Où l'on reparle enfin d'Outreau
Par Eolas le mercredi 1 février 2006 à 10:40 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
Je reviens enfin sur cette affaire, où les auditions en cours de la commission d'enquête parlementaire donnent matière à réflexion.
J'ai été durement parfois pris à partie à la suite de mon premier billet sur cette affaire . Les commentateurs s'offusquaient de mon point de vue qu'ils interprétaient à tort comme une défense corporatiste de l'institution judiciaire. Et le même prisme est apposé un peu témérairement sur le point de vue exprimé par le président Montfort dans son discours que j'ai publié hier.
La colère engendrée par cette affaire est vive, mais les réactions qu'elle engendre n'en sont pas légitimées pour autant parce que frappées du sceau de l'indignation. Critiquer la justice est un droit absolu pour les citoyens, car la justice est rendue en leur nom : tous les jugements et arrêts, que ce soit du juge de proximité de Bourganeuf (Creuse) ou de l'Assemblée plénière de la cour de cassation (Paris) commencent par les mots "Au nom du peuple français". Mais pour que cette critique soit utile, il faut qu'elle soit pertinente. Les procès d'intention ou ceux en sorcellerie ne relèvent pas de la démocratie mais de la démagogie.
Alors évacuons d'entrée les arguments disqualifiant les plus tentants : ni le président Montfort ni votre serviteur n'ont eu à connaître de près ou de loin de ce dossier. Le président Montfort a une carrière qui le met à l'abri de devoir jouer les larbins des politiques pour s'assurer une promotion, quant à votre blogueur préféré, étant profession libérale, il jouit à leur égard d'une totale indépendance, n'étant pas partie intégrante de l'institution judiciaire. M'accuser de vouloir caresser la justice dans le sens du poil est saugrenu, mon rôle consistant plutôt à jouer les troubles fêtes dans les procédures trop lisses.
Ceci étant précisé, je reviens sur le discours du président Montfort.
Certains lecteurs lui font un procès d'intention de l'ordre de ceux que je viens de critiquer. Son propos n'est pas d'exonérer la magistrature en général et le juge Burgaud en particulier de toute responsabilité. C'est une manifestation d'agacement d'un haut représentant de ce corps qui se trouve mis durement en cause par ceux-là même qui portent une part de responsabilité lourde dans cette affaire.
La presse, après avoir crié haro sur les accusés, crie haro sur le juge, sans se remettre en question un seul instant.
Une commission d'enquête parlementaire organise une distribution de mauvais points, alors même que les députés qui y siègent ont pour leur majorité voté une rafale de lois durcissant la situation des personnes poursuivies (Loi Perben I d'orientation et de programmation sur la justice, loi Sarkozy sur la sécurité intérieure, loi Perben II sur l'adaptation de la justice aux nouvelles formes de criminalité, loi Sarkozy sur la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses, loi Clément relative au traitement de la récidive des infractions pénales). Il est normal qu'un juge s'étonne de ce que le législateur crée un référé-détention permettant au parquet de s'opposer à une remise en liberté, et il aurait pu parler d'une mesure inusitée à ma connaissance permettant au parquet de saisir lui même le juge des libertés et de la détention si le juge d'instruction s'y refuse, et s'offusque ensuite de ce que des innocents se retrouvent en prison. Que diable, le législateur a tout fait pour ! De même, cela fait des années que la moitié de la population carcérale est constituée de mis en examens, dont certains bénéficient de non lieu. Le législateur a même récemment (le 15 juin 2000) modifié la procédure d'indemnisation des incarcérations provisoires dans les affaires mettant finalement le détenu hors de cause : c'est donc que le législateur est au courant de cet état de fait, qui a été discuté en séance publique. Il met le législateur face à ses responsabilités, puisque le juge ne peut qu'appliquer la loi, même si elle lui déplaît.
Son analyse rejoint la mienne sur plusieurs points, notamment que le noeud du problème est que les mis en examen soient restés en prison aussi longtemps. Quoi qu'en disent les bonnes âmes pour qui tout ce qui est en deçà de la perfection est un scandale, il est NORMAL que la justice enquête sur des suspicions de maltraitances grave à enfants. Il est NORMAL que les personnes dénoncées par les enfants soient mises en examen afin de bénéficier de tout l'éventail des droits de la défense, notamment l'accès au dossier par leur avocat. Il est NORMAL que face à des suspicions de viols répétés, qui rappelons-le se sont avérées pour deux des accusés, la détention provisoire soit envisagée. Et, utilisons une litote, il n'y a rien d'ANORMAL à ce que dans le cadre d'une enquête, des personnes soient suspectées qui se révèlent innocentes, puisque l'objet même de l'enquête est d'identifier les responsables et mettre hors de cause ceux qui ne le sont pas.
Le scandale de cette affaire, le point nodal où elle tourne au désastre, n'est pas là. Le désastre a commencé à se nouer quand le mandat de dépôt a été signé par le juge des libertés et de la détention, et est devenu pire encore à chaque renouvellement de mandat, à chaque arrêt rejetant les demandes de mise en liberté, car à aucun moment un magistrat n'a douté, ne s'est dit que les charges du dossier n'étaient pas si solides, ou qu'un contrôle judiciaire serait peut être suffisant.
Les conséquences sont à la hauteur de ce désastre : treize vies brisées, peut être jusqu'à l'irréparable, un mort en prison, et une perte de confiance du peuple à l'égard de sa justice.
Je suis également en accord avec le président Montfort quand il rappelle que cette affaire, techniquement, n'est pas une erreur judiciaire, puisqu'aucune condamnation définitive d'innocent n'a été prononcée. Ceux qui ont été condamnés en première instance ont été acquittés en appel, aucun pourvoi en révision ne sera nécessaire. Chicane juridique ? Demandez à Patrick Dils quelle différence cela fait.
Dire cela, ce n'est pas nier la souffrance des acquittés. C'est peu dire que j'ai été bouleversé par les larges extraits des auditions de ceux ci que j'ai pu entendre. Merci de ne pas me faire ce mauvais procès.
De même, il serait terriblement faux de croire que la magistrature est en déni de responsabilité et refuse de se remettre en cause. C'est un traumatisme qui a frappé ce corps, et pas seulement les nombreux magistrats qui ont eu à connaître de ce dossier. Qu'en sortira-t-il ? Je ne sais pas. Au quotidien, je n'ai pas le sentiment que les décisions rendues par les tribunaux correctionnels ou les cours d'assises aient changé depuis cette affaire. Le mot d'Outreau est souvent invoqué dans les prétoires, par facilité bien souvent, au point de lui faire perdre sa force.
Là encore, on aurait tort de ne pas écouter le président Montfort quand il ose soulever que les affaires de pédophilie aujourd'hui entrainent un réflexe irrationnel destructeur de ce qui est perçu comme étant pire qu'un crime : un sacrilège car il frappe ce qui est considéré comme un symbole de pureté. Le pédophile est devenu le monstre absolu, image complaisament relayée par les mauvaises séries policières, et pas seulement de production nationale. Que la pédophilie soit réprimée, et durement, c'est normal, souhaitable et je dirais même bon, quitte à faire de la morale. Mais cette nécessaire répression ne doit pas se faire sous l'aveuglement de la haine. Ou alors il faut accepter clairement qu'il y aura d'autres Outreau, et que c'est un mal nécessaire pour la répression de la pédophilie. Est ce la justice que nous souhaitons ?
Un point qui m'a frappé dans l'audition des acquittés, et sur lequel je souhaitais revenir, est que beaucoup des détails qu'ils ont raconté et ont choqué l'opinion relèvent de l'ordinaire des procédures.
Je pense d'une part à la garde à vue, et d'autre part aux conditions des interrogatoires.
La plupart des arrestations ont eu lieu à six heures du matin. C'est souvent le cas : c'est l'heure à laquelle la loi permet les perquisitions et arrestations, jusqu'à 21 heures. Six heures permet de s'assurer de trouver le suspect à son domicile, et généralement endormi, donc de profiter de l'effet de surprise pour éviter la destruction de preuves. Et sachez que bien souvent, ce n'est pas un coup de sonnette qui réveille les interpellés, mais un coup de bélier qui défonce la porte et des policiers qui surgissent arme au poing dans la chambre à coucher, y compris celle des enfants.
Les gardés à vue ont été ensuite gardés en cellule plusieurs heures sans être interrogés, n'ayant qu'un banc en béton pour s'allonger et dormir la nuit. Là encore, aucun traitement particulier : les gardés à vue se voient retirer tout ce qui peut constituer une arme ou un moyen de se suicider : lacets, ceinture, colliers, foulards, montre. Montre ? Oui, montre. Mais là, nul n'est dupe. C'est de la pression psychologique. La garde à vue peut durer 48 heures, mais si vous ne savez pas quelle heure il est, comment savoir combien de temps il vous reste à attendre ? La perte des repères temporels est le B.A.BA de l'interrogation, du 36 quai des Orfèvres à Guantanamo Bay. Le gardé à vue est amené au bureau de l'officier de police judiciaire pour être interrogé. S'il ne dit rien d'intéressant, on le ramène à sa cellule et on l'y fait mariner quelques heures. La fatigue aidant, les langues se délient. Bien sûr, il y a aussi des investigations qui doivent être réalisées pendant que le suspect est "neutralisé" par la garde à vue : l'interpellation de ses complices, qu'il ne doit pas pouvoir prévenir. La garde à vue peut être constituée essentiellement d'une attente en cellule. C'est comme ça dans toutes les affaires en France. Si c'est scandaleux pour Outreau, ça l'est aussi pour Mohamed, soupçonné de vol de scooter.
Les gardés à vue ont dormi en grelottant, aucune couverture ne leur ayant été fournie. Là encore, c'est le quotidien. Raison invoquée : l'hygiène. Il faudrait nettoyer voire désinfecter les couvertures après chaque gardé à vue (les cas de gale ne sont pas rares). Donc pas de couverture. Ni de chauffage, les concepteurs de commissariat ayant omis de mettre des radiateurs en cellule pour des raisons de sécurité et éviter les risques de dégradation (des personnes soumises à ce traitement devenant inexplicablement violentes).
Enfin, une remarque faite pas une des acquittés m'a faite hausser les sourcils, et soupirer d'accablement en l'entendant reprise d'un air scandalisé par Yves Calvi dans l'émission Mots croisés du 23 janvier : les procès verbaux d'interrogatoire des mis en examen n'étaient pas la transcription intégrale par le greffier des propos tenus dans le cabinet du juge, mais ils étaient dictés par le juge d'instruction. Mes lecteurs savent depuis longtemps que c'est la procédure ordinaire, que tout procès verbal d'interrogatoire est rédigé ainsi. Le juge Burgaud n'a rien inventé, il a appliqué la procédure comme n'importe quel autre magistrat. Qu'on lui reproche de la légèreté, de la morgue, de l'impulsivité et l'incapacité à instruire objectivement ce dossier, soit : ces comportements seraient fautifs s'ils étaient avérés ; mais lui reprocher de faire son travail normalement, il y a une limite.
Dernier point, et j'en aurai terminé de ce long billet, que pense un avocat de cette affaire ?
Mon état d'esprit est loin du triomphalisme revanchard en pensant aux juges d'instruction rétifs que j'ai rencontrés. Cette affaire, au fond, me terrifie. Car l'affaire d'Outreau, c'est aussi une défaite de la défense. C'est un cauchemar pour la défense. Quatre années de détention provisoire pour aboutir à un acquittement...
Et la question qui m'obsède car je n'en trouve pas la réponse certaine, c'est : eussè-je été l'avocat d'un des innocents, aurais-je fait mieux ? Aurais-je réussi à fissurer le mur de conviction qui enserrait le juge d'instruction, le juge des libertés et de la détention, les conseillers de la chambre de l'instruction ? Et puis surtout, surtout : aurais-je moi-même eu la lucidité de croire en l'innocence de mon client et d'en tirer la force de me battre quatre années durant ?
Ne pouvant, en mon âme et conscience, répondre oui à aucune de ces questions, je m'interdis la position facile de l'accusateur public, si tentante pour ceux qui n'ont pas la conscience tranquille.
Car pour ma part, non, je n'ai pas la conscience tranquille.
Commentaires
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