Avis 2007-1 du 26 juin 2007 du Conseil Superieur de la Propriete Litteraire et Artistique relatif a la mise a disposition ouverte des œuvres de l'esprit.
I. Analyse
1. Les licences permettant une mise à disposition ouverte ne répondent pas à un standard unique, puisqu'elles résultent des figures contractuelles choisies par les parties. Une tentative d'identification peut toutefois être entreprise à l'aide de plusieurs critères et des usages. Selon la terminologie retenue par la commission spécialisée du Conseil supérieur, alors qu'une licence " libre " permet l'exercice de quatre libertés: utilisation/usage, copie, modification et diffusion des modifications, une licence " ouverte " désigne celle qui permet l'exercice d'une au moins de ces libertés. Le présent avis porte sur ces licences ouvertes.
2. Elles ne sont toutefois qu'un des aspects du phénomène de mise à disposition ouverte des œuvres de l'esprit, qui revêt des formes extrêmement variées. Elles constituent l'un des outils, de nature contractuelle, permettant l'ouverture et le partage d'œuvres dans le respect du consentement de l'auteur.
3. Bien que l'objectif essentiel poursuivi soit, en première approche, d'assurer la diffusion de l'œuvre au plus grand nombre, les motivations des partisans des licences ouvertes se révèlent à l'examen très diverses, à la fois techniques, idéologiques, artistiques et économiques.
4. Un certain flou terminologique se fait jour, notamment à raison de l'origine étrangère de nombreuses licences. Plusieurs confusions sont à éviter. Ainsi, le terme libre ne s'apparente pas à celui de " gratuit " (free en anglais dans les deux cas) et bien que les formes de mise à disposition ouverte soient souvent réalisées à titre gratuit, elles n'impliquent pas la gratuité systématique. Par ailleurs, les œuvres " libres " ne sont pas des œuvres libres de droit: leur usage est défini par les conditions que la licence prévoit.
5. Il est possible de repérer plusieurs modèles de licences ouvertes parmi les plus utilisés, pour le logiciel ou pour les autres œuvres. Il s'agit notamment des licences de la FSF (Free software fondation), des licences Creative Commons, les plus répandues dans le monde, ou d'Art libre, en France. Leurs philosophies sont proches, mais leurs fonctionnements diffèrent. Les licences Creative Commons se singularisent notamment par la possibilité de choisir entre plusieurs options.
6. Ces licences connaissent un succès croissant et le nombre d'œuvres mises à disposition par ce biais augmente de manière exponentielle. Toutefois, les logiques économiques varient en fonction des secteurs concernés. En matière de logiciels libres, le marché le plus ancien, l'économie est essentiellement fondée sur les services associés. Dans le domaine de l'éducation ou de la recherche, le financement est essentiellement public, par des voies directes ou indirectes. Dans les secteurs culturels, il existe à côté de modèles coopératifs, innovants et non exclusifs, des modèles commerciaux plus classiques répandus dans l'économie numérique.
7. Au-delà de pratiques diverses, plusieurs caractéristiques récurrentes des situations où le recours à des licences ouvertes paraît pertinent sont identifiables: l'existence d'une communauté soudée ou d'une marque reconnue; un travail collaboratif et évolutif; la construction d'une notoriété individuelle ou collective. La mise en place de ces licences contribue notamment à l'émergence d'œuvres multi-auteurs, décentralisées et évolutives.
8. Des questions de qualification des licences ouvertes au regard du droit civil se posent. Plus encore, des difficultés apparaissent en termes de durée des engagements, de possibilités de résiliation, d'opposabilité aux acteurs de la chaîne des modifications intervenant sur les conditions de la mise à disposition, ainsi que de validité des clauses limitatives de responsabilité.
9. La compatibilité des licences ouvertes avec les règles actuelles du droit fiscal, tant pour les personnes morales que physiques, n'est pas évidente car l'administration s'attache à la finalité lucrative de l'activité de création, qui est absente pour ces licences.
10.Les licences ouvertes ne s'inscrivent pas en rupture théorique avec le droit d'auteur. Elles n'ont pas d'ailleurs donné lieu à contentieux probant sur ce point. La logique du consentement de l'auteur y est respectée, l'auteur étant au centre du dispositif. Toutefois, des difficultés de mise en œuvre existent, singulièrement au regard du respect du droit moral. S'il n'existe pas de problème fondamental pour certaines composantes du droit moral – droit de divulgation, de paternité – l'exercice du droit de retrait et de repentir et du droit au respect de l'intégrité de l'œuvre est susceptible de poser des difficultés au regard de la conception traditionnelle du droit d'auteur qui s'appuie davantage sur une vision statique de l'œuvre que sur son potentiel d'évolution.
11.L'articulation des licences ouvertes avec la gestion collective est, en l'état des pratiques, problématique. Si la volonté de complémentarité est forte de la part des utilisateurs de licences ouvertes qui souhaiteraient une conjugaison de ces licences avec l'adhésion à une SPRD, celles-ci considèrent que les systèmes de mise à disposition ouverte ne sont pas compatibles avec leurs règles actuelles de fonctionnement, notamment en raison du fait que les apports se font par " répertoire " et non œuvre par œuvre. Pour autant, les différentes sociétés ont adopté des attitudes différenciées à l'égard des licences ouvertes, certaines ayant décidé d'autoriser leurs membres à mettre à disposition de manière ouverte les œuvres du répertoire dans des conditions limitées.
12.Le Conseil supérieur a encore recensé plusieurs difficultés liées essentiellement à la mise en œuvre des licences. La complexité de la chaîne contractuelle et l'absence d'interopérabilité entre les licences ouvertes sont les premières. Les questions de la loi applicable et du caractère éclairé du consentement sont aussi particulièrement importantes. Une autre difficulté vient de la détermination délicate de la ligne de partage entre usages commerciaux et non commerciaux, notions imprécises sur lesquelles il n'existe pas de consensus.
13.Le Conseil supérieur a déploré certaines insuffisances dans l'établissement et la traçabilité de la preuve, ainsi que la faible effectivité de la sanction, faute de mécanismes d'aide et de contrôle.
II. Recommandations
1. Assurer le consentement éclairé des auteurs et améliorer l'information des utilisateurs des licences ouvertes
Il semble utile de favoriser, en premier lieu, l'amélioration de tout dispositif d'information utile au consentement éclairé des auteurs, afin que ceux qui choisissent de mettre à disposition leurs œuvres sous licence ouverte connaissent mieux la portée de leur décision.
En second lieu, le Conseil supérieur estime indispensable de perfectionner l'information sur les droits des tiers, notamment à travers une meilleure pédagogie du droit existant et, dans cette perspective, de faciliter la découverte de l'information légale concernant les œuvres. Il convient de soutenir toute initiative en ce sens venant des différents acteurs de la création, voire d'organiser les conditions de la réalisation de ces objectifs.
Toute amélioration des procédures de gestion numérique des droits et des dispositifs relatifs à l'information sur le régime des droits, particulièrement utiles dans le cadre des licences ouvertes, doit être encouragée.
Une telle réflexion devrait être menée au plan européen ou international pour appréhender pleinement ce phénomène.
2. Améliorer la compatibilité entre licences ouvertes
Au regard de la multiplicité des licences ouvertes et de leurs modes de fonctionnement différenciés, il apparaît souhaitable de favoriser toute initiative visant à améliorer la compatibilité entre les différents systèmes contractuels, notamment au travers d'une meilleure identification de ces derniers. Un travail consistant à inventorier l'existant contribuerait à fournir une documentation importante sur les pratiques. En favorisant une plus grande transparence sur le contenu des licences, une réelle concurrence pourrait ainsi s'opérer au profit de l'ensemble des agents économiques. Il convient de tendre vers une rationalisation des processus d'élaboration et de gestion des licences — une sorte d'ingénierie des licences — en faisant émerger des outils juridiques et techniques idoines et pérennes.
3. Assurer la coordination des initiatives publiques relatives à la diffusion d'œuvres sous licences ouvertes
Le Conseil supérieur a constaté la dispersion des différentes initiatives publiques en matière de diffusion des connaissances, plusieurs modèles de licences étant développés séparément sans que soit discutée la possibilité de rassembler ces projets sous l'égide d'un mécanisme unique ou, le cas échéant, d'assurer en amont la compatibilité de ces différentes licences entre elles.
L'amélioration des procédures d'information inter-services et l'émergence d'une politique publique de la diffusion ouverte des savoirs semblent donc devoir être entreprises. En raison de son expertise dans le champ du droit d'auteur et de la communication, le ministère de la culture pourrait être pilote, dans le cadre d'une action interministérielle chargée de coordonner des initiatives et de rendre compatibles les pratiques. Il pourrait, par exemple, proposer des modèles types de licences ainsi que des chartes d'utilisation et/ou entreprendre des rapprochements entre licences existantes dans le respect du droit applicable. L'harmonisation de ces mécanismes contribuerait à améliorer la visibilité des publications et créations dans un contexte international.
Par ailleurs, l'articulation entre la liberté de mettre en œuvre des licences ouvertes et le statut d'agent public doit être clarifiée.
4. Prolonger la réflexion sur le rôle du droit moral
Les travaux du Conseil supérieur ont montré que le droit moral était susceptible de fournir une protection juridique aux auteurs mettant à disposition ouverte leurs œuvres, en marge même de toute licence. Le droit français, au contraire du copyright qui ignore ce système, offre avec le droit moral une base légale fondant nombre des actes souhaités par les auteurs et protégeant ces derniers contre tout détournement de leur volonté. En effet, le droit de divulgation autorise l'auteur à choisir les modes de communication de l'œuvre au public. Les tiers doivent donc respecter ce choix unilatéral, sans même le détour de la force obligatoire du contrat. Pareillement, le droit à la paternité est garanti directement par la loi et ne résulte pas d'un consentement des tiers. Le droit au respect et à l'intégrité de l'œuvre permet à l'auteur qui aurait mis unilatéralement son œuvre à disposition de s'assurer que les restrictions qu'il a formulées quant aux modifications seront respectées, le cas échéant par la voie judiciaire.
Au demeurant, le caractère d'ordre public du droit moral, sa perpétuité et son inaliénabilité constituent autant de garanties que la volonté de l'auteur sera respectée malgré le transfert ou l'expiration des droits patrimoniaux. Il n'existe donc pas en principe de risque que la mise à disposition ouverte soit réalisée par un cessionnaire sans l'aval de l'auteur.
En dépit de ces éléments, le Conseil supérieur a également pu mettre en lumière des points de friction entre les pratiques de licences ouvertes et certaines prérogatives du droit moral telles que le droit au retrait et au repentir et le droit au respect et à l'intégrité de l'œuvre, s'agissant notamment de l'effectivité de leur mise en œuvre. Si ces points de friction ne conduisent pas nécessairement à l'incompatibilité des licences ouvertes avec le droit moral, l'application de certaines d'entre elles, qui offrent une possibilité de modifier et de rediffuser les modifications, peut par exemple se heurter à une interprétation stricte du droit au respect et à l'intégrité de l'œuvre. Il convient donc de poursuivre la réflexion sur ce point, notamment en s'inspirant des règles dégagées dans le domaine audiovisuel.