y a deux semaines de cela, j’ai participé à une émission d’@rrêtsurimages.net (dont je suis très fier du titre) au sujet du rétablissement du délit de harcèlement sexuel, dans le prolongement de mon précédent billet. Sur le plateau étaient présentes la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, en charge du dossier, et Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), association qui est en pointe de ce combat depuis plusieurs années (et dont je salue le travail et la compétence que j’ai découverts à cette occasion).

De cette émission, visible seulement sur abonnement, mais je ne puis croire que vous ne soyez pas déjà abonné à @arrêtsurimages, et de la longue discussion que j’ai eue avec Marilyn Baldeck après l’émission (merci à Daniel Schneidermann de nous avoir laisser abuser de son hospitalité), il ressort quelques éléments divers que je livre à votre sagacité.

Un mea culpa tout d’abord, car j’ai commis une erreur dans mon premier billet qui a résulté en une injustice, et j’en suis désolé, tant pour mes lecteurs que pour celles qui en ont été victimes. J’ai dit que la réforme de 2002, qui a élagué au maximum la définition du délit au point de le rendre inconstitutionnel, a été due à une demande des associations de victimes de harcèlement sexuel. Je me suis pris une volée de vois vert bien méritée, car mon information était fausse, j’ai eu la faiblesse de ne pas la vérifier, et en plus, ajoutant la honte à l’opprobre, elle a été reprise ailleurs.

Donc rétablissons la justice : non, la catastrophique réforme de 2002 n’est pas due à un quelconque lobbying : c’est un amendement, déposé par un parlementaire, semble-t-il lors de la lecture définitive à l’assemblée, donc sans que le Sénat n’ait pu y redire, qui est passé comme une lettre à la poste, alors précisément que des associations comme l’AVFT avait tenté d’attirer l’attention du législateur sur le danger d’une incrimination si floue, en vain. C’est d’ailleurs pour cela que l’AVFT a elle aussi déposé une Question Prioritaire de Constitutionnalité contre ce délit, mais en espérant que le Conseil laisserait un délai au législateur pour rectifier la loi.

Sur ce point, d’ailleurs, un mot. Je n’ai pas eu la possibilité de réagir aux propos de Madame Vallaud-Belkacem critiquant durement le Conseil constitutionnel d’avoir immédiatement abrogé, alors même qu’il avait eu la délicatesse se laisser un an de délai sur la garde à vue.

Mon sang n’a fait qu’un tour, mais Daniel Schneidermann, tenu de laisser le débat sur ses rails et l’émission tenir dans un temps raisonnable, a fait avancer la discussion sur un autre sujet, à raison.

Néanmoins, ayant ici tout le temps et l’espace que je désire, je tiens à y revenir pour défendre le Conseil. Il a eu raison d’abroger sans délai ce délit. C’est en laissant survivre la garde à vue dans sa version moyen-âgeuse qu’il avait eu tort. Rappelons d’ailleurs que le Conseil avait laissé jusqu’au 1er juillet 2011 au législateur pour modifier la loi. Cela avait sidéré plusieurs commentateurs, qui ne comprenaient pas comment une violation des droits de l’homme pouvait perdurer afin de laisser le temps au législateur de s’organiser. Les droits de l’homme mis en échec par l’agenda parlementaire ? Votre serviteur avait pour sa part fait observer que :

Les auditions de nos clients sont des atteintes à leurs droits constitutionnels et conventionnels, et rien dans la décision du Conseil n’interdit de le soulever. Nous devons donc demander systématiquement l’annulation des PV recueillant des déclarations de nos clients sans que nous ayons été mis en mesure de les assister. Un PV n’est pas une mesure. C’est un acte. Et n’oubliez pas de viser l’article 5 de la CSDH : le chemin de Strasbourg reste ouvert.

Et la Cour de cassation m’entendit puisque sans attendre le 1er juillet, c’est le 15 avril qu’elle a déclarée illégales les gardes à vue sans avocat, entraînant une bienvenue entrée en vigueur précipitée du droit à une assistance, sinon complète, du moins moins incomplète, la question de l’accès au dossier n’étant pas encore résolue, mais on y travaille.

Cette décision, et la précision qu’elle s’applique y compris aux gardes à vues antérieures, puisque la Convention européenne des droits de l’homme est en vigueur depuis1974, a été une gifle pour le Conseil, qui s’est fait rappeler par la Cour de cassation à un respect plus rigoureux des droits fondamentaux.

Un mot encore là-dessus, car le plaisir du blog est celui des digressions infinies. Je souhaite faire une mise au point sur cette entrée en vigueur anticipée, car beaucoup de sottises sont écrites là-dessus.

Nous, j’entends par ce nous les avocats, avons tiré le signal d’alarme depuis des années. Les avocats aux conseils, nos confrères spécialisés dans la représentation devant les cours suprêmes que sont le Conseil d’État et la Cour de cassation (ils ont même le monopole de cette représentation) et dans une moindre mesure la Cour de Justice de l’Union Européenne et la Cour européenne des droits de l’homme (sans monopole, mais ce sont de fait devenus des spécialistes dont on aurait tort de se passer) avaient même vu le problème il y a une vingtaine d’années, mais depuis les arrêts Salduz (2008) et Dayanan (2009), le doute n’était plus permis sur cette illégalité. Votre serviteur avait signalé la difficulté sur ce blog dès le 13 juillet 2009, en donnant à l’arrêt Salduz une portée plus restreinte que ce qu’avait voulu la Cour, mais trois mois plus tard l’arrêt Dayanan venait balayer toute incertitude là-dessus. Dès lors, nous fûmes des centaines à déposer des observations en garde à vue, demandant à rester pour assister notre client. En vain, la Chancellerie ayant pris une circulaire donnant pour instruction de ne pas faire droit à ces demandes fantaisistes, ces arrêts “concernant la Turquie et non pas la France”, affirmation qui aurait fait hurler même un étudiant de 1re année (mais pas un procureur, visiblement, puisque tous ont obéi). Pendant 2 ans, les avocats ont dit “laissez-nous rester, sinon, votre procédure viole la Convention européenne des droits de l’homme, et la sanction est la nullité”. Pendant 2 ans, les policiers ont répondu “la Chancellerie a dit de dire non, alors c’est non”. Alors nous avons soulevé les nullités de ces auditions, comme nous avions loyalement averti que nous allions le faire.

C’est pourquoi je refuse aujourd’hui que l’on reproche aux avocats les catastrophes judiciaires que cela entraîne. Nous n’avons pris personne en traître. Résultat, des aveux, parfois portant sur des crimes affreux, ont été annulés, que ce soit dans l’affaire Jérémy Censier, que mes lecteurs connaissent bien, ou dans l’affaire Léa. Que les journalistes ne comprennent rien, c’est compréhensible, surtout que l’avocat de la partie civile ne se prive pas de les enfumer, mais il n’y a aucune rétroactivité ici : la nullité repose sur un texte signé en 1950, entré en vigueur en 1974, et dont le sens ne faisait plus le moindre doute depuis octobre 2009, soit 14 mois avant les faits. Ce qui est arrivé est la seule conséquence du déni de réalité qu’a décidé la Garde des Sceaux de l’époque, Madame Alliot-Marie.

Et j’en profite pour rappeler ici que le refus de donner accès au dossier à l’avocat au cours de la garde à vue fait peser le même risque sur les procédures actuellement en cours. Que personne ne vienne pleurnicher, c’est ce qui arrive quand on n’écoute pas les avocats.

Revenons-en au harcèlement sexuel.

Le Conseil a retenu sa leçon, et a abrogé sans délai le délit de harcèlement, la seule alternative étant de laisser perdurer un délit dont l’inconstitutionnalité avait été constatée, c’est à dire de permettre que soient condamnés pénalement des gens qui avaient violé une loi illégale. Ce n’était pas possible, quelle que soit par ailleurs la noblesse de la cause défendue par ce délit. On ne peut le lui reprocher cette décision, n’en déplaise à Madame le ministre.

Il résulte de ce débat et de ses à-côtés que la rédaction absconse de l’actuel projet de loi vient du fait que le législateur entend viser des hypothèses allant largement au-delà du seul monde professionnel. Il y a, et il faut en avoir conscience, volonté d’incriminer des comportements pouvant se rencontrer dans les études et même dans des circonstances privées. Ainsi sont dans le collimateur de la loi les ambiances de salle de garde où les femmes internes se prennent parfois des remarques grossières pouvant leur faire éviter comme la peste sinon ce lieu du moins certains collègues le fréquentant. L’hypothèse de la boîte de nuit, que j’avais soulevée, est aussi destinée à entrer dans le champ de la loi. De fait, ce n’est pas tant un harcèlement qui est réprimé qu’une forme de sous-agression sexuelle (l’agression sexuelle supposant à tout le moins un contact physique), purement verbale ou même résultant d’une attitude déplacée (se caresser ostensiblement l’entrejambe, ou même des coups de rein répétés un peu trop explicites, par exemple). Au risque d’englober des comportements auxquels le législateur n’a pas pensé, comme mon exemple des collégiens dessinant des zizis sur le cahier d’une camarade, qui, n’en déplaise encore à Madame le ministre, tombe bel et bien sous le coup de la loi telle qu’actuellement rédigée, les mineurs étant pénalement responsables pour tout délit figurant dans le Code pénal sans mention expresse en ce sens (exemple). Peut-être faudrait-il exclure les mineurs de la prévention, en tout cas cela mérite d’être débattu.

Voilà le sens exact de ce projet de loi, qui vise à défendre les femmes dans toutes les circonstances possibles. Le recours à la loi pénale pour cela est-il indispensable, par des peines considérablement aggravées au passage alors qu’un simple rétablissement du délit avec une définition claire aurait suffit ? Que notre société tolère encore des comportements inacceptables envers les femmes est un fait —car même si ce délit n’est pas réservé aux hommes, il est certain que comme tous les délits sexuels, il est en quasi totalité le fait de mâles—, mais changer les mœurs à coups de sanctions pénales est une vieille chimère et un fantasme de toute-puissance de la loi, qui est dangereux par nature. Rappelons que le sexual harassment américain, qui est l’inspiration du délit de harcèlement sexuel, est aux États-Unis une faute civile, et pas un délit pénal. Il ne fait pas encourir de peine de prison, mais une condamnation à des très lourds dommages-intérêts, outre une opprobre sociale totalement inconnue en France, et surtout facilite considérablement la vie des victimes, qui ont une charge de la preuve beaucoup plus facile à rapporter.

Vous voyez, on a affaire à un problème complexe, qui mériterait mieux qu’être élevé en mesure politique symbolique (la communication du Gouvernement consiste à dire que c’est le premier texte qu’il déposera et fera voter) et nécessite d’une part une réflexion quant à sa formulation et à sa portée, et d’autre part une information du public sur ce qu’il va englober. Je n’aime pas les beaufs des machines à café, mais de là à en faire des délinquants pour leur apprendre les bonnes manières, vous comprendrez que je demeure réservé.

PS : Allez l’Espagne. (Mon épouse me lit)

mardi 12 juin 2012

Malfaçon législative : le changement, c'est pas maintenant

Par les mânes de Portalis, quelle horreur. Quelle horreur.

Mes lecteurs se souviennent que le délit de harcèlement sexuel a été déclaré contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel, et qu’il était acquis que le futur président de la République, quel qu’il fût, ferait en sorte que ce délit fût promptement rétabli.

La Chancellerie, qui reprend peu à peu son rythme de croisière au milieu des cartons de déménagement et d’emménagement, a produit son projet de loi, révélé par France Inter.

Et n’en déplaise à ses parents, le bébé n’est pas beau à voir. Le terme qui s’imposerait, n’étions-nous ici sur le délicat sujet du harcèlement sexuel, est : imbitable. Le français est une langue élégante et précise, qui se prête particulièrement bien à des textes concis tout en étant dépourvus d’ambiguïté. Le Code civil, du moins dans sa version de 1804, regorge de ces textes qui disent tout en peu de mots. Cette concision est imitée par nos cours suprêmes, la Cour de cassation en tête, qui est réputée pour ses arrêts fort courts, mais sur lesquels les étudiants en droit suent sang et eau pour faire un commentaire en moins de huit pages. Comparez à cela les arrêts de la Cour Suprême des États-Unis, qui font joyeusement 80 pages, sans en être plus clairs.

Tenez, deux exemples de textes qui sont les pierres angulaires de monuments du droit français.

La responsabilité civile repose pour l’essentiel sur l’article 1382 du Code civil :

Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Tout y est : pour engager sa responsabilité, il faut que soit établi : une faute, un dommage, et le lien de causalité entre cette faute et le dommage.

Le droit pénal aussi peut vivre chichement. Ainsi le vol, défini à l’article 311-1 du Code pénal :

Le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui.

Là aussi tout y est. Il n’y a vol que s’il y a soustraction, ce qui exclut le vol en cas de remise volontaire de la chose (mais cela peut être un autre délit : filouterie, abus de confiance, escroquerie), et la soustraction doit être frauduleuse, ce qui s’entend comme la connaissance par le voleur que la chose n’est pas à lui (peu importe qu’il sache à qui elle est effectivement).

Ceci est le modèle juridique français, opposé au modèle anglo-saxon, qui exècre le doute et l’ambiguïté et pondra des tartines et des tartines de textes, avec des annexes, et des annexes expliquant les annexes, et au début des définitions précises de chaque expression employée, qui rendra le texte incompréhensible à quiconque ne les a pas lues, chaque définition tentant de faire la liste de toutes les hypothèses visées sans jamais y parvenir, ce qui fait des inventaires interminables qui se concluent immanquablement par “sans que cette liste ne soit exhaustive”. Le tout dans des textes divisées en sous-numérotations à l’infini, croyant ajouter à la clarté quand cela ne fait qu’ajouter à la confusion.

Le droit européen est, hélas, inspiré par cette école, ce qui aboutit à des abominations en cas de transpositions paresseuse par simple copier-coller. Une parfaite illustration est l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dont la lecture se passe de tout commentaire, afin de respecter le haut niveau de politesse coutumier sur ce blog.

Le monde anglo-saxon est à la mode. C’est de bonne guerre, la France occupa longtemps cette place — nous laisserons de côté le débat sur ce qu’elle en fit. Nos technocrates, qui sont aussi sensibles à la mode que nos adolescents bien-aimés, se piquent parfois de se frotter à ce style qui est au style juridique ce qu’un annuaire téléphonique est à la grande littérature.

Et c’est précisément ce qui a mu la fée Carabosse qui s’est penchée sur le berceau de ce projet de loi innocent.

Voici le texte de l’article 1er (sur 5) qui crée le délit proprement dit (les autres articles modifient le Code du travail, étendent le délit de discrimination à la victime de harcèlement sexuel, et règlent la question de l’applicabilité Outre-Mer). Je le commente tout de suite après.


Article 1er.

L’article 222-33 est ainsi rétabli :

« Art. 222-33. - I. - Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes à connotation sexuelle soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.

« II. - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers.

« III. - Les faits prévus au I sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende et ceux commis au II de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »


Par où commencer ?

Par le début. L’article commence mal : “l’article 222-33 est rétabli”. Non, il n’est pas rétabli. L’article 222-33 a été abrogé, et ce texte est très différent puisqu’il ne se contente pas de rétablir le délit de harcèlement sexuel avec une définition viable, il crée deux délits de harcèlement sexuel aggravé, portant la peine encourue jusqu’à 3 ans d’emprisonnement — j’y reviendrai.

Ce texte étant nouveau, il n’est pas rétabli, il est créé, ou inséré. Je chipote, mais c’est mon métier.

Ensuite la définition. Il existe un style du Code pénal, n’en déplaise au rédacteur. Un ordre logique. D’abord, la définition, ensuite, la peine encourue. Tout simplement car on s’en fiche de savoir que le harcèlement sexuel est puni d’un an de prison si on ne sait pas ce que c’est, et que quand on découvre ce que c’est, on réalise que le délit n’est pas constitué. Le raisonnement suit un ordre logique : il est bon que les textes fassent de même, puisqu’ils sont l’outil de celui-là, l’accompagnent et ne l’entravent pas.

Admirez ensuite la redondance inutile dans la définition, à croire que le rédacteur est payé au mot :

« Constitue un harcèlement sexuel, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des gestes, propos, ou tous autres actes (sic.) à connotation sexuelle… » : dès lors que tout acte à connotation sexuelle tombe sous le coup de la loi, les juges sont assez intelligents pour deviner que les gestes et les propos sont inclus dans la catégorie “tout acte”.

«  …soit portant atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant soit créant pour elle un environnement intimidant, hostile ou offensant.» Oui, chers lecteurs, vous ne rêvez pas. Le style lourd et redondant anglo-saxon ne suffisait pas (des actes dégradants peuvent-ils ne pas être humiliant, et des actes humiliants ne sont-ils pas dégradants par nature ?), il faut désormais que l’on fasse des anglicismes, avec ce magnifique “environnement hostile”, tout droit venu du hostile environment du droit du travail américain (à ceci près que le hostile environment n’est pas un délit outre-atlantique, mais une faute civile de l’employeur ouvrant droit à indemnisation).

Bonne chance à mes amis parquetiers pour rapporter la preuve d’un environnement, qu’il soit hostile, intimidant ou offensant ; étant précisé qu’en droit pénal, d’interprétation stricte, il est exclu que ce soit la perception de la victime qui caractérise ces éléments constitutifs de l’infraction : chacun doit pouvoir avoir conscience qu’il franchit la ligne de la légalité : c’est l’élément moral de l’infraction.

Pour résumer : il y a harcèlement sexuel en cas d’actes de toute nature, répétés (répété veut dire en droit pénal deux fois dans un intervalle de moins de trois ans), à connotation sexuelle et de nature à porter atteinte à la dignité de la personne qui en est l’objet ou à la mettre mal à l’aise. Les boîtes de nuit vont devenir des hauts lieux du crime organisé.

Notons que cette définition est plus grave que la précédente datant de 1998 : à l’époque la loi exigeait des ordres, des menaces, des contraintes ou des pressions graves dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle par une personne abusant de son autorité. Foin de tout cela désormais. Un simple geste à connotation sexuelle pouvant troubler une personne peut vous envoyer en prison si par malheur vous l’avez fait deux fois. Je suis réservé.

À présent, basculons dans le bizarre.

En droit pénal, un délit peut être aggravé quand il est commis (donc que tous ses éléments sont caractérisés) dans certaines circonstances, c’est-à-dire qu’outre les éléments constitutifs du délit, on peut apporter la preuve d’un élément distinct et supplémentaire, qui conduit à l’aggravation des peines encourues.

Là, le législateur nous invente un nouveau concept.

« II - Est assimilé à un harcèlement sexuel et puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende, le fait mentionné au I qui, même en l’absence de répétition, s’accompagne d’ordre, de menace, de contraintes, ou de toute autre forme de pression grave accomplis dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers. »

Qu’est ce que c’est que cet “est assimilé à un harcèlement sexuel” ? Ce paragraphe définit un harcèlement sexuel, pas quelque chose d’assimilé à un harcèlement sexuel, aggravé (qui est de fait la définition de 1998, dont les peines sont doublées), tout simplement, en ajoutant une circonstance, et en supprimant la condition de la répétition. Si le harcèlement sexuel s’accompagne d’ordre, de menaces, de contrainte ou de toute autre forme de pression grave (n’était-il pas suffisant de parler seulement de pression grave, un ordre, pouvant entraîner une sanction s’il n’est pas suivi, une menace ou une contrainte étant par nature des pressions graves ?) dans le but réel ou apparent (bref dans le but) d’obtenir une relation sexuelle.

L’explication de ce délit aggravé assimilé au délit simple tout en étant plus sévèrement puni se trouve au III : voici les circonstances aggravantes classiques, qui s’appliquent aux deux délits et font monter les peines encourues d’un échelon.

Ces circonstances aggravantes sont : l’abus d’autorité, la minorité de 15 ans de la victime, la vulnérabilité de la victime, et la réunion.

Et là je dis plait-il ? Vous voulez sérieusement punir de 2 ans de prison les collégiens qui font rougir leurs petites camarades en dessinant des zizis sur leurs cahiers (ou les collégiennes qui font rougir leurs petits camarades, il n’y a pas de raison) ? Mais il va falloir ouvrir une succursale du tribunal pour enfants dans les établissements scolaires.

En outre, ce choix fait que le cumul de ces circonstances aggravantes est sans conséquence. Je pense qu’un enseignant qui abuse de son autorité pour harceler sexuellement une mineure de 15 ans handicapée aidée en cela par un collègue est un peu plus dangereux que deux élèves qui dessineraient de conserve des zizis sur son cahier.

Enfin, la circonstance d’abus d’autorité me paraît impossible à caractériser pour le harcèlement sexuel “lourd” du II : Dès lors qu’un ordre fait partie de l’élément matériel de l’infraction, il ne peut servir de circonstance aggravante, et une personne qui donne un ordre dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle pour autrui abuse par nature de son autorité, sauf s’il est réalisateur de films pornographiques.

Bref, un texte confus, mal rédigé, qui pose beaucoup de problèmes, et je rappelle qu’en droit pénal, un problème se résout toujours en faveur de la personne poursuivie.

Comme je suis gentil, et que la critique est aisée mais l’art est difficile, voici pour conclure ma proposition de rédaction d’un délit de harcèlement sexuel, collant le plus possible à la volonté exprimée par le Gouvernement d’étendre et d’aggraver le délit tombé au champ d’honneur.


Il est inséré dans le Code pénal un article 222-33 ainsi rédigé :

Article 222-33. - I- Le fait de porter atteinte à la dignité d’autrui en lui imposant de façon réitérée tout acte à connotation sexuelle ayant un caractère dégradant ou humiliant constitue un harcèlement sexuel puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :

« 1° Par une personne qui abuse de l’autorité que lui confère ses fonctions ;

« 2° Sur un mineur de 15 ans ;

« 3° Sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur ;

« 4° Par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice. »

« II. -Le fait d’user de toute forme de pression grave et illégitime, telles qu’ordre, menace ou contrainte, dans le but d’obtenir une relation de nature sexuelle, à son profit ou au profit d’un tiers constitue un harcèlement sexuel qualifié[1] puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 €d’amende.

Les faits prévus à l’alinéa précédent sont punis trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis dans une des circonstances prévues au deuxième alinéa du présent article.


De rien.

Note

[1] J’ajoute le “qualifié” pour le distinguer du harcèlement sexuel du I. Si vous avez une meilleure idée, déposez un amendement en commentaire.

lundi 14 mai 2012

Jean-Marc Ayrault est-il un repris de justice ? (Billet rectifié)

C’est la question qui se pose de manière assez inattendue ces jours-ci. Re-stituons les faits, pour ceux qui seraient sortis du coma ce matin et ceux qui consulteront les archives de ce site dans un ou deux millénaires.

François Hollande ayant remporté l’élection présidentielle, il va prendre ses fonctions le 15 mai prochain et a indiqué qu’il nommerait le Premier ministre (majuscule à premier, pas à ministre) ce jour-là. Parmi les noms les plus pressentis se trouve celui de Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes et président du groupe SRC (Groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche) de l’Assemblée nationale expirante.

Une première digression : on m’a demandé à plusieurs reprises pourquoi le Président de la République (majuscule à président et à république) se prépare à nommer un Premier ministre de gauche alors que l’Assemblée nationale (majuscule à assemblée, pas à nationale) actuelle a une majorité de droite. La réponse est simple : le Président de la République choisit qui il veut comme Premier ministre. Évidemment, en temps ordinaire, il n’a guère d’autre choix que de prendre un Premier ministre parmi la majorité parlementaire. Tout d’abord, pour respecter l’expression du suffrage, et en outre, l’Assemblée pourrait voter des motions de censure renversant tout Gouvernement (majuscule à gouvernement) qui ne correspondrait pas à sa majorité. Voilà pourquoi François Mitterrand en 1986 et 1993, et Jacques Chirac en 1997, n’eurent pas d’autre choix que la cohabitation. Mais nous ne sommes pas en temps ordinaire. La XIIIe législature, commencée en 2007, est virtuellement terminée. La Session parlementaire a pris fin, et l’Assemblée ne siégera plus avant les élections les 10 et 17 juin prochains, sauf circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement qui sera désigné sera provisoire par nature : il exercera les fonctions gouvernementale, et pourra prendre des décrets, mais aucune loi ne sera votée, faute de Parlement (majuscule à parlement). ce qui laisse au Gouvernement une large marge d’action, notamment pour nommer aux hautes fonctions. Une fois la nouvelle Assemblée élue, le Gouvernement présentera sa démission au Président de la République, suivant une tradition constante sous la Ve République, qui compense le fait que le Président de la République n’a pas le droit de renvoyer le Premier ministre, sauf en dissolvant l’Assemblée nationale. Le Président de la République reconduira selon toute vraisemblance le Premier ministre si l’Assemblée bascule à gauche, sinon ce sera une cohabitation de cinq ans. C’est ainsi que Jean-Pierre Raffarin a été nommé Premier ministre le 6 mai 2002, avec une Assemblée nationale à gauche, et a démissionné le 17 juin 2002, au lendemain du 2e tour des législatives, pour être reconduit dans ses fonctions le même jour. De même, en 1988, Michel Rocard fut nommé Premier ministre le 10 mai 1988, Assemblée nationale à droite, et démissionna le 22 juin 1988, après les élections, pour être reconduit dans ses fonctions. Idem enfin avec Pierre Mauroy, nommé le 21 mai 1981, Assemblée de droite, et qui démissionna le 22 juin 1981, aussitôt reconduit. Une machine bien huilée.

Revenons-en à Jean-Marc Ayrault. Ami fidèle de François Hollande, germanophone (il est agrégé d’allemand), ce qui n’est pas une qualité fréquente dans le personnel politique, il paraît le mieux placé pour être nommé. Mais voilà, François Hollande a déclaré au cours de la campagne que, voulant moraliser la vie politique, il ne prendrait pas comme ministre quelqu’un qui a été “jugé et condamné”. Fatalitas, les opposants au président élu ressortent alors une condamnation de Jean-Marc Ayrault pour favoritisme remontant à 1997, condamnation pénale à 6 mois de prison avec sursis, contre laquelle le maire de Nantes ne fit pas appel.

La riposte des proches de Jean-Marc Ayrault est juridique : cette condamnation est effacée par la réhabilitation, elle n’a plus d’existence juridique. C’est la position reprise par Renaud Dély dans cet éditorial du Nouvelobs.fr.

Qu’en est-il en réalité, et qu’est-ce que cette réhabilitation ? Voyons cela en détail, et vous verrez que décidément, le législateur est incapable d’imaginer que la loi qu’il vote est susceptible de s’appliquer à lui un jour. Ce qui explique qu’il vote ce qu’il vote.

La condamnation

Le site @rretsurimages.net raconte l’affaire en détail(€). Pour résumer, en 1995, la Chambre Régionale des Comptes des Pays de Loire épingle la gestion de l’Office municipal nantais de l’information et de la communication (Omnic), association loi 1901 qui gère la communication de la ville de Nantes, notamment son bulletin municipal, et perçoit des subventions à ce titre outre les recettes publicitaires du bulletin municipal, pour un budget annuel tournant autour de 3 millions d’euros. La Chambre régionale constate que cet office a confié la réalisation de ce bulletin à une société commerciale, la Société nouvelle d’édition et de publication (SNEP), sans passer par le processus de marché public, qui suppose une publicité de l’offre pour mise en concurrence de prestataires sur un strict pied d’égalité. Or pour la Chambre régionale, la réalisation du Bulletin municipal aurait dû être un marché public, et l’Omnic n’a visiblement servi qu’à contourner cette obligation légale et à sortir ce budget du budget de la commune, ce qui n’est pas conforme aux règles de la comptabilité publique dont la Chambre Régionale des Compte doit assurer le respect.

Jean-Marc Ayrault a aussitôt pris en compte ces observations, et a dissout dès 1995 l’Omnic, et a réintégré la communication dans le budget communal.

Les choses eussent pu s’arrêter là, mais la note de la Chambre régionale des comptes a été transmise au parquet, comme la loi l’exige, et le procureur de la République de Nantes a vu dans ce rapport un nom qu’il connaissait déjà : Daniel Nedzela, le dirigeant de la SNEP, était déjà dans son collimateur pour une affaire de trafic d’influence dans laquelle il avait été détenu. Il décide d’engager des poursuites pour favoritisme, visant surtout Daniel Nedzela, bénéficiaire du favoritime, mais ne pouvant laisser de côté Jean-Marc Ayrault, auteur du favoritisme.

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal :

Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public.

On reconnaît là le style élégant du législateur qui aime utiliser 100 mots là où 10 seraient déjà de trop. Pour résumer, le favoritisme sanctionne le fait, pour tout dirigeant public, d’utiliser ses attributions pour confier à telle personne qu’il choisit une prestation rémunérée qui aurait dû être attribuée selon les règles égalitaires applicables aux marchés publics.

Là où le juriste se gausse, un peu cruellement certes, c’est que le délit de favoritisme a été créé par une loi du 8 février 1995, et que Jean-Marc Ayrault, qui était un des rares députés PS de cette législature, a voté (il s’en vante d’ailleurs). C’est à dire qu’il n’a pas réalisé en votant ce délit que c’était là exactement ce qu’il était en train de faire avec l’Omnic à Nantes. Und Scheiße.

Le procès s’est tenu en octobre 1997 et a abouti le 19 décembre 1997 à la condamnation de Jean-Marc Ayrault, à 6 mois de prison avec sursis, alors que le parquet n’en avait requis que 3, et 30.000 francs (4573 euros) d’amende, j’ignore les réquisitions du parquet sur l’amende. Jean-Marc Ayrault n’a pas fait appel de cette décision, et souligne, à raison, qu’il n’y avait pas eu d’enrichissement personnel, ce qui n’a aucune importance car le délit de favoritisme n’exige pas cette circonstance pour être constitué, ni de financement illicite du parti socialiste, ce qui n’a effectivement pas été mis au jour par l’enquête.

Et la Loire coula sous le pont de Pirmil.

La réhabilitation. Point d’interrogation ?

Nous voici en 2012, Jean-Marc Ayrault est toujours maire de Nantes, et pressenti pour les hautes fonctions que l’on sait (en France, la patience est la plus grande vertu en politique).

Si le temps peut faire beaucoup pour votre carrière politique, peut-il faire quelque chose pour votre passé judiciaire ? La réponse est oui, mais un oui réservé, vous allez voir, car je crains que Jean-Marc Ayrault n’ait vu voter une autre loi qui va lui attirer des soucis.

Le Code pénal prévoit, dans son livre Premier, titre III, chapitre 3, qui est mon chapitre préféré, les règles gouvernant l’extinction des peines et de l’effacement des condamnations. L’extinction s’oppose à l’exécution de la peine. Une peine exécutée ne s’éteint pas : elle est exécutée. Voici tout ce qui fait qu’une peine ne sera pas mise à exécution, hormis les moyens insuffisants de la justice, qui ne sont pas une cause légale.

Je les mentionne pour mémoire car elles ne nous concernent pas ici, Jean-Marc Ayrault ayant exécuté sa peine, sauf la dernière cause. Il s’agit du décès du condamné, efficace mais radical ; la prescription (l’écoulement d’un laps de temps à partir du moment où cette peine est devenue définitive : 20 ans pour un crime sauf crime contre l’humanité, où la peine est imprescriptible, 5 ans pour un délit, 3 ans pour une contravention), la grâce, l’amnistie, et la réhabilitation.

Arrêtons nous sur la réhabilitation. C’est une merveilleuse idée, celle que tout homme peut se racheter, même un homme politique, et que le crime ne vous frappe pas de la marque de Caïn : si vous vous comportez bien pendant un laps de temps (ce qui s’entend comme ne pas être à nouveau condamné pour un crime ou un délit), variable selon la gravité des faits, vous serez considéré comme un honnête homme, n’ayant jamais été condamné. Vous allez voir ce qui est arrivé à cet Humanisme magnifique dans cette période névrosée et sécuritaire… La réhabilitation efface, non la peine, comme la grâce, mais la condamnation, comme l’amnistie, et lève toutes les incapacités et interdictions accompagnant la peine (y compris celle d’être Premier ministre ?). Elle est ôtée du casier judiciaire, du moins… mais n’allons pas trop vite. Disons que jusqu’à une date récente, elle était effacée du casier judiciaire et perdait ainsi toute existence légale.

Il y a deux types de réhabilitations : de plein droit, c’est à dire automatique, sans que le condamné n’ait à faire quoi que ce soit (de fait, il faut qu’il ne fasse rien), soit judiciaire, c’est à dire demandée en justice et octroyée, le cas échéant, par un juge.

La réhabilitation de plein droit (articles 133-12 et s. du Code pénal) a lieu après un délai variable en fonction de la peine prononcée, qui court à compter du jour de l’exécution de la peine OU de sa prescription.

Si c’est une peine d’amende : délai de 3 ans.

Si c’est une peine de prison n’excédant pas un an : délai de 5 ans.

Si c’est une peine n’excédant pas dix ans, ou plusieurs n’excédant pas 5 ans cumulé : délai de 10 ans à compter de la dernière peine.

Au-delà de 10 ans, ou de 5 ans cumulés, la réhabilitation de plein droit de s’applique plus.

Exemple : Primus est condamné le 1er janvier 1994 à 3 mois de prison pour vol. Il exécute sa peine, et est libéré le 10 mars 1994. Le délai de 5 ans court à compter de ce jour : s’il n’est pas à nouveau condamné, Primus sera réhabilité le 10 mars 1999. Secundus est condamné le 1er janvier 1994 à 8 mois fermes pour violences, mais il est introuvable. La peine sera prescrite le 1er janvier 1999, et Secundus réhabilité le 1er janvier 2004, s’il n’a jamais été condamné à nouveau dans l’intervalle. Vous voyez l’avantage à avoir purgé sa peine.

Enfin, depuis 2007, ces délais sont doublés si la condamnation a été prononcée pour des faits commis en récidive. Je m’arrête un moment sur cette loi, qui n’a pas lieu de s’appliquer ici. Voilà typiquement une loi stupide. Pendant deux siècles, la récidive n’a pas eu d’impact sur la réhabilitation. La société ne s’est pas écroulée sous une vague de crime insupportable. Vous, mes lecteurs, êtes des gens honnêtes et éduqués. Et je parie que la plupart d’entre vous n’avait jamais entendu parler de la réhabilitation. Ce n’est donc pas la perspective de devoir attendre si longtemps pour être réhabilité qui vous a retenu jusqu’à ce jour de basculer dans le crime. Eh bien imaginez ce qu’il en est pour le délinquant ordinaire, qui n’a reçu qu’une instruction minimale. Ils n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que la réhabilitation. Donc croire qu’aggraver les conditions de son octroi pourrait avoir le moindre effet dissuasif sur le passage à l’acte est tellement grotesque que je ne peux même pas soupçonner le législateur de l’avoir conçu. Cette loi s’inscrit donc dans cette longue série de lois-balayage, qui fouillent le Code pénal et le Code de procédure pénale à la recherche de toute règle que l’on pourrait aggraver en cas de récidive, pour pouvoir affirmer l’air martial que l’on lutte contre la récidive. Le pire exemple est la loi scélérate du 12 décembre 2005, qui est une caricature. Voilà à quoi se résume depuis des années la lutte contre la délinquance : changer le Code pénal et espérer que les délinquants passent la licence de droit. Si seulement ces lois ne servaient à rien. Mais c’est pire : elles ligotent les juges et les service d’insertion et de probation, en empêchant de tenter des mesures d’accompagnement comme la libération conditionnelle à un moment opportun parce que tel délai décidé arbitrairement par le législateur n’est pas écoulé. Pour lutter contre la récidive, on nuit à la réinsertion. Mesdames, Messieurs : le législateur. On l’applaudit bien fort.

La réhabilitation judiciaire (articles 785 et suivants du CPP) se demande à la chambre de l’instruction, après l’écoulement d’un délai plus court que celui de la réhabilitation légale, (5 ans pour un crime, 3 ans pour un délit, un an pour une contravention, délais considérablement augmentés en cas de récidive) et peut être demandée même pour des peines interdisant la réhabilitation légale (plus de dix ans ou cinq ans cumulé). La cour n’est jamais tenue de l’accorder, et il faut vraiment étayer son dossier pour y arriver, surtout si la condamnation est récente. Ne croyez pas qu’il suffit de la demander pour l’obtenir. En cas de rejet, un délai d’attente de deux ans est nécessaire avant de la redemander.

Le condamné Ayrault a-t-il été réhabilité ?

À ma connaissance, Jean-Marc Ayrault n’a pas demandé de réhabilitation judiciaire. Il s’en prévaudrait, je pense. Donc il reste la réhabilitation légale. La condamnation date du 19 décembre 1997. pas d’appel, elle est devenue définitive à l’expiration du délai d’appel de 10 jours, soit le 29 décembre 1997. Il s’agit d’une peine de prison avec sursis. Jean-Marc Ayrault n’ayant plus jamais été condamné depuis, la peine est réputée non avenue à l’écoulement du délai d’épreuve de 5 ans du sursis simple. La peine est donc réputée exécutée à compter du 29 décembre 2002. S’agissant d’une peine inférieure à un an, le délai de réhabilitation légale est de 5 ans. La réhabilitation légale a donc eu lieu le 29 décembre 2007. La condamnation est donc effacée.

Vraiment ?

Non, pas vraiment. Le législateur, obsédé par la récidive mais pas par les moyens de lutter efficacement contre elle, a modifié dans une de ces lois-balayage les effets de la réhabilitation légale, la loi du 5 mars 2007. Elle les a en fait limités. La condamnation n’est plus effacée du bulletin n°1 du casier judiciaire, le plus complet, accessible à la Justice, seulement des n°2 (moins complet, accessible à l’administration) et n°3 (encore moins complet, celui que vous pouvez demander) et peut servir de premier terme à la récidive. Cette loi s’applique à toutes les condamnations non encore réhabilitées le jour de son entrée en vigueur (le 8 mars 2007). Donc à celle de Jean-Marc Ayrault. Pour obtenir les effets complets, c’est à dire l’effacement du bulletin n°1 du casier judiciaire, il faut le demander à la chambre de l’instruction selon les formes prévues pour la réhabilitation judiciaire : article 798-1 du CPP, introduit par la loi du 5 mars 2007. Ce qu’à ma connaissance, Monsieur Ayrault n’a pas fait.

Les amis de celui-ci pourront invoquer l’article 133-11 du Code pénal, censé s’appliquer toujours à la réhabilitation, puisque l’article 133-16 y renvoie expressément. Cet article dispose que :

Il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de condamnations pénales, de sanctions disciplinaires ou professionnelles ou d’interdictions, déchéances et incapacités effacées par l’amnistie, d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque. Toutefois, les minutes des jugements, arrêts et décisions échappent à cette interdiction. En outre, l’amnistie ne met pas obstacle à l’exécution de la publication ordonnée à titre de réparation.

Cependant, la doctrine[1] estime que cet article est devenu caduc depuis la loi du 5 mars 2007, le maintien de la mention au bulletin n°1 étant incompatible avec l’interdiction de la mentionner, d’autant qu’elle peut servir de premier terme à la récidive.

En conclusion, puisqu’il n’est de bon billet qui ne se termine, Jean-Marc Ayrault est certes réhabilité, mais a quand même une mention au casier judiciaire, et il doit tant sa condamnation que sa fausse réhabilitation à deux lois qui ont été votées sous ses yeux. La loi est une fille ingrate avec ses géniteurs. La droite est tout à fait fondée à en rappeler l’existence pour mettre le président élu face à ses contradictions, et ce même si ses motivations ne sont pas uniquement celles d’une application rigoureusement orthodoxe de la loi. C’est de bonne guerre.

À nous de juger, en citoyens oubliant un instant leurs préférences politiques, si le fait d’avoir, il y a 15 ans, mal attribué la fabrication du bulletin municipal de Nantes, et d’avoir réparé cette faute dès qu’elle lui a été signalée, soit avant même l’ouverture des poursuites pénales et deux ans avant d’être sanctionné pour cela, rend inapte à vie à la fonction de Premier ministre.

Cette question, qui n’a rien de juridique, échappe à la compétence de ce blog. Je la confie à votre conscience.


Mise à jour au 14 mai 2012

Je dois ici rectifier la conclusion de mon billet, car un point m’avait échappé, on ne remonte jamais assez ses sources.

Les règles sur la réhabilitation ont été modifiés par la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, article 43.

Or cet article est essentiellement modificatif, c’est-à-dire qu’il modifie les codes pénal et de procédure pénale. De là vient mon erreur : je me suis contenté de consulter ces codes où les modifications avaient été portées.

Mais il restait un bout de l’article 43 qui n’a pas été codifié, le III, et c’est celui qui change tout :

Les dispositions du présent article entrent en vigueur un an après la date de publication de la présente loi. Elles sont alors immédiatement applicables aux condamnations figurant toujours au casier judiciaire, quelle que soit la date de commission de l’infraction ; toutefois, le doublement des délais de réhabilitation en cas de récidive n’est applicable que pour des faits commis postérieurement à la date de publication de la présente loi.

La loi n°2007-597 a été publiée au JO du 7 mars 2007, l’article 43 est donc entré en vigueur le 7 mars 2008.

Or comme on l’a vu, la condamnation de Jean-Marc Ayrault date du 19 décembre 1997. Définitive le 29 décembre 1997, ou le 19 février 1998 si on tient compte du droit d’appel de deux mois du procureur général qui a depuis disparu. Prenons cette dernière date. La peine est exécutée le 19 février 2003. Le délai de réhabilitation légale commence à courir. Il est de 5 ans. La réhabilitation a donc eu lieu le 19 février 2008, soit trois semaines avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pfiou.

Et là, on réalise combien, malgré la sévérité de la peine, Jean-Marc Ayrault a eu le nez creux de ne pas faire appel, car cela aurait repoussé la date de condamnation définitive et lui aurait immanquablement fait perdre le bénéfice de la loi ancienne.

Donc non seulement Jean-Marc Ayrault peut se vanter d’avoir un casier judiciaire entièrement vierge, non seulement il est interdit à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, a connaissance de cette condamnation d’en rappeler l’existence, mais en plus il fait des choix procéduraux cruciaux 10 ans à l’avance.

Je pense à présent qu’un homme ayant une telle vision fera un excellent Premier ministre. S’il veut me donner les numéros du Loto, même de dans dix ans, je suis preneur.

PS : Mes amis complotistes, qui ne croient pas aux coïncidences, vont sûrement s’en donner à cœur joie, alors anticipons. Le projet de loi initial, déposé par le Gouvernement Villepin, contenait déjà cette modification (article 26 du projet de loi). La date d’entrée en vigueur prévue était de 6 mois après la publication, ce qui aurait empêché la réhabilitation d’Ayrault. Le Sénat n’a pas modifié cette entrée en vigueur. C’est l’Assemblée qui a repoussé à un an, par un amendement n°272 de M. Houillon, rapporteur et député UMP. Je ne pense pas que l’UMP ait tenu à faire un quelconque cadeau à M. Ayrault en adoptant cette modification, qui, des mots même du Garde des Sceaux de l’époque : Cet amendement “répare un oubli du texte. Non seulement le Gouvernement y est favorable, mais, en plus, il exprime sa gratitude”.

Note

[1] p. ex., Martine Herzog-Evans, Rép. Dalloz, v° Réhabilitation, n°57 sq.

vendredi 27 avril 2012

Légitime défense du droit

À titre de prolégomènes, deux mots. Je ne suis pas dupe. Je sais que la proposition que le candidat sortant a sorti de son chapeau relève de ce qu’Authueil appelle avec toute la poésie sont il est capable le rut électoral, pendant laquelle le spectaculaire l’emporte sur le réalisme en piétinant la sincérité.

Cette proposition, démagogique, pur exemple du “un fait divers, une loi”, rejoindra sur le tas de fumier des promesses et annonces stupides en décomposition la suppression du juge d’instruction, l’interdiction des apéros Facebook, et tant d’autres.

Il ne s’agit pas ici de critiquer un projet qui n’en est pas un, mais de faire une mise au point sur l’état actuel du droit, car tous ceux qui annoncent vouloir le changer ont un point en commun : leur ignorance de celui-ci, et de voir que cette annonce aboutirait à un résultat au pire pernicieux, et qui ne changerait rien à ce qu’il prétend régler.

Un fait divers, une loi - phase 1 : le fait divers.

Samedi soir à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), le commissariat reçoit un appel anonyme indiquant la présence d’un homme recherché depuis son évasion le 25 juin 2010 du centre de détention de Chateaudun, qu’il n’avait pas réintégré après une permission de sortie. dans un bar du centre ville. À l’arrivée de l’équipe dépêchée sur place, nous dit l’AFP, le suspect s’est enfui, poursuivi par trois fonctionnaires qui l’ont vu se débarrasser d’un objet qu’ils ont pris pour une grenade. Pendant ce temps, le quatrième policier au volant du véhicule a contourné les lieux pour le prendre à revers. Selon ses déclarations, le suspect l’aurait visé en tendant son bras armé vers lui. Le gardien de la paix a alors tiré à quatre reprises sur lui.

Mortellement blessé, l’homme est décédé rapidement. L’autopsie a révélé qu’il avait succombé à un projectile tiré dans la région dorso-lombaire, ce qui a provoqué une hémorragie interne abdominale consécutive à la section de l’artère rénale droite et à une plaie transfixiante du lobe droit du foie.

Comme toujours quand un homme est tué par la police, une enquête est diligentée par l’Inspection Générale des Services (IGS). Et ce même quand le décédé est connu de la justice, son casier judiciaire portant mention de onze condamnations notamment pour vol à main armée, et qu’il était bien porteur d’une arme approvisionnée dont il n’a pas fait usage (aucune cartouche percutée).

Et l’enquête va rapidement révéler des bizarreries. Notamment l’autopsie qui va établir que la balle mortelle serait entrée horizontalement dans le dos de la victime, ce qui est incompatible avec la position d’un homme qui vise (la défense réplique que ce n’est pas une balle mais un fragment de balle qui aurait ricoché sur un mur et serait entrée perpendiculairement dans un homme de profil). Un témoin va confirmer que lors du tir, l’homme courait en s’éloignant et tournait ainsi le dos au policier. Deux éléments qui contredisent la version du policier.

Face à cela, le parquet a décidé d’ouvrir une instruction pour tirer les choses au clair, et comme il faut une qualification juridique, pour homicide volontaire (car il y a eu homicide, et par un geste volontaire, le fait que 4 coups aient été tirés pouvant révéler une intention homicide). Le juge d’instruction chargé de l’enquête a pris connaissance du dossier et a constaté que l’identité du gardien de la paix ayant ouvert le feu est parfaitement connue, et qu’il existe contre lui des indices graves ou concordant rendant vraisemblable qu’il ait pu commettre les faits objets de l’instruction. La loi imposait qu’il devînt partie à l’instruction, pour pouvoir bénéficier des droits de la défense : assistance d’un avocat, accès au dossier, droit de demander des actes d’enquête, etc.

Le juge d’instruction se voyait réduit à un choix à deux branches : soit la mise en examen soit le statut de témoin assisté. Sachant que le parquet demandait la mise en examen qui seule permettait de prononcer des mesures coercitives comme une détention provisoire (que nul n’a demandée en l’espèce) ou un contrôle judiciaire (sorte de liberté surveillée).

Le juge d’instruction a opté pour la première branche, a mis en examen le policier, et l’a placé sous contrôle judiciaire avec notamment interdiction d’exercice de son activité professionnelle. Je précise qu’un fonctionnaire interdit d’exercer n’est pas suspendu et touche néanmoins son traitement (je ne sais si entier ou réduit ?)

Cette décision a provoqué l’ire des policiers qui ont manifesté spontanément autour du tribunal de Bobigny, puis sur les champs-Elysées, en tenue et en utilisant les véhicules de service, avant d’être reçu par le ministre de l’intérieur. Relevons que ce faisant, les policiers ont commis deux délits pénaux, l’organisation de manifestation non déclarée (article 431-9 du Code pénal) et manifester étant porteur d’une arme (article 431-10 du Code pénal) ce qui leur fait à tous encourir trois ans de prison et la révocation, et que la légitime défense ne peut pas couvrir.

Sautant sur l’occasion, qui comme on le sait fait le larron, le président-candidat à la présidence a annoncé vouloir une présomption de légitime défense en faveur des policiers, risquant au passage une coupure de son abonnement internet par la HADOPI pour piratage de programme du Front national.

Un fait divers, une loi - phase 2 : la loi

L’annonce a été faite sans préciser les contours de cette présomption ni sa définition, ce genre de détails étant bien trop barbants pour les citoyens français. Mais j’aime bien barber les citoyens français, et même les citoyennes, pourtant à l’abri de cet attribut.

Rappelons brièvement ce qu’est la légitime défense et voyons les cas et effets des présomptions de légitime défense existantes, car il y en a deux.

La légitime défense est définie à l’article 122-5 du Code pénal, qui distingue deux cas : la légitime défense face aux atteintes aux personnes et la légitime défense face aux atteintes aux biens. La définition est identique dans les deux cas, mais la légitime défense face aux atteintes aux biens n’excuse pas l’homicide volontaire.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte.

N’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction.

Pour résumer, il y a légitime défense si l’acte de défense est (1) immédiat (pas de légitime défense si vous rentrez chez vous chercher votre arme et revenez sur les lieux abattre celui qui vous a agressé), (2) nécessaire (l’acte doit viser à repousser l’agression et y mettre fin ; dès que l’agression cesse, la légitime défense cesse, un acharnement au-delà vous rend coupable), (3) proportionné (vous ne pouvez abattre à la chevrotine celui qui vous a mis une claque), et (4) être opposé à une agression illicite (pas de légitime défense face à un policier usant de la force pour s’assurer de votre personne). Notez que la légitime défense ne concerne pas que la victime de l’agression : celui qui porte secours à la victime est aussi en légitime défense (la loi dit bien légitime défense de soi-même ou d’autrui).

L’agression doit être réelle ou à tout le moins vraisemblable : des indices objectifs devait permettre à celui qui s’est défendu d’estimer qu’une agression était en cours. Il n’y a pas de légitime défense contre une agression imaginaire ou invraisemblable (cas d’un époux ayant frappé son épouse de coups de couteau au visage invoquant la légitime défense car il se sentait menacé par l’entourage de son épouse : non, a dit la cour d’appel de Colmar le 6 décembre 1983).

S’agissant de ce qu’en droit on appelle une exception c’est à dire un moyen de défense, la charge de la preuve pèse sur celui qui invoque la légitime défense à son profit. Ce n’est pas au parquet de prouver qu’il n’y a pas eu de légitime défense. Sauf dans deux cas : les présomptions de légitime défense. On les trouve à l’article 122-6 du Code pénal :

Est présumé avoir agi en état de légitime défense celui qui accomplit l’acte :

1° Pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité ;

2° Pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

Quand de telles circonstances sont établies, la personne qui a commis un acte violent contre celle qui pénétrait de nuit dans un lieu habité ou qui se défendait contre un vol avec violence est présumée avoir agi en légitime défense. Au parquet ou à la victime de prouver que les conditions de l’article 122-5 n’étaient pas remplies (la plupart du temps, le débat portera sur le caractère proportionné de la riposte). Relevons que ces présomptions s’appliquent aussi aux policiers : un policier qui repousse un vol avec violence dont un tiers est victime ou qui intervient sur un cambriolage en cours de nuit est présumé en légitime défense.

Voilà où le bât blesse dans cette affaire. Comme vous le voyez, les présomptions de légitime défense reposent sur les circonstances des faits : on est de nuit et on défend un lieu d’habitation, ou on repousse un vol avec violences. Les présomptions de légitime défense ne reposent pas sur la qualité de la personne auteur des faits. La proposition lancée par le candidat vise à créer un tel cas. Ce ne sont pas les circonstances qui importent, mais le fait que l’auteur des faits est policier qui fait présumer la légitime défense. Premier problème, qui pourrait lui assurer un sort funeste devant le Conseil constitutionnel : il y a atteinte à l’égalité. Un policier est un citoyen comme un autre, mais avec un flingue ; il n’y a aucune raison de lui accorder des privilèges, au sens étymologique de loi privée, c’est-à-dire des dérogations au droit commun en sa faveur, les derniers ayant été aboli une belle nuit d’août 1789. Et n’en déplaise aux manifestants en voiture à gyrophare et deux-tons, il n’y a rien de choquant de demander à un policier qui a fait usage de la force d’en justifier. Instaurer une présomption générale de légitime défense rendra très difficile à établir des violences policières illégitimes (qui j’insiste sur ce point sont très rares, ce qui ne les rend pas moins inacceptables pour autant), ce qui est déjà assez difficile comme ça.

Il y aurait en outre un paradoxe à faire de la qualité de policier (la loi dit dépositaire de l’autorité publique) une circonstance aggravante des violences volontaires et les présumer légitimes ; mais je sais que la cohérence législative n’a jamais été un souci du législateur.

Là où on verra que cette proposition est stupide, c’est qu’eût-elle été votée antérieurement aux faits de Noisy-le-Sec, elle n’eût point fait obstacle à la mise en examen du policier concerné. La mise en examen est une notification officielle de charges ouvrant les droits de la défense. L’existence d’une présomption de légitime défense ne fait absolument pas obstacle aux poursuites (ni même à un placement sous contrôle judiciaire voire en détention) et ne change strictement rien à la procédure : c’est à la fin du processus, au stade de l’établissement de la culpabilité, qu’elle entre en compte. En outre, c’est le travail du juge d’instruction de rechercher si les circonstances de l’infraction établissent cette présomption et de rechercher si les mêmes circonstances font qu’il n’y a pas lieu d’écarter cette présomption : c’est ce qu’on appelle instruire à charge et à décharge.

Donc cette loi serait-elle en vigueur que le policier aurait néanmoins été mis en examen, avec défilé de pim-pons à la clef. Le principe un fait divers, une loi a atteint un nouveau concept : un fait divers, une loi qui ne change rien.

Cette campagne est décidément d’un excellent niveau.

vendredi 20 avril 2012

Un peu de droit électoral

Dimanche va se tenir le premier tour des élections présidentielles. Ce n’est, je l’espère, pas un scoop pour vous, mais cette introduction servira à ceux qui liront les archives de ce blog dans quelques mois.

Deux points font débat, qui posent des questions de droit sur lesquelles un éclairage s’impose car bien des sornettes sont dites.

La législation sur les sondages

Une bonne fois pour toute, que dit la loi, et que ne dit-elle pas ?

C’est la loi n°77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion qui réglemente la question.

Elle s’applique à la publication et la diffusion de tout sondage d’opinion ayant un rapport direct ou indirect avec un référendum, une élection présidentielle ou l’une des élections réglementées par le code électoral ainsi qu’avec l’élection des représentants au Parlement européen, et aux opérations de simulation de vote réalisées à partir de sondages d’opinion (art. 1er).

L’article 11 de cette loi pose l’interdiction qui fait tant jaser :

La veille de chaque tour de scrutin ainsi que le jour de celui-ci, sont interdits, par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage tel que défini à l’article 1er. Cette interdiction est également applicable aux sondages ayant fait l’objet d’une publication, d’une diffusion ou d’un commentaire avant la veille de chaque tour de scrutin. Elle ne fait pas obstacle à la poursuite de la diffusion des publications parues ou des données mises en ligne avant cette date. (…)

L’interdiction ne s’applique pas aux opérations qui ont pour objet de donner une connaissance immédiate des résultats de chaque tour de scrutin et qui sont effectuées entre la fermeture du dernier bureau de vote en métropole et la proclamation des résultats.

Notons qu’ainsi rédigée, la loi interdit de faire un rappel de l’évolution des intentions de vote des candidats après vingt heures mais avant minuit le jour du scrutin, même une fois les bureaux de vote fermés et les estimations proclamées. C’est une pure maladresse de rédaction, mais la loi est la loi, je fais confiance au parquet pour être ferme.

L’article 12 de cette même loi fixe les peines encourues, par renvoi :

«” Seront punis des peines portées à l’article L. 90-1 du code électoral :
(…)
Ceux qui auront contrevenu aux dispositions des articles 7 et 11 ci-dessus ;”»

L’article L.90-1 du Code électoral prévoit une peine de 75000 euros, peu importe qu’il mentionne l’article L.52-1 du Code électoral puisque l’article 12 de la loi de 1977 ne vise que la peine qu’il prévoit. Vous direz merci au législateur de voter des textes aussi clairs, ordonnés et logiquement bâtis.

L’existence d’une peine d’amende est lourde de conséquence : cela fait des dispositions de l’article 11 un texte pénal. Il doit donc être interprété strictement (art. 111-4 du Code pénal) ; toute analogie ou toute extensions à des situations similaires ou voisines est interdit. De même, ses règles d’application dans le temps et dans l’espace sont celles, spécifiques, du droit pénal.

Voyons donc ce que sanctionne strictement cet article.

Il sanctionne deux actes : le fait (1) par quelque moyen que ce soit, (2) soit de publier ou soit de diffuser (3) un sondage d’opinion ou une simulation de vote réalisée à partir de sondages d’opinion, portant sur l’élection présidentielle (la même s’appliquera lors des deux tours des législatives, mais la profusion de candidats rend les choses moins intéressantes).

Une publication s’entend, à mon sens (je n’ai trouvé aucune jurisprudence de l’application de cet article) de la première communication au public des résultats d’un sondage, la diffusion s’entend de la reprise de cette publication ou de son signalement d’une façon accessible au public. Par exemple, le journal La Libre Syldavie publie sur son site internet les résultats. C’est une publication au sens de la loi. Tous ceux qui sur Twitter signaleront cette parution, avec un lien vers le site, diffuseront ce sondage (je reviendrai plus tard sur le fait que le site de la Libre Syldavie est hébergé à Klow, en Syldavie).

A contrario, la loi ne sanctionne pas le fait de téléphoner, d’adresser par courrier électronique privé, ou par message privé, de tels sondages, faute de caractère public. De même, la publication ou la diffusion de ce qui n’est pas un sondage d’opinion ne tombe pas sous le coup de la loi : une impression personnelle, une rumeur, une supputation, un concours de pronostics ne sont pas des sondages d’opinion.

Le fait de publier un sondage en le faisant fallacieusement passer pour une invention tombe sous le coup de la loi, car cela ne lui retire pas sa qualité de sondage. Le parquet devra prouver que c’était un sondage déguisé, mais le fait d’avoir “deviné” tous les bons chiffres devrait suffire à convaincre le juge, sauf à ce que vous ayez aussi gagné au Loto ce week-end là. Idem pour les messages codés à la “Flanby devance Joe Dalton d’un demi-point”. Il ne faut pas prendre les juges pour des imbéciles : c’est de l’exercice illégal de la profession d’avocat.

Se pose à présent le très intéressant problème de l’application de cette loi dans l’espace. J’ai lu des avis autorisés affirmer sans rire que tout site étranger qui publierait de tels résultats avant 20 heures heure française encourrait les foudres des tribunaux français. À cela je dirais, comme Démosthène apprenant après avoir lancé sa première philippique que le peuple avait opté pour l’attentisme d’Eubule : “What the fuck ?”

Les article 113 du Code pénal posent les règles d’application de la loi pénale française dans l’espace (pas au sens de “Des cochons dans l’espace”, mais dans le sens de sa territorialité).

Ces règles sont les suivantes : la loi pénale française s’applique à toute personne se trouvant sur le territoire français, quelle que soit sa nationalité. Une infraction est réputée commise en France dès lors qu’un de ses éléments constitutifs est commis en France. On assimile au territoire française les bateaux battant pavillon français et les aéronefs immatriculés en France (article 113-4).

Quand les faits sont commis à l’étranger, la loi française peut leur être applicable, à certaines conditions. Sans rentrer dans les détails, qui feront les tortures des étudiants de L2 de droit, la loi pénale française s’applique à l’étranger quand l’auteur est français, ET, condition cumulative, que les faits constituent un crime (soit fasse encourir au moins 15 ans de réclusion criminelle), ou un délit à la condition supplémentaire dans ce dernier cas de la réciprocité d’incrimination, c’est-à-dire que la loi locale réprime également ce délit (article 113-6). Cette condition n’est pas exigée quand la victime est française, mais le délit doit alors être puni d’une peine d’emprisonnement (article 113-7). Rappelons que certains délits, dont celui qui nous occupe ce jour, ne sont punis que d’une amende.

Encore faut-il, pour que le parquet puisse agir, qu’il y ait au préalable plainte de la victime ou dénonciation officielle par les autorités de l’État où les faits ont eu lieu (article 113-8).

Revenons en à présent à notre publication des sondages.

Toute publication ou diffusion depuis la France est réprimée, quelle que soit la nationalité du diffuseur. À mon sens, un journaliste étranger qui annoncerait en direct de Paris à 19h les premières estimations pour sa chaîne étrangère commet bien un acte de diffusion, même si sa chaîne ne peut être reçue en France, car la loi n’exige pas que le message puisse être reçu depuis la France (d’autant que cette chaîne peut vraisemblablement être regardée en streaming depuis la France ou captée par satellite). Le parquet ne poursuivrait jamais une telle hypothèse, on voit à quoi sert l’opportunité des poursuites, mais à mon sens, le délit est constitué (je reconnais que ce point, pure hypothèse d’école qui ne sera jamais tranché, est ouvert à la discussion).

Reste l’hypothèse de la diffusion depuis l’étranger. La loi pénale française ne peut s’appliquer que dans les pays étrangers qui répriment eux-même la diffusion des sondages d’opinion relatifs aux élections présidentielles françaises, ou référendums français, et aux élections législatives françaises. En effet, la loi pénale est d’interprétation stricte, vous vous souvenez ? Se fonder sur une législation similaire interdisant la publication des résultats des élections locales serait une application par analogie, et c’est interdit en droit pénal. Encore faudrait-il que le diffuseur soit lui-même Français (Belges, Suisses, Québecois et Syldaves, vous êtes immunes) ET que les autorités de ce pays dénonçassent officiellement les faits aux autorités françaises. Face à ce cumul d’hypothèses, je lance le même cri que Leonidas entendant la sommation de capituler faite par les hérauts de Xerxès : “Lol !”.

Les petits malins qui me suivent sur Twitter ont soulevé toute une série d’hypothèses pour dissimuler sa localisation : VPN, adresse IP trafiquée, etc. Cela ne change rien : ce qui compte c’est où vous vous trouvez physiquement au moment où vous diffusez le message (ce qui pour un tweet s’entend de l’envoi du message, puisque c’est la seule opération que vous faites et qui suffit à la diffusion du message). Utiliser un VPN ou une adresse IP syldave posera au parquet un problème de preuve, mais il pourra prouver par tout moyen que vous étiez bien en France. Internet n’est pas un lieu, ergo une adresse IP n’est pas une preuve de votre localisation.

Donc, une bonne fois pour toute : si vous vous trouvez à l’étranger, vous pouvez discuter tranquillement des résultats, et si vous parlez tellement fort que vous pouvez être lu depuis la France, vous ne tombez pas sous le coup de la loi pénale. Toute hypothèse contraire revient à dire que publier sur internet impose de respecter toutes les législations de tous les pays connectés à l’internet, cumulativement, ce qui, quand on va arriver aux lois iraniennes, syriennes, birmanes et nord-coréennes, va rapidement poser problème.

Pourquoi le vote blanc n’est-il pas pris en compte ?

Voilà vraiment le marronnier des élections présidentielles, avec la controverse des 500 signatures, qui rejaillira en 2017, et à laquelle je n’opposerai que deux mots : Jacques Cheminade. Si un tel hurluberlu a obtenu (à deux reprises) ses 500 signatures, qu’on ne vienne pas me dire que le système est trop sélectif : il ne l’est manifestement pas assez (et je ne crois pas aux larmes de crocodile des Le Pen père et fille, pour les raisons que j’ai indiquées il y a 5 ans).

Le vote blanc est pris en compte, mais il l’est pour ce qu’il est : un vote blanc. Stricto sensu, un vote blanc est une enveloppe dans lequel on a glissé un papier ne portant aucun nom. Participant régulièrement aux opérations de dépouillement, je suis confronté régulièrement à des cas d’électeurs ayant clairement montré leur intention de n’émettre aucun vote tout en étant venu voter. Les bulletins blancs sont fort rares ; la plupart du temps (une fois sur deux), c’est une enveloppe vide, ou, au second tour, les deux bulletins. Parfois, on a des cas bizarres : un ticket de parking, une page de journal, etc.

Mettez-vous un instant à la place des scrutateurs. Comment différencier ce qu’a voulu dire celui qui a glissé une enveloppe contenant un bulletin blanc et celui ayant glissé une enveloppe vide (ou un ticket de parking) ? Ils ont voulu dire la même chose : pour des raisons qui me sont propres, et qui au demeurant n’intéressent personne, je refuse de choisir entre les divers candidats.

Concrètement, les scrutateurs (il y en a 4 par table) constatent ensemble la cause de nullité, qui est inscrite sur l’enveloppe (par une lettre correspondant aux cas les plus fréquents), les 4 scrutateurs signent l’enveloppe dans laquelle est remis ce qu’il y avait éventuellement à l’intérieur et elle est aussitôt remise au président du bureau de vote qui l’annexera au procès verbal des opérations, pour qu’en cas de contestation, cette voix puisse être examinée.

Et en tant que scrutateur régulier, d’ailleurs, je voudrais dire une chose aux amateurs du vote blanc : vous faites chier. Les opérations de dépouillements sont longues et fastidieuses, et notre seule récompense est d’échapper à la soirée électorale à la télévision. Chaque bulletin blanc ou nul interrompt les opérations et fait perdre une à deux minutes, pendant lesquelles on peut facilement décompter une vingtaine de bulletins quand on a pris le rythme. 20 bulletin blancs ou nuls, c’est une demi heure de temps des scrutateurs, et je vous rappelle qu’on est bénévole, que c’est dimanche soir et qu’on bosse le lendemain, et que nous avons décidé non seulement de prendre part à l’élection mais d’aller au-delà et de donner de notre temps pour qu’elle se déroule jusqu’au bout. Tout ça pour venir nous dire que ces candidats ne sont pas assez bien pour vous, pauvres bichons, je vous assure que votre geste n’est vraiment pas regardé comme civique par les scrutateurs. Non, franchement, si vous n’êtes pas fichu de faire un choix, allez pêcher, abstenez-vous mais n’allez pas perturber les opérations électorales.

L’objet d’une élection est de choisir. C’est l’étymologie du mot. Si on ne choisit pas s’il faut passer à bâbord ou à tribord de récifs, on s’échoue dessus. Le choix doit être fait, même si aucun ne vous plaît, car ne pas choisir est le pire des choix. La République a besoin d’un président, pour promulguer les lois, négocier les traités, nommer les ministres, commander l’armée. Et non, elle n’attendra jamais que vous ayez enfin trouvé un candidat assez beau pour vous plaire.

Mais le vote blanc, disais-je est pris en compte car un vote blanc ne compte pas dans l’abstention, qui est le rapport du nombre d’électeurs ayant signé les listes électorales sur le nombre total d’électeurs inscrits. Un vote blanc et nul compte dans la participation.

Il n’est pas distingué des votes nuls pour les raisons que j’ai indiquées ci-dessus : bulletin blanc, pas de bulletin, ticket de parking, le messages est le même, et ce message est : .

Commencer à distinguer entre ceux qui ne disent rien selon leur façon de ne rien dire est de nature à se faire renvoyer devant la cour d’assises des mouches pour viol aggravé.

Le chiffre des blancs et nuls est publié avec chaque résultat officiel : il est donc bel et bien pris en compte. Il ne l’est pas en revanche dans le résultat car seuls comptent les suffrages exprimés, or un bulletin blanc n’est par définition pas exprimé. Ainsi lors des dernières élections présidentielles, sur 37 254 242 de voix au premier tour, 534 846 furent des bulletins blancs ou nuls, soit 1,44% (notons au passage que 4 candidats ont donc fait moins que les votes blancs ou nuls : Frédéric Nihous, José Bové, Arlette Laguiller et Gérard Schivardi).

Au second tour, sur 37 342 004 voix, 1 568 426 furent blanches ou nulles, soit 4,20 %. Ces 4,20% n’ont pas été comptés dans l’abstention, mais ont été retirés des scores relatifs des candidats car seuls comptent les suffrages exprimés, quitte à me répéter. Leur prise en compte dans les résultats auraient donné 50,83% à Nicolas Sarkozy et 44,97% à Ségolène Royal (au lieu de 53,06% / 46,94%). Je vous laisse chercher l’intérêt de la chose.

Sur ce bon vote noir ce dimanche, ou bonne pêche.

jeudi 29 mars 2012

La France peut-elle être condamnée pour la mort de Mohamed Merah ?

Les déclarations du père de Mohamed Merah, auteur de sept assassinats à Toulouse et Montauban et abattu par la police le 22 mars dernier, indiquant son intention de poursuivre la France pour la mort de son fils, ont beaucoup scandalisé.

Histoire d’être une fois de plus à rebrousse-poil de l’émotion populaire, ce qui est l’essence du ministère de l’avocat, je dirai que pour ma part, je suis scandalisé de l’outrance des réactions à ces déclarations. La campagne électorale n’excuse pas tout quand on siège au Gouvernement de la République, pour ne pas mentionner celui qui la préside.

Un père dont le fils est mort, tué par la police, met en cause la responsabilité de l’État, estimant que cette mort aurait pu être évitée. Quoi de plus banal ? La justice traite des dizaines de cas similaires. La France reste un État de droit, certes imparfait, mais on progresse. Un État de droit est un État soumis à ses propres règles, respect qui peut au besoin lui être imposé par un juge. Seule la loi pose les droits de chacun et leur limite : elle est la règle commune, et nul ne peut l’écarter par caprice individuel. Même au nom du scandale public, ou de l’impudeur de la démarche, impudeur qui serait un bien étrange critère pour faire échec à la loi.

En l’occurrence, que dit la loi ?

Tout d’abord, qu’on ne poursuit pas “la France”, qui n’a pas d’existence juridique en soi, c’est une entité abstraite. On poursuit la République française, par son incarnation administrative : l’État.

Ensuite, elle s’interroge sur la qualité à agir du père. Ici, le problème est vite résolu : Mohamed Merah est mort sans descendance, ses héritiers sont donc ses père et mère. Ils peuvent agir à deux titres (je rappelle ici que la mère de Mohamed Merah n’a pas fait part d’une quelconque intention d’agir en justice de ce chef) : exercer l’action de leur fils défunt en qualité d’héritier, et exercer leur action personnelle pour le préjudice qu’ils ressentent du fait de la perte de leur fils, qui est un préjudice direct. C’est cette dernière action seule qui sera utilisée, car exercer la première implique d’accepter la succession de leur fils, succession qui contient dans son passif l’obligation d’indemniser les victimes. Le père a donc bel et bien le droit d’agir en justice.

Quelle action peut-il exercer ?

Deux voies s’offrent à lui qui peuvent se cumuler car ces actions sont de nature différentes.

La voie pénale tout d’abord, dirigée personnellement contre les personnes qui ont pris part aux actions ayant conduit à la mort de Mohamed Merah. C’est ainsi que le père de Mohamed Merah a annoncé son intention de porter plainte pour assassinat à l’encontre du RAID. Cette plainte ne peut légalement aboutir. Le RAID (Recherche Assistance Intervention Dissuasion) ne peut être déclaré pénalement responsable, car ce n’est pas une personne morale. C’est un service du ministère de l’intérieur, donc de l’État, qui est pénalement irresponsable : art. 121-2 du Code pénal. Elle peut en revanche concerner les personnes physiques, c’est à dire les fonctionnaires de police ayant mené l’opération, et ceux ayant donné les ordres, qui sont complices par instructions.

L’action commencera par une plainte au parquet, qui pourra ouvrir une enquête ou laisser sans suite. Ce n’est qu’une fois que le parquet aura renoncé à agir ou sera resté 3 mois sans répondre qu’un juge d’instruction pourra être directement saisi par le père de Mohamed Merah.

Une crainte légitime peut naître quant à l’identité des fonctionnaires de police qui ont mené l’opération, puisque la partie civile a accès au dossier. Cette identité est cependant protégée par la loi. L’article 39 sexies de la loi du 29 juillet 1881 interdit de révéler cette identité (l’arrêté du 27 juin 2008 mise à jour 7 avril 2011 fait bénéficier le RAID de ces dispositions). En outre, pour plus de sécurité, le juge d’instruction peut entendre les fonctionnaires concernés comme témoins tant qu’il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction, selon les modalités prévues aux articles 706-57 et 706-58 du CPP qui préservent leur anonymat, et il n’existe à ce stade aucune raison plausible de les soupçonner (mes lecteurs complotistes pourront aller voir dans un dictionnaire la définition du mot plausible).

Sauf coup de théâtre au cours des investigations, l’affaire se terminera par un non lieu qui pourra, au choix du juge d’instruction, reposer sur la légitime défense, l’état de nécessité, le commandement de l’autorité légitime ou la permission de la loi, sans même que les policiers ne soient mis en examen.

L’autre voie est la voie de la justice administrative : les policiers du RAID ont agi comme agents de l’État, ils ont exercé en son nom la force que la loi les autorise à utiliser, en vertu de l’autorité dont l’État les a investi. L’État est donc responsable des conséquences de leurs actes, et en aucun cas les individus sous l’uniforme.

Le principe et les règles de cette responsabilité sont posés par un arrêt du Conseil d’État (le droit administratif est un droit prétorien, c’est à dire né de décisions de justice plus que de textes de loi ; les étudiants en droit qui choisissent la belle voie du droit public ont comme livre de chevet non pas un Code comme leurs camarades ayant opté pour le droit privé, mais un recueil de jurisprudence qu’on appelle le GAJA. En l’occurrence, si mes souvenirs de fac sont encore bons, c’est l’arrêt du 10 février 1905 ”Tomaso Grecco” qui pose les principes. Ces principes sont les suivants : l’État peut être responsable des dommages causés par des opérations de police, mais à condition d’établir une faute commise au cours de ces opérations. Pour les opérations de routine sans difficulté particulière, une faute simple suffira, mais dès lors que les circonstances sont difficiles, une faute lourde sera exigée, qui sera apprécié à l’aune de la difficulté de l’opération en cause. Ai-je besoin de vous dire que l’assaut de l’appartement où s’était retranché Mohamed Merah se situe au sommet de l’échelle de la difficulté, et que les chances qu’une faute lourde soit établie ici sont inférieures aux chances du PSG de gagner la Ligue des Champions (sachant qu’il n’était pas qualifié cette saison). Je précise que cette règle de la faute lourde ne s’applique pas à deux cas : si un tiers avait été blessé au cours de l’opération par une balle perdue ou autre — ce qui Dieu merci ne fut pas le cas— et pour les dégâts occasionnés à l’appartement, que l’État doit prendre en charge sur le fondement de la rupture de l’égalité devant les charges publiques, le propriétaire n’ayant pas à supporter seul le coût de la remise en état.

En conclusion, Mohamed Merah père peut s’il le souhaite saisir la justice française pour faire valoir ses droits. Il n’y a pas à le lui refuser, il n’y a pas à s’en offusquer, et certainement pas à y donner une telle publicité : en République, tout litige peut être porté devant un juge qui le tranchera selon les règles de droit en vigueur. Il peut faire ses procès, qu’il perdra. La désapprobation de l’initiative est permise, bien sûr. De là à tenir des propos injurieux à son égard, c’est ma désapprobation qui est encourue.

Il ne m’a pas échappé que Mohamed Merah père ne s’est pas particulièrement illustré par sa présence constante et affectueuse auprès de son fils, car il a quitté le domicile familial en 1994 et n’a plus guère joué de rôle dans la vie de son fils par la suite, puisqu’il est parti s’installer en Algérie tandis que son fils a vécu toute sa vie en France, si on écarte quelques voyages malheureux à l’étranger. De là à en tirer la conclusion qu’il agit uniquement par appât du lucre, il y a une tentation à laquelle certains n’auront aucune envie de résister. Qu’il soit permis de penser qu’il reste possible malgré tout que nonobstant cette séparation, dont j’ignore tout des causes, il ait gardé pour ce petit garçon qu’il a tenu dans les bras à sa naissance, dont il a entendu les premiers rires, dont il a vu les premiers pas, une affection que ni le temps ni l’éloignement ni les crimes n’a pu faire disparaître, les père et mère qui me lisent comprendront, et que la pensée de la mort de son fils, malgré les crimes qu’il a commis, et que son père ne nie pas et condamne, lui a causé une douleur et une émotion sincères, comme peut être aussi sincère qu’erroné le sentiment d’injustice qui le pousse à agir. Et je fais des phrases longues si je veux. Qu’il agisse s’il persiste. Nos lois sont claires. Il perdra. Je pense qu’une partie de l’émotion causée par les déclarations du père repose sur la crainte qu’il ne gagne et qu’il ne faille lui verser de l’argent : cette crainte est infondée.

La colère, l’incompréhension, la stupeur qui sont les nôtres après ces crimes affreux ne doivent pas nous aveugler et nous faire perdre la Raison qui est la seule lumière qui éclaire l’esprit, sous peine de devenir comme ceux qui nous combattent. Cette Raison qui d’ailleurs nous fit abandonner les châtiments d’ancien droit qui frappaient les crimes les plus abominables comme le Lèse-Majesté et le parricide, et qui frappaient non seulement le coupable dans sa chair mais aussi son corps après sa mort et toute sa famille. En effet, le condamné, après avoir été mis à mort dans des conditions abominables, était brûlé et ses cendres dispersées pour qu’il n’ait jamais de sépulture, sa maison était démolie jusqu’à ce qu’il ne reste pierre sur pierre, et du sel était répandu sur le sol pour que rien n’y repousse ; son patronyme était aboli, ses biens confisqués et sa famille chassée du royaume. Je trouve frappant de comparer ces châtiments, tirés des arrêts ayant condamnés Jacques Clément, François Ravaillac et Robert François Damien, et l’incroyable controverse qu’il y a eu sur le lieu de sépulture de Mohamed Merah, les autorités françaises refusant, sans base légale, qu’il ait sépulture en France et tentant de convaincre l’Algérie, qui a décliné, de recevoir le cadavre. Voyez comme il est facile, et ce avec la meilleure conscience du monde, de renoncer à l’héritage des Lumières, sous prétexte qu’on combat l’obscurantisme.

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