“Par Gascogne”
Dans quelques jours, notre droit pénal devrait connaître un bouleversement que trop peu de commentateurs de notre vie juridique n’ont pour le moment analysé : l’entrée en vigueur des trois premiers articles de la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
En effet, la seule disposition entrée en vigueur au moment de la promulgation de la loi a été la création d’un délit de “dissimulation forcée du visage”, prévu par l’article 4 de cette loi, et qui prévoit :
Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende. (nouvel article 225-4-10 du code pénal, qui vient s’insérer dans la section « De la traite des être humains », excusez du peu…).
Quant aux trois articles qui vont bientôt entrer en application, ils concernent la répression de la dissimulation du visage dans l’espace publique.
L’avantage d’être au Parquet est que la Chancellerie est toujours prompte à diffuser des circulaires interprétatives des textes répressifs afin qu’un procureur étourdi ne puisse s’égarer dans les voies de la répression, qui comme chacun le sait peuvent parfois paraître impénétrables.
Quelle ne fut donc pas ma joie de recevoir sur ma boîte électronique (qui n’en manquait pourtant pas) la circulaire numéro Nor JUSD1107187C, n° circulaire CRIM 11-04/E8-11.03.2011, référence S.D.J.P.G. 10-L-65, document analytique de 8 pages venant m’exposer comment désormais j’allais pouvoir appliquer les trois premiers articles de la loi nouvelle. Et je ne fus pas déçu.
La Directrice des Affaires Criminelles et des Grâces, signataire par délégation en lieu et place du Garde des Sceaux de ce monument de juridisme, informe tout d’abord les parquetiers étourdis que la nouvelle infraction est une contravention de 2ème classe. Pour les Mékeskidi perturbés par ce langage technocratique, cela signifie simplement que le montant de l’amende encourue est au maximum de 150 € (article 131-13 du code pénal). La peine complémentaire de stage de citoyenneté est également encourue. La juridiction compétente est en conséquence le juge de proximité.
La répression sera donc féroce. A noter tout de même en ces temps troublés quant à la hiérarchie des normes[1], qu’une loi n’est pas censée créer des contraventions, au visa des articles 34 et 37 de la constitution de 1958 qui répartissent les compétences entre pouvoir exécutif et ce qui s’appelle chez nous le pouvoir législatif, mais nous ne sommes plus à ça près.
Puis viennent les explications sur les éléments constitutifs de l’infraction. La définition de l’infraction est somme toute assez claire :
Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. (…) l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.
Les exceptions à la répression le sont tout autant :
L’interdiction prévue à l’article 1er ne s’applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles.
Les explications apportées par la circulaires sont tout de même venues éclairer ma lanterne, qui se trouvait bien assombrie par ce texte complexe.
Tout d’abord, concernant la dissimulation du visage, la circulaire précise qu’il « peut s’agir d’un voile intégral (on s’en doutait un peu), mais aussi d’une cagoule, d’un bas, d’un masque, etc. » L’hypothèse de la cagoule ou à fortiori du bas étant essentiellement réservée à une catégorie pénale qui fréquente plus les guichets de banque que les lieux de promenade dominicale, et qui de ce fait encourt le plus souvent un passage en Cour d’Assises, je ne suis pas persuadé que la crainte d’une amende de 150 € et d’un stage de citoyenneté les fasse changer de méthode, mais sait-on jamais.
La circulaire vient ensuite sur les exceptions, pour éviter bien entendu les poursuites inopportunes. Concernant les tenues prescrites ou autorisées par des dispositions législatives ou réglementaires, la Chancellerie précise tout d’abord que le casque porté par un motard respectant ainsi scrupuleusement le code de la route ne saurait donner lieu à poursuites. Nos amis les motards seront donc rassurés.
Mieux encore, la circulaire cite l’article 803 du code de procédure pénale, qui prévoit qu’il convient de prendre toutes mesures utiles pour éviter qu’une personne menottée ne soit photographiée ou filmée, comme étant un texte autorisant la dissimulation du visage. Autrement dit, interdiction est faite à tout parquetier facétieux de poursuivre sur le fondement de la loi nouvelle un accusé transféré du fourgon de police vers la salle d’Assises et que les escortes ont recouvert d’un blouson pour éviter les journalistes. Je dois reconnaître qu’à la discussion de la loi, j’avais bien pensé à quelques exemples amusants, mais pas à celui-là. Mon manque d’imagination me ferme de manière rédhibitoire les portes de la Direction des Affaires Criminelles et des Grâces.
Enfin, concernant les tenues pour motifs de santé, motifs professionnels, ou justifiées par des pratiques sportives , de fête ou de manifestations artistiques ou traditionnelles, la circulaire invite les procureurs à ne pas poursuivre les malades porteurs de bandages[2], les personnels portant des mesures de protection contre les substances ou préparations dangereuses[3], ou encore les participants à des processions religieuses présentant un caractère traditionnel[4]. Rien cependant sur les escrimeurs et autres kendoka qui ont dès lors des motifs de crainte à avoir.
J’entends bien que pour plaire, bon nombre de mes collègues seraient sans doute prêts à poursuivre tout et n’importe quoi, mais je dois avouer que la rédaction de cette circulaire, qui tend vers une infantilisation hallucinante des parquetiers, me semble particulièrement révélatrice de la façon dont les hautes instances parisiennes considèrent les procureurs. Elle démontre en outre que les petites mains de la Chancellerie n’ont pas la moindre idée de la manière dont nous travaillons en juridiction, et des besoins d’assistance juridique que nous pouvons éventuellement avoir. Mais comme tout pauvre soutier que je suis, je dois me tromper…
Notes
[1] une jurisprudence conventionnelle pouvant visiblement contredire désormais notre constitution, concernant par exemple le statut du Parquet
[2] les grands brûlés sont soulagés. Rien par contre sur les momies, à mon grand étonnement
[3] les salariés travaillant en centrale nucléaire en seront heureux
[4] Mais quid d’un défilé du KKK ?