Du rififi à la cour d'assises de Créteil
Par Eolas le mardi 13 septembre 2005 à 19:47 :: Dans le prétoire :: Lien permanent
La cour d'assises de Créteil a tenté, en vain, de juger Jean-Claude Bonnal, dit le Chinois, cette semaine. La presse a rapporté sans toujours le comprendre l'incident déclenché par les avocats de la défense. Beaucoup de journalistes, soit qu'il soient sensibles à la frustration des parties civiles, soit qu'ils soient eux même déçus de ne pas avoir à couvrir ce procès, ont eu des commentaires peu amènes pour mes confrères du banc de la défense.
Une fois n'est pas coutume, c'est dans Libération (édition du 13 septembre 2005) que j'ai trouvé l'article qui a sans doute le mieux analysé l'incident (bravo à Marc Pivois). Sans avoir parcouru tous les organes de presse, je donne le Lol d'or, le prix du commentaire le plus creux, au chroniqueur judiciaire de France Info qui s'est contenté de résumer l'incident par "le procès n'a pas dépassé le stade de l'incident de procédure".
Ce qui s'est passé est intéressant à analyser. Il s'agit d'un bras de fer entre la présidente de la cour et la défense, et c'est, pour une fois, cette dernière qui a gagné, grâce au code de procédure pénale. Et les avocats de la défense ont bien fait leur travail, quelque sympathie qu'on puisse légitimement avoir pour les familles des victimes de ces terribles faits. Mais le bras de fer avec l'institution judiciaire continue comme le montre les derniers développements de cette affaire, où le parquet vole au secours du siège selon le principe de "à code de procédure pénal, code de procédure pénale et demi".
Voilà la synthèse des événements tels que j'ai pu les reconstituer à partir de la presse, sous toutes réserves car je n'ai pas assisté à l'audience ni connaissance du dossier.
Jean-Claude Bonnal est poursuivi pour deux faits distincts : un braquage à Athis-Mons dans l'Essonne, qui a fait quatre morts, et une affaire de séquestration au Plessis-Trévise dans le Val de Marne, qui a donné lieu à une fusillade au cours de laquelle deux policiers ont été tués. Jean-Claude Bonnal étant de plus un récidiviste (trois fois condamné pour braquage) qui avait été peu de temps auparavant remis en liberté dans l'attente d'un procès pour un autre braquage (sur un vice de procédure), vous voyez tout de suite comme ce dossier peut être sensible.
Ces deux faits ont donné lieu à deux instructions séparées, une menée au tribunal de grande instance d'Évry, l'autre au tribunal de grande instance de Créteil.
Mais au mois de juillet dernier, les deux dossiers ont été joints pour être jugés au cours d'un unique procès devant la cour d'assises de Créteil. Cette décision n'a en soi rien d'anormal : la cour d'assises est une formation de la cour d'appel, en l'occurrence Paris, et ce même si elle siège dans un tribunal de grande instance de son ressort ; or la cour d'appel compétente pour Évry et Créteil est celle de Paris. C'est une simple mesure d'administration de la justice qui n'est pas susceptible d'appel, tout comme la décision de faire juger telle affaire par telle ou telle chambre du tribunal, ou de juger tel jour à telle heure.
Mais cette décision risquait surtout d'être lourde de conséquences pour les autres accusés.
En effet, la cour allait juger en tout six personnes. Jean-Claude Bonnal et Brahim Titi sont accusés d'avoir pris part aux deux faits poursuivis, mais quatre autres accusés ne sont poursuivis que pour la séquestration du Plessis-Trévise. Pour les avocats de Bonnal et Titi, ce n'est pas une bonne nouvelle : la gravité des faits s'additionne immanquablement aux yeux des jurés. S'ils pouvaient espérer obtenir, en cas de déclaration de culpabilité dans deux procès distincts, deux peines de réclusion à temps, une audience unique avait beaucoup plus de chances d'aboutir à une condamnation à la perpétuité. Quant aux avocats des quatre autres accusés, ils sont farouchement opposés à ce que ces deux faits soient examinés au cours d'une audience unique, de crainte que leurs clients ne soient plus sévèrement condamnés à cause de la forte impression que fera sur les jurés l'évocation des faits d'Athis Mons (où une fillette de neuf ans a découvert le cadavre de ses deux parents et a donné elle même l'alerte).
Ils vont donc exploiter les failles du dossier. La première est de taille : les copies du dossier d'Athis-Mons n'ont été fournis aux avocats des quatre autres accusés que la semaine précédent le procès. Le dossier en question faisant 12 tomes, soit facilement 10.000 pages. Ils vont donc demander la disjonction des dossiers, c'est à dire que seuls soient jugés les faits du Plessis Trévise. La présidente refuse, décision non sujette à recours. Les avocats demandent alors un délai pour étudier le dossier du Plessis-Trévise. Même si cet examen n'est pas absolument indispensable (leurs clients n'étant pas poursuivis pour ces faits là), la présidente est prise au piège : elle a décidé que les deux dossiers seraient examinés par la cour, elle ne peut donc s'opposer à ce que les avocats de la défense aient eu le temps d'en prendre connaissance. Les avocats espéraient un renvoi à une prochaine session d'assises (et peut être à un autre président, plus conciliant sur la disjonction...) Premier renvoi de quatre jours, incluant le week end.
La défense cherche la confrontation, mais n'a pas encore une raison suffisamment forte pour aller à l'incident grave et mettre à exécution la menace qu'elle agite sans cesse, se retirer du procès.
Elle va la trouver à la reprise du procès, grâce à un cadeau que va leur faire involontairement l'avocat général. Celui-ci va verser des pièces complémentaires au dossier, ce qui en soi est tout à fait régulier (les avocats de la défense en fournissent également). Mais parmi elle se trouve la déposition de l'épouse de Brahim Titi, qui était jusqu'alors son plus solide alibi et qui va changer totalement sa déposition, allant jusqu'à mettre en cause le défenseur de son époux qui aurait fait pression sur elle et lui aurait révélé des éléments du dossier. On cite des avocats en correctionnelle pour moins que ça, de nos jours.
L'avocat mis en cause porte aussitôt plainte, et demande par voie de conclusions, c'est à dire une demande écrite à laquelle la cour est tenue de répondre (article 315 du CPP), un supplément d'information sur ce revirement, dont une expertise psychiatrique de l'épouse.
La cour stricto sensu, c'est à dire les trois magistrats sans le jury, se retire pour délibérer et rend un arrêt de sursis à statuer jusqu'à la fin de l'instruction à l'audience, c'est à dire jusqu'à ce que les débats soient clos et avant que la cour au complet se retire pour délibérer. La cour marque ainsi sa volonté de voir les débats commencer sans plus attendre.
Cette décision, bien que contentieuse, n'est pas susceptible d'appel. L'article 316 du Code de procécudre pénale dit simplement qu'elle n'a pas l'autorité de la chose jugée et en cas d'appel de la décision, la cour d'assises d'appel peut donc être saisie de la même demande.
Mais là, la défense tient son motif d'incident. Un avocat est mis en cause personnellement par un témoin clef, dans une pièce versée presque en catimini par le parquet, après l'ouverture des débats. C'est décrédibiliser l'un des avocats de la défense dès l'ouverture du procès.
La défense, d'un commun accord, se retire donc du dossier. La présidente a tenté une ultime manoeuvre : commettre d'office les avocats de la défense, mais ceux-ci refusent, invoquant leur clause de conscience.
Or la présence d'un défenseur auprès des accusés est obligatoire (article 317 du CPP). Dès cet instant, la cour ne peut plus siéger régulièrement. La présidente, faute d'avocat présent dans la salle (et oui, si j'avais été dans l'assistance en robe, je me serais probablement vu proposer le dossier Bonnal...), n'a d'autre choix que de demander au Bâtonnier de Créteil la désignation de six avocats pour reprendre la défense. Mais dès cet instant, le procès est condamné ; ce qui du point de vue d'un avocat change agréablement. Immanquablement, les six avocats commis demandent le renvoi pour prendre connaissance des dizaines de tomes du dossier. La présidente ne peut leur refuser, et le procès est renvoyé en janvier.
Il y a gros à parier que d'ici là, les accusés redésigneront leur ancien conseil, et c'est reparti pour un tour.
Le parquet général a toutefois gardé un chien de sa chienne aux six défenseurs récalcitrants. Il a en effet adressé un fax aux maisons d'arrêts où sont incarcérés les six accusés pour notifier au directeur d'établissement le retrait du permis de communiquer des avocats en question. En effet, ils se sont retirés du dossier, ils n'ont plus à communiquer avec des détenus qui leur sont étrangers.
Juridiquement, c'est exact. Mais que le parquet général fasse diligence pour interdire aux directeurs d'établissement tout contact des anciens avocats avec leurs clients, c'est à ma connaissance du jamais vu. Le changement d'avocat est d'ordinaire indiqué à la maison d'arrêt par le nouvel avocat lui même quand il se présente pour son premier parloir, muni de son permis de communiquer. La fiche du détenu est alors modifié par le greffe pour faire mention du nouveau nom de l'avocat. C'est un peu une basse vengeance, de peu de conséquence mais histoire de marquer le coup (je n'imagine pas mes confrères cristoliens refuser de transmettre à leurs éphémères clients les instructions de leurs ex futurs avocats).
Que penser de cette affaire ? Elle illustre la difficulté du métier d'avocat de la défense, parfois confronté à un client haï de tous, un président récalcitrant, à des adversaires quelque peu déloyaux, un procès organisé pour mettre à mal son client, et qui, quand il ne peut obtenir du juge ce qu'il estime le mieux pour son client, n'a pour seule arme que le code de procédure pénale.
Si j'approuve le comportement de mes confrères, qui n'ont pas hésité à ruer dans les brancards dans l'intérêt de leurs clients, je trouve néanmoins cet incident regrettable. Outre la piètre image de la justice qu'il donne (si ce n'était que ça, ce serait un moindre mal), il a ravivé la souffrance des victimes, réveillé la colère des policiers (admirons au passage l'élégance du style, qui parle de "hold-up" des avocats, les familles des victimes apprécieront l'analogie, et "d'arguties juridico-juridiques", ce qui semble bien indiquer que ces avocats ont fait du droit) dans un dossier qui avait surtout besoin d'apaisement.
En revanche, je ne partage pas l'analyse que ce dossier s'inscrit dans une dégradation des rapports magistrats-avocats. C'est une tarte à la crème ces derniers mois, mais aux antipodes de ce que je vis quotidiennement. Les magistrats que je rencontre sont toujours accessibles, ouverts, et attentifs aux demandes et suggestions de la défense, sous la réserve qu'elles soient présentées avec courtoisie. Bon, ils les rejettent toutes, mais c'est là une vieille tradition judiciaire.
Le dossier Bonnal est un dossier extra-ordinaire. Les faits sont terribles, le principal accusé presque une caricature sur mesure pour tout discours sécuritaire, la police n'a jamais pardonné aux magistrats la remise en liberté de Bonnal (pourtant juridiquement inévitable, la chambre de l'instruction qui a rendu cet arrêt ne pouvait pas faire autrement sauf à violer la loi), et des anomalies que j'ai du mal à comprendre se sont produites. Bref, ce dossier avait plus de chances de planter que Windows 95.
Pour conclure, je tiens à être clair sur un point : je me garde bien de jeter la pierre à qui que ce soit. J'ai beaucoup de respect pour la présidente Janine Drai, dont le prénom a été écorché par Synergie, et ayant eu l'honneur de plaider devant elle, je ne puis que me joindre à l'appréciation unanime de ses qualités de présidente de cour d'assises. Cette affaire n'est pas une question de personnes.
C'est la difficulté de juger une affaire exceptionnelle, qu'aucun code, fut-il parfait, ce qui n'est pas le cas du notre, ne permettra de juger sereinement.
© Maître Eolas 2005, Reproduction interdite.
Commentaires
1. Le jeudi 15 septembre 2005 à 16:42 par Moi
2. Le jeudi 15 septembre 2005 à 17:31 par all
3. Le jeudi 15 septembre 2005 à 17:52 par Gascogne
4. Le jeudi 15 septembre 2005 à 18:24 par Gagarine
5. Le jeudi 15 septembre 2005 à 21:28 par Fred
6. Le jeudi 15 septembre 2005 à 22:36 par Roland Garcia
7. Le jeudi 15 septembre 2005 à 23:48 par gil
8. Le vendredi 16 septembre 2005 à 10:51 par Cobab
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10. Le vendredi 16 septembre 2005 à 11:42 par Eugène Etienne
11. Le vendredi 16 septembre 2005 à 15:10 par Gascogne
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13. Le vendredi 16 septembre 2005 à 16:12 par Moi
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19. Le vendredi 16 septembre 2005 à 22:56 par Roland Garcia
20. Le lundi 19 septembre 2005 à 08:46 par forgeron