Dans les commentaires sous le billet précédent concernant cet automobiliste emprisonné et qui n’aurait pas dû l’être (automobiliste, puisqu’il n’avait pas le permis, emprisonné, puisque la loi ne le permettait pas), une question intéressante m’est posée : cet automobiliste peut-il être indemnisé de sa détention et comment ? C’est, au-delà de cette affaire anecdotique quand on n’est pas directement concerné, la question de la responsabilité de la justice qui est posée.
Premier point : la responsabilité personnelle des magistrats concernés (le procureur qui a requis la détention, le juge des libertés et de la détention -JLD- qui l’a accordée) ne peut pas être directement recherchée par la personne injustement détenue. Leur faute n’est pas, selon les termes juridiques en vigueur, détachable du service : ils ont agi comme magistrats, c’est incontestable. C’est donc l’État qui est responsable, comme nous allons le voir, en application de l’article L.141-3 du Code de l’organisation judiciaire, sachant qu’il peut ensuite se retourner contre le ou les magistrats responsables pour se faire rembourser les sommes qu’il a payées (action dite récursoire, qui n’a à ma connaissance jamais été exercée) :
L’Etat est civilement responsable des condamnations en dommages et intérêts qui sont prononcées à raison de ces faits contre les juges, sauf son recours contre ces derniers.
La responsabilité pénale permettrait de les citer directement en justice, car ils n’ont aucune protection contre cette responsabilité. Mais la détention arbitraire suppose la preuve qu’ils savaient au moment de requérir ou d’ordonner la détention que celle-ci était illégale. C’est l’élément moral de l’infraction. Et ici, personne ne pense sérieusement que les deux magistrats concernés se sont amusés à placer illégalement en détention l’intéressé en connaissance de cause.
J’entends des voix dans le fond qui s’exclament “Mais nul n’est censé ignorer la loi, a fortiori un magistrat censé la connaître !”. J’entends bien.
Mais “nul n’est censé ignorer la loi”, je le rappelle est une règle de procédure qui dispense le parquet d’apporter la preuve que le prévenu connaissait l’élément légal de l’infraction (le texte qui incrimine les faits). Elle ne fait pas échec la présomption d’innocence. En vertu de cet adage, il sera interdit aux magistrats prévenus de prétendre qu’ils ignoraient qu’il est interdit de détenir quelqu’un arbitrairement. De fait, il est certain qu’ils le savaient. Encore faudra-t-il prouver qu’ils savaient qu’ils faisaient détenir quelqu’un arbitrairement. Et ici cette preuve apparaît impossible à rapporter car je ne doute pas de la bonne foi de ces deux magistrats (et Dieu sait qu’en matière de détention provisoire, j’ai épuisé depuis des années mes réserves d’indulgence à l’égard des magistrats). Bref, pas de responsabilité civile personnelle ni pénale. On a juste une nouvelle illustration de l’importance du droit à un recours effectif et une explication de la revendication sans cesse réitérée des avocats à un vrai habeas corpus, pas un “à la française”, non, un vrai, qui marche, c’est à dire un recours général contre toute privation de liberté, aussi courte fût-elle, dès lors qu’elle dure assez longtemps pour que le juge ait le temps de statuer.
J’entends d’autres voix venir du fond pester contre l’irresponsabilité des magistrats. D’abord, ils ne sont pas irresponsables (seul l’est le Président de la République, et on lui a confié le feu nucléaire, d’ailleurs), mais leur statut les protège de la responsabilité civile de leurs actes de magistrat. C’est une garantie commune à tous les fonctionnaires et qui en l’espèce se justifie pour protéger leur indépendance. C’est cette immunité relative qui fait que j’entre confiant dans un prétoire même quand mon adversaire est aussi fortuné que procédurier. Il ne peut faire pression sur le juge en le menaçant d’un procès s’il lui donne tort.
Le principe est donc que c’est l’État qui est responsable pécuniairement.
Comment obtenir réparation ?
La première possibilité qui vient à l’esprit est le système d’indemnisation des détentions provisoires infondées mis en place par la loi du 15 juin 2000.
Le système est simple : toute personne détenue bénéficiant d’une relaxe, d’un acquittement ou d’un non lieu a un délai de six mois pour saisir par simple requête le premier président de la cour d’appel d’une demande d’indemnisation. La décision est rendue après une audience en principe publique, avec un recours possible devant une commission nationale de réparation des détention qui siège à la cour de cassation. Toutefois, l’indemnisation est exclue en cas de relaxe pour irresponsabilité mentale (démence, quoi), amnistie, prescription de l’action publique postérieure à la libération et détention pour autre cause. Code de procédure pénale, articles 149 et suivants.
D’après mon excellent quoique provincial confrère François Saint-Pierre, le montant moyen de l’indemnisation est de l’ordre de 57 euros par jour (oscillant en fait entre 37 et 107 €. Une exception notable est celle des acquittés d’Outreau, qui se sont vus proposer une indemnisation de 4000€ par jour, qu’ils ont refusée. Après versement d’une provision de 250.000 €, une négociation a eu lieu, avec une clause de confidentialité qui leur interdit de révéler les montants perçus. Source : Le Guide de la défense pénale, 5e éd., Éd. Dalloz, oct. 2007.
Mais pour notre spinalien réfractaire, cette voie est fermée, et le restera probablement. En effet, il n’a pas bénéficié d’une relaxe : le tribunal a annulé la procédure à compter du moment où la loi a été violée, soit l’incarcération. Toute la procédure antérieure (interpellation, garde à vue, auditions, consultation du fichier nationale des permis de conduire…) reste valable (enfin, sous réserve qu’il ait eu la possibilité de se faire assister par un avocat pendant ses interrogatoires en garde à vue, mais j’ai un léger doute), et le tribunal en a fait retour au ministère public, qui peut le citer à nouveau, mais libre cette fois.
Et il semble acquis que le prévenu a bel et bien conduit sans permis. Cette affaire devrait se terminer par une condamnation, qui exclut toute indemnisation.
La deuxième possibilité est à mon avis la bonne : la responsabilité de l’État pour dysfonctionnement du service public de la justice.
La procédure est prévue aux articles L.141-1 et suivants du Code de l’organisation judiciaire (COJ). C’est un cas rare de responsabilité de l’État devant les juridictions judiciaires, contraire au principe du Grand Divorce.
La procédure est simple : il suffit d’assigner l’Agent Judiciaire du Trésor (qu’on surnomme affectueusement “l’agité” - l’AJT) , qui représente l’État[1] devant, au choix, la juridiction de proximité (demandes jusqu’à 4000 euros), le tribunal d’instance (demandes de 4001 à 10000 euros) ou le tribunal de grande instance (demandes supérieures à 10001 euros), de Paris (tribunal du domicile de l’Agent Judiciaire du Trésor), le tribunal où s’est produit le dysfonctionnement ou celui du lieu où le dommage est survenu (Dans notre affaire, ces deux hypothèses renvoient à Épinal).
Ici, on a une exception à une règle fondamentale de la responsabilité civile : celle de l’égalité des fautes. La loi (art. L.141-1 du COJ) exige “une faute lourde ou un déni de justice”, le déni de justice étant le refus ou l’abstention par un juge de trancher un cas qui lui est soumis et qu’il est compétent pour trancher.
La définition de la faute lourde a été profondément modifiée par un arrêt d’assemblée plénière de la cour de cassation (c’est à dire tous les juges siégeant ensemble, vous imaginez l’autorité morale de ces décisions) du 23 février 2001 :
Constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.
Dans un arrêt du 14 juin 2005, la jurisprudence est même allée plus loin en instaurant un système de responsabilité pour faute simple pour les dommages résultants de l’usage d’une arme par les services judiciaires.
Toutefois, l’action suppose que le plaignant ait usé des voies de recours que la loi mettait à sa disposition pour mettre fin à ce dysfonctionnement (qu’il ait fait appel, en somme): civ. 1re, 11 janvier 2005. Ici, pas de problème, notre conducteur sans sauf conduit n’ayant aucune voie de recours (art. 396 du CPP).
Ce système ne s’applique qu’aux magistrats professionnels, pas aux conseillers prud’hommes et juges consulaires (des tribunaux de commerce), qui relèvent d’une autre procédure, dite de prise à partie.
En première analyse, sachant que je n’ai pas accès au dossier, c’est cette voie que devrait emprunter (à pied, bien sûr) notre infortuné automobiliste : prononcer une détention provisoire dans un cas non prévu par la loi caractérise à mon sens l’inaptitude du service public à remplir la mission dont il est investi : appliquer la loi, et non la violer, et protéger les libertés individuelles, non y porter atteinte.
Notes
[1] Agent Judiciaire du Trésor, Direction des Affaires Juridiques du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, 6 rue Louis-Weiss 75013 Paris.