Le discours de rentrée du Président Montfort
Par Eolas le mardi 31 janvier 2006 à 18:11 :: La vie du palais :: Lien permanent
L'interview de Jean-Yves Montfort, citée dans mon précédent billet, était un peu courte et faisait allusion à un discours prononcé par ce magistrat lors de la rentrée solenelle du Tribunal de Versailles.
Voici l'essentiel du texte de ce discours, où ce magistrat détaille sa pensée, texte bien plus riche que l'interview a accordée à l'Express, discours que je reproduis ici avec l'aimable autorisation de son auteur.
(...)
On aurait mauvaise
grâce à inscrire sur l’agenda judiciaire
de l’année 2005,
à l’image de Louis XVI sur ses carnets de chasse :
“Rien”.
Au-delà des murs de ce Palais de justice, les juges ont été fortement interpellés par l’opinion, et, finalement, sommés de justifier de leur légitimité.
Cette audience ne peut, très naturellement, manquer d’être aussi l’occasion d’une réflexion sur la manière de répondre aux attentes de nos concitoyens.
Lors de l’audience de rentrée du 8 janvier 2004, mon prédécesseur -auquel il m’est agréable de rendre ici hommage- évoquait le rôle des médias dans notre société, et, plus précisément leurs interventions dans le domaine judiciaire.
Il interrogeait : “Face à ce quatrième pouvoir que détient la presse, qui peut en prévenir les abus lorsque sa propre éthique ne suffit pas à son auto-discipline ? Quel contre-pouvoir à son tour peut limiter la puissance des médias oublieux de leur déontologie ?”
Evoquant les contraintes
économiques, et la dictature des
indices d’écoute ou de lecture, Bernard Darcos
expliquait (vous
observerez qu’à Versailles, à
présent, on se réfère au
président
Darcos comme on cite Montesquieu, ou le bâtonnier
Damien) :
“ Sans
même s’en rendre compte, simplement
par le choix
de ses fournisseurs d’informations, le public va inciter les
médias
à se former à son image, par un jeu de miroirs
réciproques.
" Croyant
qu’il s’informe, alors qu’il se
conforme, chacun court alors
le risque de s’enfermer dans le milieu intellectuel et
culturel
soigneusement clos de ses propres convictions, et
d’auto-alimenter ses préjugés ou
ignorances dans un
cercle étanche à
tout autre courant de pensée - alors que
l’information omniprésente
et omni-prégnante détermine nombre de nos
opinions et
options, la question peut donc se poser de savoir si la presse, qui
devrait éclairer le citoyen, est restée
lumière de l’opinion publique,
ou bien si elle n’en est devenue que son stérile
reflet”.
Le propos était prémonitoire...
L’année écoulée s’est achevée sur un bien curieux procès fait à la justice, à la suite de l’épilogue de l’affaire dite d’Outreau.
“Catastrophe judiciaire”, “fiasco judiciaire”, “erreur judiciaire”, a t’on pu lire dans les gros titres de la presse nationale, expressions vite reprises dans la bouche des plus hautes autorités de l’Etat.
Si les mots ont encore un sens, l’erreur judiciaire, c’est, dans l’acception exacte, la condamnation définitive d’un innocent à une certaine peine : nul ne soutient qu’il en ait été ainsi au cas d’espèce. Bizarrement, c’est au contraire la reconnaissance judiciaire de l’innocence de plusieurs accusés, au terme de deux longs procès, qui a déclenché le scandale. Où est l’erreur ?
Non, ce qui a choqué, dans ce fait divers, c’est le maintien en détention provisoire, pendant un temps plus ou moins long, de personnes accusées de crimes graves, qui clamaient leur innocence, et qui ont été finalement acquittées par une cour d’assises.
Sans faire preuve d’un cynisme, tout à fait inapproprié en cette circonstance, je crois utile de rappeler que l’hypothèse en est pourtant admise, au point qu’il existe, dans nos lois, un système ouvrant droit à une réparation intégrale du préjudice moral et matériel subi en une telle occurrence ; et le premier président de la cour d’appel, ou la commission nationale de réparation des détentions, placée auprès de la Cour de cassation, qui sont compétents en ce domaine, allouent régulièrement les indemnités qui sont dues à ce titre.
Est-ce alors le principe même de la détention, avant jugement, de personnes présumées innocentes, qui a fait problème ? Une haute personnalité a ainsi affirmé qu’il convenait que, dorénavant, la détention provisoire soit “exceptionnelle”.
Mais elle l’est, dans nos textes, depuis trente cinq ans... C’est l’article 137 du code de procédure pénale.
Il demeure, c’est vrai, que près de 40% de nos détenus attendent un jugement définitif, que la loi du 9 septembre 2002 a institué une procédure de “référé-détention” permettant au procureur de la République de s’opposer à une mise en liberté ordonnée par un juge, que la loi toute récente du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive est plutôt inspirée par une certaine rigueur dans l’approche de ce phénomène, et que le discours ambiant, dans les périodes de troubles à l’ordre public, comme celle que nous avons récemment connue, n’est pas en faveur du maintien en liberté des perturbateurs...
Dans une première approche, on peut donc estimer raisonnablement que la détention provisoire de vingt à vingt cinq mille “présumés innocents” n’émeut pas, en temps ordinaire, les gazettes et leurs lecteurs, les hommes publics et leurs électeurs.
L’explication est donc à rechercher ailleurs : la violence même des diatribes actuelles contre l’institution judiciaire, la haine -le mot n’est pas trop fort- qui s’est exprimée contre le malheureux juge d’instruction chargé de cette malheureuse affaire, qui a focalisé les ressentiments de l’opinion, le large écho - la complaisance, peut-être -accordés par certains représentants de la Nation à cette charge inouïe contre le monde judiciaire, comment ne pas voir que tout cela procède d’un emballement totalement irraisonné, d’une pulsion incontrôlée, quasi archaïque, qui doivent nous conduire à nous interroger sur le fonctionnement même de notre société, et pas seulement de ses institutions ? Car finalement, à y regarder de plus près, et sans esprit particulier de paradoxe, on peut estimer que cette fameuse affaire d’Outreau témoigne, avec éclat, d’une justice scrupuleusement rendue “au nom du peuple français”...
Au nom de ses emportements, de ses peurs, de ses émotions, de ses modes, de ses contradictions.
Et si l’on peut faire un reproche à l’institution judiciaire, à ceux qui la servent, c’est, peut-être, d’avoir été trop fidèles à l’esprit du temps : car l’autorité et l’indépendance des juges, de nos jours, ne sont pas menacées par le pouvoir, par le gouvernement ou le parlement, bien sûr, mais par l’opinion publique, par ceux qui la façonnent, ceux qui l’exploitent, ou ceux qui s’inclinent devant elle ; la liberté de juger est confrontée au conformisme, au culturellement ou socialement correct.
Un conformisme contemporain d’autant plus dangereux qu’il est insidieux, et revêt l’apparence d’un consensus républicain.
On se souvient de l’apostrophe célèbre de Maître Moro Giafferi à son tribunal : “L’opinion publique, chassez-la, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche...”.
Précisément, dans le cas qui nous occupe, la tyrannie de l’opinion publique a été redoutable ; et la question est de savoir si le juge a toujours su refuser d’être “tiré par la manche”...
Souvenons-nous : qui a inventé ces images hallucinantes, “le quartier de l’horreur”, “la cité de la honte”, “l’affaire Dutroux à la française”, “ l’enfer des victimes de la Tour du Renard”, “le réseau des abuseurs d’enfants” ?
Le juge d’instruction ? Non : les journaux réputés les plus sérieux de la presse nationale ou régionale, qui faisaient la liste des fameux “notables” : un huissier, un prêtre, une boulangère, un médecin- et qui évoquaient la recherche du cadavre d’une fillette de sept ans, qui n’a jamais existé... Ces journaux qui ne trouvent pas de mots assez durs, aujourd’hui, pour stigmatiser “l’erreur judiciaire”.
Mais la presse ne doit-elle pas procéder, par principe, à ses propres investigations, et se forger sa propre opinion, sans se borner à décalquer une enquête policière et judiciaire toujours évolutive et aléatoire, par sa nature même ? Une presse libre, responsable, qui revendique hautement sa déontologie, n’a-t-elle pas le devoir de mettre en doute toute vérité officielle, de vérifier ses sources, de recouper ses informations ? Ou bien s’alimente-t-elle seulement des communiqués des procureurs de la République, des confidences orientées des parties à l’affaire et de leurs conseils, des ragots des couloirs des commissariats et des palais de justice ?...
Ces journaux qui n’ont commencé à s’interroger sur la réalité des faits que bien après la fin de l’instruction, et qui évitent aujourd’hui, soigneusement, pudiquement, tout mea culpa, dès lors qu’un bouc émissaire complaisant s’offre pour porter nos fautes collectives...
Julien Green disait que “l’opinion publique, c’est la sottise en action” - Qui peut aujourd’hui, se vanter d’avoir prédit l’issue de cette procédure, et combattu l’opinion dominante ? D’autres l’ont dit : nous vivons sous la dictature de l’émotion.
A chaque époque sa sensibilité, ses angoisses, ses passions.
L’historien Georges Vigarello a, il y a quelques années déjà, remarquablement montré cette évolution étonnante de l’affectivité publique au fil des siècles, et notamment ce regard changeant porté sur les différentes manifestations du phénomène criminel. Je le cite, au moment où il évoque la période contemporaine : “Le violeur, l’abuseur d’enfant surtout, a pris la place occupée il y a peu dans la conscience commune par l’assassin crapuleux. L’horreur s’est déplacée : la figure noire du roman policier mêlant le sang au vol a cédé la place à la figure plus psychologique du pervers tourmenté mêlant le sang au désir et à la sexualité. La violence sexuelle, celle exercée sur les enfants plus que toute autre, s’est imposée en point ultime du mal”.
Et Vigarello évoque cette “émergence d’une vulnérabilité particulière à nos sociétés : une souffrance de l’enfant devenue si inacceptable, un recours au droit devenu si exclusif, une mobilisation sur le viol-meurtre devenue si absolue qu’ils tendent à faire de ce seul crime le symbole d’un « insupportable » échec face au mal, comme ils illustrent, mieux que d’autres, de nouvelles fragilités sociales.”
La violence sexuelle est bien devenue, dans notre imaginaire collectif, la violence de notre temps, et le crime est “d’autant plus atroce qu’il atteint un être projeté en idéal de pureté”.
Dès lors, haro sur la Justice, qui n’a pas su éviter les crimes d’Outreau. Haro sur la Justice, qui a égaré l’émotion collective, et n’a pas su lui trouver les coupables parfaits.
Cet “être projeté en idéal de pureté” a, tout naturellement, bénéficié depuis plus de vingt ans, d’une place privilégiée sur la scène judiciaire : autrefois, la vérité sortait nécessairement du corps supplicié du suspect, soumis à la question préparatoire ; aujourd’hui, elle sort nécessairement de la bouche de l’enfant de cinq ans, représentation fantasmatique de l’innocence première ; et les mêmes Diafoirus facétieux nous assurent de la crédibilité scientifique de cette révélation...
Voltaire est mort, mais nous portons tous le poids de son assassinat.
Ce n’est pas par hasard que le scandale naît du traitement d’une affaire de moeurs, plus que toute autre point de rencontre parfait de nos préjugés, de nos angoisses profondes, de toutes les idéologies les plus antagonistes sur le sujet, présentées comme autant de manifestations de la modernité.
Mais pourquoi l’institution judiciaire devrait-elle répondre seule des accidents engendrés par cette tectonique sociale ? Visionnaire, Vigarello observait : “Chaque crime repose un problème structurel : celui de l’organisation policière ou judiciaire, celui de l’échelle des peines, ou du suivi des condamnés. Chaque meurtre heurte, à lui seul, une politique criminelle”.
Admettons-le : au
résultat, Outreau, c’est,
malgré tout, la
mise en scène d’un divorce, au terme
d’une cohabitation
douteuse, entre l’opinion et la justice.
Une opinion publique attachée à des histoires
simples,
édifiantes si possible, dans lesquelles la
répartition des rôles
permet l’identification rapide du Bien et du Mal, selon un
processus cher à toutes les sociétés
humaines, qui ont soif de
repères.
Une justice, quant à elle, de plus en plus complexe, inaccessible, incompréhensible, dans son vocabulaire, ses techniques, ses concepts (comment expliquer, par exemple, cette notion de présomption d’innocence, rapprochée de celle de charges suffisantes motivant une mise en examen ?).
Une justice que l’on continue, toujours avec la même obstination, à confondre avec l’idéal du même nom, quand il ne s’agit que d’une institution parmi d’autres, dont l’objet n’est, plus raisonnablement, que d’assurer la paix sociale...
Ce divorce ne peut, bien sûr, manquer de nous inquiéter : car, par principe, dans une démocratie, les citoyens ne sauraient avoir tous les torts.
En vérité, l’institution judiciaire, malheureuse, incomprise, humiliée, est devenue “la grande muette”, ployée sous le poids de ses “péchés” - et des repentances quelque peu intempestives de ceux qui cèdent à la tentation de battre plus volontiers la coulpe de leur voisin.
On aura bien compris, en
tout cas que -pour des raisons
intéressantes à analyser, et dans lesquelles
l’histoire a
certainement sa part - il n’existe pas, contrairement aux
idées
reçues, d’esprit de corps dans la magistrature, un
esprit de corps
qui empêcherait toute réflexion critique, toute
évolution du métier.
Imagine-t-on des attaques de la nature de celles
supportées par ce juge de Boulogne-Sur-Mer
dirigées
contre un cheminot, par exemple ?
Mais la France entière serait paralysée par une
grève
générale des transports !
On met en cause la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature, dans laquelle la représentation des magistrats est majoritaire : mais les membres des grands corps de l’Etat, les avocats ou les militaires, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ou ceux des Mines sont-ils gérés par des parlementaires, des professeurs de droit, des représentants des usagers, ou des membres de la “société civile “?
Mesdames, Messieurs, Le vrai courage serait d’admettre qu’une société a une justice à son image.
Que l’on soit juge, avocat, policier, journaliste, nous sommes tous des “juges Burgaud”, produits d’une époque, de ses valeurs, de ses interrogations, membres à part entière d’une société inquiète, divisée, contradictoire.
On peut toujours envisager d’allumer des bûchers pour exorciser nos angoisses, et désigner tel d’entre nous qui apaisera par son sacrifice la colère des Dieux et des Peuples...
Mais on peut
aussi espérer que, le temps aidant,
l’intelligence et la raison l’emporteront, et que
de cette crise
sortira un regard plus lucide sur notre temps, sur les valeurs que
nos compatriotes entendent promouvoir, et sur la place qu’ils
entendent assigner au juge dans la défense de celles-ci.
(...)
Jean-Yves Montfort.
Commentaires
1. Le mardi 31 janvier 2006 à 19:00 par Raboliot
2. Le mardi 31 janvier 2006 à 20:04 par Paul
3. Le mardi 31 janvier 2006 à 20:52 par Hefpé
4. Le mardi 31 janvier 2006 à 20:59 par BrunoNation
5. Le mardi 31 janvier 2006 à 21:39 par lionel
6. Le mardi 31 janvier 2006 à 21:41 par Tornad
7. Le mardi 31 janvier 2006 à 22:58 par guerby
8. Le mardi 31 janvier 2006 à 23:27 par asteroid257
9. Le mercredi 1 février 2006 à 08:49 par Gascogne
10. Le mercredi 1 février 2006 à 09:12 par Arnaud
11. Le mercredi 1 février 2006 à 10:05 par Raboliot
12. Le mercredi 1 février 2006 à 10:47 par nouvouzil
13. Le mercredi 1 février 2006 à 10:59 par désirée
14. Le mercredi 1 février 2006 à 11:31 par Pierre
15. Le mercredi 1 février 2006 à 20:07 par Matthieu
16. Le vendredi 24 février 2006 à 13:53 par alexandrer