j'assiste à ça…
Par Eolas le jeudi 23 octobre 2008 à 02:14 :: Magistrats en colère :: Lien permanent
Par Veuxd'elle, assistant de justice dans un tribunal administratif
Je suis le petit assistant de justice qui se faufile derrière son magistrat ou sa présidente. Je suis à la fois trop près et trop loin pour savoir ce qui ne va pas mais je peux vous en dire deux mots.
Mon travail à moi, légalement, c'est d'apporter mon « concours aux travaux préparatoires réalisés par les membres » de la juridiction administrative (art. R.222-7 du code de justice administrative, abrégé CJA).
En réalité, sous le contrôle des magistrats, je traite les dossiers qui arrivent sur mon bureau, tout simplement parce qu'il n'y a plus assez de magistrat pour écouler le stock.
Alors on me dit que je dois faire comme les grands : une note, un projet de jugement et au suivant, une note, un projet etc… en droit des étrangers, beaucoup, des ordonnances[1], énormément.
Parce que la pression des chiffres, l'engorgement des tribunaux et l'usine à gaz du « droit » des étrangers à conduit à ça, donner ce contentieux à de jeunes juristes qui sortent des banc de la fac et n'ont pas imaginé une seconde, du haut de leur vingtaine d'année, qu'ils pourraient avoir une responsabilité aussi écrasante. Bien sûr, sous le contrôle des magistrats, eux-mêmes débordés et courant après leur « norme » (i.e. le nombre standard de dossier à traiter pour une audience, une dizaine en général, la justice est une histoire de statistique…).
Moi aussi j'ai ma norme et mon quota à écouler. Chaque jour j'ai cette petite cloche dans ma tête qui me dit « tu en es à combien là ? C'est tout, c'est moins que le mois dernier, allez mets un coup de cravache mon petit ». Très relaxant comme son de cloche…
Pourquoi ? Parce que nos gouvernants on eut l'ingénieuse idée de flatter le peuple dans ses plus bas instincts, la peur de l'autre, au détriment d'un idéal, une justice de qualité.
Alors ils ont restreint les conditions d'octroi, durci la législation et inventé des instruments juridiques merveilleux comme l'OQTF[2] qui permet, dans un même bout de papier, d'avoir trois décisions : refuser le titre de séjour, fixer le pays de renvoi et obliger à quitter le territoire.
Ingénieuse ? Pour les préfets certainement, ils gagnent du temps grâce à ce fameux bout de papier unique ; pour nous rien n'a changé. Il reste toujours trois décisions susceptibles de contenir chacune des illégalités qui leurs sont propres et qu'on doit examiner : ça c'est l'Etat de droit mais sous la pression des chiffres, ça c'est l'Etat démago des statistiques à gogo.
Qui y gagne à votre avis ?
Qu'est-ce qu'il en résulte ? oh, trois fois rien, hormis quelques jugements par-ci par là un peu discutables (j'aimerais souligner qu'ils restent assez rares tout de même), il est une conséquence directe qui me dérange beaucoup plus : pendant que toute l'énergie des magistrats et assistants est consacrée à la résorption de ce contentieux en explosion depuis ces dernières années (allant jusqu'à représenter 60% du stock d'une juridiction !!!!), les autres contentieux n'avancent pas. Et l'égalité du justiciable dans tout ça criera la brave dame ?
Si tu es un « dangereux étrangers » en situation irrégulière, rassure toi, tu seras jugé en moins de six mois[3]. Si tu es un contribuable qui souhaite contester la taxation d'office au titre de l'impôt sur le revenu, tu en as pour un ou deux ans. Tu as été charcuté par un chirurgien indélicat ? compte au minimum deux ans pour un jugement de première instance. Tu es menacé d'expropriation pour une cause dont tu penses qu'elle n'a d'utilité publique que l'étiquette ? Ne t'en fais pas, grâce aux contentieux des étrangers, tu risques fort d'être jugé dans trois ou quatre ans.
Le pire dans tout ça, c'est le gâchis. Je rêve d'intégrer ce corps[4], je m'y prépare d'ailleurs, mais comment rendre attractif la fonction de magistrat quand on promet aux impétrants le si excitant contentieux des étrangers comme presque unique horizon en début de carrière ? Autant dire, de suite, que ça en fait fuir plus d'un… des talents sacrifiés sur l'autel de la démagogie et des « bons chiffres » du gouvernement.
Ras le bol, qu'est-ce qui est le plus important : l'aura politique d'une personne assise sur une sorte de bulle spéculative ou VOTRE justice, celle qui est rendu au nom du peuple français et devrait être digne de celui-ci !
J'ai été recruté parce que j'avais au minimum une maîtrise de droit et des compétences qui me « qualifient particulièrement à l'exercice de ces fonctions » (L222-7 CJA). J'ai un DEA d'une grande université, cinq ans d'études derrières et la chance d'avoir pu consacrer mon temps à ça et pas, comme beaucoup d'autre, à travailler en même temps pour financer celle-ci. Je suis payé 8,80€ brut de l'heure, pour un contrat de 15h par semaine, c'est la norme. Ca ne me paye même pas mon loyer à Paris… heureusement, jeune actif, mes parents sont encore là.
Ha oui, pourquoi ne pas finir sur une note d'espoir : au prochain concours, il y aura certainement, comme chaque année, entre 30 et 40 postes d'ouverts.
Il y a environ 1000 magistrats administratifs et 8000 magistrats judiciaires pour 60 millions de citoyens en France. En Allemagne, pays qui a substantiellement la même organisation que nous, on dénombre 22 600 magistrats judiciaires, certes pour 82 millions d'habitants. Mais ça donne proportionnellement un magistrat judicaire pour 3600 citoyens là bas, quand on en compte 1 pour 7500 chez nous.
Alors si vous pensez qu'il est plus important de parler du bébé de Rachida, de la rétention de sûreté ou du chien de Michel qui a mordu Germaine et qui nécessitera une nouvelle loi, ce sera sans moi, je ne veux pas, je ne peux pas voir à ce point la République se désintéresser de ce qui est et restera toujours, quoiqu'on en dise, le troisième pouvoir et le garant des droits et libertés de nos concitoyens.
Notes
[1] Une ordonnance en droit administratif est le cauchemar de l'avocat : c'est une décision de rejet de la requête sans audience.
[2] Obligation de Quitter le Territoire Français, création de la loi Sarkozy II du 24 juillet 2006.
[3] En moins de trois mois pour une OQTF, en moins de trois jours pour une reconduite à la frontière.
[4] Des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel, la magistrature des tribunaux administratifs.
Commentaires
1. Le jeudi 23 octobre 2008 à 12:00 par un magistrat administratif
2. Le jeudi 23 octobre 2008 à 14:36 par Gari
3. Le jeudi 23 octobre 2008 à 16:18 par X.
4. Le vendredi 24 octobre 2008 à 04:11 par Raph
5. Le vendredi 24 octobre 2008 à 06:51 par XYZ
6. Le vendredi 24 octobre 2008 à 08:17 par X.
7. Le vendredi 24 octobre 2008 à 10:10 par Veuxdelle
8. Le vendredi 24 octobre 2008 à 11:20 par X.
9. Le vendredi 24 octobre 2008 à 12:07 par Veuxdelle
10. Le lundi 27 octobre 2008 à 13:21 par Scif