Le piratage privé est-il légal en France ? Suite et fin
Par Eolas le mercredi 3 novembre 2004 à 16:05 :: Commentaire judiciaire :: Lien permanent
Dans une deuxième partie, le jugement va rappeler qu’il existe un droit de copie prévu par l’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle : l’auteur ne peut s’opposer, une fois son œuvre divulguée, à ce que soient réalisées des copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective.
Il continue en précisant que cet article est l’application de la Convention de Berne à laquelle la France est partie et qui permet à chaque État partie d’autoriser dans le cadre de sa législation nationale la copie des œuvres protégées par cette convention (ce qui inclut les œuvres cinématographique) à deux conditions cumulatives :
1. que cette reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ; 2. que cette reproduction ne cause pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur.
Le tribunal relève en outre que la loi (article L.311-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle) a instauré une redevance perçues sur les ventes de cassettes audio, VHS, disquettes 3 pouces ½, CD-ROM et DVD ROM qui est reversée aux auteurs et artistes via des organismes agréés.
Le tribunal en conclut que faute de preuve d’un usage autre que celui strictement privé prévu par l’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle, les copies réalisées par le prévenu sont licites car la rémunération prévue par la loi et alimentée par la redevance perçue sur les ventes de supports magnétiques et numériques assure une indemnisation de l’auteur et ne lui cause aucun préjudice injustifié au sens de la Convention de Berne.
Le prévenu est donc relaxé, et les parties civiles sont déclarées « recevables en la forme mais irrecevables au fond ». Le parquet a fait appel de cette décision, et il est probable que les parties civiles l’ait fait également. La cour d’appel de Montpellier aura donc à en connaître, mais ce ne sera pas avant décembre 2005, si j’en crois mes derniers dossiers devant cette cour.
Si cette décision a de quoi réjouir les amateurs de DivX et de P2P, elle est juridiquement très contestable et je ne pense pas qu’elle survivra à l’examen par les conseillers de la cour d’appel, voire de la Cour de cassation, car vu les parties civiles en cause et la portée qu’aurait une telle décision, cette affaire ira en cassation s’il le faut.
Voici en quoi le raisonnement du tribunal présente des failles, à mon humble avis :
Tout d’abord, le tribunal fait reposer sa relaxe sur le fait que « la preuve d’un usage autre que strictement privé tel que prévu par l’exception de l’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle par le prévenu des copies qu’il a réalisées n’est pas rapportée en l’espèce ».
Avant même d’entrer dans le droit de la propriété intellectuelle, le tribunal commet ici une erreur majeure en droit pénal en inversant la charge de la preuve.
S’il appartient au ministère public et aux parties civiles de rapporter la preuve que le délit est constitué dans ses éléments matériels et intentionnels, quand la loi prévoit une exception excluant la responsabilité pénale de l’auteur, la preuve de cette exception pèse sur le prévenu, car c’est un moyen de défense.
Il en va ainsi de la légitime défense, de la démence, de la force majeure, qui sont des causes d’irresponsabilité pénale générales, ou pour tous les délits ou une exception spéciale existe, comme par exemple dans l’article 227-23 du code pénal qui punit de trois ans de prison et 45000 euros d’amende le fait de fixer une image por~nographique d’un personne dont l’aspect physique est celui d’un mineur, sauf s’il est établi que cette personne était âgée de 18 ans au moment au jour de la fixation de cette image : la preuve de la majorité pèse sur le prévenu.
En exigeant que soit rapportée la preuve que les copies réalisés avaient une autre destination que celle prévue par l’article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle, le tribunal fait une application inversée de cette règle. En droit de la propriété intellectuelle maintenant, le tribunal commet là une erreur dans son interprétation du droit de copie privée.
Le mécanisme de base est simple : l’auteur est titulaire du droit de représentation et de reproduction de l’œuvre. Lui ou ses ayant-droits (les sociétés de production citées ci-dessus) peuvent céder ce droit mais selon les modalités qu’ils souhaitent. Ainsi, chaque fois que vous achetez un CD ou un DVD, vous acceptez un contrat qui est inscrit sur le disque, dans la pochette et sur l’écran d’accueil : vous pouvez représenter l’œuvre (écouter le disque, voir le film) autant de fois que vous le souhaitez mais uniquement dans un cadre privé : vous, vos proches et vos amis. Toute représentation dans un lieu public est interdit, toute location payante est interdite. La loi protège très fortement ce droit en faisant de sa violation un délit : la contrefaçon. Les exemplaires destinés à la location sont commercialisés différemment et à un coût bien plus élevé. On me dira « mais j’achète le DVD, j’en suis le propriétaire, et puis en faire ce que je veux ! » Pas tout à fait : vous êtes bien propriétaire du DVD, au sens du disque en plastique qui est le support numérique de l’œuvre ; pas de l’œuvre qu’il supporte. Il en va de même quand vous achetez une BD : vous devenez propriétaire du papier dont est fait l’album, mais les dessins reproduits restent la propriété du dessinateur. Vous pouvez les regarder autant que vous le voulez, les photocopier, les copier à la main ou les numériser pour votre plaisir, mais c’est tout. Pour le reste, il vous faut solliciter l’autorisation du titulaire des droits, qui peut parfaitement demander à être rémunéré en échange de cette autorisation.
S’agissant de la copie privée d’une œuvre, là où le raisonnement du tribunal est pris en défaut, c’est qu’il fait abstraction du fait qu’elle met en jeu deux supports : celui qui va servir à faire la reproduction et celui qui va recevoir la reproduction. Pour faire simple, je parlerai respectivement d’original et de copie.
Le droit de copie privé suppose que le copiste soit titulaire d’un original licite, c’est à dire autorisé par le titulaire des droits d’auteur. Concrètement, ça veut dire un CD ou un DVD acheté dans le commerce. On ne peut copier qu’une œuvre que l’on a déjà. Le téléchargement, la copie du CD d’autrui n’est pas une copie licite, mais l’acquisition d’une œuvre en violant le monopole de l’auteur sur les droits de reproduction. C’est le délit de contrefaçon.
Ainsi, j’ai le droit de copier sur un CD-R mon album de la Star’Ac de peur que l’original ne soit abîmé ou perdu, pour m’éviter d’avoir à racheter un exemplaire. J’ai le droit de compiler mes morceaux préférés de la Star’Ac, Lorie, What For et Jonathan Cerrada pour me faire un CD contenant mes morceaux préférés, du moment que j’ai bien acheté des CD originaux. Ce droit de copie privé ne s’étend nullement à la discothèque de mes amis ou d’internautes que je ne connais pas. Copier une œuvre sur laquelle on n’a aucun droit, même à des fins personnelles, constitue le délit de contrefaçon. Cet ami ou cet internaute peut avoir lui même un droit sur cet œuvre, mais comme nous l’avons vu, ce droit est limité à son usage personnel, et nemo plus juris ad alienum transfere potest quo ipse habet : nul ne peut transmettre plus de droit qu’il n’en a lui même. Le tribunal correctionnel de Rodez commet donc une erreur en qualifiant les copies réalisées par le prévenu comme étant des simples copies privées licites alors que le prévenu a reconnu les avoir téléchargé d’internet ou copié depuis des originaux appartenant à ses amis, sans rechercher d’ailleurs si ces originaux étaient eux même licites ou non.
S’agissant du droit de rémunération prévu par l’article L.311-1 de code de la propriété intellectuelle, que le tribunal invoque pour estimer que toute copie privée est licite, ce droit a été créé pour indemniser les auteurs et interprètes du préjudice qu’ils subissent du faits des copies de leurs œuvres survenu à des fins privées et à l’occasion de leur diffusion à la radio ou à la télévision. Ce droit a été étendu aux supports numériques mais pour élargir l’assiette de la perception de ce droit et non légaliser le téléchargement P2P : c’est une commission administrative qui décide des supports taxés et du montant de cette taxe, et en aucun cas une décision de cette commission décidant de taxer des supports informatiques ne pourrait avoir pour effet de retirer les copies sur ces supports du champs de la contrefaçon, seule la loi ayant ce pouvoir (article 34 de la Constitution). Affirmer implicitement comme le fait le tribunal que cette rémunération exclut toute contrefaçon et tout préjudice pour les auteurs est hautement critiquable.
S’agissant du préjudice, cette rémunération n’est reversée qu’aux auteurs et interprètes des œuvres fixées pour la première fois en France. Disney, la 20th Century Fox, la MGM en sont donc totalement exclus. Achetez des cassettes VHS pour enregistrer Shrek ou Jurassic Parc 3, et vous subventionnerez Pédale Dure.
S’agissant de la contrefaçon, l’article L.311-1 du code de la propriété intellectuelle ne crée pas une exception au délit, pas plus que l’assurance automobile obligatoire qui garantit l’indemnisation des victimes de la route n’exonère les conducteurs de toute responsabilité. Cet article crée une taxe parafiscale perçue au profit exclusif des artistes français. Rien d’autre. J’en veux pour preuve un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 4 janvier 1991 qui qualifie de contrefaçon le fait pour le prévenu d’avoir enregistré lors de leur diffusion à la télévision d’une centaine de films, parfois en double ou triple exemplaire, sur des cassettes VHS qu’il a ensuite envoyé gratuitement à des amis ou à de la famille à l’étranger. Les films avaient pourtant été enregistrés sur des cassettes VHS sur lesquelles la redevance avait été perçue.
Ce qui exclut la contrefaçon en matière d’enregistrement au magnétoscope d’une œuvre cinématographique télédiffusée est le consentement du titulaire des droits de représentation à une telle diffusion qui implique que quelques copies privées soient réalisées, l’auteur étant rémunéré en conséquence (les droits de diffusion d’un film cinématographique à la télévision se négocient en centaines de milliers d’euros, parfois en millions). Il ne s’agit pas d’une renonciation définitive à tous droits sur la reproduction de l’œuvre.
Et sur les 488 CD du prévenu, combien ne contenaient que des enregistrements réalisés à l’occasion de leur diffusion à la télévision ? Le jugement ne le précise pas. Mais nous savons tous pertinemment que le développement du téléchargement en P2P n’est pas dû aux amateurs de la Grande Vadrouille qui ont raté la dernière diffusion sur TF1. Ce sont des films récents, parfois encore exploités en salle, ou à peine sortis en DVD.
Dernière erreur, en procédure pénale, qui ne froissera que les juristes pointus, le tribunal déclare les parties civiles « recevables en la forme mais irrecevables au fond ».
En procédure pénale, nonobstant l’immense respect que je porte au tribunal correctionnel de Rodez, c’est une erreur grossière. La recevabilité d’une partie signifie que le demandeur justifie de la réunion de l'ensemble des conditions légales pour que le juge soit régulièrement saisi, c’est à dire doive trancher les prétentions qui lui sont soumises.
En la forme de la constitution de partie civile exige que la partie civile comparaisse à l’audience ou soit représentée par un avocat et déclare verbalement se constituer partie civile avant la clôture des débats, ou adresse préalablement une lettre recommandée au président du tribunal. Elle peut désormais en outre se constituer partie civile lors du dépôt de sa plainte, c’est nouveau. La recevabilité au fond implique que la partie civile soit une victime directe de l’infraction poursuivie (article 2 du code de procédure pénale).
Par exemple, si je me présente aujourd’hui devant le tribunal correctionnel de Rodez pour me constituer partie civile dans cette affaire, je serai irrecevable en la forme, car l’audience est terminée, et irrecevable au fond car je ne suis pas l’auteur d’une œuvre cinématographique figurant parmi les 488 CD du prévenu.
En revanche, le fait que le prévenu soit relaxé n’a aucune conséquence sur la recevabilité de l’action civile, puisque la relaxe n’est prononcée qu’après qu’il ait été statué sur la recevabilité de la partie civile. La relaxe du prévenu entraîne nécessairement le débouté de la partie civile, qui ne peut invoquer de préjudice issu directement d’une infraction, puisque le tribunal vient de dire que l’infraction n’est pas constituée. Le tribunal confond ici recevabilité et bien fondé de l’action. Chipotage de juriste en apparence seulement, les conséquences juridiques sont importantes, et à un examen, cette confusion est fatale.
Ce jugement est donc hautement critiquable d’un point de vue juridique.
Le ministère public ne s’y est pas trompé, et a immédiatement formé un appel.
En toute logique, la cour devrait infirmer ce jugement et déclarer le prévenu coupable de contrefaçon.
Une question très intéressante sera alors abordée : le montant des dommages intérêts accordés aux parties civiles. En France, les dommages intérêts sont limités au préjudice réellement subi et établi par la partie civile. Ils ne sont pas punitifs. Aurélien D. ne devra payer que le préjudice qu’il a causé et non payer pour l’ensemble des téléchargeurs-graveurs français. Comment calculer ce préjudice ? A combien se montera-t-il ? Voilà les enjeux véritables des procès à venir contre les téléchargeurs. Nier le caractère de contrefaçon du téléchargement et de la copie à partir d’internet ou des CD d’autrui est aller à l’encontre de la définition légale du délit de contrefaçon, et est un combat perdu d’avance.
Commentaires
1. Le lundi 13 décembre 2004 à 23:58 par cfg
2. Le samedi 1 janvier 2005 à 19:01 par baba
3. Le vendredi 14 janvier 2005 à 14:30 par nounours