Apprenons la procédure pénale grâce à une violation du secret de l'instruction
Par Eolas le lundi 12 juin 2006 à 11:39 :: Les leçons de Maître Eolas :: Lien permanent
Où l'auteur tire sans vergogne profit des turpitudes du Figaro pour instruire (c'est le cas de le dire) ses lecteurs.
Via Koztoujours, j'apprends ce jour que le Figaro publie sur son site un document tiré du dossier d'instruction de l'affaire Clearstream, en l'espèce le procès verbal d'audition du juge Renaud Van Ruymbecke. Je partage son émoi sur la mise en ligne de ce document, qui montre une fois de plus comme le secret de l'instruction tend à devenir une fiction dès lors que la presse s'intéresse à un dossier (et c'est une réserve de taille, car dans la plupart des dossiers qui n'intéressent nul professionnel de l'information, vous savez, ces affaires sans intérêts où quelqu'un est mort ou quelqu'une a été violée dans des conditions sordides, le secret est parfaitement respecté).
Néanmoins, qu'à quelque chose malheur soit bon : nous avons à disposition une copie conforme d'un vrai procès verbal d'instruction, je ne suis pas partie au dossier donc ni tenu par le secret professionnel ni par celui de l'instruction, voici qui me fournit une occasion en or d'un petit TD de procédure pénale. Je ne m'intéresserai pas au contenu du document, mais à sa forme. Vous comprendrez mieux ainsi le fonctionnement de la justice.
En haut à gauche du document se trouve l'en tête, qui indique la cour d'appel où se situe le cabinet du juge, le tribunal de grande instance auquel il est rattaché, puis enfin le juge d'instruction lui même qui a rédigé ce procès verbal.
Au milieu, en gros caractère, l'intitulé, qui permet de savoir immédiatement de quel type de procès verbal il s'agit. En haut à droite, le numéro porté à la main a été inscrit pr le greffier. Il s'agit de la cote du document : la lettre D indique qu'il s'agit d'une pièce de fond. A indique une pièce de forme : ordonnance de désignation du juge, jonction éventuelle... ; B les pièces de personnalité (expertise médicopsychologique, enquete de personnalité ; C les pièces relatives à la détention provisoire ou le contrôle judiciaire). Le numéro 988 est le numéro de la pièce (il s'agit de la 988e pièce du dossier), la mention /1 indique qu'il s'agit de la première page, le greffier ayant eu le zèle de préciser que le document en comporte 8.
En dessous, les deux traits noirs cachent les références du dossier : le numéro d'instruction et le numéro parquet.
Le numéro d'instruction est le numéro du dossier au cabinet du juge d'instruction. A Paris, il comporte trois numéros : 001/06/01 par exemple. Sauf erreur de ma part, le premier indique le numéro d'ordre du dossier, le second l'année d'ouverture du dossier et le dernier le numéro du cabinet en charge du dossier. Ce numéro sert uniquement au cours de l'instruction, pour l'avocat à commander des copies des pièces pour les communiquer au Figaro et à permettre à la greffière de savoir immédiatement dans quelle armoire le dossier est rangé pour une consultation sur place.
Le numéro parquet est attribué par le parquet comme son nom l'indique lors de la décision de poursuite. C'est le numéro qui suivra le dossier dans toute la procédure, y compris devant le trbunal. Il est très utile de le connaître. Il fait toujours neuf chiffres : les deux premiers indiquent l'année en cours, les trois suivants le numéro du jour d'ouverture du dossier (il est donc toujours compris entre 001 et 365 ou 366), les trois suivants sont un numéro d'ordre, le dernier étant à part mais je n'ai jamais réussi à identifier son rôle (si un procureur me lit, il peut faire qu'un avocat se couchera moins bête ce soir). Un dossier ouvert aujourd'hui commencera donc forcément par 06163...
Je ne comprends pas pourquoi le Figaro a cru bon de cacher ces numéros, qui en eux même ne comportent aucun secret, alors que la date et le lieu de naissance du témoin sont plus confidentiels et laissés apparents.
La mention Procédure correctionnelle permet de savoir si la procédure concerne un délit, un crime (auquel cas la mention sera Procédure criminelle) ou une contravention mais là c'est rarissime. Les règles de procédure ne sont en effet pas tout à fait les mêmes principalement en matière de détention provisoire.
Le procès verbal commence toujours par la date, la mention du nom du magistrat instructeur avec le Nous de majesté quand il est tout seul (ici, les magistrats sont au nombre de deux, le nous se justifie grammaticalement), et rappelle l'affaire dont il s'agit : nom du mis en examen (s'il n'y en a pas, l'instruction est suivie contre X...), situation (ici il est placé sous Contrôle Judiciaire (CJ), sinon il y aurait soit "mandat de dépôt du tant", soit "Libre"), nom du ou des avocats (j'en profite pour présenter mes hommages à Monsieur le Bâtonnier), et des chefs de poursuite.
Ainsi le juge a été saisi (réquisitoire introductif) le 1er septembre 2004 des faits de dénonciation calomnieuse, a vu sa saisine élargie (réquisitoire supplétif) le 31 mai 2006 pour des faits de faux et usage de faux. Ces mentions sont importantes, car quand le juge enquête sur des faits dont il n'est pas saisi, il peut arriver une catastrophe.
Ces rappels effectués, le juge désigne la personne qui comparaît devant lui, précise qu'il est hors la présence du mis en examen (faute de quoi ce serait une confrontation), lui demande son identité complète et s'il est parent ou allié[1] des parties, car dans l'affirmative, le témoin ne peut prêter serment de dire la vérité. Ce n'est pas le cas ici, le témoin prête donc serment et mention en est faite.
Notons une particularité : le témoin se dit domicilié au pôle financier, soit à l'endroit même où l'interrogatoire a lieu qui est aussi le lieu de travail du témoin. C'est tout à fait exact. Non que ce magistrat ait installé un lit de camp dans son bureau et fasse sa tambouille dans un coin du greffe, mais le Code civil donne un domicile légal aux fonctionnaires nommés à vie (ce que sont les magistrats du siège) au lieu où ils exercent leurs fonctions (article 107).
S'ensuit une transcription des questions et réponses. Comme je l'avais déjà expliqué, il ne s'agit pas d'une retranscription sténographique fidèle, mais d'une synthèse dictée par le juge à son greffier, sous le contrôle du témoin qui peut réagir à une retranscription erronée voire refuser de signer si le juge ne rectifie pas.
Le cas échéant, le juge peut faire figurer des mentions au procès verbal s'il se passe quelque chose lors de l'acte qui lui semble important de mentionner : tel geste, tel incident, tel comportement.
Par exemple :
MENTION : le témoin se met à pleurer.
MENTION : Maître Eolas ne cesse de parler à l'oreille de son client avant chaque réponse malgré nos rappels à l'ordre.
Ici, le témoin a apposé sa signature, il estime donc fidèle cette retranscription. Le ou ici les magistrats instructeurs apposent leur signature, ainsi que le greffier, qui est le rédacteur de l'acte et l'authentifie par sa signature. Le greffier n'est pas un simple secrétaire, il est aussi et surtout le garant de la véracité et de l'authenticité des actes. C'est lui qui appose le sceau (la "Marianne" même si c'est en réalité la Liberté qui est représentée[2], ce qui parfois chez le juge d'instruction ne manque pas de cachet[3]). Le sceau ne figure pas sur ce procès verbal car il ne fait que constater des propos qui ont été tenus : le juge d'instruction ne fait aucun acte d'autorité (l'imperium du juge), ne prend aucune décision : c'est la signature du témoin qui donne sa force aux propos. Le sceau figurera sur un refus de demande de mise en liberté d'un détenu, par exemple (oui, la Liberté figure sur cette décision, c'est de l'ironie judiciaire).
Ici, le document se terminant en bas de page, les signatures sont un peu enchevêtrées, mais l'usage voulant que le témoin signe en premier au cas où il y aurait une modification à apporter, on peut supposer que l'autographe de Renaud Van Ruymbecke est la grosse signature en bas à gauche.
Une fois le document signé, le greffier en fait immédiatement une copie, qu'il cote (c'est à dire numérote en haut à droite) et joint au dossier, aux dossiers devrais-je dire car tous les dossiers sont confectionnés en double, un original et une copie certifiée conforme par le greffier, l'avocat ne pouvant consulter que la copie.
Un témoin ordinaire n'a pas de droit à être accompagné d'un avocat, encore que rien n'interdise au juge de recevoir un témoin accompagné, mais cet avocat n'aura pas accès au dossier. Le Code de procédure pénale prévoit un statut de "témoins assisté" qui lui a presque les mêmes droits qu'un mis en examen (accès au dossier par son avocat, demande d'acte) mais ne peut être placé sous contrôle judiciaire ou a fortiori en détention provisoire. Le témoin assisté a le statut de suspect, disons le franchement, mais le législateur a gardé le nom de témoin pour éviter toute suspicion attachée en son temps au mot inculpé, et à son successeur "mis en examen". Un suspect qu'on ne désigne pas comme tel, qui a tous les droits de la défense sans pouvoir être incarcéré, à croire que le législateur a prévu un statut sur mesure pour lui même...
Tous les dossiers d'instruction comportent des procès verbaux d'audition sur ce modèle, y compris celui d'Outreau. Ce sont ces procès verbaux qui sont étudiés avec soin par les autres magistrats ayant à connaître le dossier. Ils ne voient pas ni n'entendent les personnes impliquées avant l'audience. Cela pourra vous aider à vous faire une idée de l'importance de ces documents et des conséquences dramatique que peut avoir telle tournure dictée par le juge quand la personne interrogée ne prend pas grand soin à la relecture avant de signer. C'est un des devoirs du juge d'instruction d'être le plus fidèle possible aux propos tenus devant lui, et un des devoirs de l'avocat d'être très attentif à cette retranscription. Et je précise qu'il est très rare que j'émette une réserve sur la formulation dictée par le juge : la plupart du temps, cette retranscription est satisfaisante. Mais il est vrai également qu'une part de la vérité de l'audition est escamotée : tel propos ironique du juge, voire menaçant, ou des petits incidents qui ne font pas l'objet d'une mention mais d'un avertissement du juge qui indique que si ce comportement continue, il fera l'objet d'une mention. J'ai ainsi une fois assisté à une confrontation qui a viré au crépage de chignon entre le juge d'instruction (qui était une femme d'où le chignon) et ma consoeur adverse, dont les propos à la limite de l'outrage n'ont fait l'objet d'aucune mention, le procès verbal semblant indiquer une confrontation s'étant déroulée dans une atmosphère courtoise. Le fait est que ces règlements de compte n'ont pas influencé le contenu du PV du moins dans un sens défavorable à mon client, je me suis donc gardé d'intervenir. Le choix est parfois délicat entre le respect de la vérité dans les détails et la nécessaire synthèse pour faciliter le travail des juges. Gageons que les magistrats instructeurs qui me lisent auront des réflexions à nous faire partager (oui, c'est un appel du pied).
Merci de ne pas commenter sur l'affaire Clearstream qui n'est pas le sujet de ce billet, je ferai le ménage si nécessaire.
Mise à jour à lire en complément indispensable de ce billet, ce commentaire d'un juge d'instruction.
Notes
[1] Un allié est parent mais par mariage seulement.
[2] Le sceau est défini par un décret de 1848 : La Liberté assise, tenant de main droite un faisceau de licteur, et de sa main gauche la barre d'un gouvernail sur lequel figure un coq gaulois, la patte sur un globe. Derrière, à droite du gouvernail, les feuilles de chêne de la sagesse ; à gauche du gouvernail, une urne portant les initiales SU (pour « suffrage universel »). Aux pieds de la Liberté, les attributs des beaux-arts et de l'agriculture.
[3] Je suis impayable, aujourd'hui.
Commentaires
1. Le lundi 12 juin 2006 à 13:03 par Silkut
2. Le lundi 12 juin 2006 à 13:21 par arno
3. Le lundi 12 juin 2006 à 13:37 par Luc
4. Le lundi 12 juin 2006 à 13:39 par Messaline
5. Le lundi 12 juin 2006 à 13:43 par Étudiant stupide
6. Le lundi 12 juin 2006 à 13:54 par Jean
7. Le lundi 12 juin 2006 à 14:39 par Francesco
8. Le lundi 12 juin 2006 à 14:57 par Mokona
9. Le lundi 12 juin 2006 à 14:58 par Mokona
10. Le lundi 12 juin 2006 à 15:00 par Frangnol
11. Le lundi 12 juin 2006 à 15:47 par pi-xel
12. Le lundi 12 juin 2006 à 15:56 par N. Holzschuch
13. Le lundi 12 juin 2006 à 16:08 par XYZ...
14. Le lundi 12 juin 2006 à 16:39 par Thierry
15. Le lundi 12 juin 2006 à 16:39 par Juriste en herbes
16. Le lundi 12 juin 2006 à 17:11 par dadouche
17. Le lundi 12 juin 2006 à 17:30 par Sla.
18. Le lundi 12 juin 2006 à 17:44 par Slawyer
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20. Le lundi 12 juin 2006 à 18:10 par Flibustier75
21. Le lundi 12 juin 2006 à 18:21 par Kristian
22. Le lundi 12 juin 2006 à 20:46 par Ariane
23. Le lundi 12 juin 2006 à 21:05 par dadouche
24. Le lundi 12 juin 2006 à 21:28 par Hicham
25. Le lundi 12 juin 2006 à 22:11 par lecteur
26. Le lundi 12 juin 2006 à 22:59 par Eric C.
27. Le lundi 12 juin 2006 à 23:02 par Eric C.
28. Le lundi 12 juin 2006 à 23:13 par raphaèle
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30. Le lundi 12 juin 2006 à 23:27 par Simon
31. Le mardi 13 juin 2006 à 00:29 par dadouche
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42. Le mardi 13 juin 2006 à 21:40 par Kristian
43. Le mardi 13 juin 2006 à 22:10 par Billevesée
44. Le mardi 13 juin 2006 à 22:11 par dadouche
45. Le mercredi 14 juin 2006 à 01:04 par ALCYONS- Marie-Christine BLIN
46. Le mercredi 14 juin 2006 à 10:52 par dadouche
47. Le mercredi 14 juin 2006 à 17:43 par frédéricLN
48. Le mercredi 14 juin 2006 à 20:48 par vinc17
49. Le mercredi 14 juin 2006 à 21:46 par Kristian
50. Le jeudi 15 juin 2006 à 19:03 par James Arly
51. Le dimanche 18 juin 2006 à 17:22 par Marie
52. Le lundi 19 juin 2006 à 22:24 par Gascogne