Témoignage
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 04:45 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par juge en peine
Prolégomènes : Tout d'abord merci, merci d'alimenter ce site régulièrement en donnant
un point de vue conforme à la réalité de notre travail au quotidien, de nos
échecs et de nos réussites.
Comme l'a dit un collègue, il n'est pas dans nos habitudes de témoigner, et
au delà de la forme de cette contribution, il m'importe de rappeler que comme
tout témoignage, il est relatif, qu'il peut être déformé par mes
croyances, ou ce que j'ai envie de voir, ou de ne pas voir. Ainsi en va-t-il
de tout témoignage.
À l'appel de son nom, le témoin décline son identité :
Je suis un jeune
magistrat de province, dans un petit tribunal occupant mes (premières)
fonctions de juge de l'application des peines (et également de juge aux
affaires familiales notamment) depuis plusieurs années.
Ce que je peux dire de la justice, et de la magistrature en particulier,
c'est que la quasi totalité des magistrats que j'ai croisés ne fait pas ce
métier, en tout cas sur le terrain (la cour d'appel ne m'intéresse pas) et
à l'heure actuelle (les mentalités antérieures n'étaient peut être pas
les mêmes), pour les honneurs ou la considération. On le fait par conviction
de rendre l'un des premiers services publics relevant du contrat social. On y
sacrifie parfois une partie de sa vie de famille, parfois une partie de ses
nuits qui ne sont plus si paisibles. On en garde souvent des visages et des
images en mémoire, un goût amer du gachis social ou familial que nous avons
été amené à voir, ou à créer malgré nous.
Le président : Avez vous personnellement constaté les faits qui sont reprochés habituellement aux magistrats ?
Oui, bien sûr. j'ai connu des magistrats carriéristes, des magistrat qui ne
se préoccupaient que de réduire leur quantité de travail au minimum qui ne
les fasse pas remarquer par leurs supérieurs. J'ai aussi connu des magistrats
qui dévoyaient leur fonctions, couvrant leurs erreurs par des pratiques
encore plus malhonnêtes. Ces personnalités existent dans tous les corps de
métiers. Encore plus dans la magistrature, ils font honte à la fonction
qu'ils incarnent.
Je suis bien conscient que notre système disciplinaire est imparfait, qu'il
doit être complété/amendé, j'en ai des exemples tous les jours.
Mais élevons le débat, ne faisons pas une réforme sur ce sujet sur le mode
du faire valoir du monde politique. Et prenons garde de ne pas introduire au
conseil supérieur de la magistrature, une politisation que l'on ne
supporterait pas dans une salle d'audience.
Le Président : Que pouvez vous dire de vos conditions de travail ?
Eh bien, contrairement à ce que vous pourriez croire, je ne m'en plains pas
particulièrement au niveau matériel. Je dispose d'un ordinateur fixe (je
n'en avais pas en arrivant), d'un téléphone fixe, d'un bureau. Bon mon
greffier est de l'autre côté du tribunal (mais j'ai dit qu'il était petit).
Quant à la quantité de travail, elle grossit, mais à tort ou à raison je
juge que plus de 50 heures de travail dans une semaine (9h - 20h ts les jours)
c'est du suicide (pour moi) et que je risque d'y entraîner quelques
justiciables. Pour l'instant ça tient. Et je n'accuse pas (trop) de retard.
Le président : Vous pouvez donc accomplir vos missions correctement ?
Je n'ai pas dit cela non plus. D'abord parce que c'est oublier que ma mission
dépend aussi de celle de mes greffiers qui sont elles aussi surchargés mais
payées pour 35 heures.
Ensuite parce que ma mission c'est de prendre en compte chaque situation, et
que de plus en plus on nous éloigne de ce travail de cas "particuliers". Je
prend un exemple : l'application des peines. J'aurais pu prendre les peines
planchers, mais c'est polémique, paraît qu'on est trop laxistes. Prenons les
choses à l'envers.
En 2004, une réforme intelligente voit le jour (preuve que je ne tape pas
sur toutes les réformes) : l'application des peines devient une procédure
"judiciaire" à part entière, permettant une individualisation des peines,
c'est à dire offrant à la justice toute une palette de possibilités pour
que les peines s'appliquent tout en préservant les points positifs dans les
situations des condamnés. Un travail passionnant auprès des condamnés, des
victimes, pour faire du sur-mesure, parce que les études (oui, la réforme
s'appuyait sur un travail scientifique) ont démontré qu'en faisant du
sur-mesure, on évitait les récidives.
2008, chaque six mois, une conférence à la cour d'appel (!) fait le point
sur les aménagements de peines. 2008, et notre ministre de la justice créé
l'aménagement automatique en fin de peine sous forme de surveillance
électronique (expérience à Lille ?). 2008 et lors de mes débats
contradictoires, l'administration pénitentiaire m'indique être favorable à
l'aménagement de peine, "compte tenu de la surpopulation carcérale dans la
maison d'arrêt".
Vous avez dit individualisation ? Vous avez dit "accomplir ma mission" ?
La question sur ce sujet c'est de savoir si les réformes qui poussent à
l'augmentation du nombre de détenu sont fondées sur des études
scientifiques, ou même seulement sur une réflexion sérieuse, loin des
effets d'annonce.
Le président : Comment voyez vous l'avenir ?
Sombre. Comme vous l'avez indiqué dans vos débats, nous sommes 8000 en
France (et pas tous sur le terrain). Les départs en retraite pour mes
collègues les plus âgés approchent et nous venons d'apprendre que nous
n'aurons plus d'auditeur de justice l'an prochain dans notre tribunal. Et pour
cause, ils ne sont plus que 80 à être recrutés chaque année au concours
(contre 200 à 300 départs par an). Il faudra bien résoudre le paradoxe.
Soit la quantité de travail s'alourdira tellement qu'il ne sera plus possible
de rendre la justice dans les conditions actuelles (déjà critiquées). Soit
une partie de notre travail ne nous sera plus confié. Dans l'un comme dans
l'autre des cas, on brade ce qui constitue un des piliers de notre société,
et cela me paraît très inquiétant, surtout quand c'est associé à des
assauts politiques dévalorisant la fonction même de juger.
Le président : il doit bien y avoir des solutions ?
Bien sûr. Certainement dans un maintien des effectifs déjà et une
sanctuarisation de la fonction de juger.
Je me pose deux ou trois autres questions d'ailleurs que je vous soumets (il
parait que la chancellerie nous lira) : ne peut on pas valoriser, péréniser
et augmenter les assistants de justice, qui disposeraient de compétences
élargies, agissant sous le contrôle de magistrats, et qui ainsi pourraient
constituer un corps au sein duquel les magistrats seraient recrutés (toujours
sur concours, mais avec des épreuves plus pratiques et peut être un stage
avocat en moins ;-) ?
Pourquoi ne pas réfléchir à une organisation plus homogène des
juridictions avec des magistrats professionnels et non professionnels plutôt
que de tomber dans les extrêmes avec toutes les questions de légitimité que
cela entraîne (cour d'assises / tribunal correctionnel) ?
Notre travail est de réfléchir à des solutions (convenables pour la
société) à des problèmes tous particuliers.
La justice a certainement également ses problèmes particuliers plus ou
moins généralisés.
Nous devons dans notre travail refuser de réduire les solutions à nos préjugés et refuser de plaquer une vérité, mais trouver ces solutions par le bon sens et en respectant les valeurs que s'est donnée la société.
Il serait bon que l'on procède de même avec les problèmes que nous rencontrons ou que nous posons.
C'est somme toute la seule chose que je demande à travers le mouvement actuel des acteurs de la justice.
Merci de m'avoir laissé la parole.
Et de conserver mon anonymat (il parait que l'on serait susceptible de poursuite en témoignant de ce que l'on vit).
Commentaires
1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:29 par anthropopotame
2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 16:27 par j'ai fait un rêve
3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 17:13 par camille
4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 17:56 par anthropopotame
5. Le jeudi 23 octobre 2008 à 18:23 par anthropopotame
6. Le jeudi 23 octobre 2008 à 19:14 par Fantômette
7. Le jeudi 23 octobre 2008 à 23:04 par anthropopotame
8. Le jeudi 23 octobre 2008 à 23:49 par anthropopotame
9. Le vendredi 24 octobre 2008 à 00:14 par anthropopotame
10. Le vendredi 24 octobre 2008 à 14:17 par Fantômette
11. Le vendredi 24 octobre 2008 à 14:19 par Fantômette
12. Le vendredi 24 octobre 2008 à 14:57 par anthropopotame
13. Le lundi 27 octobre 2008 à 11:45 par hatonjan
14. Le lundi 27 octobre 2008 à 16:07 par Juge en peine
15. Le lundi 27 octobre 2008 à 20:24 par Fantômette
16. Le vendredi 31 octobre 2008 à 09:17 par anthropopotame
17. Le jeudi 6 novembre 2008 à 12:10 par Ballamoussa