Billet de dernière minute
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 09:55 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Jojo, magistrate
Jeudi après midi, je lis les messages des collègues sur votre blog, les piles attendront, le week-end est long.
Je cherchais le message sur Monsieur F., vous aviez fait un tel buzz autour…
Les larmes montent aux yeux. Bon, je suis fatiguée mais je suis payée par l'Etat pour encaisser toute la misère du monde qui défile dans mon bureau.
Alors pourquoi ça coince ?
L'histoire de Monsieur F. met le doigt sur le fait que derrière nos dossiers, nos piles, nos mesures, il y a des gens, un monsieur, la dame, des gosses ...
J'ai choisi ce métier parce que j'aimais les gens justement, que je voulais les aider en servant l’Etat. J'avais 21 ans, j'étais dans la section "administration d'État" à ScPo et je me suis dit que je ne voulais pas être enfermée dans un bureau à rédiger des notes ou des rapports. Pour faire moins niais, je pourrais dire que j'ai choisi le métier de magistrat parce qu'il m'offrait l'opportunité d'exercer tout au long de ma carrière des métiers très différents, en restant indépendante, que j'y emploierais chaque jour mon sens de l'écoute en restant au contact des réalités sociales...
J'aime toujours mes semblables, passionnément, mais je ne suis pas sûre de réussir ce que je voulais en entrant dans la magistrature.
Pour nous titiller, Maître, vous nous demandez si nous sommes timides, oui, sans doute. Et pourtant chaque jour, nous devons prendre la parole, dans ce dossier de divorce très conflictuel, dans ce dossier de tutelles où aboutissent trente ans de tensions familiales... Les collègues ont raconté tout cela très bien.
Chaque jour nous devons parler, dire, expliquer, rappeler pour aider, dénouer, trancher.
J'ai souvent l'impression d'une justice bâclée, parce qu'on nous demande de recevoir les dossiers, situations, mesures, tous les quart d'heure au nom de la sacro-sainte statistique … de l'abattage, est-ce qu'on peut faire de l'abattage sur l'humain ?
Hier, les matinales de France culture et de France Inter étaient consacrées à la médecine. J'ai l'impression que le tribunal et l'hôpital sont tous les deux dans de beaux draps, au nom de l'efficacité, de la rationalité, de la rentabilité, on passe complètement à côté de l'humanité.
Je ne veux pas que les gens m'aiment mais je veux continuer à les aimer, à aimer mon métier, en préservant ma santé et ma dignité. Et pour cela, il faut commencer par conserver celle des justiciables. Parce que les victimes dans tout ça, ce sont certes celles qui sont si chères à notre Président mais c'est aussi ceux qu'on incarcère à trois dans 9m², ceux qui n'ont pas pu raconter l'histoire de leur couple parce qu'on ne leur a pas laissé le temps et qui vont garder ce divorce coincé en travers de la gorge pendant des années parce qu'on ne les a pas écouté, qui par conséquent reviendront une fois, deux fois, trois fois, ceux qui n'ont pas trouvé un fonctionnaire de l'accueil, disponible et formé, pour leur donner les renseignements nécessaires à la préparation de leur affaire, ceux qui tous les jours viennent dans les palais de justice pour attendre cette dernière mais la justice n'y est pas.
Fenotte propose une grève du zèle, la machine ne tournera pas longtemps, elle ne tourne de toutes façons que grâce à toutes les petites mains et les bonnes volontés qui l'habitent, fonctionnaires, greffiers, magistrats, partenaires. Aucune logique de gestion ne pourra jamais rendre la justice plus juste parce que la justice est rendue par des hommes pour des hommes.
Je ne veux pas le pouvoir ou l'argent, je veux continuer à aimer les gens, pour lesquels je travaille, et au nom desquels, chaque jour, je tâche de rendre la justice.
Commentaires
1. Le samedi 25 octobre 2008 à 03:50 par Dr Carter
2. Le samedi 25 octobre 2008 à 07:51 par Isabo