Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Prudence et modestie

Mes lecteurs habitués savent désormais que je peste régulièrement contre les avocats qui touchent à la matière pénale sans la connaître, souvent pour se faire plaisir ou rendre service à un client.

Le danger est bien évidemment la morgue du pénaliste, et une anecdote récente m'a montré combien il faut être vigilant de ne pas tomber dans ce piège.

J'ai été commis d'office pour assister, une fois n'est pas coutume, une partie civile devant la chambre des appels correctionnels (j'exagère, un petit tiers de mes dossiers pénaux sont du côté de la partie civile).

Comme il est d'usage, je cherche mon contradicteur, qui est une contradictrice contradicteuse femme pour me présenter à lui et lui remettre copie des pièces que j'entends produire devant la cour.

Je la trouve accoudée à la barre en pleine discussion avec une amie. Elle est jeune, moins de trente ans, et son amie est visiblement une copine de fac. J'attends une pause dans le papotage pour me glisser dans son champ de vision, mon dossier bien en évidence où figure en gros caractère le nom de mon client, et du sien précédé de la mention "contre".

Présentation, échange d'amabilités, puis je lui remets mes pièces.

Je m'enquiers alors :

« Avez-vous des pièces ou des conclusions que vous versez aux débats ? »

Et je me prends en retour, certes agrémenté d'un fort joli sourire :

— « Vous savez, nous, les pénalistes, nous ne prenons jamais de conclusions. »

Son amie me regarde avec une certaine commisération.

J'avoue avoir été pris de cours. Je me suis contenté de répondre « Ha, j'en apprendrai tous les jours », et ai regagné ma place.

Il est exact qu'en défense au pénal, les conclusions sont rares, puisqu'il est difficile de savoir comment va se passer l'audience. Il est délicat de déposer des conclusions de relaxe et d'entendre son client avouer les faits dès qu'on lui pose une question. La plaidoirie finit de se préparer au cours de l'audience. Néanmoins, certaines situations rendent les conclusions nécessaires : soutenir une nullité de procédure (ça ne pouvait pas être le cas, nous étions en appel et aucune nullité n'avait été soulevé devant le tribunal) ou quand on présente une argumentation juridique complexe, pour contraindre la juridiction à y répondre de manière précise.

Ma question n'était donc pas incongrue et ne révélait pas le béotien.

Dans sa précipitation, elle a oublié que le doute doit bénéficier à l'accusé.

Post scriptum : son client a vu sa peine aggravée. Je ne suis pas sûr de ne pas porter une part de responsabilité.

Commentaires

1. Le jeudi 3 novembre 2005 à 22:23 par François

Moi aussi j'en apprendrai tous les jours. J'avoue même, qu'étant publiciste, j'aurai peut-être même pris la réponse de l'avocate pour une plaisanterie.

2. Le jeudi 3 novembre 2005 à 22:39 par Gascogne

Et quand bien même...Qu'est-ce qui empêchait cette avocate de dire par écrit tout le bien qu'elle pensait de son client, de raconter toute son enfance malheureuse, le fait qu'il avait été agressé par ses parents, et que le juge d'instruction ne l'avait pas cru, malgré toutes les larmes versées...??? On retombe toujours au pénal sur les discussions de café de commerce : "faut pas qu'l'adversaire y sache avant le juge c'qu'j'vais dire au juge". Vivement que la procédure au pénal soit écrite comme au civil, ça nous évitera ce genre de réflexion...
Bon, maintenant, en toute modestie, la peine en plus, c'était vous, ou le dossier, ou l'erreur des premiers juges, ou encore le comportement du prévenu, voire (mais je n'ose y penser), le comportement de son avocate ?


C'est inutile d'écrire tout ça : c'est valable pour tous les dossiers. Plus sérieusement, les conclusions en défense au pénale sont un exercice souvent périlleux et vain. Cela ne dispense pas d'une clarté et d'une transparence indispensables. Pour ma part, je regroupe mes pièces dans des cotes sur lesquelles je décris le contenu et explique en quelques lignes ce que j'estime que ces pièces apportent. Par exemple : « Pièces au soutien de la demande de non inscription au bulletin n°2 », et en dessous : « Depuis les faits, M. X... a trouvé un travail de bagagiste à l'aéroport de Roissy. Ce travail nécessite la délivrance d'un badge après accréditation par la préfecture. L'inscription de la condamnation au B2 pourrait lui faire perdre son emploi et le mettrait dans l'impossibilité de dédommager la victime ». Mes contradicteurs (procureur et partie civile) en ont évidemment copie, et savent ainsi quelle argumentation je vais développer dans les grandes lignes. Je fais de même avec la jurisprudence en cas de développements juridiques. Cela permet de respecter le principe du contradictoire, et parfois de voir le procureur se rallier à un argument de la défense (le soutien à une demande de non inscription au B2 par exemple), alors que si l'avocat la sort de sa manche dans sa plaidoirie, le parquet a épuisé sa parole.

Eolas

3. Le vendredi 4 novembre 2005 à 00:47 par Raboliot

Je reviens de la Berryer Beneix et je lis dans votre billet : "Je la trouve accoudée au bar en pleine discussion avec une amie".<br>
Ce qui m'a révelé mon erreur c'est : ", et ai regagné ma place.", Un buveur de thé patenté a difficilement sa place personelle au zinc. Et vous êtes bien trop sérieux pour picoler avant l'audience ...

Bref, il est l'heure d'aller dormir !

4. Le vendredi 4 novembre 2005 à 01:23 par Porfi

Une question malveillante nous brûle le clavier: était-elle si charmante que votre charité habituelle soit à ce point prise en défaut?


Ma charité cesse au moment ou j'exorde et reviens quand je finis de pérorer.

Eolas

5. Le vendredi 4 novembre 2005 à 17:15 par Matthieu

Curieux, je ne m'attendais pas a un billet sur ce sujet, mais plutot a propos d'un article sur Le Monde au sujet de l'"affaire d'outreau". www.lemonde.fr/web/articl...
Surtout a propos de la phrase: "Curieusement, pour cette audience, les jurés devront tout de même écouter la lecture de l'arrêt de renvoi initial, qui évoque largement des faits pour lesquels les accusés ne sont plus poursuivis."
Est-ce reellement une curiosite, ou encore la preuve que le journaliste n'y comprend pas plus que moi?

6. Le vendredi 4 novembre 2005 à 18:30 par GL

Ah ces privatistes ! Ils sont incorrigibles !

7. Le samedi 5 novembre 2005 à 15:09 par Zarman the Ouane

Bien que mon métier soit fort éloigné du vôtre, il se trouve que ceux qui l'enseignent, nombre de ceux qui le pratiquent, mais aussi la quasi-totalité de ceux qui ne le pratiquent pas le considèrent comme un métier qui s'enseigne.

Autodidacte chanceux venu par hasard dans ce métier qui est une vocation pour d'autres (en profitant quelque peu d'une totale absence de règlementation), j'ai eu la chance immense de ne surtout pas être influencé par les croyances et les usages des uns et des autres, faute de les connaître, faute d'avoir rêvé quoi que ce soit avant de me retrouver praticien : rétrospectivement, j'ai fait bien plus d'erreurs que mes collègues formés au début, mais je n'ai plus aucune honte de ce que je fais désormais, du seul fait d'avoir dû construire empiriquement mon propre modèle, mes propres représentations, évidement plus adapté à l'instant, l'époque, le lieu que le modèle enseigné.

Bêtement, au début, je copiais : sans honte aucune. J'avouais que je ne savais rien tout en revendiquant le droit à l'ignorance au motif de la possibilité d'apprendre (sans oublier de remercier ceux, plus nombreux que je ne l'aurais cru, qui m'ont sincèrement aidé par quelques gestes, quelques phrases judicieuses après avoir, d'un regard, identifié le débutant, disons-le, motivé, courageux, à l'oeuvre). J'espère désormais perpétuer cette attitude. J'essaie, en tout cas.

Bien entendu, j'ai quelques remords, quelques regrets de mes erreurs du passé : m'en souvenir aide à retenir les leçons qu'il fallait en tirer : ainsi, le coeur supplée à l'effort, le sentiment, la raison ou la règle.

Bonne chance !

8. Le dimanche 6 novembre 2005 à 16:32 par laurent

mon post n'a rien a voir, mais parlerez vous un jour d'un sujet un peu genant pour les avocats, et specialement les penalistes : les paiement remis en liquide et l'habitude de traiter des dossiers au black ;

en plus de participer un peu au blanchiment d'argent des caids de banlieue, ces habitudes de refuser de payer des impots en fonction de leurs revenus me paraissent tellement ancrées chez les avocats que cela en devient inquietant ;

A quand la monnaie electronique permettant d'eviter tous ces trafics qui recompensent les comportments antirepublicains ...


9. Le dimanche 6 novembre 2005 à 17:13 par Sans pseudo

Eolas, en Vespasien des pénalistes, commettant un billet sur « l'habitude de traiter des dossiers au black » et l'argent liquide, qui n'a pas d'odeur (non plus)…
Il va recevoir des SMS.

10. Le dimanche 6 novembre 2005 à 17:43 par laurent

surement, ; mais les blogs sont parfois capables d'aller un peu plus loin que les medias traditionnels ou de depasser les interets corporatistes ; sinon j'achete le figaro et je vends mon ordi...

11. Le lundi 7 novembre 2005 à 09:48 par GL

Contrairement à d'autres professions (nombreuses), chaque intervention d'un avocat devant un Tribunal laisse des "traces de passage" indélibiles, facilement identifiables et que n'ignorent pas les services fiscaux. En d'autres termes, la dissimulation complète est strictement impossible.
Pour le reste, à savoir le montant des frais et honoraires réellement perçus, l'Administration fiscale dispose, comme pour beaucoup d'autres professions, de barèmes assez précis et lui permettant de quantifier la réalité du chiffre d'affaires en fonction, notamment, du volume des activités contentieuses.
Tout ceci pour dire que la fraude n'est pas si aisée que certains le présument.

12. Le lundi 7 novembre 2005 à 14:33 par laurent

vos explications theoriques, quoiqu'assez langue de bois , sont assez rassurantes, mais je constate, en entendant de nombreux amis avocats penalistes, que la realité est très différente .


Pourriez vous préciser où je fais preuve de langue de bois, voire pousser la générosité jusqu'à nous faire partager le point de vue éclairant de vos nombreux amis pénalistes ?

Eolas

13. Le lundi 7 novembre 2005 à 16:37 par guichoune

ça y est, les services fiscaux ont infiltré le blog de notre cher ami Eolas. Vigileance!

14. Le lundi 7 novembre 2005 à 16:39 par Xas

Vous auriez pu lui offrir un verre pour vous excuser et plus si affinités (sans sauter trop vite aux conclusions)


Puisqu'on vous dit qu'il n'y a pas de conclusions chez les pénalistes !

Eolas

15. Le lundi 7 novembre 2005 à 20:48 par laurent

oui, je peux le faire .

16. Le mardi 8 novembre 2005 à 15:29 par Arnaud

Laurent>

Ben on attend...

17. Le mercredi 9 novembre 2005 à 18:29 par GL

Je fais suite au point 12.
Puisque vous qualifiez les choses sans chercher à comprendre, je vais tenter d'être plus précis et vous montrer que le terme "langue de bois" est tout sauf sérieux.
Chaque passage d'un avocat devant un Tribunal justifie le versement d'un droit de plaidoirie (8,84 €) qui est minutieusement perçu par les services de l'Ordre, le tout faisant l'objet d'un versement périodique par l'avocat en cause (Je vous rassure : Il n'est pas en liquide...). Il est donc impossible de dissimuler le nombre des activités contentieuses qui sont traitées.
Partant, il est envisageable de remonter sur chaque affaire afin d'examiner le montant des frais et honoraires perçus et incidemment de se rendre compte, ou tout au moins de s'en rapprocher, de la réalité des choses. Certes, rien n'est parfait. Mais il est plus facile pour un boulanger de dissimuler le nombre de ses baguettes ou pour un coiffeur le volume de ses coupes que pour un avocat vis-à-vis de ses prestations devant un Tribunal.
Tout ceci pour vous redire que la fraude n'est pas aussi aisée que vous le supposez, gratuitement de surcroît.

18. Le vendredi 11 novembre 2005 à 22:21 par laurent

désolé; le but n'etait pas d'etre gratuit ou agressif ;

merci pour vos explications precises, mais elles ne semblent pas decourager la fraude qui me semble importante et facile.

Oui j'en connais plusieurs qui fraudent massivement, sans etre inquiétés ; ( l'un declare une part " raisonnable en cas de controle" de son chiffre d'affaires , car il recoit une bonne partie en liquide; quand les clients trouve que c'est cher, il dit "ah oui, mais il y a la TVA ..." et le debat finit invariablement de la meme façon .
un autre est furieux car un de ses clients qui lui avait promis une part en liquide ne lui a finalement pas remise;
un troisieme a une vision tres extensive de ses notes de frais et ramasse les notes en fin de diner entre potes , declarant que oui, chaque ami pourrait un jour etre un client, et que donc cela rentre dans les frais professionels pour "fidelisation ou recherche de clients..."

il faudrait que je retrouve le chiffre exact, mais les professions liberales sont en moyenne controlées tous les .. bon faudrait que je retrouve mais en fait on a aucune chance de l'etre .

comparer les avocats parisiens à des boulangers, pourquoi pas , mais je connais tres peu de boulangers ;

desolé si j'ai donné l'impression d'etre un inquisiteur ; je pensait que la fraude en elle meme ne faisait meme pas debat ;

cordialement

19. Le lundi 28 novembre 2005 à 14:03 par toto

Je suis en train de lire le règlement intérieur du barreau de Paris (lecture passionnante s'il en est mais plutot contrainte dans mon cas..) et oh que lis je à l'article 5 traitant du respect du contradictoire ? Le texte de l'article 5.3 relatif aux dispositions applicables au procès pénal est le suivant : "En ce qui concerne l'action publique devant les juridictions pénales, les avocats des parties communiquent leurs moyens de droit ou de fait et leurs éléments de preuve au ministère public et aux avocats des autres parties au plus tard à la fin de l'instruction du dossier à l'audience.
Si dans une procédure pénale, le prévenu ou l'accusé est demandeur à une exception ou fin de non recevoir, son avocat doit communiquer ses moyens de preuve sans délai pour permettre la contradiction en temps utile par la partie défenderesse à l'exception ou à la fin de non recevoir, sauf si cette communication compromet le moyen soulevé auquel cas s'applique la règle générale sus-rappelée que doit respecter l'avocat du prévenu ou de l'accusé"

Tout cela il me semble va dans le sens de votre position (et non je ne suis pas pénaliste...)

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