Une des spécialités du législateur, c’est de nuire, volontairement ou par simple maladresse ignorante, à ceux qu’il prétend vouloir protéger. Par exemple par la loi dite anti-Perruche, qui, sous un tonnerre d’applaudissements d’associations d’handicapés, a retiré aux personnes nées avec un handicap lourd à cause d’une erreur de diagnostic prénatal, la garantie d’une autonomie financière à vie (mais au nom de leur dignité).
Et là, voilà le même coup qui se prépare avec une énième proposition de modification de la définition du viol pour y faire entrer la notion de consentement de la victime.
Pourquoi serait-ce une erreur ? Version courte : parce que celle qui s’est battue pour l’en faire sortir, c’est l’avocate Gisèle Halimi. Reconnaissons-lui à tout le moins qu’elle savait ce qu’elle faisait.
Version longue : allons-y pour une petite histoire du viol en droit français. Avertissement : si vous êtes féministe, à la lecture de ce billet vous allez avoir envie de cramer des hommes et vous aurez raison.
Le code pénal de 1810 n’a pas défini le viol. Il punissait « le viol » ou tout « attentat à la pudeur » (C’est ainsi qu’on nommait sous l’ancien code pénal l’agression sexuelle), de la réclusion, point. On sent que ce n’était pas la priorité de l’époque.
La loi sur le viol sera révisée par une loi de 1832 (début du règne de Louis-Philippe) qui le punit désormais de dix à vingt ans de réclusion criminelle, et l’attentat à la pudeur, de cinq à dix ans. C'est la naissance de la distinction viol (qui suppose un acte de pénétration sexuelle) et agression sexuelle (toute agression sans pénétration corporelle). Une loi de 1863 (Second Empire) va aggraver la répression et permettre de prononcer jusqu’à la perpétuité (qui n’était pas la peine maximale à l’époque…).
Comme toujours quand la loi est muette sur une notion juridique, alors que le droit raffole des définitions claires et précises, c’est la cour de cassation qui s’y est collée. Une cour composée exclusivement d’hommes du XIXe siècle, what could possibly go wrong ?
Pendant longtemps, la cour renverra à l’appréciation souveraine des juges du fond (oui, que des hommes), se contentant d’exiger que soit constaté un "coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir". Cette solution ne sera pas satisfaisante, aboutissant à des appréciations très variables et des acquittements parfois difficiles à comprendre (les verdicts n’étant pas motivés ni susceptibles d’appel).
Par un revirement, qui sera longtemps l’arrêt de principe en la matière, du 25 juin 1857 de la chambre criminelle, une définition va enfin être posée (et je salue ici tous les étudiants en droit qui ont bossé un jour sur le rôle créateur de droit de la jurisprudence). Et vous allez voir que ce que la cour va vouloir protéger, ce n’est pas tant l’intégrité physique de la femme que "l’honneur des familles". Dans cet arrêt, la cour va ainsi juger : « qu’il appartient au juge de rechercher et de constater les éléments constitutifs de ce crime d'après son caractère spécial et la gravité des conséquences qu'il peut avoir pour les victimes et pour l'honneur des familles ; que ce crime consiste dans le fait d'abuser d'une personne contre sa volonté, soit que le défaut de consentement résulte de la violence physique ou morale exercée à son égard, soit qu'il résulte de tout autre moyen de contrainte ou de surprise pour atteindre, en dehors de la volonté de la victime, le but que se propose l'auteur de l'action. »
Vous avez remarqué ? On a les éléments constitutifs du viol de la définition actuelle : l’abus qui est une périphrase pudique pour parler d’acte de pénétration sexuelle, par violence, contrainte morale ou autre, ou surprise (qui en droit veut dire un consentement vicié qui n’aurait pas été donnée par la victime sans l’utilisation d’un artifice). Il n'y manque que la menace, mais les juristes s'accordent pour dire que la menace n'est rien d'autre qu'une manifestation de la contrainte et que c'est un ajout superfétatoire. Mais le consentement est mentionné (contre sa volonté) et est au cœur de cette définition : c’est un abus contre la volonté de la personne. Il faut donc rechercher si cet abus avait lieu contre la volonté de la personne. Cette volonté de la victime est un élément des débats. Ça veut dire que la victime va être longuement interrogée, notamment pour la défense, pour s’assurer qu’elle n’a pas voulu ce rapport, et qu’elle a bien manifesté ce refus pour que l'accusé ait su qu'il était absent. La cour de cassation va même aller jusqu’à affirmer en 1910 que du fait du devoir conjugal, le viol entre époux est par nature impossible, car il est impossible que ce soit contre la volonté de l’épouse. Cette jurisprudence va tenir jusqu’en 1990, je vous raconterai un jour quelles circonstances ont abouti à ce revirement, assurez-vous de ne pas avoir mangé juste avant.
En attendant, l'application de cette définition va être terrible pour les femmes victimes. En effet, l'absence de consentement étant un élément constitutif de l'infraction, il revenait à l'accusation de le prouver. Ainsi, la femme victime devait faire la preuve, non seulement de son absence de consentement, mais aussi de la violence qu'elle avait subie pour passer outre ce refus. Bien souvent, le crime de viol n'était reconnu par les juges (exclusivement des hommes à l'époque) que lorsque la victime avait subi de très graves violences, laissant des traces révélatrices. Or on le sait bien désormais, les victimes, et c'est normal, ont souvent du mal à parler de ce qui leur est arrivé tout de suite. Il y a un choc post-traumatique, qui met parfois très longtemps à se résorber. Or si la victime ne portait au moment de sa plainte plus de trace médicalement constatée de violences subies, bien des juges (juges d'instruction, chambres d'accusation ou cours d'assises) estimaient que la preuve de l'absence de consentement n'était pas rapportée. Et croyez vous qu'avoir subi des violences suffisait ? Point du tout. Les circonstances, et le comportement des victimes étaient souvent retenus contre elles et les rendaient partiellement responsables de ce qui leur était arrivé : ont été ainsi retenu contre la victime le fait de faire du camping, de l'auto-stop, d'accepter une invitation d'un homme, et bien sûr, la façon dont elles étaient habillées, les lieux qu'elles fréquentaient, et à quelles heures. Par exemple, en 1959, une bande de jeunes hommes qui avait pris l'habitude de proposer des balades en scooter (qui était une curiosité à l'époque) à des jeunes filles et les conduisait dans un endroit isolé pour les violer, avait fini devant les assises du Haut-Rhin, où les accusés ont été condamnés. Mais lors de l'audience civile qui a suivi immédiatement, les victimes ont vu leur indemnisation rabotée par la cour qui a jugé que "Si l'imprudence de la victime d'un crime ou délit, et spécialement d'un viol, ne peut être une cause de réduction des dommages et intérêts auxquels elle a droit, il en serait autrement s'il était prouvé que la victime du viol a provoqué les accusés et allumé leur convoitise par une attitude répréhensible". En l'espèce, accepter une balade en scooter.
Tel est encore l’état du droit quand en 1974, deux touristes belges, Anne, une professeure de biologie âgée de 24 ans et Araceli, une puéricultrice de 19 ans, couple de lesbiennes belges et pratiquant le naturisme, vont planter leur tente dans la calanque de Morgiou près de Marseille. Un pêcheur local, Serge, va tenter de les séduire, en vain. Éconduit à deux reprises, il va monter une expédition punitive avec deux amis, Guy et Albert. Le 21 avril 1974, les trois individus surgissent là où campent les deux femmes, qui se défendent vigoureusement, les frappent et les violent des heures durant. Araceli tombera même enceinte et avortera illégalement en Belgique qui comme la France interdisait l'IVG à l'époque. Les trois hommes sont arrêtés, et affirment que les jeunes femmes étaient consentantes aux relations sexuelles. La juge d’instruction, une femme, les suit et les renvoie devant le tribunal correctionnel de Marseille pour de simples coups et blessures.
Les deux femmes vont prendre comme avocate Gisèle Halimi et Agnès Fichot, qui vont obtenir du tribunal correctionnel qu’il se déclare incompétent le 15 octobre 1975 car les faits relèvent d’une qualification criminelle du fait des viols apparemment commis. Les prévenus sur le point de devenir accusés font appel, et la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirme ce jugement le 3 février 1976. Ce sera les assises.
Le procès aura lieu les 2 et 3 mai 1978. La défense est assurée par Jean-Claude Simon et Gilbert Collard, la défense des victimes par Agnès Fichot, Anne-Marie Krywin, Marie-Thérèse Cuvelier et Gisèle Halimi. Le procès va avoir lieu dans un climat très tendu, les accusés étant soutenus par leur famille et leurs amis, et les victimes, étant seules, loin de leur pays, et surtout, lesbiennes et naturistes, sont accusées d’être des perverses et d’avoir été forcément consentantes. Malgré cette pression, la cour d’assises condamnera Serge à 6 ans de prison pour viol, et Guy et Albert à quatre ans. Voyez les images post-verdict, présentées par un journaliste qui connait son sujet, et surtout voyez comment Gisèle Halimi ne se laissait pas impressionner ni marcher sur les pieds par les ancêtres des trolls. Difficile de ne pas l’admirer, admettez.
Gisèle Halimi a fait de ce procès une tribune, et surtout en a fait le procès du viol, contre des accusés qui reconnaissaient la relation sexuelle mais affirmaient qu’elles s’étaient laissé faire (après certes s’être défendues à coups de marteau —oui oui, à coups de marteau— et avoir été battues comme plâtre).
Par la suite, elle défendra d’autres femmes violées, dénonçant à chaque fois, outre la mentalité de l’époque, cette utilisation du consentement élément constitutif de l’infraction comme arme contre les victimes qui voient leur comportement, leurs mœurs, leur vie privée passée au crible pour savoir si au fond elles n’auraient pas un peu consenti, ou oublié de dire non. Elle convaincra la sénatrice Brigitte Gros de déposer une proposition de loi qui sera adoptée en 1980 et va faire entrer la définition actuelle du viol dans le code pénal : « Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui, par violence, contrainte ou surprise » (je fais abstraction des modifications inutiles qui ont déjà été ajoutées par la suite à cette formulation d'une clarté diaphane). Les quatre critères de l’arrêt de 1857 sont toujours là, mais il n’est plus fait mention de l’absence de consentement. Dès lors qu’il n’est plus mentionné, il n’a plus à être recherché : on se tourne uniquement vers l’état d’esprit de l’accusé : c’est lui qui va être soumis au gril de l’interrogatoire. Le consentement plane toujours au-dessus des débats, car il n’y a pas de violence, contrainte, menace ou surprise si on a consenti, mais il est nécessairement sous-entendu, pas explicitement examiné. Ce qui protège la victime, sans nuire aux droits de la défense, puisque c’est l’état d’esprit, la volonté et la conscience de ce qui se passe qui seuls comptent.
Voilà pourquoi, sans doute de manière contre-intuitive, la proposition, faite au nom des femmes victimes, et réclamée par des associations féministes sincères serait un terrible cadeau empoisonné. Je crois comprendre que dans l’esprit de ces associations, cela voudrait dire qu’il suffirait que la victime dise qu’elle n’était pas consentante pour que le débat soit joué et la culpabilité établie. Le réveil risque d’être pénible. Montesquieu disait avec une formule devenue célèbre qu’il ne faut toucher à la loi que d’une main tremblante. Il voulait dire par là que trop de lois rendent l’application de la règle commune confuse, incompréhensible, et en fait la chose de spécialistes pointus alors même qu’elle est faite pour s’appliquer à tous (et le dernier demi-siècle a été consacré à lui donner raison sur ce point) mais aussi qu’il faut bien réfléchir aux conséquences imprévues d’une réforme législative, qui une fois promulguée se confronte aux textes déjà existants et qui va avoir par la suite une vie propre au cours de laquelle l’enfant du législateur va se muer en adolescent revêche et capricieux. Souvenons-nous de la première loi sur les crimes incestueux.
Regardons la loi actuelle, legs de Gisèle Halimi, qui a plus fait pour le sort des femmes violées que tous les législateurs actuels réunis, et posons-nous la question : en quoi pose-t-elle problème ? En quoi empêcherait-elle la répression de faits de viols avérés par une faille, une faiblesse, qu’il conviendrait de combler ? C'est la seule question qui vaille. Si c’est pour faire un symbole, une loi d’affichage comme le législateur aime tant en faire tout en promettant de ne jamais en faire, alors laissons le journal officiel tranquille. Il n’est pas l’Officiel des spectacles. Il y a encore, beaucoup, plein d’actions à mener, de formation, de prévention, d’information, de soutien aux victimes. Elles ont besoin de vrais amis, pas d’amis qui vont faire de leur vie un enfer en étant persuadés de les aider.