Politiquement correctionnel
Par Eolas le lundi 14 février 2005 à 12:44 :: Dans le prétoire :: Lien permanent
Audience devant la chambre des appels correctionnels.
Le prévenu a fait appel de sa condamnation par le tribunal correctionnel. Il est accusé (et vous verrez que j'emploie ce terme qui a un sens technique précis à dessein) d'avoir fait irruption dans une agence bancaire, et de s'être fait remettre des fonds sous la menace d'un pistolet.
Le butin est plutôt modeste (de l'ordre de 6000 euros) mais une circonstance des faits est particulièrement révulsante : une des clientes présentes était une femme enceinte de sept mois et le braqueur, pour faire pression sur le personnel, a posé le canon de son arme sur le ventre de celle ci, menaçant de tirer sur le foetus.
Nous sommes manifestement en présence d'une correctionnalisation, mais dans un premier temps, vu ce détail, je ne comprends pas pourquoi.
Une parenthèse s'impose sur la correctionnalisation. Il s'agit d'une pratique totalement illégale mais néanmoins assez courante. Il s'agit de donner à des faits qui constituent des crimes aux yeux de la loi une qualification délictuelle.
Rappelons que le droit pénal français repose sur une distinction tripartite des infractions :
- Il y a d'abord les contraventions, passibles principalement de peines d'amende (on distingue 5 classes de contravention, les peines maximales encourues étant respectivement de 38, 150, 450, 750 et 1500 euros : article 131-13 du Code pénal). Le domaine par excellence des contraventions est la circulation routière, mais c'est loin d'être le seul : signalons la pêche et la chasse, le droit du travail, de l'hygiène et de la sécurité, et des petites incivilités comme des injures non publiques et des violences légères. Les contraventions relèvent du tribunal de police, présidé par le juge de proximité pour les 4 premières classes ou le juge d'instance pour la 5ème. Il existe des procédures sommaires se passant d'audience
- Viennent ensuite les délits, passibles de peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à dix ans (vingt en cas de récidive) pour les plus graves (trafic de stupéfiant, violences entraînant une mutilation) et d'amendes bien plus importantes (parfois des millions d'euros). Les délits relèvent du tribunal correctionnel.
- Enfin, les crimes sont les faits les plus graves, passible de peines de réclusion criminelle. L'échelle des crimes commence à 15 ans, et va jusqu'à la perpétuité (et autrefois, la peine de mort). Les crimes relèvent de la cour d'assises, où les procès durent deux jours au moins, et sont jugés par un jury populaire siégeant aux côtés des magistrats.
Voilà où le bât blesse : les cours d'assises ne peuvent juger qu'un nombre limité de crimes par an (je n'ai pas le chiffre exact, mais je pense que c'est de l'ordre du millier). Pour faire face à cette impossibilité, la pratique de la correctionnalisation est apparue. Le juge d'instruction "oublie" un élément qui caractérise le crime, et renvoie devant le tribunal correctionnel, qui comprend très bien de quoi il s'agit et prononce une peine en conséquence.
Voici les deux cas les plus classiques de correctionnalisation : le vol à main armé (crime puni de 20 ans de réclusion criminelle), quand le butin est faible, et que personne n'a été blessé, qui devient un vol avec violences (5 ans) ; le viol (puni de 15 ans de réclusion criminelle) devient une agression sexuelle (5 ans). Il n'y a jamais correctionnalisation en cas de mort d'homme.
Cette pratique nécessite toutefois l'accord de toutes les parties au procès. Il suffirait que le parquet, la partie civile ou le mis en examen soulève devant le tribunal que les faits ne sont pas un délit mais un crime pour que le tribunal soit obligé de se dessaisir du dossier.
Le domaine privilégié de la correctionnalisation sont des faits d'une faible gravité mais qu'une application rigoureuse de la loi qualifie de crime.
Quel est donc l'intérêt des parties à la correctionnalisation ?
Pour le parquet et les juges, c'est une vision d'efficacité : cela évite l'engorgement des cours d'assises, et quand au vu des faits il est probable que la cour d'assises ne prononcerait qu'une peine de quelques années d'emprisonnement, autant le renvoyer devant un tribunal qui le fera aussi bien et plus vite. Il y a parfois une autre raison, beaucoup plus critiquable, et j'y reviendrai plus loin.
Pour le mis en examen, cela écarte le risque d'un procès d'assises qui peut aboutir à des peines très élevées. Même si le tribunal ne se montrera pas tendre, il est tenu par le maximum prévu par la loi.
J'avoue que pour la partie civile, l'intérêt m'échappe, sauf éviter le tapage d'un procès d'assises pour des affaires de moeurs, peut être : parler d'un viol devant 9 jurés tirés au sort est une épreuve pour la pudeur.
Revenons en à notre braqueur. L'épisode du pistolet sur le ventre d'une femme enceinte est le genre de circonstance qui fait que le parquet exclut toute correctionnalisation.
Mais à l'exposé des faits, il s'avère que le parquet a été confronté à un problème majeur : il n'y avait pas de preuve matérielle directe, mais un faisceau d'indices concordants.
Ainsi, le prévenu a de lourds antécédents pour des faits identiques : 10 ans de prison sur les 18 dernières années pour des vols avec violence et vols à main armée, des attaques de banque là encore.
Il a donné un alibi : il serait allé voir son père en province le jour des faits. Son père, interrogé deux ans après, a dit que ce n'était pas le cas "ou alors, il l'a oublié".
Une somme de 20.000 euros a transité sur le compte du prévenu dans les mois qui ont précédé son arrestation, que le prévenu justifie comme étant les salaires perçus au noir par son épouse qui travaillerait dans des teintureries. Ses deux employeurs ont été retrouvés, mais les sommes payées sont largement inférieures. Le prévenu réplique que les employeurs mentent pour limiter les conséquences du redressement à venir.
Le prévenu a été présenté avec 4 autres personnes à un témoin (on appelle ça un "tapissage") : le témoin a dit "si ça devait être quelqu'un ce serait le numéro 4, qui était bien le prévenu.
Des caméras de sécurité ont filmé l'agresseur, qui portait un postiche. Un expert morphologue conclut "qu'il s'agit très probablement du prévenu : le profil correspond de même que le trois quart ; toutefois, faute d'avoir pu disposer d'une image du suspect de face, je ne peux conclure à l'absolue certitude".
Les personnes présentes ont décrit un individu de la même corpulence que le prévenu, avec un signe particulier bien visible : une oreille décollée, l'autre non. Mais le prévenu a une cicatrice visible au cou et un tatouage sur la main gauche, que personne n'a vu.
Le prévenu a été dénoncé par un informateur, et le prévenu a dit à la barre :"c'est X... qui m'a dénoncé pour se venger de moi" alors que nulle part dans le dossier le nom de X... n'apparaît.
En fait, cette correctionnalisation est dû au fait qu'une cours d'assises aurait probablement acquitté l'accusé poursuivi sur de telles bases. Des juges professionnels n'ont pas la même réticence : la preuve est que le tribunal correctionnel a condamné.
Pour la défense, le choix était entre un quitte ou double (acquittement ou pas loin des 20 ans) ou une relaxe moins probable et une peine plus courte. C'est un choix stratégique.
A l'issue des débats, viennent plaidoiries et réquisitions.
Pour la partie civile (seule la banque s'est constituée partie civile), "les faits sont tellement graves qu'il faut confirmer la condamnation".
L'avocat général, furieux, reprend l'avocat, qui avec de tels propos tire une balle dans le pied de l'accusation. Ce n'est pas parce que les faits sont graves qu'il faut condamner mais parce qu'ils sont établis, et de rappeler le faisceau d'indice ci-dessus.
L'avocat de la défense pointe l'absence de certitude absolu, chaque indice étant limité par un doute, une réserve, une incertitude.
Pour résumer ce dossier, on pourrait dire : c'est sûrement lui, mais il faut le relaxer.
Délibéré le 11 mars.
Commentaires
1. Le lundi 14 février 2005 à 15:18 par Guignolito
2. Le lundi 14 février 2005 à 15:21 par Mathieu
3. Le lundi 14 février 2005 à 17:30 par Trasimarque
4. Le mardi 15 février 2005 à 00:18 par Les Cris Vains
5. Le mardi 15 février 2005 à 00:19 par Veuve Tarquine
6. Le mardi 15 février 2005 à 02:56 par telline
7. Le mardi 15 février 2005 à 04:38 par Trasimarque
8. Le mardi 15 février 2005 à 06:17 par phnk
9. Le mardi 15 février 2005 à 09:18 par all
10. Le mardi 15 février 2005 à 10:08 par eomer
11. Le mardi 15 février 2005 à 11:10 par Marie
12. Le mardi 15 février 2005 à 12:35 par Paxatagore
13. Le mardi 15 février 2005 à 12:39 par Paxatagore
14. Le mardi 15 février 2005 à 23:06 par Palindrome
15. Le mercredi 16 février 2005 à 02:18 par djehuti
16. Le mercredi 16 février 2005 à 13:46 par Della
17. Le mercredi 16 février 2005 à 15:36 par PrincessH
18. Le mercredi 16 février 2005 à 16:52 par Guignolito
19. Le mercredi 16 février 2005 à 20:56 par Paxatagore
20. Le mercredi 16 février 2005 à 20:58 par Trasimarque
21. Le jeudi 17 février 2005 à 10:19 par Marie
22. Le jeudi 17 février 2005 à 11:09 par Paxatagore
23. Le jeudi 17 février 2005 à 13:04 par fred
24. Le jeudi 17 février 2005 à 20:08 par Paxatagore
25. Le vendredi 18 février 2005 à 10:04 par Marie
26. Le vendredi 18 février 2005 à 12:26 par Paxatagore
27. Le lundi 28 février 2005 à 02:40 par cedcox
28. Le mardi 8 mars 2005 à 23:52 par cedcox
29. Le dimanche 13 mars 2005 à 15:50 par Fred
30. Le jeudi 28 avril 2005 à 17:43 par marianne
31. Le jeudi 28 avril 2005 à 21:45 par gac
32. Le jeudi 21 juillet 2005 à 09:41 par Patricia
33. Le samedi 23 juillet 2005 à 00:17 par Apokrif