De la responsabilité effective des magistrats
Par Eolas le mercredi 5 juillet 2006 à 15:21 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
Où l'auteur rérécrit un article de Libération
Un lecteur a la gentillesse de me signaler cet article de Libération qui est fort intéressant mais las ! rempli de certaines approximations qui peuvent égarer le lecteur.
C'est historique. Un magistrat va devoir payer de ses propres deniers les dommages et intérêts accordés dans le cadre d'une procédure concluant à une défaillance du service public de la justice. Jamais encore l'Etat français n'avait fait jouer ce dispositif prévu dans les textes sous un nom un peu barbare, «l'action récursoire»,qui lui permet de se retourner contre l'un de ses agents et de lui présenter tout ou partie de l'addition.
J'adore le "nom barbare". Cela veut dire : j'ai pas envie de chercher la définition dans le dictionnaire pour expliquer ce que c'est, je vais donc utiliser le cliché n°2 sur le droit : les mots barbares (le cliché n°1 étant les futiles "questions de procédure" qui ne méritent pas qu'on s'y intéresse).
Action récursoire est l'opposé d'un mot barbare puisqu'il vient du latin. Action, en justice, désigne le fait de saisir un juge pour faire respecter un droit. Récursoire a la même racine que recours. Une action récursoire est l'action par laquelle une personne (le débiteur principal) condamnée à payer une somme à une autre (le créancier) va demander à être remboursée intégralement ou partiellement par une autre personne (le codébiteur) qui a participé à la naissance de cette dette. Exemples : A et B volent C et sont condamnés à lui payer 1000 euros de dommages intérêts. A ayant un travail, il paye C. Il peut exercer une action récursoire contre B à hauteur de 500 euros, la moitié de la somme. Les actions récursoires sont fréquentes en droit des assurances : l'assurance qui a indemnisé un sinistre cherche à se faire rembourser en partie par les autres responsables. C'est le cas de la CPAM qui demande le remboursement des frais d'hospitalisation à l'auteur des violences, dont j'avais parlé il y a quelques jours. Ma consoeur Veuve Tarquine doit être une experte en matière d'actions récursoires, vu son domaine d'activité.
C'est ce qu'a fait l'Etat ici. Il a été condamné à payer 57.000 euros en dommages intérêts à cause de la faute d'un de ses agents. Il se retourne contre celui-ci pour demander à être en partie remboursé. Ce n'est pas une première même si c'est rare : mais vu la qualité de l'agent en question, oui, c'est une nouveauté.
Un magistrat de l'ordre administratif est à l'origine de cette révolution : Pierre C., ex-président du tribunal administratif de Nice et détenteur d'une sorte de record de lenteur. En 1986, il fut saisi par des restaurateurs, la SARL P., contestant un redressement fiscal. Ils mettront dix-huit ans à obtenir un jugement. A lui seul, le délibéré prendra 8 ans. La dernière audience s'est en effet tenue le 20 juin 1996. Normalement, les décisions sont rendues dans le mois suivant. Celle concernant la SARL Potchou sera finalement rédigée le 22 décembre 2004 par le successeur de Pierre C.
18 ans, la tête m'en tourne. Là, la responsabilité de l'Etat est clairement engagée pour dysfonctionnement du service public
Quant à la SARL P., elle avait décidé d'attaquer l'Etat pour «durée excessive de délibéré». L'arrêt du Conseil d'Etat est tombé le 25 janvier : l'Etat doit verser 57 000 euros aux restaurateurs pour les indemniser de leur préjudice moral. Pour le préjudice matériel, on verra plus tard : les restaurateurs ayant fait appel du fameux jugement tardif de décembre 2004 (qui leur donnait tort), le Conseil d'Etat attend la décision de la cour administrative de Marseille pour se prononcer sur ce point. Mais sans attendre, le vice-président du Conseil d'Etat, Renaud Denoix de Saint Marc, a enclenché l'action récursoire contre Pierre C. Il lui réclame un quart des dommages et intérêts, soit 13 500 euros. Pourquoi un quart ? Peut-être considère-t-on que les torts sont partagés. Le Conseil d'Etat a toujours les moyens de connaître les stocks de dossiers en cours, par juridiction et par magistrat. Pourquoi n'a-t-il pas réagi avant ? Une mission d'inspection surveille ce qui se passe dans les juridictions et le tribunal administratif de Nice a été contrôlé ces dernières années. Les contrôleurs n'ont-ils rien vu ou rien dit ?
Reprenons. La SARL P. a perdu son procès. Mais elle a dû attendre 18 ans pour avoir une décision. Cette attente constitue en soi un préjudice moral, estimé à 57000 euros. Ce préjudice peut s'alourdir si finalement, la justice administrative donne raison à cette société. Il faudra attendre la décision de la cour administrative d'appel et du Conseil d'Etat (qui devrait prendre moins de temps rassurez-vous).
Le Conseil d'Etat, juridiction suprême en droit administratif, a décidé de réclamer un quart de cette somme au juge responsable. Pourquoi un quart ? Parce qu'en droit français, les partages de responsabilité se font proportionnellement au rôle causal dans la réalisation du préjudice. Ce qui peut parfois donner lieu à des calculs d'alchimiste lors d'accidents complexes où plusieurs causes sont intervenues. Le Conseil d'Etat fait preuve d'une grande honnêteté en se reconnaissant responsable aux trois quart, du fait qu'il a défailli à son obligation de surveillance des tribunaux. Une affaire pendante depuis 18 ans n'aurait pas dû lui échapper. Son rôle est précisément de faire que ça n'arrive pas. Il endosse donc cette part de responsabilité. Mais il estime que la faute du juge ne doit pas pour autant passer par pertes et profit, et qu'il doit assumer sa part, car avoir gardé un dossier sous le coude pendant 18 ans est difficilement justifiable. Le ton un peu dénonciateur du journaliste est déplacé : le Conseil d'Etat reconnaît avoir failli et l'assume.
Cette décision de faire payer un magistrat est historique mais aussi lourde de sens, tant la responsabilité individuelle des magistrats administratifs ou judiciaires est devenue un sujet sensible. Plus que jamais à la mode depuis Outreau, il sera abordé dans un nouveau projet de réforme préparé à la chancellerie. Les syndicats de magistrats attendent de voir ce texte. L'arme au pied.
Je laisse au journaliste sa responsabilité sur le terme "historique". Il me paraît audacieux de déduire une évolution durable de la pratique du droit d'un cas aussi exceptionnel qui ne risque pas de se renouveler de si tôt.
Là où je me démarque nettement, c'est sur le reste du commentaire. Le journaliste ignore un point fondamental qui fausse son analyse. En France, les ordres judiciaires (les juges en robe, formés à l'ENM à Bordeaux, qui inclut la justice pénale donc Outreau, ) et l'ordre administratif (les juges sans robe, formés à l'ENA, qui inclut le Conseil d'Etat) sont séparés rigoureusement, et ce depuis la Révolution. Ce ne sont pas les mêmes hommes, ce n'est pas le même droit, ce n'est pas le même statut, même si celui des second doit beaucoup à celui des premiers, et il est interdit aux premiers de s'intéresser aux affaires des seconds et vice versa. Dès lors, tirer des conclusions de cette affaire assez exceptionnelle concernant un juge administratif sur l'évolution de la responsabilité des magistrats judiciaires et y voir l'ombre d'Outreau, c'est aller beaucoup trop loin.
Commentaires
1. Le mercredi 5 juillet 2006 à 16:37 par Myrddinlefou
2. Le mercredi 5 juillet 2006 à 16:42 par Dununfolette
3. Le mercredi 5 juillet 2006 à 16:49 par Candide
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9. Le mercredi 5 juillet 2006 à 18:04 par jules (de diner's room)
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12. Le mercredi 5 juillet 2006 à 18:13 par Auguste
13. Le mercredi 5 juillet 2006 à 18:24 par Editeur juridique
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68. Le mercredi 12 juillet 2006 à 12:53 par X
69. Le dimanche 30 juillet 2006 à 20:02 par XAVIER59890