La cour d'appel de Versailles s'est elle trompée dans l'affaire Juppé ?
Par Eolas le mercredi 19 janvier 2005 à 00:10 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
Le Monde, qui a beau paraître avec la date du lendemain n'en est pas moins parfois en retard de quelques semaines, revient sur la polémique lancée par le Canard Enchaîné, en se demandant si la cour d'appel de Versailles n'aurait pas grossièrement violé la loi en étant clément avec Al1jup... Pardon, Alain Juppé.
On imagine aisément que la personnalité du prévenu, son amitié fidèle avec le président de la République, et ses ambitions politiques non dissimulées ont de quoi faire vibrer les imaginations. Revoici que surgissent les spectres de la justice aux ordres, de la corruption, de l'influence etc etc.
Je me suis donc penché sur la question, et je suis loin, très loin de partager les avis scandalisés qui sont proférés de ci de là. Je suis même convaincu du contraire.
Accrochez vos neurones, on va faire du droit.
Les données du problème sont les suivantes :
Une loi du 19 janvier 1995 a modifié l'article L.7 du code électoral, qui dispose désormais :
Ne doivent pas être inscrites sur la liste électorale, pendant un délai de cinq ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive, les personnes condamnées pour l'une des infractions prévues par les articles 432-10 à 432-16, 433-1, 433-2, 433-3 et 433-4 du code pénal ou pour le délit de recel de l'une de ces infractions, défini par les articles 321-1 et 321-2 du code pénal.
L'article LO 130 (LO car il relève d'une loi organique, votée dans des conditions de majorité renforcée par rapport à une loi ordinaire) du même code ajoute que :
Les individus dont la condamnation empêche temporairement l'inscription sur une liste électorale sont inéligibles pendant une période double de celle durant laquelle ils ne peuvent être inscrits sur la liste électorale.
Alain Juppé ayant été condamné pour le délit d'ingérence, prévu à l'article 432-12 du code pénal, il encourt donc cette sanction automatique de 5 ans de privation du droit de vote et de son corollaire de 10 ans d'inéligibilité.
Le tribunal correctionnel de Nanterre a abordé cette question dans les termes suivants :
"Les faits retenus contre Alain Juppé entrent dans le champ d'application de cette loi [du 19 janvier 1995] (et) ce dernier sera rayé de la liste électorale pendant un délai de cinq années (...), compte tenu de la gravité de ces faits le tribunal estime ne pas devoir se saisir d'office d'un éventuel relèvement partiel ou total de cette incapacité".
Il y a déjà un élément de réponse qui apparaît dans cet attendu. Le tribunal "estime ne pas devoir se saisir d'office d'un éventuel relèvement partiel ou total de cette incapacité". Le tribunal correctionnel a donc envisagé la possibilité d'écarter cette sanction automatique, s'est estimé compétent pour ce faire mais a décidé en opportunité de ne pas le faire.
En somme, le tribunal pose les mêmes bases juridiques, mais en tire des conclusions différentes en vertu de son pouvoir discrétionnaire dont nous avons parlé ici même il n'y a pas longtemps.
Devant la cour d'appel, l'avocat général a abordé la question de l'inéligibilité, dans ces termes, cités par Le Monde du 29 octobre 2004 :
Si « ce sont précisément ces acteurs de la vie politique qui, recourant à ces pratiques illégales, ont continué à procurer des moyens humains à un parti politique, vecteur privilégié de la vie civique », « La sanction civique m'apparaît dès lors s'imposer », il précise aussitôt après que « une interdiction des droits civiques d'une telle durée serait en l'espèce singulièrement excessive alors que, dans cette affaire, aucun enrichissement personnel n'a été constaté ». « Par ailleurs, il m'apparaît inopportun de faire application d'un texte controversé dans son applicabilité devant d'autres enceintes. » Il s'agit du Conseil constitutionnel, qui n'a pas été saisi de la loi du 19 janvier 1995, mais ne cache pas son hostilité de principe aux sanctions automatiques.
En conséquence, il demande à la Cour d'écarter l'application de l'article L.7 au profit de l'article 131-26 du Code pénal, qui prévoit la peine complémentaire de privation des droits civiques.
La Cour fera sien cet argument en écartant cette inéligibilité automatique et en prononçant une peine d'un an d'inéligibilité.
Le Canard Enchaîné, repris par beraucoup d'autres organes de presse, affirme que la Cour s'est trompée car d'une part la loi postérieure du 19 janvier 1995 l'emporteraitsur l'article 132-21 du Code pénal, voté antérieurement (le 26 juillet 1992), et d'autre part en citant une "doctrine" qui est en réalité une jurisprudence (le terme doctrine s'entend des théories des universitaires) du 1er mars 2001 qui dirait exactement le contraire.
On reconnaît là la modestie traditionnelle des journalistes, qui ne semblent pas douter un instant que les trois magistrats de la cour d'appel de Versailles et l'avocat général aient tort et se soient grossièrement trompés, et qu'eux, fins juristes aient raison.
Déjà, ils négligent un point : le tribunal correctionnel de Nanterre a lui aussi envisagé d'écarter la sanction automatique de l'article L.7 et a choisi de ne pas le faire. Ils ont donc huit magistrats contre eux (je compte le ministère public, qui n'a jamais eu de position contraire sur ce point). Huit contre eux, et ils persistent. De la graine d'avocat, ces journalistes !
Reste à en avoir le coeur net, allons lire ce fameux arrêt de la Cour de cassation.
Le voici, il est fort court.
- Cour de Cassation Chambre civile 2, Audience publique du 1 mars 2001
Cassation dans l'intérêt de la loi.
N° de pourvoi : 01-00584 Publié au bulletin
Président : M. Buffet . Rapporteur : Mme Batut. Avocat général : M. Chemithe.
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Sur le moyen unique :
Vu l'article L. 7 du Code électoral ;
Attendu que ne doivent pas être inscrites sur la liste électorale, pendant un délai de 5 ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive, les personnes condamnées pour l'une des infractions prévues notamment par les articles 432-10 à 432-16 du Code pénal ;
Attendu, selon le jugement attaqué, rendu par un tribunal d'instance, que M. X..., électeur inscrit sur la liste électorale de la commune de Dieppe, a été condamné à une amende assortie du sursis par jugement d'un tribunal correctionnel du 9 novembre 1999, pour des faits commis de janvier 1994 au 21 novembre 1995, constitutifs du délit d'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats devant les marchés publics et les délégations de service public, prévu et réprimé par l'article 432-14 du Code pénal ; que le sous-préfet de Dieppe a formé un recours tendant à la radiation de M. X... de la liste électorale, en application de l'article L. 7 du Code électoral ;
Attendu que, pour rejeter le recours, le jugement retient que ce texte est contraire au principe de prohibition absolue de toute interdiction des droits civiques résultant de plein droit d'une condamnation pénale prévu par l'article 132-21 du Code pénal ;
Qu'en statuant ainsi, alors que les dispositions de l'article L. 7 du Code électoral, dans sa rédaction issue de la loi du 19 janvier 1995, dérogent au principe antérieurement posé par l'article 132-21 du Code pénal, le Tribunal a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement dans l'intérêt de la loi, sans que les parties puissent s'en prévaloir, le jugement rendu le 2 octobre 2000, entre les parties, par le tribunal d'instance de Dieppe.
J'ai dit fort court, pas fort clair. Enfin, soyez assurés que pour un juriste, il est limpide.
C'est une cassation dans l'intérêt de la loi d'un jugement non pas pénal mais civil, du tribunal d'instance de Dieppe, le tribunal d'instance étant juge en matière d'inscription sur les listes électorales.
Monsieur X a été condamné pour le délit de favoristime. Le tribunal correctionnel n'a pas ordonné la peine automatique, et le sous-Préfet a saisi le tribunal d'instance pour que le sieur X soit radié des listes électorales pendant cinq ans.
Le tribunal a débouté le sous préfet de sa demande en affirmant que "ce texte est contraire au principe de prohibition absolue de toute interdiction des droits civiques résultant de plein droit d'une condamnation pénale prévu par l'article 132-21 (alinéa 1, c'est important) du Code pénal".
Le sous préfet n'a pas exercé de recours, Monsieur X non plus on s'en doute, cette décision est donc définitive... sauf que le procureur général près la cour de cassation peut, quand il apprend qu'un jugement a été rendu en violation des lois et règlements en vigueur, déférer ce jugement à la cour pour qu'il soit annulé, sans que les parties puisse se prévaloir de cette annulation, puisqu'ils ne l'ont pas demandée. C'est de la procédure civile. Il est inacceptable qu'un jugement illégal ait une existence légale, en quelque sorte.
La cour de cassation va donc casser ce jugement, en rappelant en tête d'arrêt que "ne doivent pas être inscrites sur la liste électorale, pendant un délai de 5 ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive, les personnes condamnées pour l'une des infractions prévues notamment par les articles 432-10 à 432-16 du Code pénal", ce qui est la retranscription pure et simple de l'article L.7 et non une affirmation péremptoire de la cour de cassation, or le jugement a dit que "ce texte est contraire au principe de prohibition absolue de toute interdiction des droits civiques résultant de plein droit d'une condamnation pénale prévu par l'article 132-21 du Code pénal', alors rappelle la cour de cassation que "les dispositions de l'article L. 7 du Code électoral, dans sa rédaction issue de la loi du 19 janvier 1995, dérogent au principe antérieurement posé par l'article 132-21 du Code pénal", et elle en conclut que le tribunal a violé l'article L.7.
Il faut bien comrpendre cet arrêt, et ne pas lui faire dire ce qu'il ne dit pas.
Le jugement cassé n'est pas un jugement de tribunal correctionnel écartant l'article L.7 au profit de la peine complémentaire de privation des droits civiques de l'article 131-26. L'article 131-26 n'est même pas cité dans la décision. C'est d'un autre article dont on parle.
C'est un jugement qui décide que l'article L.7 ne devrait JAMAIS être appliqué car il contrevient à un article du Code pénal voté antérieurement. L'erreur de raisonnement est grossière et la cour la sanctionne à raison : puisque l'article L.7 a été voté après l'article 132-21 alinéa 1, c'est donc qu'il y déroge, car rien ne permet à un juge de choisir entre deux lois contradictoires celle qu'il souhaite appliquer. Il y a pour cela des règles simples :
- un texte général contraire à un autre texte général antérieur l'abroge,
- un texte spécial contraire à un texte général y déroge sans l'abroger, peu importe dans quel ordre ils sont votés : le texte spécial crée une exception au principe posé dans le texte général.
Programme de 1e année de fac.
Donc l'article 132-21 alinéa 1 abroge toutes les interdictions automatiques antérieures, mais laisse au législateur le pouvoir d'en créer de nouvelles.
Au fait, ce fameux article 132-21 du code pénal, que dit il ?
Il a deux alinéas, le deuxième étant particulièrement intéressant.
'' "L'interdiction de tout ou partie des droits civiques, civils et de famille mentionnés à l'article 131-26 ne peut, nonobstant toute disposition contraire, résulter de plein droit d'une condamnation pénale.
Toute personne frappée d'une interdiction, déchéance ou incapacité quelconque qui résulte de plein droit, en application de dispositions particulières, d'une condamnation pénale, peut, par le jugement de condamnation ou par jugement ultérieur, être relevée en tout ou partie, y compris en ce qui concerne la durée, de cette interdiction, déchéance ou incapacité, dans les conditions fixées par le code de procédure pénale.''"
Notez bien que l'alinéa 1 est un texte général (l'interdiction des droits civiques ne peut résulter de plein droit d'une condamnation pénale, c'est un principe).
L'alinéa 2, lui est un texte spécial (quand une personne est frappée d'une interdiction de plein droit, le tribunal peut, exceptionnellement, décider de l'écarter).
Tiens ? Une juridiction peut écarter l'application d'une interdiction de plein droit ? Mais... c'est ce qu'a fait la cour d'appel de Versailles dans l'affaire Juppé !
La loi du 19 janvier 1995 exclut-elle l'application de l'article 132-21 alinéa 2 du code pénal, du fait qu'elle est postérieure ?
Non, car l'article 132-21 alinéa 2 est un texte spécial, qui déroge à l'article L.7 qui est lui un texte général !
Peu importe la chronologie, car il n'y a pas d'incompatibilité entre l'article L.7 du code électoral et l'alinéa 2 de l'article 132-21 (il y a incompatibilité entre l'article L.7 et l'article 132-21 alinéa 1, qui sont deux textes généraux, et l'article L.7 l'emporte en raison de la chronologie : arrêt du 1er mars 2001).
Jamais la cour de cassation n'a interdit aux juridictions de jugement de décider d'écarter la sanction automatique de l'article L.7 du code électoral, à ma connaissance.
Cette interprétation a le mérite de régler le problème de la constitutionnalité de l'article L.7, en rendant au juge son droit (et son obligation) de personnaliser la peine.
Donc je ne pense pas que la cour d'appel de Versailles encourt la censure de la cour de cassation. Le lièvre levé par le Canard (admirez la métaphore animalière filée) n'en est pas un, mais à leur décharge, c'est un superbe cas pratique d'application de la loi dans le temps, qui aurait mis en échec bien des étudiants de première année.
PS : Un autre avis éclairé sur le site de Paxatagore.
Commentaires
1. Le mercredi 19 janvier 2005 à 02:24 par Akhenn
2. Le mercredi 19 janvier 2005 à 11:39 par socdem
3. Le mercredi 19 janvier 2005 à 13:34 par Gwen
4. Le mercredi 19 janvier 2005 à 14:44 par Emmanuel
5. Le mercredi 19 janvier 2005 à 21:50 par guerby
6. Le jeudi 20 janvier 2005 à 00:13 par socdem
7. Le jeudi 20 janvier 2005 à 23:47 par catexcite
8. Le mardi 25 janvier 2005 à 10:44 par forgeron
9. Le jeudi 27 janvier 2005 à 16:53 par socdem
10. Le lundi 31 janvier 2005 à 17:21 par Vincent
11. Le vendredi 4 février 2005 à 11:33 par Philippe[s]
12. Le vendredi 3 février 2006 à 17:19 par thierry