Faut-il une Class Action en France ?
Par Eolas le vendredi 14 juillet 2006 à 16:11 :: Les leçons de Maître Eolas :: Lien permanent
Où l'auteur abandonne les billets ras-du-gazon pour regagner les hauteurs de l'Olympe du droit, ce qui n'est pas facile avec des crampons.
Serpent de mer juridique, la class action fait régulièrement parler d'elle, ses partisans y voyant un formidable progrès, ses détracteurs une américanisation de la société française (ce qui est supposé être mal) et un moyen d'enrichir grassement les avocats (ce qui à mon sens est plutôt un argument pour...).
Le président Chirac vient d'en découvrir l'intérêt et a décidé d'en faire un des grands chantiers de son troisième mandat. Ou de ce qui lui reste du second, les Français étant un peuple bien ingrat sauf avec ses footballeurs[1]
La class action s'appellerait Action de groupe, et ferait l'objet d'un projet de loi en cours de préparation, déposé à l'automne. Le Monde s'en réjouit, le Medef s'en émeut.
Mais une class action, qu'est ce que c'est ? En quoi est-ce supposément incompatible avec le droit actuel de la procédure civile ? Supposément, car nous allons le voir, le droit français connait depuis longtemps des actions menées par un groupe parfois fort nombreux de victimes d'un préjudice identique, que ce soit au pénal ou au civil.
Quel serait donc l'apport d'une telle réforme à l'état actuel du droit ? La différence est procédurale et suppose la création d'une exception bouleversant la logique de la procédure civile en France. Rien que ça.
Class Action contre action individuelle
Une Class Action est une action menée par un groupe, class en anglais, identifiable par le préjudice commun qu'il a subi.
Le principe en droit français mais aussi dans tous les droits processuels[2] est qu'une personne agit en son nom propre. Un adage très connu des étudiants en droit est "En France, nul ne plaide par procureur". Procureur s'entend de "personne ayant reçu procuration", et non dans son sens moderne de procureur de la République : l'Etat plaide bel et bien par procureur.
Nul ne plaide par procureur signifie que nul ne peut engager une action à la place de quelqu'un d'autre. Au nom de quelqu'un d'autre, oui, c'est le rôle de l'avocat, mais il a reçu mandat pour ce faire.
Le principe est donc que chaque victime agit individuellement, chacune de son côté.
Mais il est parfaitement possible que toutes les victimes du même préjudice se réunissent et agissent dans le cadre du même procès contre celui qui a causé leur préjudice. Cela peut résulter d'une entente préalable, ou d'une action intentée par l'une d'entre elles sur laquelle viendront se greffer les autres victimes par ce qu'on appelle une intervention volontaire. Le mécanisme existe aussi bien au civil qu'au pénal : il est possible d'intervenir à une instance civile (par le dépôt de conclusions), pénale (en se manifestant à l'audience avant la clôture des débats) ou à une instruction (par une déclaration de constitution de partie civile). L'avantage est que l'union fait la force : si chaque partie a son avocat, c'est un bataillon de juristes qui pilonne la position du défendeur ; si c'est le même avocat, chaque partie ne débourse qu'une somme modeste pour assurer à l'avocat une rémunération lui permettant de consacrer tous les moyens (documentation technique, expertises...) et le temps nécessaire au succès du procès. Peu importe que le tribunal ne soit pas territorialement compétent pour toutes les parties, il suffit qu'il le soit pour une de celles qui a mis l'action en mouvement[3].
Cependant, seules pourront être indemnisées les victimes dont les noms figurent au jugement, donc qui se sont manifestées au plus tard avant la clôture du jugement. Pour les autres qui souhaiteraient par la suite obtenir une réparation, ce jugement leur serait utile comme pièce à charge dans leur dossier mais elles devraient à nouveau saisir un tribunal, et demander au juge de statuer de la même façon, sans que rien ne l'oblige à le faire.
C'est le principe de l'effet relatif des jugements : si entre les parties au procès et sur les seuls points qu'il tranche, il a une autorité absolue que rien ou presque ne peut remettre en cause (l'autorité de la chose jugée), il n'a aucun effet de droit à l'égard des personens extérieures au procès. Il n'y a pas de règle du precedent en droit français, qui oblige tout juge à statuer de la même façon qu'un précédent jugement si les circonstances sont identiques.
La procédure civile et pénale reconnaît des droits d'actions spécifiques aux associations de consommateurs. Mais là encore, il s'agit d'actions personnelles : si la loi donne à ces associations, définies par le code de la consommation, le pouvoir d'agir en justice au nom de l'intérêt collectif des consommateurs, les dommages-intérêts qu'elles obtiennent leur sont destinées et elles ne peuvent les distribuer aux consommateurs. Elles ne peuvent exercer l'action individuelles des consommateurs lésés. mais comme expliqué plushaut, ceux-ci peuvent se joindre à l'action en justice par voie d'intervention pour réclamer réparation de leur préjudice.
Or la Class Action va bouleverser cette logique de l'action individuelle ou seules les parties au procès peuvent se prévaloir du jugement.
La Class Action ou comment n'engager un procès qu'une fois qu'il est gagné.
La logique du système de la Class Action est presqu'inverse. Il s'agit de donner pouvoir à une entité d'agir, au civil uniquement, au nom de l'ensemble des victimes d'un préjudice unique, quand bien même ces victimes ne seraient pas identifiées. Cette entité serait une association de consommateur selon la proposition de loi n°322 déposée au Sénat, mais cette proposition émanant de l'opposition n'a aucune chance de devenir une loi. On verra ce que décidera le projet de loi gouvernemental.
Une fois que cette entité a démontré l'existence d'un préjudice de groupe, et que cette décision est définitive (l'appel a été exercé ou le délai de recours a expiré), l'instance est suspendue pendant un délai (un mois dans la proposition sus-mentionnée) durant lequel l'entité ayant mené avec succès cette action va, par tous moyens, demander aux victimes concernées de se manifester et d'apporter les éléments permettant de chiffrer leur préjudice. Une fois le délai écoulé, le juge liquide le préjudice des victimes s'étant manifestées et fixe le montant de leur indemnisation. Les victimes ne s'étant pas manifestées dans le délai peuvent, selon le droit commun, engager une action à titre individuel.
Vous voyez le renversement de la logique : ce n'est qu'une fois que le procès a eu lieu que les victimes se manifestent pour demander réparation de leur préjudice, l'association ayant pour rôle de répartir les sommes allouées. Le juge reste temporairement saisi de la question pour toutes les victimes se présentant à lui dans le délai.
Des questions se posent que la proposition de loi n'aborde pas : la rémunération de l'association de consommateurs, par exemple. Peut-elle demander une participation aux victimes arrivant après la bataille, ou retenir une commission sur ces sommes ? Ou doit-elle se contenter de la beauté du geste, et des sommes allouées par le juge au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ? L'appel à victimes se faisant notamment par voie de publicité, elle engagera des dépenses importantes : sa rémunération doit être regardée comme normale.
De plus, le projet de loi limiterait, à en croire les informations du Monde, ces actions pour des préjudices limités à 2000 euros par victime. Toujours la peur de l'américanisation de la vie judiciaire, totalement absurde puisque en l'espèce les deux sources de dérives observées outre atlantique sont prohibées en France : la publicité commerciale des avocats et leur rémunération sur une seule base proportionnelle (la clause dite de quota litis). Car cette limite de 2000 euros, totalement arbitraire puisqu'il ne correspond à aucun seuil existant en procédure civile, implique que seul le juge de proximité aura à connaître de cette action si dérogatoire au droit commun, qui peut mettre en jeu des sommes considérables, le montant maximal de 2000 euros étant à multiplier par le nombre de victimes (un millier de victimes feront donc connaître au juge de proximité un enjeu de deux millions d'euros). Sans remettre en cause la compétence des juges de proximité au civil (au pénal, je serais beaucoup plus réservé), les juridictions de proximité ne sont pas faites pour faire face à un tel contentieux. Comme leur nom l'indique, ce sont des petits litiges de quartier, jugés par une procédure simplifiée. La procédure de droit commun devant le tribunal de grande instance, avec ministère d'avocat obligatoire, phase préalable de mise en état où tous les incidents et les mesures d'instructions sont réglées, où la collégialité est le principe, trois juges ayant à connaître du dossier lors du jugement, est beaucoup plus adaptée. Espérons que le législateur ne se laissera pas distraire par sa volonté de faire des cadeaux immédiats au consommateur électeur.
En conclusion, la Class Action à la française, pourquoi pas, mais à condition que pour une fois, l'ajout de "à la française" n'indique pas une adaptation bâclée, vidant la réforme de sa substance au profit d'un effet d'annonce. C'est mal parti, pour le moment.
Je reviendrai sur la question lors de la publication du projet de loi annoncé pour la rentrée.
Notes
[1] : J'ai craqué, désolé.
[2] : Comprendre : le droit lié à la conduite des procès, de leur mise en mouvement jusqu'à l'exécution des décisions, en incluant les voies de recours.
[3] : C'est exactement ce que proposent des avocats ayant créé le site "Classaction.fr", qui sous le vocable de "Class Action" propose en fait des actions individuelles regroupées. Le Conseil de l'Ordre, saisi de la question, a exprimé des réserves sur cette démarche, qui ne semblent pas avoir été prises en compte. J'ignore où en est ce dossier actuellement. Je ne lie pas le site car à titre personnel je désapprouve cette démarche.
Commentaires
1. Le vendredi 14 juillet 2006 à 17:29 par sircam
2. Le vendredi 14 juillet 2006 à 19:27 par yves
3. Le vendredi 14 juillet 2006 à 20:05 par Kombucha
4. Le vendredi 14 juillet 2006 à 20:31 par gPlog
5. Le vendredi 14 juillet 2006 à 21:16 par Lumina
6. Le samedi 15 juillet 2006 à 00:12 par jean
7. Le samedi 15 juillet 2006 à 06:28 par ALCYONS- Marie-Christine BLIN
8. Le samedi 15 juillet 2006 à 10:00 par jean
9. Le samedi 15 juillet 2006 à 11:59 par jean
10. Le samedi 15 juillet 2006 à 12:33 par zeugme
11. Le samedi 15 juillet 2006 à 13:17 par ALCYONS- Marie-Christine BLIN
12. Le samedi 15 juillet 2006 à 15:17 par Kombucha
13. Le samedi 15 juillet 2006 à 17:26 par Dilbert
14. Le samedi 15 juillet 2006 à 21:30 par Kombucha
15. Le dimanche 16 juillet 2006 à 03:27 par tokvil
16. Le dimanche 16 juillet 2006 à 10:34 par bayonne
17. Le dimanche 16 juillet 2006 à 11:54 par Dilbert
18. Le dimanche 16 juillet 2006 à 12:29 par Dilbert
19. Le dimanche 16 juillet 2006 à 12:49 par jean
20. Le dimanche 16 juillet 2006 à 12:50 par jean
21. Le dimanche 16 juillet 2006 à 13:05 par Dilbert
22. Le dimanche 16 juillet 2006 à 13:06 par Dilbert
23. Le dimanche 16 juillet 2006 à 13:23 par JaK
24. Le dimanche 16 juillet 2006 à 13:57 par Dilbert
25. Le dimanche 16 juillet 2006 à 14:40 par jean
26. Le dimanche 16 juillet 2006 à 15:04 par tokvil
27. Le dimanche 16 juillet 2006 à 15:21 par tokvil
28. Le dimanche 16 juillet 2006 à 15:49 par Kombucha
29. Le dimanche 16 juillet 2006 à 16:03 par tokvil
30. Le dimanche 16 juillet 2006 à 16:22 par Matthieu
31. Le dimanche 16 juillet 2006 à 16:52 par Kombucha
32. Le dimanche 16 juillet 2006 à 18:34 par Clems
33. Le dimanche 16 juillet 2006 à 23:39 par Gerard
34. Le dimanche 16 juillet 2006 à 23:44 par Clems
35. Le lundi 17 juillet 2006 à 11:29 par Clems
36. Le lundi 17 juillet 2006 à 12:08 par Clems
37. Le lundi 17 juillet 2006 à 12:12 par Amis de la poésie donc Materazzi, bonsoir
38. Le lundi 17 juillet 2006 à 13:24 par ade
39. Le lundi 17 juillet 2006 à 14:09 par JaK
40. Le lundi 17 juillet 2006 à 18:21 par picolo
41. Le lundi 17 juillet 2006 à 18:22 par sircam
42. Le lundi 17 juillet 2006 à 20:50 par Kombucha
43. Le mardi 18 juillet 2006 à 02:51 par asteroid257
44. Le mardi 18 juillet 2006 à 13:02 par asteroid257
45. Le mardi 18 juillet 2006 à 13:42 par Clems
46. Le mercredi 19 juillet 2006 à 01:30 par yori
47. Le mercredi 19 juillet 2006 à 13:25 par asteroid257
48. Le jeudi 20 juillet 2006 à 15:42 par Flolivio