"Pas de droit, pas de chocolat !", ou : l'affaire Milka.fr
Par Eolas le mardi 28 juin 2005 à 12:23 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
Les médias et l'internet se sont fait l'écho en mars dernier du procès intenté par la société suisse Kraft Foods, produisant un chocolat célèbre, contre Madame Milka B., couturière dans la riante bourgade de Bourg Lès Valence dans la Drôme, du fait que cette dernière avait acquis en 2000 le nom de domaine milka.fr et en avait fait une page d'information sur son commerce.
L'affaire a intéressé les médias du fait de l'opposition entre la multinationale au nom délicieusement étranger Kraft Foods Schweiz Holding AG et la pauvre petite couturière de 58 ans. Un grand élan de sympathie est né sur l'internet au profit de cette dernière. Et comme toujours dans ces cas là, l'affectif est passé au premier plan, devant la raison et la simple recherche d'information.
Examinons donc les détails de cette affaire d'un point de vue juridique, grâce à l'indispensable Juriscom.net qui publie in extenso les décisions clef rendues dans le domaine des nouvelles technologies, le jugement étant disponible ici. La réalité est loin de la caricature, et les torts sont très partagés dans cette affaire.
En février 2002, Milka B. a réservé à son nom le nom de domaine Milka.fr, qui donnait sur une page web faisant état des deux boutiques où elle exerçait son art. Cette page est encore visible ici. La société Kraft Foods l'a découvert en avril 2002.
Le 18 juin 2002, la société Kraft Foods S.A. a envoyé un courrier de mise en demeure à Milka B., reprochant à la page web de Milka B. de violer le droit des marques en utilisant la marque dénominative Milka dont Kraft Foods est propriétaire depuis 1901 et les marques figuratives "lilas violet" et mauve (coordonnées chromatiques x=0,264 et y=0,217) lui intimant de cesser l'usage de cette URL sous quinze jours et de transférer ce nom de domaine au profit de Kraft Foods.
Première parenthèse : le droit de la propriété industrielle, pour simplifier, protège celui qui dépose auprès de l'Institut National de la Propriété Intellectuelle une marque, (ou un brevet, un dessin ou un modèle) en lui attribuant un monopole de l'usage de cette marque dans le domaine économique dans laquelle cette marque est déposée. Tout personne qui utiliserait cette même marque dans un domaine d'activité similaire peut être contraint en justice à abandonner cette utilisation.
Milka B. a refusé de déférer à cette demande. Il y a eu une phase de négociations durant un an, dont on peut apprendre via un communiqué de Milka B. que la société Kraft Foods a proposé à celle-ci de ne réclamer aucune somme, de prendre en charge les frais liés au dépôt et à l'administration du site « milka.fr » de sa création jusqu'à aujourd'hui et de prendre à sa charge le dépôt du nom de domaine « milkacouture.fr ».
Milka B. a refusé cette proposition et Kraft Foods a fini par saisir le tribunal de grande instance de Nanterre afin d'obtenir la condamnation de Milka B. à cesser d'utiliser sur sa page web la marque "milka" ainsi que la couleur mauve qui servait de fond. Notons que Kraft Foods ne demandait absolument pas à ce que la boutique "Milka Couture" changeât d'enseigne. Seul le nom de domaine "Milka.fr" les intéressait.
Deuxième parenthèse, sur la phase pré-judiciaire : cette affaire était déjà fort mal engagée. Si on peut reprocher à Kraft Foods le ton un peu trop comminatoire de sa mise en demeure (ce qui n'échappera pas au tribunal, comme nous allons le voir), Milka B. a fait preuve d'un entêtement difficilement compréhensible. La proposition transactionnelle de Kraft Foods était vraiment raisonnable, surtout dans la position de Milka B. qui juridiquement n'était pas très solide.
Le tribunal de Nanterre est donc saisi.
Pourquoi Nanterre, quand Kraft Foods est basée à Zurich et Milka B. à Bourg Lès Valence (tribunal de grande instance de Valence, cour d'appel de Grenoble) ?
Parce qu'une page web étant accessible partout en France, on peut saisir n'importe quel tribunal à condition de prouver que cette page était visible depuis le ressort de cette juridiction. C'est ce qu'a fait Kraft Foods, par constat d'huissier à Boulogne Billancourt les 7 mai et 18 juillet 2003. Et en matière tant de presse que de propriété intellectuelle, Nanterre est réputé attribuer des indemnités plus importantes qu'à Paris (c'est ce qu'on appelle la concurrence libre et non faussée des juridictions).
L'argumentation de Kraft Foods, telle qu'elle ressort du jugement, est la suivante : elle est propriétaire de deux marques, la marque nominative "Milka" et la couleur mauve-Lila, qui est une marque figurative. Ce point n'est d'ailleurs pas contesté.
La protection d'une marque ne vaut en principe que pour son domaine d'activité (la confiserie, en l'occurence). Le simple fait d'être titulaire d'une marque n'est pas en soi suffisant pour interdire à quiconque son utilisation dans des activités sans rapport avec le premier dépôt. Ainsi, si l'INPI recense 22 marques "Embruns", le blog éponyme ne risque pas de subir un procès en contrefaçon (soupir désolé...).
L'action de Milka se heurtait donc à un premier obstacle : Milka B. exerçait ses talents dans le domaine de la couture à Bourg-Lès-Valence, ce qui est fort distinct de la confiserie industrielle à Zurich, admettons le.
Ce point n'a pas échappé à Kraft Foods : ils vont donc invoquer l'article L.713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), qui dispose :
L'emploi d'une marque jouissant d'une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l'enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur s'il est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cet emploi constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l'alinéa précédent sont applicables à l'emploi d'une marque notoirement connue au sens de l'article 6 bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée.
Ladite convention étant la Convention d'Union de Paris du 20 mars 1883.
Ainsi, Kraft Foods affirme être juridiquement fondée à interdire l'usage par Milka B. de la marque Milka du fait qu'il s'agit d'une marque notoire ; et que Milka B. commettrait une faute en utilisant ce nom, cette couleur, et en l'exploitant en incluant sur son site des liens publicitaires sachant que ce faisant, elle parasite une marque protégée, ce qu'elle ne peut ignorer.
Les arguments de Milka B. sont les suivants : En défense, elle soulève que la marque "Milka" ne serait pas notoire au sens de l'article L.713-5 du CPI (on va dire que c'est audacieux), qu'elle exerce son activité sous le nom de Milka Couture depuis 14 ans, du fait que Milka est son prénom, et qu'elle a réservé le nom de domaine milka.fr en 2002 du fait de son enseigne ; que son activité ne saurait être confondue avec celle de Kraft Foods et ne lui porte aucun préjudice, et que Kraft Foods a commis une négligence en en réservant pas le nom de domaine Milka.fr plus tôt. La meilleure défense étant l'attaque, elle présente à son tour des demandes contre Kraft Foods : 15000 euros pour les ennuis de santé que cette procédure lui aurait causés ; 25000 euros pour l'atteinte à son droit sur son prénom Milka ; 25000 euros pour le dénigrement de son prénom, tatoué sur un vache (sans commentaire) ; 25000 euros pour le préjudice subi par Milka B. par l'exploitation commerciale de son prénom qui est ainsi dénigré (sans commentaire).
La décision du tribunal de grande instance de Nanterre est la suivante :
Après avoir constaté que les marques Milka et la couleur mauve qui lui est associée ne sont pas contestées, il recadre d'entrée de jeu le débat :
En faisant abstraction de la polémique qui s'est développée entre les parties par média interposés, le présent litige doit être ramené à ce qu'il est, c'est à dire la question de savoir si le titulaire d'une marque déposée peut interdire à un tiers la réservation et l'usage du même signe à titre de nom de domaine sur internet.
1. Milka B. utilise le nom de domaine Milka ; peu importe l'extension .fr qui n'est qu'une partie nécessaire du nom de domaine ;
2. Son activité est totalement différente de celle de Kraft Foods, mais la notoriété de la marque Milka n'est pas sérieusement contestable ; Kraft Foods peut donc invoquer l'article 713-5 du CPI ;
3. Toutefois, la simple réservation du nom de domaine ne suffit pas à caractériser le préjudice subi par Kraft Foods : encore faut-il que cette réservation, cet usage de la marque soit de nature à causer un préjudice à Kraft Foods, ou constitue un emploi injustifié ;
4. En l'espèce, le seul fait que la défenderesse s'appelle Milka, sil elle a le droit d'user paisiblement de son prénom (Kraft Foods ne peut exiger qu'elle en change), ne lui donne aucun droit à son usage dans le domaine commercial devant lequel Kraft Foods devrait céder, pas plus que le fait qu'elle exploite l'enseigne "Milka Couture", faute de dépôt à l'INPI d'une de ces marques ; notons que si ces marques avaient été déposées, c'est un autre contentieux qui aurait pu s'élever sur l'antériorité de la marque, mais passons ;
5. De même, le fait qu'un nom de domaine soit disponible ne donne pas au premier qui l'enregistre un droit définitif à son usage, pas plus que le fait pour Kraft Foods d'être titulaire de la marque "Milka" ne lui donne un droit sur tous les noms de domaine "Milka.*" ;
6. Mais, et c'est là que le tribunal fait pencher sa balance du côté de Kraft Foods, le fait que cette société soit titulaire de cette marque l'autorise à s'opposer à l'usage de ce nom par Milka B., car cet usage par Milka B. n'est pas justifié par un droit (cf. §4), et est de nature à banaliser la marque Milka et affaiblir son pouvoir distinctif, ce que le droit de la propriété industrielle tend précisément à protéger ;
7. La couleur initialement choisie, dont le tribunal dit qu'il ne saura jamais quelle était la nuance exacte faute d'analyse chromatique mais que peu importe que ce soit le mauve produit par Kraft Foods par des impressions de capture d'écran ou un rose fuschia comme le prétend la défenderesse : cette couleur fait penser à la marque déposée de Milka. Là, je lance un défi à mes lecteurs : faisons mieux que la justice de Nanterre : rendez vous sur la page témoin située ici, et laissez en commentaire les coordonnées chromatiques de cette couleur.
8. Il n'est pas établi que l'usage de cette couleur associée au nom de domaine Milka.fr soit intentionnel de la part de Milka B., mais peu importe, cet usage cause un préjudice à Kraft Foods, qui engage des dépenses considérables en communication pour que cette nom et cette couleur soit associé à son chocolat. Les conditions d'applications de l'article L.713-5 du CPI sont donc réunies, il y a lieu d'interdire à Milka B. l'usage de ce com de domaine.
9. Maintenant que le principe de la décision est acquis, le tribunal en détaille les modalités : pour mettre fin à ce préjudice, le tribunal ordonne le transfert de ce nom de domaine à Kraft Foods, sans frais pour elle, ce qui constituera en soi la réparation à laquelle Kraft Foods peut prétendre. En effet, la preuve que le comportement de Milka B. dans cette affaire était fautif n'est pas rapporté : sa résistance initiale est excusable en raison de son ignorance du droit des marques (preuve que "nul n'est censé ignorer la loi" ne veut pas dire que tout le monde est censé la connaître), et des termes très comminatoires de la mise en demeure ; autrement dit, la lettre de mise en demeure était tellement agressive que Milka B. est excusable de ne pas avoir voulu céder. La diplomatie est effectivement un art qui doit être cultivé par les avocats...
10. Le fait que Milka B. a utilisé cette affaire à des fins de publicité n'est pas non plus fautif, cet usage étant dû non à l'usage du nom Milka mais à l'intérêt que les médias ont porté à cette affaire ; de même, les propos virulents, encore lisibles sur le site consacré à cette affaire, se justifient par le litige existant entre la société Kraft Foods et Madame B.
11. Sur les demandes de Milka B., elles sont écartées très rapidement, le rapport entre les ennuis de santé de Madame B. et cette affaire n'étant pas établi, les autres demandes étant dépourvues de tout sérieux (Milka vient de la contraction des mots allemands lait et cacao, et existait déjà avant la naissance de Madame B. ; son usage y compris associé à une vache, fut-elle mauve, n'est pas de nature à causer un préjudice à Milka B.).
12. Le tribunal met les dépens du procès à la charge de Milka B., qui est la partie perdante (on dit qu'elle "succombe", tandis que Kraft Foods "triomphe" à l'action : le vocabulaire judiciaire est parfois plein d'emphase), ce qui est normal et conforme à l'article 695 du nouveau Code de procédure civile ; en revanche, le tribunal ne la condamne pas à prendre en charge les frais irrépétibles (d'avocat principalement, c'est l'article 700 du nouveau Code de procédure civile) de Kraft Foods, fût-ce en partie, eu égard à la situation respective des parties, comprendre leur situation financière. Les dépens incluent les frais d'huissier (l'assignation, mais pas les constats d'huissier qui ne relèvent pas des émoluments mais des honoraires, et donc de l'article 700), les émoluments de l'avocat au titre de la représentation obligatoire en justice (150 à 200 euros ici vu l'enjeu, je pense), et les frais de signification et d'enrôlement, de l'ordre de 20 euros par partie, je pense (c'est du pifomètre, je l'avoue).
Le Tribunal, en conclusion, conclusion annoncée par la formule "par ces motifs", condamne Milka B. à transférer à ses frais à Kraft Foods le domaine Milka.fr, ce sous un mois, à peine d'une indemnité de 150 euros par jour de retard qui serait versée à Kraft Foods, et ordonne l'exécution provisoire, c'est à dire que l'éventuel appel de ce jugement n'aura, par exception, pas d'effet suspensif. A ma connaissance, il n'y a pas eu d'appel de cette décision.
Il s'agit donc d'une décision conforme au droit des marques, dont on peut regretter qu'elle ait dû être prononcée, ce genre de litige étant absurde et dérisoire, et devant idéalement se résoudre par la négociation. Que d'efforts, de temps et d'argent engagés pour un simple nom de domaine... Mais la défenderesse est largement responsable de son malheur, s'étant obstinée à résister coûte que coûte (je vous renvoie à ses arguments en défense sur le préjudice qu'elle subirait à voir son prénom tatouré sur une vache mauve...) à une demande juridiquement fondée; alors qu'une offre amiable très raisonnable lui avait été faite.
En conclusion, inutile de boycotter cette célèbre marque de chocolat au lait, et si vous vous appelez Mac Donald's Dupont et exploitez un garage, un conseil : ne prenez pas un nom de domaine internet reposant sur votre seul prénom.
Commentaires
1. Le mardi 28 juin 2005 à 12:59 par Marc
2. Le mardi 28 juin 2005 à 13:06 par Cobab
3. Le mardi 28 juin 2005 à 13:12 par bambino
4. Le mardi 28 juin 2005 à 13:51 par all
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