Lettre à mon fils
Par Gascogne le jeudi 23 octobre 2008 à 02:20 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Gascogne
Je t'envoie ce courrier puisque les moyens modernes de communication ne sont pas sûrs. Tu sais que je ne peux parler librement, et que toute interception de correspondance me vaudra des poursuites disciplinaires.
Je voulais tout de même te dire à quel point j'ai été fier de toi lors de ta prestation de serment. Te voilà juge, mon fils. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'être amer. Ton serment est bien loin de celui que j'avais moi même prêté voilà bien des années : "Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". Tu as dû te contenter d'un "Je jure de servir l'Etat et les victimes". Autres temps, autres moeurs, encore que les assauts contre notre serment aient commencé très tôt...
Je t'aiderai bien sûr à payer ton assurance responsabilité. Il n'est pas possible que tu t'endettes autant alors que ta carrière ne fait que commencer. Tu comprendras cependant qu'il ne conviendra pas que cela se sache. Un juge ne peut rien recevoir d'un procureur, fut-il son père.
Comme tu le sais, je serais bien revenu à la carrière de juge, mais la séparation du corps, alors que tu n'étais qu'un enfant, s'est faite rapidement. Et je n'ai pas pu revenir au siège...Diviser pour mieux régner a toujours été la maxime préférée des dirigeants, et notre corps n'y a pas fait exception.
La transformation n'a finalement pas été si violente. Ils avaient commencé a préparer l'opinion publique, en répétant à l'envie que les magistrats étaient corporatistes, que la consanguinité des juges et des procureurs était mauvaise pour les justiciables. Le plus extraordinaire est que je n'ai toujours pas compris pourquoi. Un procureur protégé par un statut semblable à celui du juge aurait-il était plus dangereux pour le justiciable qu'un procureur aux ordres, pour lequel la vérité du dossier est bien moins importante que les statistiques mensuelles ? Plus dangereux pour les politiques impliqués dans des affaires délictueuses, sans doute, mais pour le reste...Moi qui pouvais en des temps lointains requérir l'annulation d'une procédure si la loi était violée, je ne le peux désormais plus.
Ensuite, ils ont réformé le Conseil Supérieur de la Magistrature afin que les magistrats n'y soient plus majoritaires, corporatisme oblige. Les nominations des procureurs furent ainsi totalement assurées par le pouvoir. L'étape suivante a été la suppression de la Commission d'Avancement. Tu n'as jamais connu cette instance : ses membres étaient en partie élus sur des listes syndicales de magistrats. La commission d'avancement avait deux grands secteurs d'intervention : elle statuait sur l'inscription au "tableau d'avancement" qui permettait aux magistrats de passer au grade supérieur. Ta carrière à toi se décidera en conseil des ministres. La commission d'avancement décidait ensuite des intégrations dans la magistrature. Aujourd'hui, et tu ne le sais que trop, la désignation des juges se fait à Paris. C'est le CSM qui décide de tout, et les magistrats n'en font plus du tout partie.
Ton pauvre père n'est plus qu'un vulgaire procureur aux ordres du préfet de région. Je dois poursuivre toutes les infractions, puisque l'opportunité des poursuites a été abandonnée depuis bien longtemps. Malheureusement, les moyens matériels en procureurs et autres fonctionnaires qui nous avaient été promis pour accompagner cette réforme n'ont pas suivi. Je n'y avais pas cru de toute manière.
Bien sûr, la liberté de parole à l'audience, la dernière qui nous restait, a également disparu. Les politiques ne supportaient plus que des professionnels du droit en charge de l'application des lois puissent donner leur avis sur celles-ci, même à l'audience. Alors je m'y rends désormais le coeur léger, puisque je n'ai plus qu'à demander des peines fixées par la loi, que les juges sont tenus d'appliquer. Certes, nous n'avons plus beaucoup d'utilité, mais c'est tellement plus confortable, même si certaines situations me mettent parfois très mal à l'aise. Tu n'auras pas plus le choix que tes camarades de promotion.
Ton métier ne sera jamais celui que j'exerçais lorsque tu étais jeune, et que tu venais me voir à l'audience. Je voyais dans ton regard que tu étais fier de ton père. Fier de ce qu'il apportait à la société. Malheureusement, les temps ont bien changé, et la justice n'est plus aujourd'hui qu'une administration comme une autre. Comme la Sécurité Sociale ou les impôts. Le justiciable veut son jugement favorable. Il prend son ticket et choisit son juge. Où est la justice, dans tout cela ?
Voilà, mon fils. Je te souhaite de réussir à travailler dans les meilleures conditions. Non pas matérielles : à l'impossible, nul n'est tenu. J'aurais préféré que tu fasses un autre métier. Celui-ci n'a pas beaucoup d'avenir. Mais je n'en resterai pas moins éternellement fier de toi.
Ton père qui t'aime.
Commentaires
1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 00:39 par Marcus Tullius Cicero
2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 02:06 par PrometheeFeu
3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:24 par fr
4. Le jeudi 23 octobre 2008 à 10:38 par bb
5. Le jeudi 23 octobre 2008 à 12:35 par ceriselibertaire
6. Le jeudi 23 octobre 2008 à 12:56 par Maboul Carburod....z
7. Le jeudi 23 octobre 2008 à 13:10 par Emilien
8. Le jeudi 23 octobre 2008 à 16:53 par système D
9. Le jeudi 23 octobre 2008 à 20:55 par untel
10. Le vendredi 24 octobre 2008 à 06:52 par Cassandre
11. Le mardi 28 octobre 2008 à 01:10 par Kemmei
12. Le vendredi 31 octobre 2008 à 15:28 par hatonjan