In Vino Justicias
Par Eolas le vendredi 16 avril 2004 à 18:02 :: Dans le prétoire :: Lien permanent
Audience collégiale au tribunal correctionnel de Paris.
L’usage veut que les affaires passent dans l’ordre suivant :
D’abord les affaires où les prévenus sont détenus, afin de libérer l’escorte. Ce qui est idiot : c’est le prévenu qu’il faut libérer, pas l’escorte, mais les juges ne nous écoutent jamais.
Ensuite les affaires avec avocat, afin de libérer plus vite les auxiliaires de justice que nous sommes (et qui facturons au temps passé le plus souvent).
En dernier, les affaires où les prévenus sont libres et se défendent seuls.
Or là, le président commet une entorse aux usages : aucun détenu n’est arrivé, mais, subodorant que l’escorte ne saurait tarder, il décide de prendre un dossier sans avocat, qui nécessite généralement moins de temps (il n’y a jamais d’exception de procédure soulevée, et quand on donne la parole au prévenu en dernier après les réquisitions, il n’a généralement rien à dire, alors qu’un avocat, lui, plaide).
Grognements sur les bancs des avocats. Il aurait pu libérer un ou deux d’entre nous.
Le prévenu s’avance en zigzagant. Il est poursuivi pour conduite en état d’ivresse. Pas loin de 2 grammes à 9h45 du matin —Sifflement admiratif, vite étouffé, du gendarme d’audience, un connaisseur, visiblement— et délit de fuite après avoir provoqué un accident matériel.
Le président ouvre le dossier, et fronce les sourcils. Le casier comporte plusieurs condamnations pour conduite en état d’ivresse. « Il a encore son permis ? » Ha, oui : la première condamnation remonte à 15 ans plus tôt.
Le président rappelle les faits, le prévenu tangue et s’accroche à la barre. Le président ne s’en rend pas compte, le nez dans le dossier. L’un des assesseurs ne regarde même pas le prévenu, l’autre par contre est presque hilare.
Le prévenu bâtit sa défense.
1e tactique : le roi du baratin (voir post éponyme ci dessous).
« Il est impossible que je sois saoul ce jour là, Monsieur le président. Je suis musulman, et c’était le ramadan. Aucun liquide ne pouvait franchir ma bouche. »
CQFD.
Sauf que le président connaît sa théologie.
« Si vous êtes musulman, l’alcool ne doit jamais franchir votre bouche, et ce toute l’année ! Et vous en êtes à cinq condamnations pour conduite en état alcoolique ! »
Président 1, prévenu 0.
Sur les bancs des avocats, ça ne grogne plus, on tend l’oreille et on profite du spectacle.
2e tactique : la justification.
Le président :
- Pourquoi avoir bu si tôt ?
- Pour me donner du courage.
- Et aujourd’hui, vous vous êtes donné du courage ?
- Heu, non, monsieur le président.
- Allons ! Vous vous moquez de qui ? Vous tenez à peine debout ! Ca sent la vinasse jusqu’ici !
Président 2, prévenu 0.
Rires francs sur les bancs des avocats. Plus aucun ne lit son dossier ou son journal en cachette.
Le prévenu sent que ça se passe mal.
3e tactique : la franchise.
- Monsieur le Président, je peux être franc ?
- Oui, je vous en prie. L’endroit s’y prête, après tout.
- Ca fait 15 ans que j’ai le permis, et bien je vais vous dire : je trouve que je conduis bien mieux quand j’ai un petit coup dans le nez que quand je suis à jeun.
Hilarité sur les bancs des avocats.
Dans un sursaut d’humanité, le président clôt les débats.
Le parquet requiert 6 mois de prison et l’annulation du permis.
Le président met en délibéré pour la fin de l’audience.
Un peu plus tard, je sors après avoir plaidé mon dossier.
Le type est là, avachi sur un banc.
- Hé, m’sieur ! Vous êtes avocat ? Vous étiez dedans, tout à l’heure ?
- Oui, effectivement.
- Alors ? J’ai été bon, non ?
- …
Epilogue : annulation du permis, interdiction de le repasser avant 3 ans, 3 mois de prison avec sursis.