Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 6 février 2007

Soyez le juge des comparutions immédiates

Je vous propose pour nous reposer un peu de la campagne présidentielle de reprendre vos fonctions de président du tribunal correctionnel. Vous siégez aujourd'hui pour juger des comparutions immédiates. Pour être plus réaliste, j'aurais dû vous mettre quatre ou cinq affaires à la suite pour symboliser l'enchaînement des dossiers. Mais j'aurais aussi dû vous faire délibérer à trois, puisque les comparutions immédiates relèvent obligatoirement de la collégialité. Alors ce ne sera qu'un dossier, car celui-ci m'a bien plu par son aspect atypique.

L'affaire que vous avez à juger aujourd'hui est une affaire de filouterie, ou grivèlerie. Il s'agit, aux yeux de l'article 313-5 du code pénal, du fait par une personne que sait être dans l'impossibilité absolue de payer ou qui est déterminée à ne pas payer, de se faire servir des boissons et des aliments dans un établissement vendant des boissons ou des aliments. Vous admirerez une fois de plus le style élégant et envolé du législateur.

La loi prévoit une peine maximale de 6 mois d'emprisonnement et une amende de 7500 euros.

Le prévenu est un homme de 31 ans, rondouillard et mal fagoté, engoncé dans sa parka dont la fermeture éclair est remontée jusqu'à son menton. Il prend place dans le box en obéissant courtoisement aux instructions des gendarmes.

Les faits sont les suivants : le prévenu s'est présenté à l'heure du déjeuner à un restaurant de la chaîne Rhinocérus et a commandé un apéritif, un tartare de tomate, une entrecôte avec des frites, une coupe glacée et, ayant sympathisé avec ses voisins de table, leur offre le champagne. L'après-midi traînant en longueur arrive l'heure du dîner, qu'il prendra sur place faisant à cette occasion la connaissance de deux jeunes filles Grecques, à qui il offrira l'apéritif, et se fera servir une bouteille de Côtes du Rhône, du fois gras en entrée, suivi d'une andouillette et d'un dessert du jour, dont la teneur exacte n'est pas précisée dans le dossier de police qui vous est soumis. La serveuse lui présentant une addition de 142,50 euros, il lui révélera alors qu'il ne pouvait pas payer. Le gérant appela la police, qui le plaça en garde à vue, à l'issue de laquelle le procureur décidera de vous faire faire connaissance aujourd'hui, eu égard au fait qu'il ne s'agit pas de la première fois que le prévenu se rend coupable de ce genre d'agissements.

Interrogé sur les raisons de son comportement, il répond en s'exprimant dans un bon français :

"Je ne sais pas, je n'arrive pas à analyser les raisons de mon comportement. J'ai commencé une thérapie afin de m'aider à comprendre les raisons qui font que je ne peux pas résister à la pulsion d'aller ainsi déjeuner alors que je n'en ai pas les moyens."

En réponse à une de vos questions, il précise qu'il ne choisit pas le même restaurant ni la même chaîne de restaurants.

L'enquête de police a montré qu'il a fait l'objet de 7 mentions précédentes au STIC (système de traitement des infractions constatées), depuis 2005, la majorité de ces faits étant située en 2006 (il faut préciser que cette audience a eu lieu en janvier 2007).

- Mais alors, lui demandez-vous, si vous savez que vous avez ces pulsions et que vous ne pouvez pas y résister, pourquoi vous y soumettre en vous rendant dans ces restaurants parisiens ? Vous habitez en lointaine banlieue, cela suppose un certain trajet.

A cela, le prévenu vous répond avec une franchise presque désarmante et sur un ton assez émouvant :

"J'y vais à cause de l'ennui. Je n'ai pas de travail à cause de mes problèmes de santé, je me sens terriblement seul. Je fais cela pour voir du monde, pour avoir de la compagnie."

Vous jetez un coup d'oeil à son bulletin n°1 du casier judiciaire, qui mentionne une condamnation remontant à deux ans à une peine de prison avec sursis pour des blessures involontaires. Toutefois, lorsqu'il a été entendu par la police, il mentionne qu'il aurait déjà été condamné à des peines d'amende.

Vous froncez les sourcils. De quelles amendes s'agissait-il ? Il n'y a rien au dossier... Interrogé, le prévenu essaye de vous donner des indications mais rapidement vous réalisez qu'il mélange le fait qu'il a été condamné à des mesures de réparation, à des dommages-intérêts, et semblerait-il à de vraies amendes.

Le procureur se lève et vole à votre secours.

"Monsieur le président, j'ai ici la chaîne pénale du prévenu[1]. Il s'avère qu'il a fait l'objet d'une condamnation à 300 euros d'amende à une audience qui s'est tenue il y a de cela 15 jours. Il a également comparu il y a de cela trois semaines pour les mêmes faits, et a fait l'objet à cette occasion d'une condamnation à trois mois de prison avec sursis et mise à l'épreuve pour une durée de deux ans. Ces condamnations récentes ne sont pas encore inscrites au casier judiciaire. Je précise que le prévenu fait l'objet de deux autres procédures qui ne sont pas encore jugées."

L'avocat de la défense se lève, fort mécontent.

- Monsieur le président, la chaîne pénale que mentionne le procureur de la république ne figurait pas au dossier, et je la découvre seulement maintenant.

- Maître, ironise le procureur, il suffisait de poser la question à votre client.

Vous rappelez courtoisement le procureur à l'ordre et le priez de communiquer ce document à l'avocat de la défense en vertu du principe du contradictoire, ce que le procureur fait bien volontiers.

L'avocat se dirige vers le bureau du procureur pour prendre ces documents, en maugréant sur le fait que c'est un dossier incomplet qui a été laissé à sa disposition dans le court laps de temps qu'il a eu pour préparer ce dossier[2].

L'incident étant clos, vous enchaînez sur l'examen de la personnalité du prévenu, les faits étant quant à eux clairement établis.

La mère du prévenu est secrétaire médicale dans la région Ile-de-France, son père est retraité dans le centre de la France. Une enquête de personnalité a été effectuée comme pour chaque dossier de comparution immédiate, et qui confirme qu'il vit chez sa mère, hébergé à titre gratuit. Il s'agit là du seul membre de sa famille avec qui il est encore en contact. C'est quelqu'un de très isolé socialement, et qui en souffre. Il est au RMI depuis trois ans, à cause d'une invalidité due à une maladie osseuse orpheline qui l'a rendu incapable de continuer sa profession de fromager indépendant sur les marchés. Il y a deux ans, il a eu une hémorragie cérébrale qui a aggravé son invalidité. Il a un dossier de demande d'allocations d'adulte handicapé en cours qui n'a pas encore abouti, et depuis cette hémorragie, souffre également d'épilepsie. Il est désormais invalide à plus de 80%.

"Pensez-vous que cette hémorragie cérébrale peut être en lien avec votre comportement ?

- J'y pense. Ca a pu me faire quelque chose dans la tête.

- Avez vous un projet professionnel ?

La voix du prévenu se réchauffe et son regard se fait un instant rêveur.

"Ce qui me plairait, c'est de recommencer mon commerce de fromage, mais (le regard de rêveur se fait mélancolique) c'est fatigant... Quand je travaillais, j'effectuais 76 heures par semaine. Depuis mon hémorragie cérébrale, j'ai beaucoup moins de résistance qu'avant."

Vous ne voyez rien à ajouter.

- Monsieur le procureur, vous avez la parole.

Le procureur commence ses réquisitions en relevant que le prévenu a été victime d'un accident de parcours grave qui a entraîné son isolement, la cessation de son travail, et sa dé-socialisation. Mais il ne faut pas se cacher derrière ces problèmes réels pour justifier un parcours délinquant, car ce comportement est récent par rapport aux ennuis de santé du prévenu.

Il relève en effet que si l'invalidité remonte à 2004, c'est en 2006 que les actes ont commencé à être fréquemment répétés. Son ton se fait plus sévère :

"Mais que voulez-vous ? Que cherchez-vous ? Posez-vous sérieusement la question, car il est urgent que vous trouviez la réponse. La justice en tout cas ne vous laissera pas continuer. Vous êtes armé contre vos malheurs, vous avez travaillé, vous êtes hébergé gratuitement, et vous avez des revenus, certes très modestes, mais pas de charges. Et tout cela risque de s'écrouler. Cette comparution aujourd'hui, et celles éventuellement à venir pour les procédures encore en cours, doivent devenir un avertissement. Cela suffit, il est temps pour vous d'ouvrir les yeux. Il y a d'autres moyens pour lutter contre votre isolement : il y a du bénévolat, des activités non professionnelles qui peuvent vous permettre de rompre la solitude en vous ménageant physiquement, vous ne pouvez pas prétendre que vous n'avez pas d'autre moyen de lutter contre votre sentiment de solitude en allant manger pour plus de 100 euros.

Vu les procédures en cours et votre casier judiciaire, et votre situation personnelle, je constate que le sursis n'est plus possible. Le sursis avec mise à l'épreuve a déjà été prononcé. Une peine d'amende serait inopportune à votre égard vu la faiblesse de vos revenus, et la nécessité pour vous d'indemniser les victimes, quand bien même le restaurant Rhinocérus ne s'est pas constitué partie civile aujourd'hui. Il ne reste donc qu'une peine d'emprisonnement. Je requiers donc une peine de prison ferme d'une durée de 15 jours, sans mandat de dépôt afin que le juge d'application des peines traite ensemble toutes les condamnations.

- Merci Monsieur le procureur. Maître, vous avez la parole."

L'avocat commence ses observations en estimant que les réquisitions du parquet sont excessives. La prison n'est pas la seule solution : il reste le sursis avec une obligation d'accomplir un travail d'intérêt général, son client serait d'accord pour une telle peine.

Le procureur ne peut s'empêcher d'intervenir : "Des TIG, pour un invalide à la COTOREP ?"

Imperturbable, l'avocat reprend : "Ces actes délictuels remontent à son accident vasculaire cérébral. De plus, quand on regarde ses antécédents, les délits les plus graves remontent à 2005. Aujourd'hui, il est au RMI, isolé, et n'a aucune vie sociale. La prison n'apparaît pas être une solution pour résoudre le problème psychologique du prévenu qui tient à répéter au tribunal qu'il est d'accord pour indemniser la victime, et d'accord pour accomplir un travail d'intérêt général. L'avocat conclut en demandant une extrême indulgence de votre part afin de permettre au prévenu de normaliser à nouveau sa vie.

L'avocat se rassoit. Vous vous tournez à nouveau vers le prévenu qui se lève aussitôt :

"Avez-vous quelque chose à rajouter ?"

Le prévenu secoue la tête.

- L'affaire est mise en délibéré au 8 février, concluez-vous.

Que décidez-vous ?

Les peines principales prévues par la loi sont, comme je vous l'ai déjà indiqué, 6 mois d'emprisonnement et 7500 euros d'amende.

L'affaire ayant été jugée en réalité en comparution immédiate, vous avez la possibilité d'ordonner l'incarcération immédiate du prévenu, quelle que soit la durée de la peine. Je fais ici une entorse à la procédure pénale, la comparution immédiate supposant que vous n'êtes pas seul à siéger, mais comme vous serez seul à délibérer, je suis obligé de vous mettre en situation. Vu la condamnation à une peine de sursis pour blessures involontaires du prévenu, vous ne pouvez pas prononcer un sursis simple avec cette peine.

Par contre, le fait qu'il ait déjà un sursis avec mise à l'épreuve ne vous interdit pas d'en prononcer un deuxième, sachant que ce sera le dernier : la loi interdit d'en prononcer un troisième. La mise à l'épreuve, pour une durée maximale de trois années, durée que vous devez indiquer dans votre décision, peut comporter diverses obligations que vous devez choisir en fonction de celles qui vous semblent opportunes :

  1. exercer une activité professionnelle ou suivre un enseignement,
  2. établir sa résidence en un lieu déterminé,
  3. se soumettre à des mesures d'examen médical ou de soins,
  4. réparer les dommages causés par l'infraction,
  5. s'abstenir de paraître en tout lieu spécialement désigné,
  6. ne pas fréquenter les débits de boissons.

Vous pouvez également prononcer une peine de sursis avec obligation d'accomplir un travail d'intérêt général, vous devez préciser la durée du travail à accomplir, qui devra être entre 40 et 210 heures, et le délai dans lequel ce travail devra être accompli, qui ne peut être supérieur à 18 mois. Vous ne pouvez décider de la nature du travail qui sera effectivement accompli, cela relevant de la responsabilité du juge d'application des peines, et des disponibilités qu'il aura.

Si vous ne prononcez pas de mandat de dépôt, c'est à dire, vous n'ordonnez pas l'exécution immédiate d'une peine d'emprisonnement, la loi prévoit, ainsi que je l'expliquais dans le billet consacré à José Bové, que le juge d'application des peines sera en charge d'aménager l'exécution de cette peine et de toutes celles exécutoires qui auront pu être prononcées postérieurement à votre décision. La seule condition pour qu'il puisse aménager la peine est que le total cumulé ne dépasse pas un an.

J'attends votre délibéré en commentaires, et me contenterai de signaler les propositions impossibles ou illégales que vous pourriez faire, afin que vous puissiez éventuellement les rectifier. La vraie décision du tribunal sera donnée le 8, après demain.

L'audience est levée.

Notes

[1] Il s'agit de la liste tenue par le parquet de l'ensemble des procédures diligentées à l'encontre d'une personne, avec le cas échéant sa localisation s'il est détenu.

[2] Ce genre d'incident m'étant arrivé, je ne puis que manifester ici mon soutien à ce confrère, d'autant que dans mon cas, le procureur a eu l'élégance de m'interrompre dans ma plaidoirie pour me lire la litanie de la chaîne pénale de mon client...

mardi 31 octobre 2006

Réformons la justice avant la fin du monde...

Qui rappelons le aura lieu le 22 avril 2007 pour le premier tour et le 6 mai pour le deuxième tour, c'est officiel depuis mercredi dernier (la fin du monde législative aura lieu les 10 et 17 juin 2007).

Ainsi le gouvernement a annoncé sa grande réforme de la justice. Je vais la présenter plutôt succinctement, pour une raison simple : elle ne verra pas le jour.

Elle comporte en effet trois volets : deux lois ordinaires (une, deux) et une loi organique. Le projet de réforme du Conseil supérieur de la magistrature, qui supposait une révision de la Constitution, est tombé aux oubliettes, du fait de l'impossibilité de réunir le Congrès d'ici la fin de la législature. C'est plutôt heureux, tant ladite loi renforçait le contrôle du pouvoir politique sur l'instance qui sanctionne les magistrats.

Mais le calendrier parlementaire est de toutes façons tellement rempli qu'il est impossible de faire passer deux lois ordinaires supplémentaires, sans compter une loi organique, d'ici le 19 juin 2007, date à laquelle la 12e législature prendra fin. Je ne pense pas que l'urgence soit déclarée pour éviter deux lectures avant une commission mixte paritaire. Comme il est de coutume que tous les textes non adoptés soient balancés à la poubelle pour faire table rase du passé, ce projet de loi est donc un hochet médiatique. Il suscite donc chez moi un intérêt proportionnel.

Mais bon, voyons donc les enseignements que le législateur aura retiré de l'affaire d'Outreau.

Il propose les mesures suivantes :

  • La saisine du Médiateur de la République.

Alors que pour le moment, le Médiateur de la République ne peut être saisi que par l'intermédiaire d'un parlementaire ou d'un de ses délégués départementaux, en cas de dysfonctionnement de la justice, le Médiateur pourra être saisi directement par un particulier, le Médiateur transmettant le cas échéant au Garde des Sceaux.

Sur le principe, rien à redire. Un citoyen doit pouvoir se plaindre de sa justice. C'est donc un mécanisme de filtrage qui mettrait le magistrat à l'abri des pressions directes. Le Médiateur présente l'avantage d'être extérieur au monde judiciaire, donc ne sera pas soupçonné de corporatisme.

Mais je prédis au Médiateur une avalanche de plaintes parfois farfelues. Nous connaissons tous dans notre profession des plaideurs qui, quand ils sont déboutés, mettent ça sur le compte d'un incroyable complot international plutôt que sur leur mauvaise compréhension de la loi ou sur une défaillance de leur "bon sens". Les parlementaires et les délégués locaux servaient à filtrer les affaires du Médiateur. Le Médiateur devient désormais lui-même un filtre. Ce n'est pas très cohérent, mais bon.

  • Le contrôle des compétences des magistrats recrutés autrement que par l'ENM.

Les auditeurs de justice (élèves-magistrats, si vous préférez) qui passent par la voie normale pour devenir magistrat ont un contrôle des compétences qui peut aboutir à ce qu'ils ne soient pas admis à prêter serment. Ce n'est pas le cas des magistrats recrutés sur titre (sur dossier), des juges de proximité, des juges temporaires et de ceux recrutés par concours exceptionnels. Ce sera désormais le cas.

Là encore, rien à redire, mais plus par incompétence : je ne connais pas le mécanisme de contrôle en question.

Bon, le nombre de juges de proximité va sûrement baisser. Notons au passage que dans l'affaire d'Outreau, aucun magistrat recrutés par ces voies parallèle n'est en cause : tous sortaient de l'ENM, à commencer par le plus célèbre d'entre eux.

  • La création d'une nouvelle faute disciplinaire et d'une nouvelle sanction.

La nouvelle faute serait : « la violation des principes directeurs de la procédure civile et pénale », et la nouvelle sanction serait l'interdiction, pour une durée de cinq ans au plus, d'exercer des fonctions de juge unique.

Là, premier pataquès. Le Conseil d'Etat a signalé au gouvernement, dans un avis secret et confidentiel réservé au seul gouvernement, que vous trouverez donc reproduit dans un billet ci-après[1], que cette idée « loin de clarifier la définition de cette faute, introduit un risque de confusion entre l'office des juges d'appel et de cassation et celui du juge disciplinaire », ce qui, en dehors des murs du Palais-Royal se résume plus sobrement par « C'est super débile comme idée ». Je développerai mes commentaires dans le billet consacré à cet avis.

Le gouvernement a donc retiré cet aspect et le réintroduira par voie d'amendement en cours de discussion, c'est à dire dès que les poules auront des dents.

Reste la sanction d'interdiction temporaire des fonctions de juge unique. Là encore, je reste réservé. Cela révèle une méconnaissance de l'organisation du siège. Les fonctions de juge unique n'ont rien d'honorifique. Elles ne reflètent pas la valeur supposée du magistrat qui occupe ces fonctions, mais la pingrerie de l'Etat qui préfère n'en payer qu'un pour faire le travail de trois. Si cela s'expliquait pour des fonctions portant sur des affaires simples ou plus techniques que difficiles (Baux commerciaux, petites affaires civiles, exécution des jugements), ou pour la fonction de juge d'instruction, Je ne vois pas en quoi quelqu'un qui se verrait interdire d'être juge aux affaires familiales, juge de l'exécution, juge de l'expropriation ou juge de la taxe se sentirait sanctionné. J'en connais même qui prendraient cela pour une récompense. Surtout, cela semble indiquer que les juridictions collégiales sont des sortes de garderies pour juges incompétents ou des centre de rééducations par le travail. Dans une juridiction collégiale, le travail est réparti. Tel juge traite tel dossier seul, il suggère une décision qui est discutée collégialement puis rédige seul le jugement. Son autonomie reste donc grande. Enfin, cette mesure jette l'opprobre sur les assesseurs, qui seront regardés par des avocats goguenards d'un air de dire "tu es donc trop mauvais pour être juge unique ?". Pour ma part, je préfère avoir un mauvais juge de l'exécution qu'un mauvais assesseur aux assises, juridiction collégiale s'il en est.

Si le but du jeu est de mettre un magistrat en liberté surveillée, je suggérerais plutôt une interdiction d'exercer des fonctions au siège. L'organisation hiérarchisée du parquet permet d'encadrer plus efficacement un élément posant problème, qui peut être substitué sans aucune difficulté en cas de besoin (on les appelle d'ailleurs des substituts pour cela) et ne peut se réfugier derrière son indépendance pour cacher son incompétence. C'est une suggestion, en rien une attaque contre le parquet, et suis intéressé par les objections que des magistrats pourraient m'apporter.

  • La suspension provisoire des cas pathologiques.

Là encore, rien à voir avec l'affaire d'Outreau, puisque tous les magistrats qui sont intervenus dansce dossier étaient sains d'esprit. Mais la magistrature a connu quelques cas de juges, en mi-temps thérapeutique pour la plupart, ce que le Canard Enchaîné définit joliment par : juge le matin, fou l'après midi. L'affaire d'Angoulême, dite de la main courante, reste dans toutes les mémoires. Au passage, cela a permis à Pascal Clément, invité un matin sur Canal +, de citer nommément un magistrat qui avait cité à comparaître tous les parlementaires, dont un certain Pascal Clément, il y a vingt ans de cela, devant le tribunal correctionnel de Pontoise. L'idée de citer un parlementaire en justice révélant à l'évidence une pathologie, le magistrat en question avait été révoqué. Ce qui n'empêche pas Pascal Clément de lâcher son nom vingt ans après. La mule du pape a gardé son coup de pied sept ans, l'âne du président fait trois fois mieux.

La mesure prévue permet au Garde des Sceaux, après avis conforme du CSM, de suspendre un magistrat six mois pour raisons médicales, le temps que le comité médical statue sur sa capacité à exercer ces fonctions, le magistrat restant rémunéré pendant cette période.

Rien à redire là dessus. Magistrat est une fonction difficile et exigeante, une dépression nerveuse peut être invalidante vu le poids des responsabilités, et les incidents qui ont eu lieu, aussi cocasses soient-ils, font un tort considérable à l'institution. La justice n'est pas une maison de repos, elle est même plutôt le contraire.

  • L'enregistrement des Gardes à vue et des interrogatoires.

Uniquement en matière criminelle, soit 2% des affaires, auxquelles il faut ôter celles de terrorisme et de bande organisée, car rien n'est plus timide qu'un terroriste ou un mafieux : ils sont donc exclus de la mesure. Mesure gadget tout droit issue de l'affaire d'Outreau, dont j'ai déjà parlé par le passé. Je doute de son efficacité, mais ne la pense pas nuisible. Il faudra juste désormais que je m'assure que je suis bien coiffé et que je présente mon meilleur profil à la caméra.

  • La création de pôles d'instruction et la co-saisine.

Les affaires les plus complexes et les plus graves seront envoyés à des pôles d'instruction situés dans les gros tribunaux, pour éviter que des tribunaux à un ou deux juges d'instruction ne se trouvent chargées d'affaires médiatiques dépassant leurs moyens. Les parties pourront demander à la chambre de l'instruction que deux juges traitent le dossier ensemble (c'est la co-saisine), un juge d'instruction pouvant solliciter cette co-saisine s'il pense que le dossier le nécessite.

La co-saisine existe déjà depuis 1993 : la loi facilite d'y avoir recours. L'affaire Clearstream, et l'affaire des frégates de Taiwan, par exemple, sont suivies par deux juges d'instruction co-saisis.

Là encore, pourquoi pas, si les moyens suivent. La solitude du juge d'instruction a souvent été invoquée lors de l'affaire d'Outreau. Cela sera plus problématique en province, où les avocats des petits barreaux seront du coup éloignés des pôles en question (j'ai l'intuition que Paris disposera d'un tel pôle) avec à terme le risque de voir les grosses affaires leur échapper, les juges d'instruction locaux restant saisis des plaintes avec constitution de partie civile pour des vols de poule et des petits trafics de stupéfiant. Les avis des juges d'instruction (ou ex juges d'instruction) qui me lisent m'intéressent.

  • Le droit de demander des confrontations individuelles.

L'expression est maladroite. Une confrontation ne peut être individuelle, sauf dans le cas d'un schizophrène. En fait, il s'agit du droit de s'opposer aux confrontations collectives avec des accusateurs multiples.

Là encore, c'est une résultante directe de l'affaire d'Outreau, tant les acquittés ont parlé avec angoisse de ces confrontations. Mais je n'imagine pas un instant une chambre de l'instruction faire droit au refus d'un mis en examen d'être mis face à tous ses accusateurs en même temps si le juge de l'instruction l'estime utile à la manifestation de la vérité.

  • Le droit de contester sa mise en examen tous les six mois.

Actuellement, la loi prévoit qu'une personne contre laquelle il existe des indices graves ou concordants de culpabilité doit être mise en examen, mais seulement si le recours à la procédure du témoin assisté ne paraît pas possible ; c'est à dire que le juge d'instruction pense qu'un contrôle judiciaire ou une détention provisoire est nécessaire, puisque ces mesures ne peuvent être ordonnées contre un témoin assisté. Le mis en examen peut contester sa condition en soulevant devant la chambre de l'instruction que les indices ne sont pas graves ou concordants (mais pour une chambre de l'instruction, tout indice est nécessairement grave ou concordant...). Hormis ce recours, le mis en examen reste mis en examen jusqu'à ce qu'il soit renvoyé devant le tribunal correctionnel (auquel cas il devient prévenu), mis en accusation devant la cour d'assises (auquel cas il devient accusé) ou bénéficie d'un non lieu (auquel cas il est invité chez Julien Courbet).

Le mis en examen pourra demander tous les six mois de passer au statut de témoin assisté.

L'intérêt de cette réforme m'échappe quelque peu. Le témoin assisté a les mêmes droit que le mis en examen, la différence étant qu'il est ainsi à l'abri du contrôle judiciaire et de la mise en examen. C'est d'ailleurs le seul intérêt de contester la mise en examen, qui quand elle est annulée, entraîne de plein droit le statut de témoin assisté. Mais sachant que le mis en examen peut de toutes façons à tout moment demander la mainlevée du contrôle judiciaire ou sa mise en liberté, on voit que cette réforme ne sera que symbolique, le terme de mis en examen étant devenu aussi infamant que celui qu'il remplace depuis treize ans : inculpé.

  • La réforme des expertises pénales.

Dans un souci d'économie, les expertises seront désormais confiées aux femmes de ménage du palais.

Bon, ça va, je plaisante.

Jusqu'à présent, les expertises sont des actes d'instructions, ordonnées par le juge de son propre chef, selon les termes de la mission qu'il décide. Les parties peuvent demander une expertise ou une contre-expertise, ou demander que l'expert entende telle ou telle personne, mais ne peuvent influer sur sa mission. L'expert travaille en principe seul, sauf s'il décide de convoquer les parties. Une fois l'expertise rendue, seules ses conclusions sont notifiées aux parties, avec un délai fixé par le juge pour demander une contre-expertise ou déposer des observations. L'avocat doit donc se rendre rapidement au greffe du juge pour consulter l'expertise. Concrètement, il ne pourra pas en obtenir copie avant l'expiration du délai de demande de contre expertise, et on voit régulièrement des avocats lire l'expertise à vois haute dans leur dictaphone pour que leur secrétaire la retranscrive afin qu'elle puisse être soumise au client ou à un expert-conseil sollicité par la partie au procès. Certains expertises, fondées sur des sciences exactes, ne posent guère de problèmes : l'expertise balistique indique quelle arme a tiré, à quelle hauteur, selon quel angle, et la force avec laquelle il fallait presser la queue de détente pour que le coup parte ; l'expertise ADN indique si c'est le mis en examen ou un éventuel jumeau homozygote qui a commis le viol. Par contre, les expertises psychologiques sont plus délicates, surtout quand on demande à un expert de déterminer la crédibilité du récit de la victime quand les faits sont trop anciens pour que des indices soient rassemblés. Ces expertises sont des machines à erreur judiciaire.

La loi prévoit que la mission sera notifiée aux parties qui pourront demander que la mission soit modifiée, ou qu'un co-expert choisi par elles soit désigné. Le juge reste libre de refuser(avec appel devant la chambre de l'instruction). Là, je trouve l'idée plutôt bonne, quitte à mettre en péril ma réputation de râleur patenté. Je crois que là, on a tiré une vraie leçon de l'affaire d'Outreau, mais je me demande si les juges d'instructions qui me lisent vont partager mon approbation ?

  • Le règlement contradictoire de l'instruction.

Aujourd'hui, quand le juge d'instruction estime avoir fini son travail, il l'indique aux parties (c'est ce qu'on appelle « un article 175 » pour être sûr que les mis en examen ne comprennent rien). Celles-ci ont un délai de 20 jours pour demander des actes, auquel elles peuvent renoncer. C'est ce qu'on fait quand notre client est le seul mis en examen et est incarcéré. Si on n'a pas d'acte à demander, on indique qu'on renonce au délai pour gagner trois semaines que notre client passerait en détention. Le dossier est alors transmis au parquet pour ce qu'on appelle le « règlement ». Le procureur étudie le dossier (et ce n'est pas un examen superficiel, il le décortique) et prend un réquisitoire définitif, demandant au juge d'instruction de renvoyer le mis en examen devant le tribunal correctionnel s'il a commis un délit, de le mettre en accusation devant la cour d'assises s'il a commis un crime, ou de dire n'y avoir lieu à suivre (ce qu'on appelle un non lieu) si le mis en examen est mon client. Le juge reste libre de sa décision (c'est un juge, après tout), mais dans la quasi totalité des cas, il se contente d'adopter les motifs du réquisitoire, ou en fait un copier/coller, violant ainsi les droits de propriété intellectuelle du parquet sous les yeux des avocats impuissants. Les avocats peuvent se tourner les pouces pendant cette phase, et c'est généralement ce qu'ils font. Quelques hurluberlus, dont votre serviteur, déposent des conclusions s'ils estiment avoir quelque chose d'intéressant à dire pour guider la réflexion du parquet puis du juge. Encore faut-il avoir quelque chose d'intéressant à dire, bien sûr.

La loi prévoit que les réquisitions du parquet seront communiquées aux parties qui pourront y répliquer. Enfin, l'ordonnance rendue par le juge (de renvoi, de mise en accusation ou de non lieu) devra préciser les éléments à charge et à décharge. Si la première partie est une bonne idée (je sais que les juges d'instructions sont demandeurs de ce contradictoire à la fin de l'instruction), la deuxième est une fausse bonne idée. C'est une mécompréhension très répandue chez certains confrères du sens de l'article 81 (alinéa 1) du code de procédure pénale (je graisse) :

Le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge.

Instruire à charge et à décharge ne veut pas dire que le juge doit rechercher à tous prix des indices de l'innocence de quelqu'un dont tout indique la culpabilité, à commencer par ses aveux circonstanciés. La première place du hit-parade des clichés des avocats est occupée depuis des décennies par « C'est une instruction uniquement à charge ! ». Ca ne mange pas de pain, ça passe à tous les coups, et c'est suffisamment bref pour passer à la télé si le ton est suffisamment indigné. Instruire à charge et à décharge, cela signifie que le juge n'est pas guidé par la recherche des seules preuves de la culpabilité : il recherche la vérité, et peut ordonner des actes visant uniquement à établir l'innocence (vérifier un alibi à la demande de la défense, par exemple). Il est des instructions qui ne posent aucun problème quant à la culpabilité : l'assassin a été vu par dix personnes, qui font partie de l'Association française des physionomistes, il a été interpellé avec l'arme encore fumante à la main, a été filmé par les caméras de surveillance, a laissé ses empreintes partout, a craché sur la victime en laissant ainsi son ADN, et depuis le début de l'instruction, ne cesse de répéter « Je suis content de lui avoir fait la peau à ce salaud, ça fait un an que je préparais mon coup » malgré les coups de coude répétés de son avocat. Question : quels éléments à décharge le juge d'instruction devra-t-il mentionner dans son ordonnance de mise en accusation ?

Le but de l'ordonnance de règlement est de justifier la décision du juge de renvoyer ou non. Pas de déclarer la culpabilité. Ainsi, une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel n'est pas susceptible d'appel devant la chambre de l'instruction si l'avocat estime que son client aurait dû bénéficier d'un non lieu. Cette contestation sera tranchée par le tribunal correctionnel, qui prononcera le cas échéant une relaxe. Le juge d'instruction estime qu'il existe charge suffisante contre X d'avoir commis tel délit, le tribunal peut décider que si la charge était suffisante, les preuves, elles, ne l'étaient pas. Le juge d'instruction n'aura pas été fautif (juste un peu frileux).

Et puis chacun son métier. Et celui de souligner les éléments à décharge, c'est celui de l'avocat. Laissons faire les professionnels.

  • La limitation de la règle « le pénal tient le civil en l'état ».

Afin d'éviter des décisions divergentes, la loi prévoit que quand une juridiction pénale est saisie de faits, une juridiction civile qui aurait à connaître des mêmes faits doit attendre que la juridiction pénale ait statué, et est alors tenue par sa décision. Je reprends l'exemple invoqué par le projet de loi : Platon est licencié par la société Socrate qui l'accuse d'avoir commis un vol. Platon porte l'affaire aux prud'hommes. La société Socrate porte plainte avec constitution de partie civile contre Platon pour des faits de vol. Le Conseil de Prud'hommes devra surseoir à statuer jusqu'à ce que l'affaire de vol soit jugée. Si Platon est condamné, il perdra aux prud'hommes, les faits étant acquis. S'il est relaxé, la société Socrate sera condamnée pour licenciement abusif. Problème : le conseil de prud'homme aura sursis à statuer pendant deux ans au moins.

La loi propose de limiter cet effet à l'action civile portée devant une juridiction civile[2] et de permettre au conseil de prud'homme de statuer. Cela découragera les plaintes abusives, dit le législateur plein de sagesse. J'entends bien. Mais si Platon gagne aux prud'hommes avant d'être condamné au pénal ? La victime du vol devra-t-elle verser des dommages-intérêts à son voleur ? Et bien oui, sauf si la société Socrate a eu la présence d'esprit de demander à ce qu'il soit sursis à statuer et que le Conseil ait refusé. Alors, la société Socrate aura le bonheur de se voir ouvrir le droit à demander la révision de son procès (article 11 du projet).

Là, honnêtement, on choisit un remède pire que le mal : contraindre la victime à une procédure en révision en matière civile, lourde et très coûteuse, pour accélérer les procédures. Typique de la politique de la rustine des divers gouvernements.

  • La limitation des plaintes avec constitution de partie civile.

Toute victime prétendue de faits constituant une infraction peut elle même saisir le juge d'instruction qui sera obligé d'instruire. Ces plaintes sont pour une certaines des plaies pour les juges d'instruction, mal ficelées, mal préparées, en ne reposant sur aucun fait réel, voire ne constituant pas une infraction, qui relèvent plus de la psychiatrie ou de la basse vengeance, et se terminent pour nombre d'entre elles par un non lieu.

La loi prévoit que ces plaintes ne pourront être reçue qu'après un refus d'agir du parquet ou une inaction de sa part pendant trois mois.

Attendu que le parquet a la curieuse tendance à ne pas donner suite aux plainte fantaisistes, je redoute que la condition des trois mois d'inaction ne soit aisée à remplir. Le filtre me paraît d'une efficacité douteuse.

Meilleure me semble de prime abord l'idée de permettre au parquet, lors du dépôt de la plainte, d'orienter celle-ci vers une enquête préliminaire menée sous sa direction avant que le juge n'ouvre une instruction, pendant un mois au maximum, enquête à l'issue de laquelle le procureur pourra requérir un non lieu, ou renvoyer directement devant le tribunal correctionnel.

Cela demande une réactivité du parquet, donc qu'il ait les moyens de faire procéder à ces enquêtes. Voilà où le bât blesse, évidemment.

  • Réforme de la détention provisoire

Pour la première fois depuis le 15 juin 2000, une loi vise clairement à diminuer le recours à cette mesure. Voilà une bonne nouvelle, mais le gouvernement donne dans la schizophrénie, après avoir fait voter deux lois Perben, trois lois Sarkozy et une loi Clément visant clairement à envoyer le taux de suroccupation des prisons à un niveau stratosphérique.

Rappelons que les critères de la détention provisoire sont à l'article 144 du Code de procédure pénale :

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen de conserver les preuves ou les indices matériels ou d'empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes et leur famille, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices ; de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice, de mettre fin à l'infraction ou de prévenir son renouvellement ; de mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé.

C'est ce dernier critère, le trouble à l'ordre public, qui est concerné. Il ne pourra plus être utilisé que pour le placement en détention en matière délictuelle, soit pour une détention de quatre mois, durée du mandat de dépôt. Le mandat de dépôt ne pourra être renouvelé que sur la base des autres critères : pression sur les témoins ou les victimes, risque de réitération, etc. La loi précisera que le trouble à l'ordre public ne peut résulter de la seule médiatisation de l'affaire.

Les esprits chagrins, qui pour qu'on les reconnaissent portent la même robe que moi diront que la gravité de l'infraction ET sa médiatisation suffiront aisément à constituer ce critère. La commission parlementaire sur l'affaire d'Outreau préconisait la suppression pure et simple de ce critère. Le gouvernement est nettement plus frileux. Impact prévisible sur la détention provisoire : quasi nul.

  • La publicité des audiences du juge des libertés et de la détention.

La détention provisoire est décidée par le juge des libertés et de la détention (JLD) au cours d'un débat contradictoire dans son cabinet. Initialement, ce débat était secret. La loi prévoit aujourd'hui que les avocats peuvent demander la publicité qui ne peut être refusée que sur décision motivée du JLD. Il en ira de même devant la chambre de l'instruction.

La publicité deviendra donc la règle, sauf opposition du parquet ou du mis en examen lui même pour les nécessités de l'instruction, la sérénité des débats, la dignité de la personne ou l'intérêt d'un tiers.

Sur le principe, très bien. La publicité contribue à la qualité du débat. Mais comment rendre cette publicité compatible avec le secret de l'instruction ? Pour les affaires médiatiques, le public sera essentiellement constitué de journalistes. Les faits seront nécessairement débattus, les éléments de preuve seront exposés, les déclarations contradictoires des uns et des autres examinées. Du pain blanc pour les journalistes, certes, mais de quoi saboter le travail du juge d'instruction, qui a besoin du secret pour être efficace (c'est à mon sens la seule justification au secret de l'instruction, la présomption d'innocence n'étant plus qu'un mythe).

  • L'examen public de l'instruction par la chambre de l'instruction.

Chaque dossier ou une détention provisoire a été prononcée et est en cours pourra être examiné par la chambre de l'instruction tous les six mois, à l'initiative du président de celle-ci, du parquet ou des parties (mis en examen, témoins assistés ou parties civiles), au cours d'une audience publique. C'est une véritable révision du dossier puisque la chambre, saisie par son président, pourra ordonner des remises en liberté, annuler des actes, évoquer le dossier, c'est à dire décider de mener l'instruction elle même, prescrire au juge d'effectuer certains actes, désigner un autre juge d'instruction en plus du premier voire dessaisir le juge. Cette audience sera en principe publique.

Là, c'est une révolution dans l'instruction. Que la chambre puisse faire tout cela de son propre chef, cela donne au président de la chambre de l'instruction un pouvoir, et donc une certaine responsabilité de contrôler ce qui se passe dans son ressort. Le spectre d'Outreau a indiscutablement inspiré cette mesure.

Et bien l'idée me plaît, même si sa mise ne pratique va être difficile, vu la masse de dossiers à suivre. Cela peut redonner un intérêt aux fonctions de conseiller à la chambre de l'instruction, qui souvent est une corvée pour les magistrats qui y sont nommés, qui sont saisis essentiellement de demandes de remises en liberté à l'occasion desquelles la défense essaye de glisser sur le fond du dossier, ou d'appel de refus d'actes, bref de débats au domaine limité par la demande qui la saisit. Là, la cour peut tout faire dans le dossier, et sans avoir à être saisie. Cela lui donne des pouvoirs de chapeauter tous les juges d'instruction de son ressort. Il est dommage que cette possibilité soit limitée aux seules affaires où une détention est en cours. Il suffirait à un juge de remettre en liberté sous contrôle judiciaire les mis en examen pour s'affranchir de cette curatelle.

  • L'enregistrement obligatoire des auditions d'un mineur victime et son assistance obligatoire par un avocat.

Ces mesures existent mais ne sont que facultatives : le mineur peut s'opposer à l'enregistrement, ainsi que le juge. Ce ne sera plus le cas.

Rien à dire là dessus. Cette mesure n'était pas réclamée, mais elle ne gênera pas, à condition que les cabinets soient rapidement équipées en caméra vidéo.

Ouf ! Nous en avons terminé !

Bon, le côté décousu de cette réforme étant analogue à celui des précédentes, vous aurez compris que cela fait bien longtemps qu'en matière pénale, aucune recherche de cohérence n'est plus faite depuis longtemps. Le législateur se comporte comme un mécanicien face à une usine à gaz qui en déviant un tuyau par ci et en bouchant un robinet par là croit faire un travail d'ingénieur.

Je maintiens mon pessimisme sur l'adoption effective de cette loi. On verra si je me suis trompé.

Je vous laisse digérer et vais faire le tour des cabinets d'instruction du palais pour demander des bonbons.

Joyeux Halloween, et bonne fête des morts.

Notes

[1] Mes taupes se portent très bien, merci pour elles.

[2] Il s'agit de la victime qui assigne l'auteur du délit devant le tribunal d'instance ou de grande instance plutôt que de mettre en route l'action publique ou de s'y joindre par constitution de partie civile. L'hypothèse est rare, sauf en matière de presse.

jeudi 19 octobre 2006

Il suffisait d'y penser...

Je le savais. Au fond de moi, une étincelle d'optimisme refusait de se laisser éteindre par les douches froides à répétition que m'infligeait le gouvernement actuel et sa politique de réformes impulsives et dépourvues de réflexion d'ensemble, préférant les effets d'annonce et les réponses immédiates à des faits divers.

Un avocat place Beauveau et un autre place Vendôme, cela ne pouvait pas ne pas finir par tourner à l'avantage de ma profession.

Et voilà, c'est fait.

Pascal Clément et Nicolas Sarkozy ont annoncé, jeudi 19 octobre, leur décision de faire voter un texte prévoyant le renvoi devant les assises des agresseurs en "bande organisée" de policiers, gendarmes et pompiers. La création d'une "infraction spécifique de violences volontaires sur agent de la force publique commise avec arme et en bande organisée", qui rendra passibles de quinze ans de réclusion, contre dix aujourd'hui, ceux qui tendent des guet-apens contre les policiers, est en cours d'élaboration.

« De délit, nous passerons à la qualification de crime », a souligné le garde des sceaux, précisant que de telles mesures venaient sur proposition du premier ministre, Dominique de Villepin. « Tous ceux qui oseront des guet-apens aux forces de l'ordre sauront qu'ils pourront passer devant des cours d'assises, et nous espérons qu'ainsi il y ait une dissuasion par la gravité de la menace judiciaire », a-t-il encore expliqué.

Le ministre de l'intérieur a pour sa part annoncé qu'il ferait « voter un texte dans [son] projet de loi sur la prévention de la délinquance qui renverra devant les assises toute personne qui portera atteinte à l'intégrité physique des policiers, des gendarmes ou des sapeurs-pompiers », a déclaré Nicolas Sarkozy.

Il a estimé qu'il y avait plusieurs « avantages » à cette criminalisation, notamment parce qu'« aux assises, il y a des jurés et c'est donc le peuple français qui jugera ». « Il faut que ceux qui portent atteinte » aux personnes « qui portent des uniformes sachent que c'est grave, que c'est en vérité une offense à la République et que la République n'est pas décidée à l'accepter », a affirmé M. Sarkozy.[1]

Merci, les gars. Vous êtes géniaux. Grâce à vous, finies les comparutions immédiates des caillasseurs. Instruction obligatoire, certes avec détention provisoire à la clef, mais de toutes façons ils ne ressortaient pas libres de la 23e chambre. Et une détention provisoire, on peut en demander la levée, tandis que pour la libération d'un condamné, c'est une autre paire de manche. C'est possible dans certains cas, mais pas facile : les juges d'application des peines sont tatillons.

Mais surtout, grâce à vous, pour les - nombreux - agresseurs de policiers qui sont à l'aide juridictionnelle, là où je ne gagnais que 170 euros pour les défendre (420 euros dans les rares cas où il y avait une instruction, 590 au cas où il était mis en détention provisoire pendant cette instruction), je vais désormais gagner 1900 euros (instruction criminelle + un jour d'assises, je ne pense pas qu'un deuxième jour soit nécessaire) ! Champagne !

Et oui, je préfère en rire qu'en pleurer. Parce que des fois, c'est à se demander où nos dirigeants bien-aimés vont pêcher leurs idées. Et cette fois, ce n'est pas n'importe qui : le premier ministre, le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et impétrant président, et le Garde des Sceaux, ministre de la justice. Une bande organisée, en somme.

En quoi est-ce n'importe quoi ?

L'idée est donc d'aggraver la répression des violences sur policiers commises en bandes organisées. La précision est importante : ce ne sont pas toutes les violences contre la maréchaussée qui seraient concernées (hélas... Mes 1900 euros !).

La bande organisée est définie à l'article 132-71 du Code pénal :

Constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions.

C'est assez large, mais il faut prouver : (1) une entente préalable établie en vue de la préparation d'une infraction, et (2) des faits matériels établissant cette préparation.

La bande organisée, ça peut venir vite. Imaginons cette saynette dans un quartier sensible de l'ouest parisien :

― Charles-Philibert, êtes vous oisif ?
― Si fait, Hubert-Jacques.
― Que diriez vous d'en découdre avec la maréchaussée ?
― Que voilà une galante idée. En vérité, je dis : fi de l'autorité ! Faille dze pot ouère, comme dit mon cousin anglois, sans que je n'ai jamais bien compris ce qu'il entendait par là. En tout cas, à son ton, sa conviction ne fait aucun doute.
― Assez parlé, Charles-Philibert : des actes ! Comment nous y prendre ?
― Rien de plus aisé, Hubert-Jacques. Boutons le feu à la Jaguar de Papa (il est assuré et voulait prendre une Aston-Martin). La police viendra constater les faits comme c'est sa mission. A ce moment, nous leur chercherons querelle.
― Charles-Philibert, les mânes de Sun Zi vous inspirent, assurément. Je m'en vais chercher des allumettes.
― Fort bien. De mon côté, je vais collecter fourches, bâtons, pierres et pavés. Allons poindre le guet, Hubert-Jacques !
― Taïault, mon cousin, il leur en cuira !

Laissons là ces dangereux délinquants. Nous avons ici une entente en vue de commettre des violences et des actes préparatoires (se procurer des allumettes, fourches, bâtons, pierres et pavés). La bande organisée est constituée.

Autant dire que seules les violences spontanées relèveront encore du tribunal correctionnel.

Dès lors qu'un crime est soupçonné, il est obligatoire de saisir le juge d'instruction, quand bien même les faits sont établis. Imaginons que nos apprentis Mandrin soient promptement maîtrisés par la maréchaussée. Ils sont arrêtés des pierres à la main, tandis que les allumettes sont dans la poche de l'un d'entre eux. Ils passent immédiatement aux aveux et expliquent en détail comment ils ont procédés, les vérifications de la police confirmant ce récit en tout point. Et bien il faudra conduire nos chenapans chez un juge d'instruction qui les mettra en examen, sera bien en peine de trouver des questions à leur poser, ordonnera une expertise médico psychologique et une enquête de personnalité obligatoires en matière criminelle qui constitueront de facto le seul acte de l'instruction. Une fois ces enquêtes déposées, le juge transmettra le dossier au parquet qui prendra des réquisisitions de mise en accusation, que le juge suivra forcément, et tout ce monde se retrouvera devant les assises. A Paris, un an aura passé, au minimum. Il est peu probable que nos galopins soeint encore incarcérés, en supposant qu'ils le furent au début. Et on va passer une journée au minimum à faire venir les experts, les policiers présents, les pompiers témoins des faits, bloquer neuf jurés tirés au sort pour prononcer une peine qui pourrait aller jusqu'à quinze ans mais concrètement se comptera en mois et sera assortie du sursis. Car les cours d'assises ne sont pas particulièrement répressives, tant les débats permettent de mettre à jour la personnalité des accusés et les humanisent. Là dessus, nos ministres qui rêvent de sévérité seront bien déçus. Je redoute plus le prétendu laxisme de la 23e que l'espérée sévérité des assises.

Et là où on croit rêver, c'est sur la justification de cette réforme sortie du chapeau.

Le premier ministre déclare : « nous espérons qu'ainsi il y ait une dissuasion par la gravité de la menace judiciaire ». Ahurissant. Il a plus de deux siècles et demi de retard sur la science pénale. Cela fait longtemps que l'on sait que la gravité de la menace pénale ne joue aucun rôle dans la prévention du crime. Comme si on n'assassinait pas quand la peine de mort était en vigueur.

Ce qui est efficace, c'est la promptitude de la sanction et la certitude de la sanction. C'est exactement ce qui fait le succès des rardars automatiques : tous les automobilistes qui sont flashés sont sanctionnés, l'amende arrive dans les jours suivants, il n'y a pas d'échappatoire. Peu importe qu'elles soient relativement modestes : tout automobiliste a les moyens de payer 90 à 135 euros. La certitude de devoir les payer suffit à faire lever le pied. Aggraver la répression ne sert à rien : c'est la rendre plus systématique qui marche. Tant que la plupart des agressions resteront impunies, les policiers préférant pour leur sécurité déguerpir, aggraver ne servira à rien, car tout agresseur aura l'espoir crédible d'échapper à la sanction.

Le ministre de l'intérieur y voit quant à lui l'avantage de faire juger ces affaires par des jurés, donc de permettre au peuple de juger. Sous entendu il pourra ainsi se faire entendre et imposer à ces magistrats laxistes de prononcer des peines très lourdes. Bon, nos deux ministres avocats n'ont visiblement jamais plaidé aux assises et n'y ont sans doute jamais mis les pieds. J'ai déjà indiqué que les jurés et la forme des débats sont plus souvent un élément de modération que de sévérité. Cette idée s'inscrit dans la continuité de sa proposition de généraliser le jury en matière pénale, proposition que même Philippe Bilger ne parvient pas à trouver intéressante. Je me demande au passage si nos ministres seraient vraiment d'accord pour être jugés par un jury populaire quand on leur demande des comptes pour des affaires de financement occultes des partis politiques... J'en connais qui ne seraient probablement jamais revenus du Canada. Mais bon, les délinquants, c'est les autres. Enfin, là encore, nous sommes dans de la gesticulation pré-électorale, la première étude du coût de cette réforme de jury correctionnel signera son arrêt de mort immédiat.

Cette réforme de criminalisation des agressions de policiers en bande organisée, serait-elle votée, ne serait pas appliquée, hormis peut être ponctuellement, à l'occasion d'une agression particulièrement spectaculaire et dangereuse.

Les cours d'assises n'ont pas une capacité de jugement infinie, et elles ont mieux à faire avec les meurtriers, les braqueurs et les violeurs qu'à juger des caillasseurs de policiers. Dès lors, les affaires seront correctionnalisées, c'est à dire que le parquet feindra de ne pas voir de bande organisée mais une simple réunion pour poursuivre en correctionnelle. Or les violences en réunion sont moins sévèrement sanctionnées que des violences en bande organisée (Cinq ans contre dix ans actuellement pour la bande organisée).

Et ainsi, paradoxe ultime, tant le droit pénal aime à se rire des apprentis sorciers de la réforme : voter cette loi répressive diminuera de fait la répression de ces violences.

Et je ne suis pas le seul à le dire, Paxatagore est également critique.

Alors, quand les organisations de magistrats vont protester contre cette réforme, ne laissez pas dire qu'elle ne font que défendre leur pré carré et sont trop politisées pour être honnêtes. Cette proposition est une vraie ânerie, certifiée et AOC. Espérons un retour à la raison.

Notes

[1] Source : Le Monde du 19 octobre 2006, auteur : Le Monde.fr avec Reuters et AFP.

jeudi 7 septembre 2006

Immersion totale

De passage à mon cabinet entre deux audiences (celle de ce matin est une belle victoire, j'espère bisser cet après midi), je tiens à vous signaler un commentaire qui mériterait d'être un billet.

Et puis tiens, il n'y a pas de raison, ça facilitera les commentaires.

Il s'agit d'un commentaire de Dadouche qui souhaite vous parler de son collègue Achille T., substitut du procureur dans un tribunal de province de taille modeste (l'organisation du gigantesque parquet de Paris évite ce cumul de tâches sans éviter le volume de dossiers à traiter).

Merci, mille fois merci, chère Dadouche, de votre participation à ce blog.

Pour mémoire, le débat est parti sur la fameuse "erreur du menuisier" qui veut que le procureur, partie à l'instance puisqu'il a engagé les poursuites et requiert une peine à l'audience, siège sur l'estrade du tribunal, à l'écart des juges certes, dans un petit bureau autrefois fermé comme un petit parc, ou parquet, mais en hauteur par rapport à la barre. Cela fait râler quelques avocats et juristes qui estiment que ce symbole est mlaheureux puisqu'il semble marquer une connivence entre parquet et siège, et donne un avantage symbolique au parquet.

(NB : les notes de bas de page sont de votre serviteur).

@ un bon paquet d'entre vous : Ah, le mythe du parquetier béquille de l'accusation qu'il soutient envers et contre tous, qui bénéficie d'un traitement de faveur alors qu'il devrait être considéré comme les autres parties au procès...

[ Mode immersion totale on] Quand Achille T., substitut du Procureur, arrive dans son bureau le matin, il allume la cafetière. Parce qu'il est de permanence et que le commissariat l'a appelé vers trois heures du matin pour l'aviser du placement en garde à vue d'une femme qui a assené quelques coups de marteau sur le crâne de son concubin. Le temps qu'on lui explique les circonstances, qu'il donne quelques instructions sur la poursuite de l'enquête, qu'il note dans son petit classeur qu'il faudra bien penser le lendemain à la première heure à prendre une ordonnance de placement provisoire pour les trois gamins que la voisine veut bien prendre en charge pour le reste de la nuit "mais pas plus longtemps, hein, parce que c'est trop de responsabilités", il s'est rendormi vers 4 heures. Pendant que le café se fait, Achille appelle l'ASE[1] pour prévenir qu'il faut prévoir trois places au Foyer de l'Enfance le temps qu'on arrive à joindre la tante des petits qui habite le département voisin. Après d'âpres négociations ("mais vous êtes sûr qu'iln n'y a pas une personne-ressource qui peut s'en occuper, parce que là on est plein"), le devenir immédiat des loupiots est réglé. Oups, déjà 9 heures, le temps d'enfiler la robe et de refiler le portable de permanence à son collègue, il file à l'audience de la Chambre du Conseil[2], où le ministère public doit requérir ou donner un avis dans les dossiers de tutelle, d'adoption ou de contestation de paternité. De retour dans son bureau en fin de matinée, il constate que non, aujourd'hui encore, il n'y a pas eu de miracle. Elle est là, la pile (parfois il y en a même plusieurs), celle qu'il va falloir commencer à descendre entre midi et deux, avant de partir à l'audience correctionnelle, sous peine de se retrouver noyé sous les procédures à la fin de la semaine. Bon, courage, il se lance. Un classement sans suite "auteur inconnu". Ca ça va, c'est pas le plus compliqué. Ah, un mineur qui a menacé de mort un prof. Il n'est pas connu et le prof n'a déposé plainte que pour marquer le coup. Un petit rappel à la loi par le délégué du procureur avec rédaction d'une lettre d'excuse. Oh, mais c'est quoi ce truc infâme ? Encore des comptes bancaires ouverts sous une identité bidon et la kyrielle de chèques falsifiés qui vont avec. Coup de bol (pas pour le parquetier) les gendarmes ont identifié l'auteur qui a reconnu les faits. Bon, citation devant le tribunal correctionnel. Sauf qu'il faut se taper la rédaction de la citation, et qu'il y a 2 comptes bancaires et 45 chèques avec autant de victimes dont il va falloir donner la liste au greffe pour pouvoir les faire aviser de l'audience. Procédure suivan... ah non, le téléphone sonne (Achille a repris la permanence pour dépanner son collègue qui avait un rendez-vous chez le médecin). "Mes respects Monsieur le Procureur, c'est le chef Dugland à la Brigade de Gervaise les Bois. Voilà, c'est pour demander l'autorisation de faire une réquisition ADN. On a eu une tentative d'effraction dans un pavillon avec des empreintes digitales inexploitables, mais on se disait que peut-être on peut essayer de voir s'il n'y a pas d'ADN resté sur la fenêtre. Non on a pas de soupçon sur quelqu'un en particulier, ça doit être quelqu'un de passage, les voisins ont vu une voiture rôder mais personne n'a noté le numéro". "Non, il n'y a eu aucun préjudice, à part la fenêtre un peu abimée". Il se croit dans les Experts le chef Machin ou quoi ? "Désolé mais avec la LOLF ça va pas être possible, ça couterait trop cher surtout que vous n'avez personne avec l'ADN de qui vous pourriez faire une comparaison". Le chef Dugland est déçu. Le substitut Achille, lui, est inquiet : il est 13 heures et il doit regarder encore quelques dossiers pour l'audience de 14 heures. Relisant une procédure, il se dit "mais quel est le c... qui a poursuivi ça ?" Et il s'aperçoit en examinant un PV que la convocation devant le tribunal a été délivrée sur instruction de "Mr le Procureur, pris en la personne du subsistut Achille T.". Et tout d'un coup il se souvient de ce dossier. Ou plutôt il se souvient d'un dossier très différent tel qu'on le lui avait rapporté au téléphone à la permanence. "S... de TTR[3]" pense-t-il rageusement en enfilant sa robe. Il sait déjà que son cher collègue vice-président[4] ne va pas manquer de lui faire une réflexion, avant d'entrer dans la salle s'il est bien luné, devant le public, les avocats et le chroniqueur judiciaire de la feuille de chou locale s'il n'a toujours pas digéré la dernière audience qui s'est terminée à 23 heures. Quelques heures plus tard, l'audience se termine. Il a requis des peines diverses et variées dans plusieurs dossiers. Il a aussi requis deux relaxes, une dans le fameux dossier qu'il avait traité à la permanence, qui ne tenait absolument pas, et une dans un dossier de blessures involontaires où il n'apparaissait pas, à l'issue des débats, qu'une faute de conduite puisse être reprochée au prévenu. Ouf, 19 heures 30, petite audience aujourd'hui. Demain, pas d'audience : il pourra terminer la pile d'aujourd'hui, traiter (si tout va bien) entièrement celle qu'on lui déposera dans son bureau (elle ne tiennent pas dans les cases[5]) et mettre la dernière main à un réquisitoire définitif de non lieu[6] dans ce dossier de viol où l'instruction a fait apparaître de grosses incohérences dans les déclarations de la plaignante. Avant de partir, un dernier coup de fil aux policiers qui ont toujours en garde à vue la dame qui manie le marteau. Après avoir réussi à entendre le concubin sur son lit d'hôpital, ils ont passé l'après midi à entendre les voisins et les proches du couple, pour recouper leurs dépositions avec les déclarations de la bricoleuse, qui explique qu'elle a voulu se protéger des violences qu'elle même subissait. C'est curieux, les témoins se souviennent plutôt l'avoir entendue menacer son chéri de mort à plusieurs reprises à cause de ses infidélités supposées. Il va falloir l'entendre là dessus demain matin. On faxe vite une prolongation de garde à vue (c'est le commissariat qui est à l'autre bout du département et là ça va être un peu compliqué de se la faire présenter) et on convient de refaire le point le lendemain en fin de matinée. Ca y est, cette fois c'est vraiment fini... en attendant demain matin.

[Mode immersion totale off]

Non, vraiment, je suis désolée, mais je ne considérerai jamais mes collègues magistrats du parquet comme "l'accusation", encore moins comme "une partie comme les autres". Ils ont un rôle de défense de l'ordre public, de représentant de la société et je suis bien contente qu'ils soient magistrats, qu'ils aient reçu la même formation que moi, que certains soient passés par le siège ou y retournent un jour. Ils ne sont comme moi au service de personne si ce n'est de l'ensemble des justiciables. Leurs fonctions les conduisent tous les jours à prendre des décisions difficiles, à jongler avec l'intérêt de la société, des auteurs et des victimes et les contraintes matérielles des collègues, des services d'enquête et du manque de moyens, à être les garants du respect de la procédure et des droits de chacun, tout en étant associés de près à la mise en oeuvre de politiques de prévention ou d'alternative aux poursuites.

La fonction de l'avocat est tout aussi noble (et peut être même plus, car il est évidemment parfois plus confortable d'être du côté de l'accusation que de la défense), tout aussi indispensable, mais elle est à mon sens fondamentalement différente et il ne saurait y avoir d'assimilation entre le rôle de l'avocat d'une partie et celui du Ministère Public, y compris à l'audience.

Notes

[1] Aide Sociale à l'Enfance, un service relevant du Conseil Général, qui s'occupe entre bien d'autres choses du placement des enfants en danger.

[2] Ce terme générique désigne les audiences non publiques du fait des affaires traitées qui touchent à la vie privée.

[3] Traitement en Temps Réel : politique pénale qui vise à faire poursuivre immédiatement des infractions simples, généralement par comparution immédiate, les anciens flagrants délits.

[4] Les présidents de chambre ont le titre de vice président du tribunal de grande instance.

[5] Chaque magistrat du parquet a une case courrier à son nom où sont déposés les dossiers et papiers qui lui sont destinés. Là aussi, on pourrait parler d'erreur du menuisier tant celui-ci a fait montre d'optimisme quant à l'activité des tribunaux.

[6] Le réquisitoire définitif est celui que le parquet prend quand un juge d'instruction estime que son information est terminée, afin d'indiquer la position du parquet : non lieu (c'est le cas ici) quand les faits ne sont pas démontrés ou l'auteur est demeuré inconnu, renvoi si les faits constituent un délit, mise en accusation s'ils constituent un crime.

jeudi 31 août 2006

Tous aux abris

Où l'auteur s'angoisse à nouveau de la frénésie du législateur.

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mercredi 12 juillet 2006

Prolongations sur un coup de tête

Où l'auteur tire profit d'un fait d'actualité pour revenir à son violon d'Ingres : la procédure pénale.

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vendredi 2 juin 2006

L'honneur d'un avocat est-il imprescriptible ?

Plusieurs lecteurs me signalent Une dépêche AFP traitant d'un cas peu banal, que je suis de loin depuis le début.

Le Barreau d'Avignon vient de refuser l'inscription au tableau d'un impétrant dicteur en droit et ayant réussi l'examen du CAPA[1], au motif probable (non cité dans la dépêche) que celui-ci ne présenterait pas toutes les garanties de moralité. Et pour cause, il a été condamné par une cour d'assises pour un braquage au cours duquel un policier a été blessé.

Il faut savoir que ce quasi-confrère a déjà demandé son inscription au Barreau de Nîmes, que le Conseil de l'ordre lui avait refusé.

La cour d'appel de Nîmes siégant en chambres réunies avait estimé le 21 septembre 2004 devoir accepter cette inscription au motif qu'au jour de sa demande, l'impétrant avait donné des gages de réinsertion sociale plus que suffisants et qu'il remplissait les conditions d'honneur et de probité exigées pour exercer la profession d'avocat.

Cet arrêt a a été cassé le 21 mars 2006 par la cour de cassation. dans son arrêt, la haute cour rappelle que l'article 11, 4° de la loi du 31 décembre 1971 organisant ma noble et belle profession dispose que :

Nul ne peut accéder à la profession d'avocat s'il ne remplit les conditions suivantes :(...) 4° : N'avoir pas été l'auteur de faits ayant donné lieu à condamnation pénale pour agissements contraires à l'honneur, à la probité ou aux bonnes moeurs ;(...)

et reproche à la cour de ne pas avoir recherché si les faits ayant donné lieu à cette condamnation pénale n'étaient pas contraires à l'honneur ou à la probité, privant ainsi sa décision de base légale.

Sans se décourager, mon éphémère confrère a déposé une nouvelle demande au Barreau d'Avignon, qui est dans le ressort de la cour d'appel de Nîmes, espérant peut être bénéficier une nouvelle fois de la mansuétude gardoise au cas où le Vaucluse s'avérerait peu hospitalier. Comme dirait Guy Drut : peine perdue.

Il est de plus douteux que la cour de Nîmes, qui vient de se faire taper sur les doigts, ose se dresser à nouveau contre la juridiction suprême.

Que penser de cette décision ?

Juridiquement, elle est fondée : l'article 11 de la loi de 1971 est très clair, et s'agissant de conditions d'accès à une profession, on ne peut lui appliquer le régime des sanctions pénales et disciplinaires qui prévoit le droit à l'oubli pénal. La cassation était prévisible.

Moralement, maintenant. Ce confrère ne manque pas de soulever l'ancienneté de la condamnation (25 ans), son caractère léger (5 ans avec sursis si j'en crois l'arrêt de la cour de cassation), qui m'étonne d'ailleurs, s'agissant d'un braquage où un policier a été blessé. Les juridictions marseillaises ne sont pas réputées pour leur tendresse, comme celles du sud est de manière générale. L'argument ne manque pas de poids. Il y a somme toute contradiction à favoriser la réinsertion des condamnés, à leur permettre de faire des études en prison et leur opposer leur condamnation pour leur refuser l'exercie d'une profession.

Il demeure.

La profession d'avocat n'est pas une profession comme les autres. Elle ne donne aucun passe droit à ses membres, seulement des obligations supplémentaires. Les quelques droits que nous donnent la loi (principalement l'accès à des informations confidentielles et à des personnes au secret, et la protection de la confidentialité de nos cabinets et communications) n'ont pour seul objet que l'exercice des droits de la défense. Cet exercice pour être efficace doit être serein et reposer sur une absolue confiance entre l'avocat et les divers intervenants judiciaires : magistrats, greffiers, policiers.

Voilà où le bât blesse. Cet avocat peut être appelé un jour pour une garde à vue dans un commissariat ou une gendarmerie. Dans des petits ressorts, tous les avocats finissent par être connus (et comme j'envie ces relations humaines qui se tissent et qui sont quasi inexistantes à Paris), et tous les policiers finiront par savoir que Maître Machin a un jour blessé un collègue au cours d'un braquage. Tous les magistrats sauront qu'un jour il est entré armé dans un bureau de poste et a fait usage de son arme. D'emblée, la relation avocat-magistrat, ou avocat-policier me semble faussée. Et ce même s'il se contente d'intervenir au civil. Comment un magistrat ne serait-il pas effleuré par la pensée, en l'entendant pester contre la mauvaise foi d'une compagnie d'assurance qui tarde à couvrir un sinistre, que c'est gonflé de la part d'un ancien braqueur.

Et indirectement, c'est à tous les avocats qu'il porterait préjudice. Si Maître Machin est un ancien braqueur, qui nous dit que tel ou tel autre n'a pas non plus été condamné ?

La profession doit être impitoyable sur la probité de ses membres. De ce point de vue, je suis un ayatollah. Certains, peu nombreux, mais ils existent, n'en sont sans doute pas ou plus dignes. Leur exisence n'est pas un motif d'accepter n'importe qui, c'est au contraire à eux de partir.

Malgré toute la sympathie humaine que j'ai pour lui, et le respect que j'ai à son égard pour avoir réussi à se sortir d'un bien mauvais chemin, je ne pense pas que la profession d'avocat soit pour lui. Le droit ouvre bien des portes : il enseigne déjà, par exemple. Mais certains actes ont des conséquences définitives.

Notes

[1] Certificat d'Aptitude à la Profession d'Avocat

jeudi 1 juin 2006

L'AJ c'est bon, mangez en.

Où l'auteur est confronté à l'absurdité de l'aide juridictionnelle forfaitaire et à la pingrerie de l'Etat

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jeudi 4 mai 2006

Zapi days

Où l'auteur vous invite à continuer avec lui la visite des arrières-cours de la Répblique.

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lundi 20 mars 2006

Affaire Monputeaux : le jugement commenté

Comme promis, voici l'extrait du jugement rendu le 17 mars 2006 par la 17e chambre du tribunal de grande instance de paris concernant Christophe Grébert et le blog Monputeaux, avec mes modestes commentaires.

Le tribunal commence par rappeler la procédure d'audience, ces mentions étant obligatoires afin que la cour d'appel éventuellement saisie puisse s'assurer que le code de procédure pénale a bien été respecté. Incidemment, on apprend un détail qui bat quelque peu en brèche l'accusation de harcèlement que Christophe Grébert lance à l'encontre de la commune de Puteaux : si la commune a bien porté plainte, c'est le parquet qui a décidé d'engager les poursuites, la commune n'a fait que se greffer sur cette action. [Mise à jour : On ne se relit jamais assez. Il s'agit du délit de diffamation envers corps constitué, et non contre un particulier. La poursuite ne peut être mise en route que par le parquet sur plainte suivant résolution du conseil municipal. En tout état de cause, Puteaux ne pouvait faire délivrer une citation directe ou déposer plainte avec constitution de partie civile. En conséquence, on ne saurait en déduire quoi que ce soit sur les allégations de Christophe Grébert relatives à la volonté de harcèlement de la municipalité.]

Le tribunal rappelle donc comment il est saisi de cette affaire (un tribunal illégalement saisi doit refuser d'examiner l'affaire, c'est une garantie fondamentale) et surtout de quoi il est saisi :

Par exploit d’huissier en date du 5 octobre 2004, le ministère public, agissant à la suite de deux plaintes déposées par la mairie de PUTEAUX les 18 juin et 20 juillet 2004, a fait citer devant ce tribunal, à l’audience du 9 novembre suivant, Christophe GREBERT, directeur de la publication du site internet accessible à l’adresse www.monputeaux.com,

Voilà pour le comment ; et maintenant, le quoi.

prévenu d’avoir, à PUTEAUX et PARIS, le 26 avril 2004, diffusé dans la rubrique "revue de presse" de ce site, accessible par un lien hypertexte, un extrait d’article paru dans “Le Parisien” le 26 avril 2004 assorti des commentaires suivants:

« Le Parisien, dans ses pages nationales, révèle aujourd’hui une nouvelle affaire trouble touchant la mairie de Puteaux Cette fois, cela concerne les conditions d’attribution du marché de “Puteaux en neige”. Rappelons que notre ville a dépensé 1 million d’euros l’hiver dernier pour cette manifestation! Et cela, rien qu’en prestations de services extérieures. C’est donc sans compter toutes les dépenses annexes engagées par les services municipaux. Cette somme (considérable!) est bien supérieure aux manifestations équivalentes organisées par d’autres municipalités en France. Pourquoi? Comment? Nous avons peut être un début de réponse dans cet article du Parisien:

« La mairie de Puteaux (Hauts de Seine) est assignée devant le Tribunal administratif par une ancienne employée. Cette dernière affirme que son licenciement est la conséquence de la dénonciation qu’elle a faite à ses supérieurs d’un marché public qu’elle estimait pour le moins sujet à caution. La Mairie nie en bloc et avance l’incompétence de cette femme pourtant expérimentée. Les 19 et 20 avril derniers, l’ancienne salariée dit avoir reçu des menaces téléphoniques d’un homme lui conseillant “de laisser tomber” sans quoi elle verrait “comment ça se passe quand on touche aux amis”. Pour ces faits, elle a déposé une main courante puis une plainte auprès de la police.”

« Ayant moi-même reçu ce genre d’appels téléphoniques (insultes et menaces que j’ai enregistrées et diffusées sur mon site!), vous pouvez imaginer mon choc en lisant ces lignes dans le Parisien. Ce témoignage est à recevoir avec sérieux. »

propos comportant à l’encontre d’un corps constitué, en l’espèce la mairie de PUTEAUX, l’imputation des faits diffamatoires précis suivants:

-d’avoir mis un terme brutal au contrat de Mme Anne-Marie F., non en raison de motifs liés à sa compétence ou plus généralement à la qualité de son service, mais parce qu’elle aurait dénoncé un marché public, en l’espèce les conditions d’attribution du marché public “Puteaux en neige” qui serait sujet à caution;

-de s’être rendue complice d’une infraction pénale par instructions voire même d’en être l’auteur en proférant des menaces, fait prévu et réprimé par les articles 222-17 et le cas échéant 121-7 du code pénal, en l’espèce en ayant fait téléphoner à Mme F., par “un homme” qui lui aurait demandé de “laisser tomber sans quoi elle verrait comment cela se passe quand on touche aux amis” d’une part et ayant téléphoné à M.Christophe GREBERT, auteur de la revue de presse, d’autre part,

faits prévus et punis par les articles 23, 29 al.1, 30, 42,43 et 48 al.1 de la loi du 29juillet 1881, 93-3 de la loi du 29juillet 1982.

A cela, Christophe Grébert a répliqué en employant le premier moyen de défense proposé aux prévenus de diffamation : rapporter la preuve du fait allégué (sauf exceptions[1], on ne diffame pas en rapportant la vérité). L'offre de preuve doit être faite par huissier dans le délai de dix jours.

Le 15 octobre 2004, le prévenu a fait signifier une offre de preuve de la vérité des faits diffamatoires, en application des dispositions de l’article 55 de la loi sur la liberté de la presse, dénonçant vingt pièces et le nom de huit témoins.

L'offre de preuve a eu lieu le 10e jour, ce qui est un classique : faire une telle offre est complexe, et on n'a pas trop de neuf jours pour la préparer, le dixième étant réservé à l'huissier.

Lors de la première audience, l’affaire a été renvoyée contradictoirement aux audiences des 17 décembre 2004, 15 mars et 14 juin 2005, pour fixer, et du 21juin 2005, pour plaider, puis, à cette dernière date, à la demande du conseil de la partie civile, aux 16 septembre et 16 décembre 2005, pour fixer, et au 3 février 2006, pour plaider.

Pourquoi toutes ces audiences ? Mes lecteurs habitués le savent déjà : la prescription en matière de presse est de trois mois. Il faut donc que le tribunal veille à appeler ce dossier pour interrompre ce délai. On parle d'audiences relai ou d'audiences de fixation (...du jour de plaidoirie).

A cette audience, le prévenu était présent et assisté de son conseil, la partie civile étant, pour sa part, représentée par son avocat.

Le tribunal a procédé à l’examen des faits, interrogé le prévenu et entendu Nadine J., Jean-Marie G. et François T., témoins cités au titre de l’offre de preuve.

Puis il a entendu, dans l’ordre fixé par la loi, le conseil de la partie civile -qui a sollicité la condamnation du prévenu à lui payer les sommes de 35 000 euros à titre de dommages et intérêts et de 760 euros sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale, outre trois publications judiciaires dans des quotidiens de son choix, dans la limite de 7 620 euros par insertion-, le ministère public en ses réquisitions et le conseil du prévenu, qui a soulevé l’irrecevabilité de la constitution de partie civile, a plaidé la relaxe et a eu la parole en dernier.

A l’issue des débats, l’affaire a été mise en délibéré et le président a, dans le respect de l’article 462, alinéa 2, du code de procédure pénale, informé les parties que le jugement serait prononcé le 17 mars 2006.

A cette date, la décision suivante a été rendue:

Fin du récapitulatif de la procédure, qui a été impeccablement respectée, la 11e chambre de la cour d'appel ne pourra que se féliciter de la diligence de la 17e chambre du tribunal.

Maintenant, le tribunal commence à donner son opinion. Première question qui se pose : Christophe Grébert est-il le directeur de la publication de Monputeaux.com ? S'il ne l'est pas, fin des débats, c'est la relaxe.

SUR LES PROPOS POURSUIVIS

Il résulte du constat d’huissier produit par la partie civile que le texte visé à la prévention figurait, le 26 mai 2004, sur le site internet accessible à l’adresse www.monputeaux.com, sous le titre « 26.04.2004 Revue de presse Nouveaux remous à la mairie de PUTEAUX (LE PARISIEN) », étant précisé, d’une part, que la partie de ce texte présentée comme une citation du quotidien LE PARISIEN, qui en constitue le deuxième paragraphe, était reproduite, sur le site, en italiques, distincts des caractères classiques utilisés pour le premier et le troisième paragraphes, et introduite par le sous-titre -qui n’a pas été repris à la prévention-:

« Extrait de l’article du Parisien : » et, d’autre part, qu’à la suite du texte figuraient un lien hypertexte, signalé par les mots “Lire l’article du Parisien”, ainsi que les mentions « Rédigé par Christophe GREBERT le 26.04.2004 à 10H00 dans Justice, Les CECCALDI ont fait, Revue de presse | Lien permanent | Commentaires”.

Christophe GREBERT ne conteste pas être le directeur de la publication du site internet qu’il a créé et anime seul ni être, également, le rédacteur du texte incriminé.

Bon, on juge le bon prévenu. Jusqu'ici, tout va bien.

Deuxième question : les propos sont ils diffamatoires ? Si c'est non, fin des débats, c'est la relaxe.

SUR L'ACTION PUBLIOUE

Sur le caractère diffamatoire des propos poursuivis

II convient de rappeler que 1er alinéa de l’article 29 de la loi du 29juillet 1881 définit la diffamation comme “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé”.

La prévention distingue à juste titre deux imputations différentes, qui sont toutes deux contenues dans le texte incriminé.

Le tribunal approuve le raisonnement du parquet qui a retenu deux diffamations dans ces propos.

La première est celle d’avoir conclu un marché public qualifié de “sujet à caution”, celui de l’opération “PUTEAUX en neige”, pour un prix présenté comme anormalement élevé et d’avoir, de surcroît, immédiatement licencié l’employée qui avait dénoncé à ses supérieurs les anomalies affectant le dit marché.

Un tel fait est précis et contraire à l’honneur et à la considération, dès lors qu’il est susceptible de constituer des violations des règles relatives aux commandes publiques, violations qu’on aurait tenté de dissimuler en licenciant abusivement une employée qui les avait découvertes.

Les affirmations sont donc diffamatoires.

La défense avait soulevé une difficulté de fond car les faits visés par la citation étaient une diffamation à corps constitué", or la commune de Puteaux et le parquet avait rédigé les actes de procédure en mentionnant "la mairie de Puteaux" ; or la mairie n'a aucune existence légale.

Contrairement à ce que soutient le prévenu, c’est bien la commune de PUTEAUX, plaignante et partie civile, qui est visée par cette imputation, comme cela résulte des références faites à “la mairie de PUTEAUX” ou à “notre ville”, entités à qui sont prêtées tant la passation du marché contesté que la responsabilité du licenciement litigieux.

Peu importe à cet égard que le texte poursuivi, comme la citation qui a été délivrée par le ministère public, désignent cette collectivité territoriale par l’expression, juridiquement peu pertinente, de “mairie de PUTEAUX”, étant précisé que le prévenu ne soutient nullement que cette imprécision affecterait la régularité de l’acte introductif d’instance, mais qu’il se contente de faire valoir que la “mairie de PUTEAUX” ne serait pas protégée par les dispositions spéciales de l’article 30 de la loi sur la liberté de la presse, alors que la commune de PUTEAUX, qui a déposé plainte, après délibérations en ce sens de son conseil municipal en date des 4 juin et 18 juillet 2004, conformément aux exigences de l’article 48 (1°) de la dite loi, est bien un corps constitué, au sens de l’article 30 susvisé.

La personne morale est la commune, représentée non par le maire mais par le Conseil municipal. Curieusement, la défense n'a pas soulevé de nullité de la citation à comparaître, qui aurait peut être prospérée, en tout cas c'est ce que le tribunal semble laisser entendre, mais s'est placée sur le terrain plus fragile du fond du droit. Le tribunal écarte son raisonnement, en considérant que cette mention erronée n'empêche pas de constater que les imputations concernent la commune et non la mairie.

Venons en à la deuxième imputation diffamatoire, et là, l'accusation trébuche :

La seconde imputation diffamatoire contenue dans le texte litigieux est liée à la commission de menaces téléphoniques, adressées au mois d’avril 2004, à l’ancienne employée déjà mentionnée et à des appels insultants et menaçants qu’aurait reçus le rédacteur du texte lui-même.

C’est cependant à tort que la prévention retient que ce fait précis et contraire à l’honneur et à la considération serait imputé à la “mairie de PUTEAUX”, qu’elle en soit auteur ou complice, alors qu’il n’est nullement affirmé, voire même simplement insinué, que la collectivité territoriale aurait animé ou inspiré l’homme qui aurait appelé son ex-employée, ou qu’elle aurait le moindre lien avec lui, ni qu’elle serait à l’origine des appels reçus par Christophe GREBERT, sur l’origine et le sens desquels aucune précision n’est d’ailleurs fournie.

Tous les éléments de l’infraction de diffamation envers un corps constitué, tels qu’ils sont définis dans les termes de la prévention, ne sont donc pas réunis, du chef de cette seconde imputation.

En effet, à aucun moment Christophe Grébert n'a dit que les appels téléphoniques qu'il a reçus aurait émané ou auraient été commandité par la commune de Puteaux. Dès lors, n'étant pas victime de cette diffamation, elle ne peut poursuivre de ce chef, et le parquet non plus puisqu'en matière de presse, la plainte de la victime est un préalable sine qua non aux poursuites, et le retrait de cette plainte met fin aux poursuites, contrairement au droit commun. Le tribunal écarte donc cette prévention dont il n'est pas valablement saisi. Christophe Grébert est d'ores et déjà relaxé de ce chef.

Deuxième argument de la défense : la loi du 29 juillet 1881 ne s'appliquerait pas à l'internet. Le tribunal rejette cette argumentation, puisque la loi dit expressément le contraire. La seule difficulté vient du fait que la loi a changé entre le moment où les propos ont été tenus et aujourd'hui, mais seulement les numéros d'article. Le tribunal donne donc un cours d'histoire du droit :

S’agissant de la seule première imputation, dont le caractère diffamatoire à l’encontre de la commune de PUTEAUX est retenu, le prévenu soutient à tort que la loi du 29 juillet 1881 ne saurait s’appliquer en l’espèce.

Comme l’a expressément précisé la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, en modifiant les dispositions de l’article 23 de la loi sur la liberté de la presse, l’élément de publicité exigé par ce texte peut être caractérisé par l’usage de tout moyen de communication au public par voie électronique.

Si ce texte est intervenu postérieurement à la date de commission des faits objets de la présente poursuite, il résultait également de l’état du droit antérieur à l’entrée en vigueur de la loi de juin 2004 que les propos diffusés sur le réseau internet étaient susceptibles de constituer les infractions prévues par le chapitre IV de la loi de 1881.

L’article 23 susvisé, dans sa rédaction applicable aux présents faits, prévoyait, en effet, que la publicité pouvait résulter de l’emploi de tout support de l’écrit, de la parole ou de l’image et notamment de tout moyen de communication audiovisuelle. Et l’article 43-10 de la loi du 30 septembre 1986, alors en vigueur dans sa rédaction issue de la loi du 1er août 2000, rendait concrètement possible la poursuite des infractions de presse commises sur internet en imposant aux personnes éditant un service de communication en ligne autre que de correspondance privée de tenir à la disposition du public le nom de leur directeur de publication, au sens de l’article 93-2 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle -soit directement si elles agissaient à titre professionnel, soit, dans le cas contraire, éventuellement par l’intermédiaire de leur fournisseur d’hébergement.

II importe donc peu, pour l’applicabilité à la présente espèce de la loi du 29 juillet 1881, que le service de communication électronique en ligne fourni par le prévenu -lequel en était donc le directeur de la publication, en application du dernier alinéa de l’article 93-2 susvisé- n’ait pas été édité par celui-ci à titre professionnel mais ait constitué ce qu’il est convenu d’appeler indifféremment un site personnel, des pages personnelles ou, plus récemment, un blog.

Bon, là, c'était couru d'avance.

Troisième argument soulevé par la défense, avec aussi peu de succès que les précédents : ce blog ne répondrait pas à la condition de publicité exigée par la loi car ne s'adressant qu'aux seuls putéoliens.

C’est enfin à tort que le prévenu soutient que l’élément de publicité exigé par la loi ne serait pas constitué en l’espèce, au motif que ses lecteurs seraient unis entre eux par une communauté d’intérêt centrée autour de la ville de PUTEAUX, alors qu’au contraire, par exemple, d’un forum de discussion au sein duquel une inscription préalable serait exigée sur la base d’un critère susceptible de caractériser une telle communauté, le site www.monputeaux.com était accessible à tous les internautes désireux de le visiter ou au hasard d’une recherche, quel que fût le centre d’intérêt qui les y conduisait.

Peu importe que Monputeaux ne s'adresse qu'aux putéoliens puisque tout le monde peut y accéder. Christophe Grébert avait d'ailleurs reconnu à la barre que depuis cette affaire, son audience dépassait largement les rives ouest de la Seine, ce qui affaiblissait quelque peu cette argumentation.

Quatrième moyen de défense : l'offre de preuve des faits imputés. Las, le tribunal n'a pas été convaincu, estimant que les pièces produites sont sans pertinence avec les faits.

Sur l’offre de preuve

Offrant régulièrement de prouver la vérité des faits diffamatoires, le prévenu doit le faire de façon parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire dans toute sa portée et toute sa matérialité.

Si l’on excepte les pièces concernant la seconde imputation qui n’a pas été retenue, le prévenu produit (pièces 15 à 20) divers documents provenant de la procédure d’appel d’offre relative “à l’organisation d’animations sportives, culturelles et socio-culturelles et de services auxiliaires de décors et de spectacles pour fêtes de fin d’année à PUTEAUX”, qui ne permettent nullement d’établir que la consultation qu’ils concernent auraient abouti à la conclusion d’un marché douteux et anormalement cher. Aucune pièce n’est, de surcroît, produite concernant le licenciement de la salariée mentionnée dans l’article.

Ce qui est dommage vu que l'imputation diffamatoire vise la passation de ce marché et le licenciement de Madame F.

Enfin, aucun des trois témoins visés à l’offre de preuve que le tribunal a pu entendre ne s’est exprimé sur les faits objets de la seule imputation retenue.

Il convient en conséquence de constater que le prévenu a échoué en son offre de preuve.

Sur ce point, la tactique de la défense a été de dresser un portrait peu flatteur de l'équipe municipale actuelle, laissant entendre que l'accusation contenue dans l'article est donc crédible. Le tribunal refuse d'entrer dans ce raisonnement en exigeant une preuve pertinente directement liée aux faits diffamatoires, et il constate que ce n'est pas le cas ici. Cependant, l'audition de ces témoins n'aura pas été inutile, loin de là, comme nous allons le voir.

Cinquième moyen de défense : la bonne foi du prévenu, qui en matière de presse n'est pas présumée mais est admise comme excuse absolutoire. Comme dans tout syllogisme judiciaire, le tribunal rappelle d'abord la règle de droit.

Sur la bonne foi

Si les imputations diffamatoires sont réputées faites dans l’intention de nuire, le prévenu peut cependant justifier de sa bonne foi et doit, à cette fin, établir qu’il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait.

Ensuite, il recherche si elle s'applique au cas d'espèce. Et c'est sur ce point que la défense va triompher.

Le prévenu a expliqué au tribunal qu’ayant adhéré au parti socialiste dans les jours ayant suivi le 21 avril 2002, date du premier tour de l’élection présidentielle, il a décidé de créer sur le réseau internet un site destiné à être un lieu de débat offert aux habitants de sa commune de résidence, PUTEAUX, site où il relate et commente les informations locales, en utilisant sa formation de journaliste, mais dans un but citoyen et désintéressé, sans esprit de propagande politique. Ce faisant, utilisant toutes les possibilités offertes par l’internet comme support de la libre expression des citoyens en dehors de tout cadre institutionnel ou commercial, il poursuivait un but légitime d’information du public local, auquel il offrait parallèlement un espace de réaction et de dialogue.

Même si l’analyse des extraits du site qui sont versés aux débats, notamment ceux qui ont été reproduits dans le constat d’huissier susvisé, démontre que le prévenu y adopte un ton volontiers critique à l’égard de l’équipe municipale, ce parti pris ne saurait être confondu avec une animosité de nature personnelle, dont aucun élément ne vient démontrer la réalité, alors même que les témoins entendus par le tribunal ont, au contraire, fait état de manifestations d’hostilité dont Christophe GREBERT aurait été victime de la part de responsables de la majorité municipale.

Quoique journaliste de profession, le prévenu dirigeant le site litigieux à titre purement privé et bénévole n’était pas tenu de se livrer à une enquête complète et la plus objective possible sur les faits qu’il évoquait. Il pouvait donc, dans une rubrique consacrée à une revue de presse, citer des extraits d’un article relatif à un litige mettant en cause la mairie de PUTEAUX publié dans le quotidien régional LE PARISIEN -dès lors que, comme au cas présent, il précisait exactement sa source et ne lui faisait subir aucune dénaturation-, sans avoir à vérifier le bien fondé des informations qu’il reproduisait.

Il pouvait également librement, en qualité de citoyen et de contribuable local, lire dans cet article la confirmation de son opinion sur le coût excessif d’une dépense engagée par sa ville, sans avoir, à cet égard, à démontrer le bien fondé de ce point de vue en se livrant, par exemple, à une rigoureuse analyse comparative du coût de l’opération litigieuse avec les sommes déboursées par d’autres municipalités pour des prestations similaires, dès lors qu’il démontre, par la production des pièces déjà évoquées, que la dite opération a bien eu lieu et a occasionné des dépenses de l’ordre de celles qu’il évoquait.

Il l’a fait en conservant à son expression une réelle prudence, sans tirer de conclusions définitives, mais en se contentant de s’interroger sur le point de savoir si l’article qu’il citait ne constituait pas “un début de réponse” aux questions qu’il se posait sur le coût selon lui anormal de la manifestation organisée par la municipalité.

Dans ces conditions, le bénéfice de la bonne foi doit être reconnu au prévenu, qui sera renvoyé des fins de la poursuite.

Le tribunal estime donc que, quand bien même Christophe Grébert ne cache pas être un opposant à l'actuelle équipe municipale, il n'y a dans sa démarche aucune animosité personnelle envers cette équipe. En démocratie, s'opposer à un élu ne se confond pas avec l'attaquer personnellement : il est légitime d'être un opposant, il est légitime qu'un opposant soit critique même virulent, et il est légitime qu'une personne critique croie et relaie un article critique envers son adversaire. Cette créance est renforcée par l'hostilité ouverte que témoigne la commune à l'encontre de Christophe Grébert, hostilité établie notamment par les témoins.

La commune de Puteaux avait souligné à l'audience que Christophe Grébert étant journaliste, il fallait exiger de lui une enquête complète et objective sur cette affaire. Le tribunal écarte cette argumentation : quand on est blogueur, on n'est pas journaliste. On n'écrit pas un article sous la direction d'un rédac'chef et la responsabilité d'un directeur de publication, qui exercent un contrôle de qualité. On est seul, l'article est en ligne d'un clic, et surtout on fait ça sur son temps libre et en amateur. La 17e est là dans son rôle de protection de la liberté d'expression, en préférant le risque de blogs agités plutôt que policés.

SUR L’ACTION CIVILE

La commune de PUTEAUX, recevable, pour les raisons déjà exposées, en son action, du chef, du moins, de la première imputation, verra toutes ses demandes rejetées compte tenu de la relaxe ainsi intervenue.

Conclusion logique : puisqu'il n'y a pas de délit, pas d'indemnisation.

Les dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale invoquées par le prévenu ne permettant que la condamnation de celui-ci au profit de la partie civile, et non l’inverse, les demandes formées par Christophe GREBERT sur le fondement de ce texte seront déclarées irrecevables.

Erreur classique des avocats civilistes peu au fait des subtilités de la procédure pénale : au civil, l'article 700 du nouveau code de procédure civile permet à chaque partie de demander à ce que l'autre soit condamnée à prendre en charge ses frais de procédure, spécialement ceux d'avocat (on appelle cela des frais irrépétibles). Le tribunal statue et généralement la partie qui perd est condamnée à une indemnité de ce chef. Au pénal, de telles demandes croisées sont impossibles, car les parties ne sont pas sur le pied d'égalité qui est l'essence de la procédure civile. Une partie est poursuivie, l'autre est victime et demande réparation. Le prévenu même en cas de relaxe ne peut pas se retourner contre la partie civile. C'est une protection voulue par la loi pour éviter que des victimes n'aient peur de s'en remettre à justice.

L'article 472 du code de procédure pénale permet de présenter contre la partie civile une demande de dommages-intérêts pour procédure absuive, mais à deux conditions : d'une part, que la partie civile ait mis en mouvement l'action publique (citation directe ou plainte avec constitution de partie civile), d'autre part qu'il y ait eu intention de nuire ou mauvaise foi, cette notion renvoyant à une saisine de la juridiciton répressive téméraire ou précipitée, mais ici, les deux conditions font défaut : c'est le parquet qui a mis l'action publique en mouvement, et il n'y a nulle mauvaise foi puisque les faits sont bien considérés comme diffamatoires, seule la bonne foi ayant sauvé Christophe Grébert des foudres de la justice.

PAR CES MOTIFS

Cette phrase annonce la conclusion du jugement, qui contient la décision du tribunal.

Le tribunal statuant publiquement, en matière correctionnelle, en premier ressort et par jugement contradictoire à l’égard de Christophe GREBERT, prévenu, à l’égard de la COMMUNE de PUTEAUX, partie civile (art.424 du code de procédure pénale) et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Publiquement : c'est une condition de validité du jugement, sauf si le huis clos a été ordonné, auquel cas il doit être expliqué.

En matière correctionnelle : la 17e chambre est une des rares chambres mixtes civil/pénal du tribunal (avec la 19e, spécialisée dans la réparation du préjudice corporel, où sévit une redoutable cycliste), le tribunal précise donc en quelle matière il statue.

En premier ressort : ce jugement est susceptible d'appel, la cour statuant en dernier ressort.

Jugement contradictoire : les parties ont été citées régulièrement et étaient présentes ou représentées à l'audience. Les délais d'appel courent donc à compter de la date où le jugement est lu en audience publique, soit le 17 mars. Si une partie n'a pas comparu, le jugement est contradictoire à signifier (les délais ne courent qu'à compter de la signification du jugement par huissier). Si le prévenu n'a pas été cité faute de domicile connu, le jugement est par défaut et il peut demander à être rejugé ; le défaut de la partie civile est impossible de par les règles de procédure.

RENVOIE Christophe GREBERT des fins de la poursuite ;

Bref, il est relaxé. L'expression "renvoie des fins de poursuite" est celle employée à l'article 470 du CPP[2], même si l'article 470-1 du CPP parle de relaxe. Mais si le CPP était cohérent, ça se saurait.

REÇOIT la commune de PUTEAUX en sa constitution de partie civile;

La demande est recevable en la forme : elle a respecté toutes les conditions prévues par la loi pour se porter partie civile devant le tribunal.

LA DÉBOUTE de toutes ses demandes;

Mais sa demande est mal fondée car personne n'est condamné. Beaucoup de tribunaux déclarent la partie civile irrecevable quand ils prononcent une relaxe. J'ai beau leur expliquer qu'ils se trompent, rien n'y fait.

DIT IRRECEVABLES les demandes formées par Christophe GREBERT sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale.

Cette demande n'est pas recevable car la partie qui la présente n'a pas la qualité de partie civile, condition posée par la loi.

  • Conclusion : quelle leçon pour les blogues ?

Depuis le début de cette affaire, on entend et lit beaucoup que cette décision "va faire jurisprudence". C'était mettre la charrue avant les boeufs, et il serait téméraire d'en tirer des règles générales sur les blogues. On y apprend ce qu'en fait on savait déjà : les blogues sont soumis aux règles sur la loi de la presse. Pour mes lecteurs, ça n'a rien de nouveau.

De même, on ne peut en déduire que le tribunal proclame qu'un blogueur n'est pas un journaliste. C'était déjà une évidence avant : la 17e a toujours tenu compte de la qualité de l'auteur des propos qu'elle jugeait. La discussion n'a eu lieu ici que parce que Christophe Grébert est journaliste. La question était donc plus limitée, mais intéressante : un journaliste qui blogue doit il être jugé comme un journaliste ou comme un blogueur ? Réponse : ici comme un blogueur ordinaire car il n'agit pas en tant que journaliste. Mais si un journaliste tient un blogue en mettant en avant sa qualité de journaliste, il sera jugé comme tel : avis aux grands noms du métier que sont Bertrand Lemaire, John Paul Lepers, et Jean-Marc Morandini (quoi, qu'est ce que j'ai dit ?).

La 17e chambre applique ici sa jurisprudence de toujours. Rien de nouveau sous les lambris dorés.

Simplement, le mode d'emploi donné par la 17e doit être médité par tout blogueur voulant se lancer dans la polémique publique :

Le blogueur qui relaie des éléments portant atteinte à l'honneur et à la réputation d'une personne est à l'abri des sanctions s'il peut démontrer qu'il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, (1) un but légitime (2) exclusif de toute animosité personnelle, (3) qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et (4) qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait.

Ces quatre conditions sont cumulatives, la quatrième ne se confondant pas avec l'offre de preuve : la bonne foi joue aussi quand on relaie une information fausse, si on peut justifier qu'on a des éléments permettant de s'exprimer ainsi, autres que l'animosité.

Enfin, rappelons que ces règles s'appliquent aussi aux commentaires.

Prochain épisode : la 11e chambre de la cour, si la commune de Puteaux fait appel (je doute que le parquet interjette un recours).

Notes

[1] Quand l'imputation concerne la vie privée, quand elle concerne des faits de plus de dix ans, quand les faits constituent une infraction qui a été amnistiée, prescrite, révisée ou a fait l'objet d'une réhabilitation

[2] Code de procédure pénale

mercredi 1 février 2006

Où l'on reparle enfin d'Outreau

Je reviens enfin sur cette affaire, où les auditions en cours de la commission d'enquête parlementaire donnent matière à réflexion.

J'ai été durement parfois pris à partie à la suite de mon premier billet sur cette affaire . Les commentateurs s'offusquaient de mon point de vue qu'ils interprétaient à tort comme une défense corporatiste de l'institution judiciaire. Et le même prisme est apposé un peu témérairement sur le point de vue exprimé par le président Montfort dans son discours que j'ai publié hier.

La colère engendrée par cette affaire est vive, mais les réactions qu'elle engendre n'en sont pas légitimées pour autant parce que frappées du sceau de l'indignation. Critiquer la justice est un droit absolu pour les citoyens, car la justice est rendue en leur nom : tous les jugements et arrêts, que ce soit du juge de proximité de Bourganeuf (Creuse) ou de l'Assemblée plénière de la cour de cassation (Paris) commencent par les mots "Au nom du peuple français". Mais pour que cette critique soit utile, il faut qu'elle soit pertinente. Les procès d'intention ou ceux en sorcellerie ne relèvent pas de la démocratie mais de la démagogie.

Alors évacuons d'entrée les arguments disqualifiant les plus tentants : ni le président Montfort ni votre serviteur n'ont eu à connaître de près ou de loin de ce dossier. Le président Montfort a une carrière qui le met à l'abri de devoir jouer les larbins des politiques pour s'assurer une promotion, quant à votre blogueur préféré, étant profession libérale, il jouit à leur égard d'une totale indépendance, n'étant pas partie intégrante de l'institution judiciaire. M'accuser de vouloir caresser la justice dans le sens du poil est saugrenu, mon rôle consistant plutôt à jouer les troubles fêtes dans les procédures trop lisses.

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mardi 31 janvier 2006

Le discours de rentrée du Président Montfort

L'interview de Jean-Yves Montfort, citée dans mon précédent billet, était un peu courte et faisait allusion à un discours prononcé par ce magistrat lors de la rentrée solenelle du Tribunal de Versailles. 

Voici l'essentiel du texte de ce discours, où ce magistrat détaille sa pensée, texte bien plus riche que l'interview a accordée à l'Express, discours que je reproduis ici avec l'aimable autorisation de son auteur.

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vendredi 13 janvier 2006

Le DADVSI Code(5) : l'Opus d'Elie

Luc Saint-Elie, piqué au vif par ma critique de son emploi du terme stalinisme pour exprimer son désaccord avec la loi DADVSI, s'est fendu de plusieurs longs commentaires fort bien écrits et argumentés. Vous pouvez les lire ici, ici, et .

Il exprime plusieurs préoccupations et craintes des adversaires de cette loi.

Voilà qui m'offre l'occasion d'en expliciter le contenu en le confrontant à des critiques, ce qui sera bien plus intéressant qu'un commentaire de texte article par article.

Et me fournit un cinquième jeu de mot pour le titre.

Tentons de résumer ce que dit la loi DADVSI.

Ha, précision importante : vu l'état actuel de la discussion parlementaire, je m'en tiens au pur projet de loi. Tenir compte des amendements serait un travail herculéen, et une autre lecture devant avoir lieu au Sénat, probablement d'un intérêt éphémère. Gageons que le texte qui sortira finalement au JO sera assez proche du projet de loi pour que cette base de travail soit assez solide. Je ne tiens donc pas compte de l'adoption de la licence optionnelle.

D'abord, cette loi ne légalise pas les DRM (digital rights management, gestion des droits numériques, que la loi inclut dans la catégorie des "mesures techniques efficaces") : ils le sont déjà, ni ne les rend obligatoires.

Dès lors que l'informatique permet de limiter le nombre de copies (transferts vers un CD ou sur un autre ordinateur), il est tout à fait légal pour un auteur ou ses ayant-droits (concrètement, les maisons de disques) d'utiliser ces protections, du moment que l'acheteur en est informé. C'est du droit des contrats : il y a une offre, qui est acceptée, ce qui forme le contrat. L'offre est librement fixée par le pollicitant, dans le respect de la loi. Ainsi, l'achat d'un CD n'est en fait que l'achat d'une reproduction d'une oeuvre musicale permettant un nombre illimité de représentations sur un lecteur adéquat. Il est tout à fait licite de ne vendre qu'un droit limité (le morceau ne peut être écouté qu'un nombre de fois limité, ou sur une période limitée). Si l'acheteur n'est pas d'accord, il n'achète pas, ou négocie des droits plus étendus, hypothèse à écarter pour un particulier seul, mais des actions collectives sont possibles. Notons que pour le moment, les deux offres existent simultanément : le droit limité (vente en ligne à prix modique) ou illimité (vente sur support CD audio à prix scandaleux plus élevé).

Par exemple, un groupe de communication propose de télécharger des films visibles sur ordinateur, qui ne peuvent être regardés que pendant 24 heures, pour 3 euros, ce qui est moins cher qu'un DVD que parfois, on ne regarde qu'une fois. Idéal pour ceux qui voyagent avec leur portable. Je me souviens avoir vu un service vendant des DVD qu'un produit chimique rend illisible au bout de quelques heures.

Ce sont des mesures techniques efficaces, et tout à fait licites en soi.

Ce que change la loi DADVSI, c'est que ces mesures doivent être légalement protégées. En l'état actuel, un informaticien qui parviendrait à supprimer la protection d'un film canalplay pour le voir indéfiniment ne commet qu'une faute contractuelle civile. La loi DADVSI assimilera ce fait à de la contrefaçon.

Mais si un musicien décide de mettre ses oeuvres en circulation sans mesure technique efficace, il en a parfaitement le droit. Tel est le cas des podcasts, par exemple ; ce sont des oeuvres numériques comme les autres. Un podcast en mp3 reproductible aisément restera parfaitement licite une fois la loi DADVSI adoptée. Nul n'imposera à Bloïc™ de mettre des DRM sur ses podcast.

Bref : la loi DADVSI ne rend pas les DRM obligatoires, elle rend leur respect obligatoire et pénalement sanctionné. Mais les formats ouverts comme le .OGG ne sont pas concernés. Les DRM ne sont pas les seules mesures techniques efficaces : la destruction chimique du support en est un autre exemple.

Voilà pour la philosophie de la loi.

Concrètement, la loi se divise en 5 titres, dont seul le titre I (articles 1 à 15) nous intéresse, et spécialement son chapitre 3 (article 6 à 15) : Le titre II concerne les agents publics pour les œuvres réalisées dans le cadre de leurs fonctions ; le titre III précise les modalités de contrôle des sociétés de perception et de répartition, le titre IV étend l'obligation du dépôt légal aux logiciels et bases de données et le titre V étend cette loi aux DOM TOM.

La loi définit les mesures techniques efficaces dans un langage de pur technocrate : « toute technologie, dispositif, composant, qui, dans le cadre normal de son fonctionnement, empêche ou limite les utilisations non autorisées par le titulaire d'un droit d'auteur ou d'un droit voisin du droit d'auteur, d'une œuvre, d'une interprétation, d'un phonogramme, d'un vidéogramme ou d'un programme ». De l'art de faire des redondances…

La loi fait obligation aux utilisateurs (les maisons de disque et sociétés de production) de ces mesures techniques efficaces d'accorder "de manière non discriminatoire" des licences d'utilisation aux fabricants de lecteurs et concepteurs de logiciels de lecture, à condition que ceux-ci respectent à leur tour ces mesures. Que donnera l'application de cet article ? Bien malin qui pourrait le dire. La loi ne précise pas les sanctions de cette obligation.

Tout contournement ou procédé permettant le contournement de ces mesures techniques devient un délit : la fabrication d'un lecteur ou d'un logiciel lisant tous les fichiers sans tenir compte des DRM deviendrait illicite.

Les logiciels libres (de lecture d'oeuvres numériques, Linux, Firefox et Dotclear ne sont pas concernés) sont-ils menacés ?

A première vue, non, je ne vois pas en quoi. Les concepteurs de VLC doivent pouvoir obtenir des licences d'utilisation des DRM dans des conditions non discriminatoires. Je sais que cette portion du programme, nécessairement inaccessible, contrevient aux règles définissant les logiciels libres qui doivent être intégralement accessibles en code source. Mais là, il y a conflit entre une loi et une définition. C'est la loi qui l'emporte.

Cette disposition donne la base légale pour que les divers constructeurs de baladeurs rendent enfin leur produit compatible avec les formats concurrents. C'est une avancée, je pense.

Qu'en dit Luc Saint Elie ?

Première critique, assez générale : le texte serait "à côté de la plaque" comme allant contre le sens de l'histoire, rien que ça.

Plus prosaïquement, il exprime la crainte que les évolutions techniques et la détérioration physique des supports rendent à terme impossible la transmission de ces données dans un cadre familial par exemple. Très concrètement, il pense aux livres et disques vinyles de nos parents, que nous pouvons lire et écouter à loisir, tandis qu'un fichier muni de DRM, ne pouvant être transmis que sur un nombre limité d'ordinateurs ou gravé qu'un certain nombre de fois, est destiné à disparaître, puisqu'une fois qu'il aura figuré sur un nombre prédéterminé de disques durs et de CD-ROM, il ne pourra plus être reproduit, et que ces supports perdront un jour leur efficacité, ce d'autant qu'en 2100, il est peu probable que le .m4p soit encore un format lisible.

Souci légitime, encore qu'à relativiser d'un strict point de vue historique. Les tourne-disques sont des collectors, les lecteurs VHS sont obsolètes, et bientôt vous aurez bien du mal à écouter vos vieux 33 tours et vos cassettes VHS (qui a encore un magnétoscope Philips V2000 ?). La discothèque de mon grand-père reste dans les cartons où l'ont mis ses héritiers, et ses livres ont pour la plupart été refusés par Emmaüs à qui on les a proposé. Quant aux 45 tours de ma jeunesse, je ne suis pas sûr qu'ils constituent un patrimoine que je serai fier de transmettre à mes enfants…

La perte du patrimoine culturel individuel existe et existera toujours, au même titre que la dissipation de l'argenterie, sauf à ce que chacun d'entre nous se transforme en gardien de musée des générations antérieures.

Là, on touche au sens de la création législative : le législateur doit parfois trancher entre deux intérêts opposés : la discothèque de Luc Saint-Elie (et plus largement la conservation intégrale du patrimoine artistique des individus) d'une part, la protection des droits des artistes d'autre part. Le législateur, européen en l'occurrence, a tranché en faveur des seconds, pour favoriser, selon lui, la création en protégeant la source de leurs revenus : le droit exclusif sur leur oeuvre. Je n'exprime pas ma préférence personnelle ici : j'énonce un fait. Il suffit de lire l'exposé des motifs de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information :

(9) Toute harmonisation du droit d'auteur et des droits voisins doit se fonder sur un niveau de protection élevé, car ces droits sont essentiels à la création intellectuelle. Leur protection contribue au maintien et au développement de la créativité dans l'intérêt des auteurs, des interprètes ou exécutants, des producteurs, des consommateurs, de la culture, des entreprises et du public en général. La propriété intellectuelle a donc été reconnue comme faisant partie intégrante de la propriété.

Le législateur a arbitré entre deux intérêts divergents. Il n'y avait pas un bon et un mauvais. Il n'a pas choisi celui des consommateurs : en tant que consommateur, je le regrette. Luc Saint-Elie le regrette, lui, au nom du patrimoine culturel à transmettre. Qu'il se rassure : comme il le relève lui même, « les données numériques ne sont pas des éléments fixes mais des éléments nomades, destinés à errer de support à support ». Ses disques se perdront dans l'oubli comme les larmes dans la pluie, mais les données, elles, ne seront jamais perdues. La pérennité des oeuvres n'est pas, à mon avis, menacée par cette loi, pas plus qu'elle n'est garantie, puisque là n'est pas son propos.

Luc Saint-Elie m'interpelle d'ailleurs par une question qui montre à mon sens qu'il a mal cerné l'objet de cette loi :

Maître Eolas, vous qui êtes juriste, quel regard portez-vous sur le fait que je détiens des livres que je n’ai pas payés puisqu’ils me viennent de mes parents, que je détiens des disques que je n’ai pas payés puisqu’ils me viennent de mes parents, que demain, je peux aller voir un vieux bouquiniste et lui acheter des livres pour lesquels il n’a pas payé ni l’auteur ni les ayant droit ? Suis-je un malfaiteur ?

Bon, je ne consulte pas sur ce site en principe, mais je ferai une exception. Non, vous n'êtes pas un malfaiteur, vous êtes un héritier ou un donataire. Vous possédez une reproduction matérielle originale (pardon pour cette oxymore), c'est à dire licite. Vous n'avez causé aucun préjudice à l'auteur de ces livres ou disques car vous n'avez pas copié l'oeuvre. Il n'en va pas de même lors de la circulation d'oeuvres numériques, puisque la transmission implique l'apparition d'un nouvel exemplaire de l'oeuvre et non sa transmission. Aucune analogie pertinente ne peut être tirée de la comparaison d'un livre papier ou d'un disque vinyle avec une oeuvre numérisée.

la notion de copie (je lui préfère celui de migration qui a le mérite de ne pas être encore connoté) est inhérent à la numérisation. La migration de données n’est pas une simple péripétie occasionnelle, c’est un des éléments constitutifs d’un univers numérique.

Parfaitement, même un nul en informatique comme moi le sait. La loi DADVSI dissipe tout doute en ajoutant une exception au principe "pas de copie sans autorisation de l'auteur" :

Article L.122-5, 6° (futur) : L'auteur ne peut s'opposer à « La reproduction provisoire présentant un caractère transitoire ou accessoire, lorsqu'elle est une partie intégrante et essentielle d'un procédé technique et qu'elle a pour unique objet de permettre l'utilisation licite de l'œuvre ou sa transmission entre tiers par la voie d'un réseau faisant appel à un intermédiaire ; toutefois, cette reproduction provisoire qui ne peut porter que sur des œuvres autres que les logiciels et les bases de données, ne doit pas avoir de valeur économique propre », article 1er de la loi.

Luc Saint-Elie se lamente du fait que cette évolution fait que nous allons être dépossédés des oeuvres numériques. A terme, les fichiers que nous achetons, voire les CDs audio et DVD ordinaires, finiront par ne plus être lisibles, par épuisement des DRM ou obsolescence de la mesure technique efficace, quand ils ne sont pas illisibles ''ab initio''. C'est un risque, qui doit avoir comme contrepartie la baisse du prix de la musique. Si iTunes vous vend un morceau un euro, pouvez-vous exiger d'avoir l'équivalent parfait d'un CD single ? Est-ce un scandale que vous risquiez de ne plus pouvoir l'écouter dans dix ans et que vous soyez obligé de le racheter un euro sous un autre format ? On pourrait même imaginer à terme une véritable écoute à la demande, où l'auditeur rémunère modiquement l'artiste, mais le fait à chaque fois qu'il écoute une oeuvre de lui.

Comprenez moi bien : je ne dis pas que cette évolution est bonne, souhaitable et digne de réjouissance. Mais ce n'est pas non plus du e-stalinisme, ou du e-fascisme.

Qui plus est, cette loi transcrit une directive européenne. La France est tenue de le faire, elle a trois ans de retard. La directive en question a été adoptée dans des conditions totalement transparentes (la procédure européenne est détaillée sur cette page) et le processus remonte à 1997 pour s'achever en 2001. Espérer que ce projet sera abandonné ou "jeté à la poubelle" est une chimère.

Mais l'Union Européenne n'est pas la machine à réglementer soumise aux intérêts des lobbies qu'on nous a vendu le printemps dernier. Elle a remarqué depuis longtemps que les technologies évoluent et que le législateur européen est faillible.

La démarche de l'Union est que la priorité doit être que TOUS les états membres appliquent les même règles, pour éviter des distorsions nuisibles à la concurrence et la libre circulation des biens culturels, même si ces règles ne sont pas satisfaisantes (elles ne sauraient satisfaire tout le monde) ; une fois ces règles appliquées partout, on observe les résultats, au besoin par périodes de trois ans, et on envisagera une nouvelle directive plus adaptée. C'est la clause de "revoyure" (article 12 de la directive). Problème ici, quatre pays étant en manquement de cette directive, dont la France, ce ré-examen, qui devait avoir lieu le 22 décembre 2004, soit après trois ans d'application, est bloqué.

Donc l'inaction de la France contribue à aggraver les aspects critiquables de cette loi. Ainsi, Luc Saint-Elie appelle de ses voeux une remise à plat totale. La Commission ne demande pas autre chose, mais elle refuse de le faire tant qu'elle n'aura pas constaté les résultats de quelques mois ou années d'application dans TOUTE l'Europe.

Etant entendu que de toutes façons, la Commission aura toujours comme priorité la protection des droits des auteurs. Et que cette protection se fera forcément d'une façon ou d'une autre au détriment du consommateur.

Celui-ci n'est pas toutefois sans protection.

La loi protège le consommateur contre un produit non conforme : si un acheteur se retrouve avec un CD illisible, il bénéficie de l'action en conformité de l'article L.211-4 du Code de la consommation, qui n'est qu'une transcription… de la directive 1999/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 mai 1999.

Si vous êtes tenus de respecter les DRM des oeuvres que vous achetez (et que vous n'êtes jamais obligés d'acheter une oeuvre protégée par des DRM), les ayant-droits sont tenus de vous fournir une copie lisible de cette oeuvre, ou de vous rembourser si cela s'avérait impossible.

Ajout de dernière minute : Tristan Nitot soulève dans son billet d'hier une autre objection : l'article 8 de la loi autorisant à limiter le nombre de copies sans fixer de minimum permettrait à l'éditeur de fixer ce nombre à zéro (futur article L.331-6 du CPI).

Dans ce sens, il cite Bernard Lang qui invoque l'amendement n°30 qui veut faire préciser dans l'article L.331-6 du CPI que ce nombre doit être au moins égal à un.

Je ne partage pas cette opinion. L'article L.331-6 ne fait pas obstacle au droit de copie privée de l'article L.122-5 du même code. L'auteur ne peut s'opposer à la réalisation d'une copie privée (art. L.122-5) mais peut limiter ce nombre de copies (Art. L.331-6). Sauf à donner à la loi un sens absurde, l'interprétation necessaire est qu'au moins une copie doit pouvoir être réalisée. Notons que la loi est muette sur la limitation du nombre de copies de cette copie. Graver un fichier iTunes au format CD audio inscrit-elle des DRM sur le CD ? Il ne me semble pas.

mardi 10 janvier 2006

Le DADVSI Code (4) : la Cène de ménage

Je reviens brièvement sur l'invitation dont ont fait l'objet quelques blogueurs de la part du ministre de la culture, pour un déjeûner débat sur la loi DADVSI. Naturellement, ceux ci en rendent compte de manière détaillée, cf. les blogs respectifs de Cyril Fievet, Tristan Nitot, Bloïc™ Le Meur, Bertrand Lemaire, Vincent Glad, Thomas Clément, et, même s'il n'est pas blogueur, Fafa.

J'ai eu l'honneur d'être sur la liste des invités, de même que mon directeur de conscience Versac, mais ne me suis pas rendu à cette invitation, non pas que je ne sais pas me comporter en société comme certains qui renversent leur vin ou enfument leurs convives, mais j'étais également en déplacement à l'étranger. J'avais informé la personne qui m'avait contacté la veille, mais le billet de Tristan Nitot m'apprend que l'information n'était pas remontée rue de Valois et qu'un couvert vide signalait mon absence.

J'ai lu avec intérêts les divers compte-rendus et commencé à écouter l'enregistrement audio de Loïc Le Meur.

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jeudi 29 décembre 2005

A Fousia

Fousia, étudiante en droit m'a laissé un commentaire me posant des questions sur la profession d'avocat, qu'elle envisage d'embrasser. Ses interrogations étant assez générales, je vais y répondre ici, au risque de faire quelques redites.

Depuis mon plus jeune âge j'ai souhaité faire des études de droit et par la suite, je l'espère, devenir avocat. (…) Pourquoi? C'est une question que je me pose encore et qu'on me pose souvent. La réponse est, je crois, face aux injustices que je et j'ai pu constater. Moi même étant petite j'ai beaucoup cotoyé les tribunaux et juges pour diverses raisons. Et ce métier particulièrement, car j'aime m'exprimer. Je m'énerve parfois seule dans mon coin lorsqu'il m'arrive d'assister à des procès et que je ne vois pas l'avocat d'une partie défendre son client du plus profond de ses tripes, du moins tel qu'il le faudrait. C'est parfois à peine si on l'entend prononcer un mots, tel une petite souris.

Vous faites preuve ici d'une vision très idéalisée du métier d'avocat. C'est un métier formidable, sans nul doute, mais quitte à vous lancer dans la profession, autant le faire pour de bonnes raisons et en connaissance de cause.

Le rôle de l'avocat n'est pas de lutter contre des injustices. Parfois, il peut même être amené à tenter d'en provoquer. Des clients vous demanderont de leur gagner du temps face à une somme d'argent qu'ils doivent, vous pourrez même parfois décourager son adversaire face au coût de sa défense, ou le faire trébucher grâce à la procédure.

L'avocat défend les intérêts de ses clients. Pas de la société, pas de la justice, de ses clients. C'est pour ça qu'il vous paye, ce n'est pas un mécène épris d'équité et de votre talent oratoire. Et jusqu'à ce que vous soyez un richissime avocat de réputation internationale, vous ne choisirez pas vos clients : c'est eux qui vous choisiront. Tous les avocats n'ont pas l'opportunité de défendre Alfred Dreyfus, ou Guillaume Seznec (deux affaires perdues dans le prétoire, au passage). Vous serez amenée à défendre des cons, des désagréables, des salauds, des gens qui ne vous mériteront pas, qui vous paieront au mieux avec leur mépris. Et vous devrez les défendre de votre mieux, en déployant toute votre science, et en y mettant toutes vos tripes. C'est ça d'ailleurs que les juges attendront de vous.

Rassurez vous toutefois. Dans la majorité des affaires que vous traiterez, la Justice, au sens de vertu universelle et idéal philosophique, ne sera pas en cause. Votre client sera un type normal, pas malhonnête par nature, qui ne nuit à personne, sans répandre le bien autour de lui. Vous, moi, quoi. Et sa demande sera banale. Quand un consommateur veut demander la nullité d'un contrat de vente pour non respect des délais, qu'un emprunteur poursuivra la déchéance des intérêts contractuels parce que le TEG n'était pas mentionné dans l'offre préalable, quand un couple viendra vous voir pour divorcer parce qu'ils ne peuvent plus s'entendre, ou si vous faites du droit de l'urbanisme ou de la copropriété, il n'y aura pas de position juste contre une position injuste. Il n'y a que du droit, dépassionné et technique.

Quant à vos confrères à la voix étranglée et aux "effectivement" redondants, vous réaliserez vite que l'art oratoire est très difficile, d'autant qu'on s'y forme sur le tas. Il est difficile de ne pas avoir la gorge serrée et sèche les premières fois qu'un juge se tourne vers vous, le stylo à la main, prêt à prendre des notes, en vous disant "Maître, vous avez la parole". Souvenez-vous de votre hargne la première fois que vous vous prêterez à cet exercice, et vous vous sentirez emplie de compassion pour vos confrères.

Avant d'entrer à la faculté de droit, l'avocat était dans ma vision beaucoup plus partie prenante dans le procés. Je veux dire par là qu'un avocat pouvait par exemple faire référence à la morale etc... Mais en entrant à la fac, je me suis rendue compte que l'on ne devait que se référer à la loi et la loi seule. Je vous avoue que cela m'a frappée. Je m'étais créée une image idéaliste du métier d'avocat.

Je crois que dans toutes les facs, le premier sujet de dissertation est "droit et morale" pour dissiper d'entrée de jeu tout malentendu. Ce sont deux matières différentes. La morale est du domaine de la philosophie, pas du journal officiel. Et il en va de même avec l'histoire, suis-je tenté d'ajouter. J'ai déjà raconté ici que lors de ma première cours d'assises, le président m'avait vertement objecté la première fois que j'ai pris la parole "Maître, nous sommes ici pour faire du droit, pas de la morale" parce que j'émettais des réserves sur le fait que la partie civile était la fille mineure de l'accusée et ignorait qu'elle faisait un procès à sa mère.

J'aimerais vous demander alors si lors de vos plaidoiries il vous était déja arrivé de ne pas dire quelque chose qui vous semblait importante, mais qui selon les règles du droit n'a rien à faire dans une plaidoirie?

J'ai du mal à imaginer une telle hypothèse. Si cette chose est importante, elle doit figurer dans ma plaidoirie, parce que le droit prévoit assez d'outils pour que le juge adapte au mieux sa décision aux circonstances de fait. Dès lors, selon les règles du droit, elle a quelque chose à faire dans ma plaidoirie. Il m'est arrivé de taire quelque chose qui semblait important aux yeux de mon client, oui. Parce que cet élément n'a objectivement aucun intérêt pour le juge ou enfoncerait mon client. Mais qui me semblait important à mes yeux, non, l'hypothèse me paraît absurde.

A l'opposé vous est il arrivé de mettre en avant, lors d'un procés, quelque chose avec laquelle vous n'êtes pas d'accord dans votre plus profond intérieur? Vous est-il arrivé de défendre quelque chose avec laquelle vous n'êtes pas d'accord? Si oui, comment?

Oui, cela peut arriver. C'est l'aspect porte parole de l'avocat, l'office de parler, d'exprimer ce que le client n'est pas capable d'exprimer clairement à l'audience, faute d'éducation ou parce que face à un tribunal quelqu'un de non habitué perdra aisément ses moyens. Dans ce cas, on traduira son propos pour que le magistrat comprenne la mentalité du client, pourquoi il agit ainsi, car rien n'est pire qu'un juge qui ne comprend pas comment fonctionne celui qu'il juge. Dans ce cas, l'avocat prendra de la distance avec son client : il laissera clairement entendre qu'il ne partage pas le point de vue qu'il exprime, que c'est celui de son client, mais que ce point de vue, aux yeux de l'avocat (qui étant extérieur peut se permettre d'exprimer une opinion) est tolérable.

C'est fréquent dans les affaires de stupéfiant, ou de presse par exemple. Je ne soutiens à titre personnel la consommation d'aucun produit stupéfiant, ni l'injure raciale ou homophobe. Ce n'est pas pour ça que je refuserai de défendre un consommateur d'héroïne, un présentateur-producteur-rédacteur de SMS, ou un député craignant pour la survie de la race humaine dans le marais. Dans ces derniers cas, si je ne suis pas d'accord avec les propos exprimés, je puis toutefois me référer à une valeur supérieure, la liberté d'expression, qui s'applique aux imbéciles qui ont envie de dire des imbécilités.

Et une dernière, que peut-on et ne peut-on pas dire dans une plaidoirie?

Le juge est la mesure de toute chose. Le braquer ou le mettre de mauvaise humeur est à proscrire. De manière générale, il faut être respectueux avec les magistrats. Leur fonction l'impose, la plupart le mérite, et un avocat vociférant n'est pas écouté.

Au pénal, faire le procès de la victime est très risqué : il faut l'attaquer avec sa besace bien garnie de munitions, sinon, c'est l'empathie assurée.

Dire que la loi est mauvaise et qu'il ne faut pas l'appliquer est une ânerie : les juges sont là pour l'appliquer, ils ont prêté serment en ce sens, même s'ils sont d'accord avec l'avocat sur le fond. Mieux vaut leur suggérer comment l'appliquer au mieux.

D'un point de vue plus légal, l'avocat plaidant jouit d'une immunité pour le délit d'injure et de diffamation au cours de sa plaidoirie et dans les actes du procès. C'est "l'immunité de la robe". Mais elle est limitée aux stricts faits de la cause, et aux propos et écrits tenus dans le cadre de la procédure, non pas devant la presse sur les marches du palais.

Enfin, certains aspects du secret professionnel interdisent de tenir certains propos même dans l'intérêt du client : répéter des propos que nous a tenus l'avocat adverse, ou faire état des échanges informels avec le juge d'instruction est une faute déontologique, et ne sera pas pris en compte qui plus est, l'opinion du juge d'instruction important peu pour la juridiction de jugement et les propos de l'avocat adverse qui seuls seront retenus seront ceux tenus à la barre.

Cette liste ne saurait être exhaustive : c'est ce qui m'est revenu à la fortune de la plume. Vos premières années d'exercice font partie intégrante de votre formation, vous le verrez. Vous découvrirez vous même quelles règles s'appliquent : pensez simplement à vous projeter à la place de votre auditoire, qui n'est pas votre client mais le tribunal. Qu'attend-il de vous ? Quelles questions se pose-t-il ?

Voilà ce qui doit diriger votre réflexion au moment où vous vous levez et que tous les yeux sont tournés vers vous.

jeudi 22 décembre 2005

Le DADVSI code (2) : le P2P de Sion

Je continue mon festival de jeux de mots pour commenter brièvement la pantalonnade cette nuit, pantalonnade pour le gouvernement mais une vraie victoire pour l'opposition.

A cours de la séance de nuit, deux amendements qui n'en font qu'un, puisqu'ils sont identiques, ont été soumis au vote. Déposés par un parlementaire UMP (Alain Suguenot) sous le numéro 153 et des parlementaires de l'opposition (Messieurs Mathus, Bloche, Christian Paul, Caresche, Migaud, Dumont, Balligand) sous le numéro 154, il visait à ajouter à l'article L.122-5 du Code de la propriété intelelctuelle qui prévoit le droit de copie privée un alinéa ainsi rédigé :

De même, l'auteur ne peut interdire les reproductions effectuées sur tout support à partir d'un service de communication en ligne par une personne physique pour son usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à l'exception des copies d'un logiciel autres que la copie de sauvegarde, à condition que ces reproductions fassent l'objet d'une rémunération telle que prévue à l'article L. 311-4.

L'article L.311-4 est erroné, c'est l'article L.311-1 qui prévoit la rémunération pour copie privée, l'article L.311-4 ne précise que des modalités d'application, mais ça, on a l'habitude.

Le député UMP a défendu son amendement en des termes diplomatiques :

M. Alain Suguenot - Je veux rendre un hommage particulier au ministre, car son rôle de conciliateur d'intérêts contradictoires n'est vraiment pas facile à tenir. Quant au législateur, il lui revient de servir l'intérêt général en envisageant tous les enjeux du problème, sans se contenter de transposer à l'identique une directive européenne.

L'objectif central - beaucoup l'ont déjà dit -, c'est de concilier les intérêts des créateurs et ceux des utilisateurs de l'internet, porte ouverte sur la diversité culturelle. Mon amendement 153 - qui fait suite à ma proposition de loi sur le même objet - tend à relever ce défi en créant la licence globale optionnelle, dont Christine Boutin a rappelé l'économie générale. A moyen terme, cet outil doit permettre de trouver une réponse adaptée aux problèmes en suspens, conforme à la jurisprudence et de nature à mettre en sécurité juridique la copie privée, les échanges de fichiers par peer to peer et, plus généralement, les technologies émergentes d'accès à la diversité culturelle. Je ne vois pas au nom de quoi l'on devrait se priver de telles possibilités, même si j'accorde au Gouvernement que sa philosophie de la réponse graduée est éloignée du tout-répressif.

Les outils de gestion des droits numériques doivent permettre de rémunérer de manière plus équitable les auteurs en identifiant les internautes et en les incitant à acquitter une redevance forfaitaire, sans attenter à la facilité d'accès à l'offre culturelle. Même si de bonnes nouvelles sont tombées hier pour ce qui concerne le cinéma...

M. Christian Paul - C'est Noël !

M. Alain Suguenot - Beaucoup reste à faire, notamment pour conforter l'exception pour copie privée. Mon amendement va dans ce sens, fixe le régime des copies par téléchargement sur internet et respecte la directive européenne comme la règle dite des trois étapes, qu'un prochain amendement viendra préciser.

Le député PS en charge de la question, Didier Mathus, va défendre le sien dans ces termes :

M. Didier Mathus - Je défendrai notre amendement 154 dans des termes voisins de ceux d'Alain Suguenot et nous sommes en effet au cœur de la question posée, à laquelle le présent texte tente de répondre. Il est tout à fait essentiel de prendre en compte la jurisprudence récente, en particulier l'arrêt de la cour d'appel de Montpellier de mars dernier entérinant le fait que les téléchargements de fichiers par des réseaux peer to peer relèvent de l'exception pour copie privée posée dans la directive européenne.

J'observe qu'au milieu des années 1990, le Gouvernement de l'époque - soutenu par la famille politique dont se réclame aujourd'hui l'UMP - avait su trouver une réponse adaptée pour faire face au développement massif de la photocopie. Nous sommes aujourd'hui dans une situation assez analogue : confrontés à l'apparition d'une technique nouvelle à croissance rapide, il nous faut franchir le gué en adaptant l'arsenal juridique à la nouvelle donne. Notre amendement 154 propose une esquisse pour tenter de mettre en sécurité juridique les nouvelles formes de circulation de l'intelligence globale. Les techniques nouvelles commandent de nouvelles règles : après tout, on n'applique pas le code de la route aux aéronefs ! En faisant entrer les échanges de fichiers de pair à pair dans le champ de l'exception pour copie privée, nous franchirons une étape décisive.

Là où l'opposition va avoir une idée lumineuse, c'est qu'elle va demander un scrutin public sur cette question. C'est à dire que, d'ordinaire, pour gagner du temps, les votes ont lieu à main levée, le président constatant que les bancs de la majorité lèvent la main pour le oui, ceux de l'opposition pour le non, et on passe à la question suivante. Mais tout président de groupe peut demander à ce qu'une question soit décidée par scrutin public (article 65 du règlement de l'assemblée nationale). La différence est pyschologique : le vote a lieu par voie électronique, et les noms des députés ayant voté oui ou non est publiée au JO.

Le rapporteur, Christian Vanneste, va donner un avis défavorable au nom de la commission des lois sur cet amendement, le qualifiant d'irresponsable, soutenu en cela par Jean Dionis du Séjour. Renaud Donnedieu de Vabres va émettre un avis défavorable au nom du gouvernement. AVis défavorable du gouvernement et de la commission, génralement, c'est un arrêt de mort pour un amendement.

Mais la fronde se manifeste dans les travées, et qui va être la passionaria du P2P ? Nulle autre que Madame Christine Boutin, qui va s'attirer par son intervention les applaudissements… des socialistes et des communistes :

>Mme Christine Boutin - J'ai cosigné l'amendement d'Alain Suguenot et vous n'en serez pas surpris ! Je voudrais répondre plus particulièrement à M. le Rapporteur. D'abord, vous avez invoqué la nécessité de se conformer à la directive européenne : cher Monsieur, je vous resservirai l'argument lors d'un prochain débat, en lien avec les travaux de la mission sur la famille ! La France ne se conforme pas toujours strictement aux directives, et, selon que cela arrange ou non, on manie l'argument dans un sens ou dans l'autre. L'argument ne vaut donc pas.

En outre, la directive date de 2001 : depuis son élaboration, figurez-vous que la technique a bien avancé !

Ensuite, je ne vous traiterai pas d'irresponsable, et je n'accepterai pas d'être ainsi qualifié. La licence globale optionnelle prévoit le financement par autorisation des ayants droit. Arrêtons donc cette discussion ! Et en ce qui concerne le cinéma, que vous nous avez envoyé à la figure, vous devez savoir qu'il a été retiré de nos amendements suivants. S'il n'y a que cela qui vous empêche de voter le présent amendement, je veux bien le rectifier tout de suite !

Enfin, nous n'allons pas nous lancer dans une course à l'échalote pour savoir qui est le plus réactionnaire ! Franchement ! Nous discutons de libertés fondamentales, et la seule chose qui vous intéresse est de savoir qui est de gauche et qui est de droite ? Si vous voulez un début de réponse, je vous signale que les jeunes, c'est-à-dire la France de demain, soutiennent cette proposition ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains)

Les représentants des groupes politiques de la majorité (UMP et UDF) vont s'exprimer contre cet amendement, mais à titre individuel, des députés de la majorité vont prendre position pour cet amendement, notamment Monsieur Le Fur :

M. Marc Le Fur - J'ai aujourd'hui des enfants de quatorze et seize ans dont internet constitue la culture et l'espace de liberté (Interruptions sur certains bancs du groupe UMP). C'est ainsi, mes chers collègues ! Sans doute téléchargent-ils des fichiers, et je suis incapable de les contrôler, ne maîtrisant pas comme eux ces techniques (Exclamations sur certains bancs du groupe UMP). Dans la situation actuelle, ils pourraient être considérés comme des délinquants (Mêmes mouvements). Seule la licence globale permet d'éviter ce risque en leur permettant, pour quelques euros par mois, de retrouver la liberté de télécharger sans porter atteinte au droit d'auteur puisque les sommes prélevées seront mutualisées et redistribuées aux auteurs, à l'instar de ce que pratique la SACEM.

Au moment d'encadrer les libertés du XXIe siècle, inspirons-nous de Tocqueville pour qui la société civile devait toujours prévaloir. Dans la société civile d'aujourd'hui, notamment pour les jeunes, internet est un espace de liberté. Ne le restreignons pas à l'excès.

M. André Chassaigne - Très bien !

Bon, je ne suis pas sûr et certain que Tocqueville aurait donné sa bénédiction au Peer to Peer mais pour une fois qu'un auteur libéral est approuvé par des députés communistes, ne boudons pas notre plaisir.

L'amendement, mis aux voix, est adopté par 30 voix contre 28, sur 59 votants et 58 suffrages exprimés.

Alors, la cause est entendue, téléchargeons guillerets ?

Rien n'est moins sûr, comme le rappelle Paxatagore, qui n'aime rien plus que jouer les trouble-fêtes. La Constitution et le règlement de l'assemblée prévoient des gardes-fous contre les députés récalcitrants. Le gouvernement a ainsi la possibilité de demander une seconde délibération (article 101 du règlement). Ensuite, le texte doit passer devant les sénateurs qui doivent l'adopter dans les mêmes termes, faute de quoi le texte sera renvoyé devant une commission mixte paritaire.

Enfin et surtout, Paxatagore a mille fois raison, l'adoption d'un amendement n'équivaut pas à sa promulgation immédiate.

L'opposition a marqué un point politique, en torpillant l'économie du projet de loi DADVSI, et en s'assurant ainsi que le projet ne sera pas adopté tambour battant. Elle a infligé un camouflet au ministre et à la commission des lois.

Il demeure que cet amendement est en sursis et ne devrait pas survivre à la procédure législative.

Au moins, cet incident balayera je l'espère un leitmotiv beaucoup relayé sur la toile sur le caractère prétendument peu démocratique de cette discussion, qui n'a jamais été fondé.

Le compte rendu de la séance peut être lu intégralement ici (faites une recherche sur le mot "Suguenot" et vous aurez le début des débats sur ces amendements).

mardi 20 décembre 2005

Le DADVSI Code

Je n'aurais malheureusement pas le temps de faire le billet que je m'étais promis de faire sur la loi DADVSI, en discussion au moment où je rédige ce billet. J'y reviendrai tranquillement après l'adoption du projet en première lecture, mais vous livre d'ores et déjà le jeu de mot que j'avais trouvé avant de me le faire piquer.

Juste deux brèves sur le sujet :

  • Le fameux amendement suggéré par le Conseil Supérieur de la Propriété Intellectuelle, appelé par ses détracteurs l'amendement Vivendi Universal BSA et je sais plus qui, a bien été déposé le 8 décembre 2005 par Monsieur Mariani sous le numéro 150 et par Messieurs Dionis du Séjour et Baguet sous le numéro 151 déposé . Si le gouvernement accepte cet amendement, il devrait être adopté. Si le gouvernement le refuse, il sera déclaré irrecevable. Le fait qu'il figure dans la liste officielle des amendements déposés tend à indiquer que sa recevabilité ne pose plus question, donc que le gouvernement l'a accepté.


  • Un rappel au règlement survenu en séance de discussion de la loi de finance en apprend de belles sur le lobbying en place au Palais Bourbon. Je retranscris ici le compte rendu de séance :

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dimanche 18 décembre 2005

La mort clinique de l'article 434-7-2 du code pénal

En avril dernier, je narrais les mésaventures d'une consœur toulousaine mise en examen et placée sous mandat de dépôt pour avoir révélé des éléments d'une instruction en cours à une personne qui était impliquée dans le dossier.

L'émoi avait été grand chez les avocats face à cette première et sévère application de ce délit nouveau, créé par la loi du 9 mars 2004 dite loi Perben II, qui a fourni à ce blog tant de sujets de billets.

La chancellerie avait annoncé sinon l'abrogation réclamée par les avocats du moins une révision à la baisse, tant de la peine encourue (cinq années d'emprisonnement) que de la sévérité de la définition du délit.

C'est chose faite avec la loi n°2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales. Oui, l'article 434-7-2 n'a rien à voir avec le traitement de la récidive, c'est ce qu'on appelle un cavalier, une disposition "diverse" qui n'a pas grand chose à voir avec l'objet de la loi.

Cette loi a modifié deux éléments du délit ce qui va à mon sens plonger ce texte dans un état de mort clinique : il existe encore, est en vigueur, mais ne sera jamais appliqué, sauf cas exceptionnel.

Premier changement, la peine, réduite de cinq à deux années d'emprisonnement et l'amende passe de 75.000 à 30.000 euros. La conséquence est de taille, puisque la détention provisoire ne peut être ordonnée que pour les délits passibles de trois ans d'emprisonnement ou plus (article 143-1 du CPP). La peine reste toutefois de 5 ans d'emprisonnement quand l'instruction concerne un crime ou un délit puni de dix ans d'emprisonnement relevant des dispositions dérogatoires de la loi Perben II.

Deuxième changement, non moins de taille : l'élément intentionnel du délit est renforcé. Ce délit est ainsi modifié (les dispositions abrogées sont barrées, et les nouvelles sont en gras.

Sans préjudice des droits de la défense, le fait, pour toute personne qui, du fait de ses fonctions, a connaissance, en application des dispositions du code de procédure pénale, d'informations issues d'une enquête ou d'une instruction en cours concernant un crime ou un délit, de révéler, directement ou indirectement, ces informations à des personnes susceptibles d'être impliquées de révéler sciemment ces informations à des personnes qu'elle sait susceptibles d'être impliquées, comme auteurs, coauteurs, complices ou receleurs, dans la commission de ces infractions, lorsque cette révélation est de nature à entraver est réalisée dans le dessein d'entraver le déroulement des investigations ou la manifestation de la vérité.

Ainsi, l'avocat doit avoir agi sciemment, et savoir que la personne à qui il révèle des informations est susceptible d'être impliquée ; de plus, l'avocat doit ce faisant vouloir entraver le déroulement des investigation : ce n'est plus un délit de négligence, mais un délit intentionnel exigeant un dol spécial, c'est à dire la volonté d'atteindre un résultat déterminé et non la simple action en connaissance de cause.

Outre le fait qu'une telle hypothèse confine à l'absurde, elle met à la charge du parquet des preuves tellement difficiles à rapporter, pour un délit passible de deux années et ne permettant pas la détention provisoire, que je prédis à ce texte une désuétude définitive (qui est une abrogation diplomatique). En effet, si un de mes confrères devait avoir la langue trop bien pendue, il y a gros à parier que le parquet se rabattra sur la violation du secret professionnel, passible seulement d'un an d'emprisonnement, mais tellement plus facile à démontrer.

vendredi 25 novembre 2005

Adoption du projet de loi anti-terroriste

L'Assemblée va donc adopter dans une quasi unanimité républicaine le projet de loi « relatif à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers », seuls les Verts allant voter contre.

A l'heure où le parlement adopte en deux temps trois mouvements une loi maintenant un état d'urgence pendant trois mois, et ce trois jours après que les émeutes le motivant ont pris fin, des nouvelles règles d'exception et aggravations de la répression vont être rapidement adoptées.

Je respecte la représentation nationale, et pense que la lutte contre le terrorisme est effectivement un enjeu majeur. Mais malgré tout, je ressens une profonde amertume, et sur un point précis, une profonde colère.

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mardi 8 novembre 2005

La banlieue dans le prétoire

Audience de comparution immédiate d'un tribunal correctionnel de la périphérie parisienne. L'audience du jour est très chargée, et l'audience de comparution immédiate a été doublée : deux chambres siègent simultanément. Au menu du jour : destructions volontaires de bien privé par incendie (ça alors...)

L'ambiance est électrique : famille et amis des divers prévenus sont là pour les soutenir, la présence policière est renforcée.

Cinq prévenus arrivent menottés, rapidement interpellés par des amis dans la salle "Ho, Manu !" ; "Courage mon frère !"...

Le tribunal menace de faire évacuer la salle, ce qui ramène péniblement l'ordre. L'huissier est collé au bureau du procureur, très mal à l'aise. Le tribunal constate l'identité des prévenus, rappelle la prévention retenue (qui leur fait encourir 10 années d'emprisonnement) et demandent s'ils acceptent d'être jugés tout de suite.

Leurs avocats leur ont dit d'accepter, puisqu'en cas de refus, le tribunal statuerait sur leur éventuelle détention d'ici le procès sur le fond, et que vu les circonstances actuelles (le code de procédure pénale dit "trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public"), la détention serait certaine : il n'y a rien à perdre à plaider tout de suite.

Les cinq prévenus, dont quatre travaillent, le cinquième, à peine majeur, étant encore scolarisé, étaient réunis vendredi soir dans un terrain vague de la commune où ils ont l'habitude de se réunir pour boire de la bière, écouter du rap à fond sur un autoradio et faire des démarrage en trombe sur leur scooter. Un voisin, lassé du bruit, a appelé la police, à l'arrivée de celle-ci, les jeunes étaient partis, mais une fourgonnette brûlait non loin. Grâce au signalement des véhicules, les prévenus ont été rapidement appréhendés par la BAC qui n'a pas hésité à faire chuter le prévenu en scooter pour l'arrêter.

L'enquête a été bâclée, c'est le moins qu'on puisse dire, et les avocats de la défense ne se privent pas de relever les faiblesses de l'enquête : personne n'a vu qui a bouté le feu à la fourgonnette, ni qui a éteint l'incendie, le véhicule n'étant qu'à moitié calciné : les constatations sur place tiennent sur une demi page. Ça sent les services de police débordés.

Les versions des cinq prévenus, recueillies isolément, concordent parfaitement sur leur emploi du temps de la soirée, où ils sont allés après leur réunion sur le terrain vague, qui ils ont vu, etc. L'un d'entre eux, celui au scooter, a un casier judiciaire, quatre mois avec sursis pour violences volontaires. Il essaye maladroitement d'en tirer un argument : « Avec ces quatre mois au dessus de la tête, la dernière chose que j'ai envie, c'est de chercher les ennuis ! ». Il explique qu'il a tenté d'échapper à la police parce que son phare avant ne marchait pas (les PV relèvent en effet qu'il roulait sans lumière avant). Pour le procureur, l'argument n'est pas pertinent : « Ce tribunal voit assez de délinquants réitérants pour savoir qu'un sursis n'est pas suffisant pour arrêter un délinquant ; quand en plus il y a l'émulation du groupe et une volonté de compétition par médias interposés... Quant au phare avant, pour ça, on risque une peine d'amende ; en ne s'arrêtant pas, c'est un refus d'obtempérer, et on risque la prison ! Si vraiment c'est que vous redoutez par dessus tout, faites en sorte de ne pas avoir un comportement qui vous y expose ! ».

Il demande huit mois ferme pour tout le monde, avec mandat de dépôt, et révocation du sursis pour le jeune homme au scooter. Les avocats demandent en cœur la relaxe, la preuve de la culpabilité des prévenus dans l'incendie n'étant absolument pas rapportée.

Le tribunal se retire pour délibérer. Dans la salle des pas perdus, l'ambiance est lourde, des policiers en tenue anti-émeute sont arrivés en renfort.

Après trois quart d'heure, le tribunal revient.

Les prévenus sont tous déclarés coupables, et se prennent trois mois ferme, quatre pour le jeune homme au scooter, mais sans révocation du sursis, mandat de dépôt pour tout le monde.

Et là, c'est l'explosion.

« Enculés ! C'est ça la justice ? Fils de pute ! Va niquer ta mère ! » fusent de la salle. Deux des prévenus fondent en larme. Les familles et amis se lèvent et avancent ver le tribunal, qui doit battre en retraite précipitamment. Les avocats s'interposent et tentent de ramener le calme (et vu l'âge de certaines, et le gabarit d'autres, il faut leur rendre hommage. La police fait évacuer le tribunal, les injures volent, on est à deux doigt de l'explosion de violence, mais le sang froid des policiers permet d'éviter l'étincelle. Les avocats discutent longuement avec les familles des prévenus sur les marches du palais.

En fait, l'explosion de colère vient du fait que des amis des prévenus ont vu le procureur discuter avec les juges, avant qu'ils ne viennent rendre leur délibéré. C'est fréquent, rappelons que juges et procureurs sont collègues, ils font partie du même corps de fonctionnaires et que leurs bureaux sont dans les même locaux. Je suis prêt à parier que le procureur n'a pas abordé avec les juges les faits examinés parle tribunal, il est de plus presque certain que le tribunal avait déjà délibéré, avait signalé au procureur par téléphone que les décisions allaient être rendues (la présence du procureur est indispensable au prononcé des jugements), et qu'ils échangeaient quelques amabilités et des commentaires anodins sur l'audience. C'est ce qui arrive tous les jours. Cela nous déplaît fortement : nous sommes partie au procès au même titre que le procureur, et nous verrions envoyer sur les roses si nousallions deviser avec le tribunal dans les couloirs. L'égalité des armes suppose une égalité de traitement (Pour ma part, je préconisue que les procureurs se voient envoyer sur les roses, le temps des magistrats est précieux). Mais ce n'est pas une pression exercée par le parquet sur le tribunal.

Il demeure que la femme de César ne doit pas être soupçonnée. Donner une apparence de connivence et de volonté d'influencer, un jour pareil, avec une ambiance aussi électrique, c'est une terrible maladresse.

Les esprits mettent du temps à se calmer, mais finalement, la foule se disperse. Jamais ce tribunal n'a autant ressemblé à une forteresse assiégée.

En m'éloignant du palais, j'aperçois une de mes jeunes consœurs dans sa voiture, stationnée.

Elle a la tête appuyée contre le volant. Elle est secouée de violents sanglots.

Elle défendait le jeune homme au scooter.

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