Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Je n'oublierai jamais la petite A...

On ne rit pas tous les jours en audience.

Et ce jour là, ce ne fut pas le cas.

J’attendais mon tour pour plaider un dossier de partie civile, une bagarre entre clochards qui a failli faire perdre un œil à mon client. L’huissier m’a informé que mon dossier passera après celui-là. « Homicide involontaire, accident de la circulation » me précise-t-il. « Bon, dossier classique, ça ne devrait pas durer » ai-je pensé.

Le prévenu est très jeune, le début de la vingtaine.

Les parties civiles sont une jeune femme et un homme âgé de la quarantaine mais qui semble avoir cent ans, tant il est courbé et se déplace lentement.

La présidente vérifie rapidement l’identité de chacun, et un froid s'abat sur la salle quand elle dit à la jeune femme « la victime est donc votre fille A., âgée au moment des faits de… (elle regarde le dossier) un mois et demi ».

Silence de plomb.

La présidente lit le procès verbal de la police.

Cela s’est passé à Paris, un soir vers 18 heures. Le père d’A. (le centenaire voûté sur sa chaise) veut traverser un boulevard parisien à deux fois deux voies, séparées d’une ligne discontinue. Les deux voies du côté du père sont immobilisées par un embouteillage. Il tient sa petite fille dans les bras. Le prochain passage piéton, protégé par un feu est plutôt loin, et après tout, se dit-il, le trafic est paralysé. Tant pis. Il traverse donc en slalomant entre les voitures, passe devant une camionnette et arrive au milieu de la chaussée. Il regarde à sa droite, pas de voiture dans l’autre sens. Il avance.

Il ne voit pas le scooter qui arrive à sa gauche.

Celui-ci, ne voyant personne arriver en face, et que le bouchon semblait insoluble, a pris la partie gauche de la chaussée et est en train de doubler toutes les voitures à l’arrêt. Il va assez vite, pour rester le moins longtemps possible à contre sens. Il ne voit au dernier moment le père d’A. débouler de devant la camionnette qui le cachait.

Quand le père surgit, le conducteur du scooter fait une brutale embardée et l'évite de justesse. Toutefois, la pointe droite de son guidon heurte le bras gauche du père d’A. qui se soulève d'un dizaine de centimètres.

La tête d’A. glisse alors sous le bras soulevé. Le corps et les jambes suivent. Le père sent avec l'horreur qu'on imagine sa fillette basculer dans le vide, mais trop vite pour qu'il puisse faire le moindre geste.

Plus d'un mètre de chute, la tête la première.

Elle heurte le bitume avec le sommet du crâne.

Le SAMU et les pompiers arrivent en urgence. Les os du crâne se sont disjoints. Il y a enfoncement de la boite crânienne. Un hématome sous dural massif s’est formé. A. est dans un coma profond à son arrivée à l’hôpital.

Sa mère, qui a accouru à l’hôpital dès qu’elle a su, ne quitte pas le chevet de sa fille.

A. ne sortira jamais du coma. Elle mourra deux jours plus tard, à deux heures du matin.

Le père ne répond à aucune question de toute l’audience. C’est la mère qui prend la parole.

Elle raconte comment leur vie a basculé ce soir là. Elle a amené des dizaines de photos de son bébé pour le tribunal. Elle a apporté des vêtements d’A., si minuscules qu’on croirait des vêtements de poupée. Elle raconte comment depuis 6 mois que c’est arrivé, ils n’ont pas encore eu le courage d’entrer dans la chambre de la petite. Comment son père, qui avant était joyeux et volubile, s’est enfermé dans un mutisme absolu, passe des heures devant la télé, qu’elle le retrouve parfois assis dans le noir au milieu de la nuit, à pleurer. « C’est comme s’il était mort dans sa tête », dit-elle.

Le père est originaire du Pakistan et A. a été enterrée là bas. « Comme on n’a pas les moyens, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Je n’ai même pas une tombe pour pleurer ma fille ». La voix saccadée à cause des sanglots, elle explique la douleur insupportable qui ne s’atténue pas, jour après jour.

Un des juges assesseurs, une femme, essaie de s’essuyer les yeux discrètement. J’entends des reniflements dans le public. Le gendarme d’audience a les yeux rougis. Une chape de plomb s’est abattue sur le tribunal.

Le prévenu a ensuite la parole. Il a la réaction d’un gosse de vingt ans. Il esquive sa responsabilité, dit qu’il ne roulait pas au dessus de la vitesse limite, que « c’est pas sa faute ». Assumer le fait d’avoir tuer un bébé d’un mois et demi à 20 ans pour avoir voulu éviter un embouteillage, c’est dur.

Les plaidoiries des avocats sont brèves et peuvent sembler obscènes pour un non juriste, puisqu’elles portent principalement sur l’indemnisation financière. L’avocat de la compagnie d’assurance chipote sur la demande de réparation consistant en un billet d’avion par an pour que la mère puisse aller au Pakistan sur la tombe de sa fille. L’avocat de la défense soulève que la ligne était discontinue, que le scooter avait le droit de doubler, qu’il ne commettait pas d’excès de vitesse, que si faute il y a eu, c’est celle du père qui a traversé hors des clous et qu’à défaut de faute caractérisée de son client, il faut le relaxer.

La mère s’insurge : « Le relaxer ? Dire qu’il n’a pas tué ma fille ? Qu’il ne s’est rien passé ? ». La présidente calme la mère avec fermeté : la défense est libre, elle soulève les arguments qu’elle souhaite, le tribunal tranchera, mais la défense a la parole en dernier, il n’y a pas à réagir ou à commenter. La mère quitte la salle au bord de l’hystérie, torturée d’angoisse à l’idée que celui qu’elle considère comme le responsable puisse être relaxé.

L’affaire est mise en délibéré à la fin de l’audience. Les avocats assis sur le banc de la défense se regardent. Nous sommes tous sous le choc… Une ambiance oppressante a envahi le tribunal. Je pense « je plains celui qui va devoir plaider après une affaire comme ça… »

L’huissier me sort de ma torpeur.

—« Maître, c’est à vous ».

Ha, oui, tiens, il m’avait prévenu.

Je me suis senti honteux avec mon dossier de bagarre de pochetrons.

Jamais je n’ai autant souhaité que mon dossier fût cette fois tout en bas de la pile.

Epilogue : le jeune homme a été condamné à une peine de six mois de prison avec sursis simple et 18 mois de suspension de permis. L’assurance a été condamnée à payer un billet d’avion par an à la mère pendant dix ans.

L’assurance n’a pas fait appel.

Commentaires

1. Le jeudi 3 février 2005 à 14:55 par Merlin

Je n'aime pas ressortir de vieux posts mais je souhaite quand même commenter celui-ci. Je ne suis pas avocat, n'hésitez pas à me corriger si je me trompe. Par contre je suis Belge, donc pas grand chose à voir avec le code Français.

En Belgique, on considère souvent que les usagers "forts" de la route sont systématiquement en tort lors d'accidents avec des usagers "faibles", comme c'est le cas ici. En réalité, ce n'est tout à fait le cas. On considère que les usagers forts sont forcément assurés et c'est donc l'assurance de l'usager fort qui va prendre en charge les frais médicaux de la victime "faible". Mais ceci ne préjuge pas de la responsabilité. Si l'usager fort n'était pas responsable, l'assurance pourra alors se retourner contre la victime pour obtenir un remboursement éventuel.

Dans le cas exposé ici, je suis quand même étonné que le jeune homme ait été condamné puisqu'il avait tout à fait le droit de dépasser et ne pouvait pas prévoir qu'un piéton apparaîtrait devant une camionnette. Je n'étais pas à l'audience et je fais confiance au tribunal pour juger équitablement mais j'ai l'impression que le jeune homme a été condamné pour satisfaire la soif de vengeance de la mère.

Pour la petite histoire, j'ai été témoin d'un accident où un motard dépassait à contre-sens mais il y avait une ligne blanche, donc infraction claire et nette. Il a rencontré en plein virage un motard en sens inverse. Il lui a ouvert la jambe de haut en bas jusqu'à l'os et broyé un bras. Malgré la combinaison intégrale. J'étais le seul témoin avec le coeur assez bien accroché pour lui porter les premiers secours. Malheureusement, j'ignore ce qu'il est advenu de la victime. L'inconscient, lui, était indemne.

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