Juge de campagne
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 02:16 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Marnie, juge d'instance
Je suis juge d'instance dans un petit tribunal en zone rurale. Loin des clameurs médiatiques, des dossiers dits sensibles, des pressions politiques, seule à bord avec une équipe de fonctionnaires dévoués, je rends la justice qu'on appelait autrefois "de paix", qu'on a rebaptisé pour certaines occasions "de proximité", bref, la justice du quotidien : les conflits locatifs, le contentieux de la consommation, le surendettement, les contraventions, les conflits de voisinage, la protection des personnes vulnérables, des mineurs orphelins, etc.
Après avoir "roulé ma bosse" dans plusieurs juridictions "sinistrées" par manque d'effectif, exercé notamment pendant quelques années en région parisienne les terribles et impuissantes fonctions de "JLD[1]", présidé des audiences nocturnes d'abattage de comparution immédiate, j'ai retrouvé enfin dans mon tribunal de campagne le sens de juger, le sens d'être juge.
En prenant le temps d'écouter les gens, en recherchant au maximum la résolution négociée des conflits avec l'aide de "mes" conciliateurs de justice, avec les avocats, les huissiers de justice locaux,
En me laissant envahir à l'audience par les dossiers volumineux des plaideurs "en personne[2]" qu'il me faut trier, reclasser, déchiffrer pour tenter de comprendre le comment du pourquoi...
En allant voir sur place ce mur mitoyen (ou pas) de la haine qu'on voudrait déplacer d'un demi centimètre juste pour embêter le monde...
En rencontrant quotidiennement parce que ma porte leur est toujours ouverte mes "protégés" sous tutelle ou curatelle qui s'agitent et revendiquent beaucoup, qui crèvent souvent de solitude et repartent content d'avoir parlé à quelqu'un, pour revenir de nouveau fâchés le lendemain sous un autre prétexte...en visitant mes petits vieux sous protection dans leur maison de retraite.
C'est comme dans la chanson "le Sud" de Nino Ferrer : "on aurait pu vivre comme ça plus d'un million d'années".
Oui mais voilà, cette justice là, c'est finie. Sacrifiée sur l'autel de la carte judiciaire. Mon petit tribunal ferme ses portes le 31/12/2009.
Je m'en vais rejoindre une grande juridiction, me diluer dans les arcanes d'une grosse machinerie judiciaire complètement grippée, asphyxiée par la masse des contentieux, sans moyens humains et matériels pour les traiter.
Faire du pénal sûrement, beaucoup de pénal, il n'y a plus que ça qui compte, surtout les statistiques qu'il faut adresser "en temps réel" à la chancellerie.
Frémir sous le spectre des procédures disciplinaires tous azimuts initiées par tel justiciable mécontent d'une décision rendue, qui préférera mettre en accusation le juge scélérat plutôt que d'exercer une voie normale de recours, pour qu'"il paye" (l'exemple vient d'en haut).
Ou subir les fulgurantes "enquêtes administratives" nocturnes menées par les cow-boys de l'inspection générale des services de la chancellerie.
Rendre la justice les mains tremblantes...de colère rentrée.
Ou de colère visible, le 23/10 prochain.