Les avocats, les magistrats et leur Révolution
Par Fantômette le lundi 14 juillet 2008 à 15:35 :: Commensaux :: Lien permanent
Par Fantômette
Comme il n'aura échappé à personne, aujourd'hui, c'est le 14 juillet, jour de fête nationale et commémoration de la prise de la Bastille de la Fête de la Fédération. Si cette commération est avant tout devenue l'occasion d'une revue des armées qui, à l'instant où je vous écris [1], mobilise toutes les chaînes de télévision, l'histoire du 14 juillet 1789 n'imposait pas qu'il en soit ainsi.
La révolution française a bien des sources, que je n'ai ni la compétence, ni le désir, d'énumérer ici. Les économistes en distinguent les prémisses dans l'évolution d'une économie qui fait apparaître une classe bourgeoise, marchande et financière, éduquée et ambitieuse. Les philosophes se régalent d'en attribuer tout le mérite à la philosophie des Lumières, une philosophie qui a indubitablement bénéficié également des progrès techniques de l'imprimerie qui en ont permis une large diffusion.
Mais les juristes n'étaient naturellement pas en reste, à une époque où avocats et magistrats marchaient souvent de conserve, et ce pour le plus grand embarras du pouvoir souverain.
A l'époque, l'ancêtre de l'institution judiciaire, c'est le Parlement. Une vénérable institution, exerçant au nom du souverain, une justice déléguée. En théorie.
Car depuis longtemps, les magistrats ont de la ressource. Le Parlement, en-dehors de ses fonctions juridictionnelles, est également le gardien des sceaux royaux. Il lui appartient par conséquent d'enregistrer édits et ordonnances rendus par le pouvoir souverain. Mais que se passerait-il, se sont un beau jour demandé certains esprits libres malins si nous refusions d'apposer les sceaux sur des textes dont la teneur ne nous sied guère ?
Sitôt dit, sitôt fait : ce fut l'apparition de la pratique dite du "droit de remontrances". Le Parlement, chagriné de voir son souverain régulièrement se fourvoyer dans des décisions mal venues, s'est mis, de temps à autre, à refuser d'enregistrer les ordonnances royales, voire à les amender.
Ce droit de rémontrances est d'abord utilisé avec parcimonie, et notamment, bizarrement, lorsque le régime est affaibli. Louis XIV, par exemple, ne s'est jamais vu infliger une quelconque remontrance [2]. Ce droit fut rétabli maladroitement par le Duc d'Orléans qui souhaitait s'attirer les bonnes grâces du Parlement et s'emparer de la régence à la mort de Louis XIV, et qui va rapidement s'en mordre les doigts.
Le pouvoir, dont les caisses sont vides, veut faire passer des édits pour assainir les finances et lever des taxes ? Remontrances. Le Régent tente de rattraper le coup et de réglementer le droit de remontrances ? Remontrances. Deux magistrats sont arrêtés. Les avocats se mettent en grève. Le duc d'Orléans doit céder.
Les finances, avec tout cela, sont toujours dans un état catastrophique. L'Etat cède à prix d'or à la Compagnie des Indes le monopole du commerce avec l'Asie. Remontrances. Les magistrats sont sanctionnés[3], et dans la foulée, nouvelle grève des avocats, dont le mot d'ordre claque comme un slogan du SAF : "L'avocat libre ne peut plaider que devant un Parlement libre".
La grande épreuve de force entre le Parlement et Louis XV laissera toutefois l'avantage à ce dernier. Le Parlement ancienne version est renversé, par une grande réforme des institutions, mise en place par le chancelier Maupéou, qui jette les bases de l'organisation judiciaire moderne [4] par des édits des 20 novembre et 1er décembre 1770, 23 janvier et 13 avril 1771. Le droit de remontrances est maintenu, mais le dernier mot appartiendra au roi, qui pourra imposer l'enregistrement de ses édits lors des lits de justice. Création de charges pour les avocats, dont l'avantage majeur sera qu'elles pourront lui être retirées s'il se met en grève. Interdiction d'arrêter le service de la justice. Nomination des magistrats par l'Etat, ces derniers se voient retirer leurs charges vénales, mais non leurs offices acquis.
Le Parlement s'insurge logiquement, et refuse d'enregistrer ces édits. Un lit de justice est organisé. Le roi ne cède pas. Furieux, les magistrats se retirent et cessent le travail. Louis XV n'est ni Louis XIV, brutal, ni Louis XVI, indécis. Il suit logiquement l'esprit de sa réforme, confisque les offices des magistrats concernés et charge son chancelier d'en désigner les remplaçants.
Mais où sont passés les avocats, si prompts à défendre des magistrats qui, rappelons-le, le plus souvent, sortent de leurs rangs ?
Maupéou, habile, a compris qu'il fallait, pour faire plier le Parlement, briser la solidarité qui existait entre magistrats et avocats. Sollicités par Maupéou, qui leur présente une réforme que peu contestent sur le fond[5], ces derniers retirent leur soutien à l'ancien Parlement et rallient le Parlement Maupéou, non sans créer au passage une profonde division entre avocats, qui laissera des traces jusqu'après la Révolution. En novembre 1771, la plupart des avocats prêtent serment devant le nouveau Parlement[6].
Avocats divisés, petits pois éparpillés, était-ce la fin des haricots[7] ?
Que nenni, c'était sans compter sur ce grand benêt naïf de Louis XVI. Qui, le 12 novembre 1774, dans le but louable de réconcilier tout le monde et de s'attirer l'amabilité de ceux qu'il souhaitait obliger, rétablit l'ancien Parlement dans l'ensemble de ses prérogatives, sous cette réserve que le droit d'enregistrement sera réservé à la Grand Chambre du Roy, et que le droit de grève restera interdit. Puis, il rappelle les anciens magistrats limogés. Ces derniers ne vont pas lui démontrer pour autant toute la reconnaissance à laquelle il aurait pu s'attendre.
Le 30 novembre 1774, 18 jours après que ces magistrats se soient vus réintégrés, le Parlement refuse d'enregistrer... l'ordonnance du 12 novembre 1774. Oui, celle-là même qui vient de le rétablir. L'ambiance n'est pas fameuse. Le Parlement exerce son droit de remontrances, et proclame que nulle loi ne peut être enregistrée sans avoir préalablement reçue l'accord du Parlement, et ce - pour faire bonne mesure - en toute matière.
Le pouvoir ne réagit pas.
Entre 1775 et 1789, l'opposition systématique du Parlement et du Roi va bloquer totalement la marge de manoeuvre du souverain. L'immobilisme de ce dernier provoque l'escalade des prises de position du Parlement[8] Toute décision du Parlement, si elle est critiquée par le roi, provoque les manifestations des magistrats. S'ils sont sanctionnés[9], le barreau se met aussitôt en grève, et l'Etat est paralysé.
Dans un dernier effort pour revenir en arrière, le Roi convoque un lit de justice à Versailles, et indique vouloir créer une chambre d'enregistrement au sein du Parlement. Dans la crainte de provoquer de nouveaux troubles, il met le Parlement en vacances, mais en vain. Les magistrats sont furieux et inondent le pays de libelles, qui contribuent à échauffer les esprits. Les avocats se mettent à leur tour en grève, et bloquent une nouvelle fois tout l'appareil institutionnel.
Le roi cède, encore.
Dépassé peut-être, dans l'impasse la plus complète certainement[10], le Roi convoque alors les Etats Généraux, le 23 septembre 1788.
Cette décision, qui le place déjà sur un chemin qui s'avèrera bien sombre en ce qui le concerne, a cependant un effet un peu inattendu et va précipiter un nouveau divorce entre avocats et magistrats. Les magistrats, en effet, veulent convoquer des Etats Généraux classiques, dans lesquels noblesse de robe et clergé sont sur-représentés par rapport au Tiers Etat. Les magistrats font partie de la noblesse de robe, ce qui n'est pas le cas des avocats.
Ces derniers rompent avec les magistrats, et décident de défendre leurs propres droits, ceux de la bourgeoisie. L'avocat entre en politique. Il se trouve une nouvelle solidarité auprès des justiciables. Il couvre à son tour le pays de libelles vengeurs, pourfendeurs des privilèges et de toutes les noblesses. Il est le porte-parole des citoyens mécontents, rédige les cahiers de doléance, et commence par dominer le Tiers Etat avant, rapidement, de se trouver lui-même submergé, emporté par un mouvement dont l'ampleur n'avait peut-être jamais été prévisible.
Le 17 juin 1789, il s'agit là d'un petit coup d'état, des députés se réunissent et fondent l'Assemblée Nationale Constituante, au sein de laquelle siègent de nombreux avocats.
Le 14 juillet 1789, le peuple prend la Bastille, où la petite histoire raconte qu'il ne restait que quatre détenus.
C'est presque la fin du Parlement, qui se réunit une dernière fois en septembre 1790, date à laquelle il enregistre sans résistance les lois des 17 et 24 août 1790, instituant une organisation judiciaire dans la lignée de la réforme Maupéou.[11] La procédure pénale est également profondément remaniée - elle aura hélas du mal à s'exercer pleinement dans les années qui suivront. L'infâme ordonnance de Villers-Coterets - qui datait d'août 1539 [12] est abrogée, qui avait mis en place une procédure inquisitoriale, secrète et prévoyant l'obtention des aveux par la torture. L'inculpé n'avait alors aucun droit à un avocat, ni à l'instruction, ni à l'audience.
L'avocat est désormais présent aux côtés des accusés.
Viendra rapidement pour lui le temps où nombre d'entre eux auront grand besoin de son éloquence et de son soutien. A partir de 1790, mes confrères se lanceront avec peine, mais avec courage, dans la défense pénale qui vient de leur être ouverte. A leurs risques et périls. Je laisse cette histoire là en suspend... Peut-être pour un autre 14 juillet ?
PS : Je suis avocate, non historienne, et je ne me suis donc lancée dans la rédaction de ce billet que soutenue moralement et matériellement par deux ouvrages : l'Histoire des avocats en France de Bernard Sur, et mon fidèle Dictionnaire de la Culture Juridique - deux ouvrages indispensables quoique clairement non eligibles à la catégorie lecture en tongs. Merci de me signaler d'éventuelles erreurs, qui resteraient naturellement de mon fait.
Notes
[1] mais pas à l'instant où vous me lisez, le décalage temporel étant provoqué par ma stupéfiante capacité à relire quinze mille fois un texte en trouvant toujours un léger quelque chose à modifier.
[2] Par personne qui aurait eu l'occasion de s'en vanter par la suite, en tout cas.
[3] par le biais d'un exil - le mot n'est pas trop fort - à Pontoise.
[4] Sont notamment mises en place des juridictions de première instance et des juridictions d'appel, les Conseils Supérieurs, qui remplacent les anciens parlements de province. Ce sont les ancêtres de nos Cours d'Appel.
[5] notamment pour ce qui concerne la réorganisation judiciaire, la question du droit de remontrance concernant bien plus les magistrats que les avocats
[6] Parmi lesquels Tronchet, oui, celui-là même du code civil.
[7] Désolée, je n'ai pas pu résister.
[8] Ainsi, le 7 août 1787, pour la première fois, me semble t-il, dans l'histoire judiciaire française, le Parlement va déclarer illégale la transcription d'office par le roi ! Il ne s'agit plus là d'un refus d'enregistrement, mais bien d'un contrôle de légalité des actes du roi par le parlement. Le pouvoir n'y réagira pas davantage.
[9] Toujours généralement par le biais d'un exil, à Pontoise, voire à Troyes !
[10] Je vous rappelle que les caisses sont vides. La guerre d'indépendance américaine coûte chère, et les blocages systématiques empêchent la levée de nouvelles taxes
[11] Créations des Justices de Paix, des Tribunaux de première instance, et d'un double degré de juridiction. Apparaissent également les tribunaux de commerce, et un tribunal de cassation.
[12] Oui, à l'époque, les réformes de la procédure pénale ne se succèdaient pas au rythme effrené que nous connaissons désormais
Commentaires
1. Le lundi 14 juillet 2008 à 15:51 par Le T
2. Le lundi 14 juillet 2008 à 16:08 par PEG
3. Le lundi 14 juillet 2008 à 16:20 par gabbriele
4. Le lundi 14 juillet 2008 à 16:59 par 1bR
5. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:11 par Nébal
6. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:16 par Nemo
7. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:34 par David M.
8. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:35 par Shadoko
9. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:36 par baptiste
10. Le lundi 14 juillet 2008 à 17:39 par Elisabeth
11. Le lundi 14 juillet 2008 à 18:10 par athena7too
12. Le lundi 14 juillet 2008 à 18:44 par Votre Boulanger
13. Le lundi 14 juillet 2008 à 18:51 par Eric
14. Le lundi 14 juillet 2008 à 18:52 par Soudia
15. Le lundi 14 juillet 2008 à 18:53 par Soudia
16. Le lundi 14 juillet 2008 à 20:21 par Votre Boulanger
17. Le lundi 14 juillet 2008 à 21:10 par Dav
18. Le lundi 14 juillet 2008 à 22:00 par Hub
19. Le lundi 14 juillet 2008 à 22:14 par Alcoolo
20. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:03 par Джугашвили
21. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:06 par Джугашвили
22. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:15 par cucurieux
23. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:22 par folbec
24. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:23 par Lumen Tenebris
25. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:35 par Jean-Loup Charollais
26. Le lundi 14 juillet 2008 à 23:41 par Votre Boulanger
27. Le mardi 15 juillet 2008 à 00:38 par Thibaut
28. Le mardi 15 juillet 2008 à 00:52 par Bruno
29. Le mardi 15 juillet 2008 à 01:02 par Bruno
30. Le mardi 15 juillet 2008 à 01:10 par Bruno
31. Le mardi 15 juillet 2008 à 08:03 par Moi
32. Le mardi 15 juillet 2008 à 09:37 par Mussipont
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34. Le mardi 15 juillet 2008 à 10:19 par noisette
35. Le mardi 15 juillet 2008 à 10:31 par gnnn
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37. Le mardi 15 juillet 2008 à 11:38 par Therion
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41. Le mardi 15 juillet 2008 à 15:36 par o.d.m
42. Le mardi 15 juillet 2008 à 15:48 par Esurnir
43. Le mardi 15 juillet 2008 à 17:31 par ceriselibertaire
44. Le mardi 15 juillet 2008 à 17:44 par ceriselibertaire
45. Le mardi 15 juillet 2008 à 18:08 par Dubitatif
46. Le mardi 15 juillet 2008 à 19:23 par Le blog de LM
47. Le mardi 15 juillet 2008 à 20:16 par aliocha
48. Le mardi 15 juillet 2008 à 21:27 par justiciable
49. Le mardi 15 juillet 2008 à 22:25 par Setebos
50. Le mardi 15 juillet 2008 à 23:23 par jul
51. Le mardi 15 juillet 2008 à 23:45 par Alexico
52. Le mercredi 16 juillet 2008 à 00:26 par blh
53. Le mercredi 16 juillet 2008 à 08:00 par Setebos
54. Le mercredi 16 juillet 2008 à 09:23 par aliocha
55. Le mercredi 16 juillet 2008 à 10:12 par Dubitatif
56. Le mercredi 16 juillet 2008 à 11:27 par Alexico
57. Le mercredi 16 juillet 2008 à 13:57 par robespierre
58. Le mercredi 16 juillet 2008 à 16:45 par aliocha
59. Le mercredi 16 juillet 2008 à 19:46 par Votre_Boulanger
60. Le mercredi 16 juillet 2008 à 20:35 par El Re
61. Le jeudi 17 juillet 2008 à 17:44 par N.C.
62. Le jeudi 17 juillet 2008 à 18:41 par Fred
63. Le jeudi 17 juillet 2008 à 19:39 par Dini
64. Le jeudi 17 juillet 2008 à 23:08 par Frédo
65. Le jeudi 17 juillet 2008 à 23:10 par Sigismund
66. Le vendredi 18 juillet 2008 à 09:22 par N.C.
67. Le vendredi 18 juillet 2008 à 10:17 par Sigismund
68. Le vendredi 18 juillet 2008 à 13:24 par HD
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71. Le vendredi 18 juillet 2008 à 16:36 par Rémi
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74. Le samedi 19 juillet 2008 à 10:07 par aliocha
75. Le samedi 19 juillet 2008 à 10:50 par Véronique
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77. Le samedi 19 juillet 2008 à 11:36 par Véronique
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87. Le lundi 21 juillet 2008 à 09:51 par aliocha
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89. Le lundi 21 juillet 2008 à 19:27 par tschok
90. Le mercredi 23 juillet 2008 à 12:48 par Fred
91. Le vendredi 25 juillet 2008 à 21:40 par henriparisien