Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 6 décembre 2007

Vol au-dessus d'un nid d'avocats

Billet en écho à celui de Gascogne. Les avocats aussi sont responsables disciplinairement, et pour nous édifier, l'Ordre publie, dans son bulletin hebdomadaire qui nous est destiné, les décisions prises par le Conseil de discipline. Oui, nous sommes jugés nous aussi par nos pairs.

Tout à fait arbitrairement, voici la dernière livraison, les décisions rendues au mois de novembre. Cela concerne exclusivement des avocats parisiens.

[Le conseil de discipline] a statué sur le cas d’un confrère à qui une cliente avait remis des fonds dans le but de désintéresser un organisme bancaire.
Or, ces fonds n’ont pas été déposés sur le compte CARPA de l’avocat mais sur son compte personnel professionnel pendant une durée de 4 ans avant d’être remis au contradicteur dans le cadre d’un règlement transactionnel.
Dans une autre affaire, l’avocat concerné s’était vu confier une mission de rédacteur d’acte de cession de fonds de commerce et de séquestre amiable du prix de vente du fonds. Il est cependant apparu qu’en dépit de multiples demandes provenant du vendeur et de son conseil, l’intéressé n’a jamais justifié avoir déposé les fonds à la CARPA et n’a pas remis de comptes des fonds dont il était séquestre.
Il a refusé de rendre compte de sa mission et a été condamné à remettre sous astreinte à un administrateur judiciaire les sommes dont il était dépositaire.
Il ne s’est finalement exécuté que partiellement et avec un grand retard.
L’avocat a soutenu que les sommes manquantes correspondaient à des acomptes d’honoraires qui lui étaient dus mais le Bâtonnier puis le Président de la cour d’appel de Paris, appelés à statuer sur cette question, ont estimé que les honoraires prétendument dus devaient être restitués.
Dans une autre affaire, concernant une action en comblement de passif, l’avocat avait assuré son client que le mandataire liquidateur accepterait une contribution volontaire de sa part et que dès lors le tribunal ne mettrait pas à sa charge une somme supplémentaire.
Le client a versé les fonds sur le compte CARPA de son avocat mais ce dernier n’a pas pris de conclusions à l’audience, ne s’est pas personnellement présenté et n’a pas transmis au mandataire liquidateur la participation volontaire du client.
C’est dans ces conditions, que ce dernier a été condamné à une contribution au passif plus importante que le montant qu’il avait volontairement réglé.
De multiples relances ont été nécessaires pour que l’avocat verse, un an plus tard, les fonds qu’il avait reçus. Dans le cadre d’une autre acquisition de fonds de commerce et d’une négociation, l’avocat, qui avait reçu diverses sommes à consigner, n’a pas justifié du dépôt de ces sommes à la CARPA ni répondu aux multiples demandes de sa cliente.
L’intéressé a, par ailleurs, vendu un véhicule qu’il avait loué en leasing et dont il avait cessé de payer les loyers, ce qui a donné lieu à une citation devant le Tribunal Correctionnel.
Ce dernier a établi un calendrier de paiement des sommes dues par l’avocat mais ce calendrier n’a pas été respecté.
Il a également été poursuivi pour non-paiement d’un arriéré de loyers professionnels et de cotisations dues à la CREPA.
L’ensemble de ces faits constituent des infractions répétées aux dispositions du règlement intérieur concernant les maniements de fonds ainsi que des violations des principes essentiels de la profession.
Décision : interdiction temporaire d’exercice de la profession pour une durée de trois ans et privation de faire partie du conseil de l’Ordre, du CNB et d’autres organismes professionnels pendant une durée de 10 ans

Cette formation de jugement a également été saisie à la requête du Procureur Général près la cour d’appel de Paris, du cas d’un confrère qui a fait l’objet d’une condamnation pénale du chef de tentative de chantage.
L’avocat concerné a indiqué à un confrère, dans le cadre d’un contentieux opposant leurs clients respectifs, qu’à défaut de conclure une transaction, il révèlerait le passé pénal de l’autre partie.
Ces faits constituent des manquements graves aux principes d’honneur, de probité, et de loyauté régissant la profession d’avocat aux termes de l’article 1er du règlement intérieur national repris par le règlement intérieur du Barreau de Paris.
Décision : interdiction temporaire d’exercice de la profession d’avocat pendant une durée de 6 mois assortie du sursis. Privation du droit de faire partie du Conseil de l’Ordre pendant 10 ans

Le Conseil a évoqué le dossier d’un avocat à qui il était reproché d’avoir laissé se poursuivre l’exploitation de deux sites internet comportant des informations publicitaires à son bénéfice.
En dépit d’engagement pris devant le Conseil de l’Ordre, il est apparu que l’avocat concerné n’était pas intervenu auprès de la société qui exploitait ces sites, et dont il était le conseil, pour faire retirer la publicité litigieuse.
Par ailleurs, l’intéressé avait déclaré dans la presse qu’il garantissait à ses clients le succès de procédures concernant la restitution de points de permis de conduire perdus, fait constituant une publicité de nature à induire en erreur les clients ainsi qu’un démarchage au sens de l’article 15 du décret du 12/07/05 et de l’article 10 du règlement intérieur national. Outre ce démarchage, il était fait grief à l’avocat d’avoir manqué à la prudence, ses clients, forts des assurances qui leur avait été données, s’étant souvent trouvés en garde à vue avec immobilisation de leur véhicule et notification d’amendes délictueuses.
A un confrère qui lui reprochait ses conseils mal avisés, il a adressé un courrier comportant des termes blessants ce qui constitue un manquement à la confraternité mais aussi au secret professionnel, l’intéressé ayant communiqué à des tiers des correspondances entre avocats.
Ces faits constituent un manquement aux principes d’honneur, de probité et de loyauté rappelés à l’article 1 du RIN et repris par le RIBP.
Décision : interdiction temporaire d’exercice de la profession d’avocat pendant une durée de 9 mois

vendredi 9 novembre 2007

Rediffusion : Je n'oublierai jamais la petite A...

On ne rit pas tous les jours en audience.

Et ce jour là, ce ne fut pas le cas.

J’attendais mon tour pour plaider un dossier de partie civile, une bagarre entre clochards où mon client avait failli perdre un œil. L’huissier m’a informé que mon dossier passera après celui-là. « Homicide involontaire, accident de la circulation » me précise-t-il. « Bon, dossier classique, ça ne devrait pas durer » ai-je pensé.

Le prévenu est très jeune, à peine vingt ans.

Les parties civiles sont une jeune femme et un homme âgé de la quarantaine mais qui semble avoir cent ans, tant il est courbé et se déplace lentement. Comme si un poids invisible l'écrasait.

La présidente vérifie rapidement l’identité de chacun, rappelle la prévention : « il vous est reproché d'avoir, à Paris, le..., et en tout cas sur le territoire national et depuis temps n'emportant pas prescription, par imprudence, négligence, maladresse ou inobservation des règlements, involontairement provoqué la mort d'A..., en l'espèce en remontant une file de voiture à l'arrêt sur votre scooter sur la partie de la chaussée consacrée à la circulation en sens inverse... » et un froid glacial s'abat soudainement sur la salle quand elle dit à la jeune femme : « la victime est donc votre fille A., âgée au moment des faits de… (elle regarde le dossier) un mois et demi ».

D'un coup, silence de plomb.

La présidente lit le procès verbal de la police.

Cela s’est passé à Paris, un soir vers 18 heures. Le père d’A. (le centenaire voûté sur sa chaise) veut traverser un boulevard parisien à deux fois deux voies, séparées d’une ligne discontinue. Les deux voies du côté du père sont immobilisées par un embouteillage. Il tient sa petite fille dans les bras. Le prochain passage piéton, protégé par un feu est un peu loin, et après tout, se dit-il, le trafic est paralysé. Tant pis. Il traverse donc en slalomant entre les voitures, passe devant une camionnette et arrive au milieu de la chaussée. Il regarde à sa droite, pour s'assurer qu'aucune voiture ne vient dans l'autre sens. Il fait un pas.

Il ne voit pas le scooter qui arrive à sa gauche.

Son conducteur, voyant que la voie allant dans l'autre sens était dégagée, et que le bouchon semblait insoluble, a pris la partie gauche de la chaussée et était en train de doubler toutes les voitures à l’arrêt. Il va assez vite, pour rester le moins longtemps possible à contre sens, et se réfugier au prochain feu rouge du bon côté de la circulation. Il ne voit qu'au dernier moment le père d’A. débouler de devant la camionnette qui le cachait.

Quand le père surgit, le conducteur du scooter fait une brutale embardée et l'évite de justesse. Toutefois, la pointe droite de la poignée de son guidon heurte le coude gauche du père d’A., coude qui se soulève d'une dizaine de centimètres.

Et tout bascule dans l'horreur.

La tête d’A. glisse alors sous le bras soulevé. Le petit corps et les jambes suivent. Le père sent sa fillette basculer dans le vide, mais trop vite pour qu'il puisse faire le moindre geste pour la rattraper.

Plus d'un mètre de chute, la tête la première.

Elle heurte le bitume avec le sommet du crâne.

Le SAMU et les pompiers arrivent en urgence. Les os du crâne se sont disjoints. Il y a enfoncement de la boite crânienne. Un hématome sous dural massif s’est formé. A. est dans un coma profond à son arrivée à l’hôpital.

Sa mère, qui a accouru à l’hôpital dès qu’elle a su, ne quitte pas le chevet de sa fille. Jour et nuit.

A. ne sortira jamais du coma. Elle mourra deux jours plus tard, à deux heures du matin.

Le père ne répond à aucune question de toute l’audience. C’est la mère qui prend la parole.

Elle raconte comment leur vie a explosé ce soir là. Elle a amené des dizaines de photos de son bébé pour le tribunal. Elle a apporté des vêtements d’A., si minuscules qu’on croirait des vêtements de poupée. Elle raconte comment depuis 6 mois que c’est arrivé, ils n’ont pas encore eu le courage d’entrer dans la chambre de la petite. Comment son mari, qui avant était joyeux et volubile, s’est enfermé dans un mutisme absolu, passe des heures devant la télé, comment elle le retrouve parfois assis dans le noir au milieu de la nuit, à pleurer. « C’est comme s’il était mort dans sa tête », dit-elle.

Le père est originaire du Pakistan et A. a été enterrée là bas, très vite, quelques jours après, comme l'exige le rite musulman.
« Comme on n’a pas les moyens, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Je n’ai même pas une tombe pour pleurer ma fille ». La voix brisée à cause des sanglots, elle explique la douleur insupportable qui ne s’atténue pas, jour après jour, mois après mois.

Un des juges assesseurs, une femme, essaie de s’essuyer les yeux discrètement. J’entends des reniflements dans le public. Le gendarme d’audience a les yeux rougis. Sur les bancs des avocats, on n'a pas fière allure non plus. Une chape de plomb s’est abattue sur le tribunal.

Le prévenu a ensuite la parole. Il a la réaction d’un gosse de vingt ans. Il esquive sa responsabilité, dit qu’il ne roulait pas au dessus de la vitesse limite, que « c’est pas sa faute ». Assumer le fait d’avoir tué un bébé d’un mois et demi à 20 ans pour avoir voulu éviter un embouteillage, c’est dur.

Les plaidoiries des avocats sont brèves et peuvent sembler obscènes pour un non juriste, puisqu’elles portent principalement sur l’indemnisation financière. L’avocat de la compagnie d’assurance chipote sur la demande de réparation consistant en un billet d’avion par an pour que la mère puisse aller au Pakistan sur la tombe de sa fille. L’avocat de la défense soulève que la ligne était discontinue, que le scooter avait le droit de doubler, qu’il ne commettait pas d’excès de vitesse, que si faute il y a eu, c’est celle du père qui a traversé hors des clous et qu’à défaut de faute caractérisée de son client, il faut le relaxer.

La mère s’insurge : « Le relaxer ? Dire qu’il n’a pas tué ma fille ? Qu’il ne s’est rien passé ? ». La présidente calme la mère avec fermeté : la défense est libre, elle soulève les arguments qu’elle souhaite, le tribunal tranchera, mais la défense a la parole en dernier, il n’y a pas à réagir ou à commenter. La mère quitte la salle au bord de la crise de nerf, torturée d’angoisse à l’idée que celui qu’elle considère comme le responsable puisse être relaxé. Ce n'était pas ce qu'elle était venue entendre.

L’affaire est mise en délibéré. Les avocats assis sur le banc de la défense se regardent. Nous sommes tous sous le choc… Une ambiance oppressante a envahi le tribunal. La sortie des parties fait peu à peu sortir le prétoire de sa torpeur. Des bancs du public, des chuchotements s'élèvent : tout le monde commente ce qu'ils viennent d'entendre. Je pense « je plains celui qui va devoir plaider après une affaire comme ça… »

L’huissier me sort de mes songes.

—« Maître, c’est à vous ».

Ha, oui, tiens, il m’avait prévenu.

Je me suis senti honteux avec mon dossier de bagarre de pochetrons.

Jamais je n’ai autant souhaité que mon dossier fût cette fois tout en bas de la pile.

Epilogue : le jeune homme a été condamné à une peine de six mois de prison avec sursis simple et 18 mois de suspension de permis. L’assurance a été condamnée entre autre à prendre en charge un billet d’avion par an à la mère pendant dix ans.

L’assurance n’a pas fait appel.


Pourquoi exhumè-je ce billet, qui est un des premiers qui j'ai écrits pour ce blogue ?

Tout d'abord parce que, trois ans et demi après l'avoir écrit, et bien des années après avoir vécu cette scène, je n'ai toujours pas oublié la petite A., ni la voix de sa mère dont les mots si justes et si forts résonnent encore dans ma tête.

Et puis parce qu'il y a quelques temps, j'ai rencontré à un événement mondain où j'étais invité, la magistrate qui présidait cette audience. Elle a continué sa carrière, est devenue conseillère à la cour d'appel, puis présidente de cour d'assises. Nous avons parlé de nos expériences respectives, du point de vue des divers intervenants au procès pénal. Et puis je lui ai dit qu'une de mes premières plaidoiries avait été devant elle, et qu'elle avait été terriblement difficile à cause de l'affaire qui la précédait. Je n'ai eu besoin que de quelques phrases pour qu'elle se souvienne.

Elle non plus, malgré les années, et des dizaines et des dizaines de dossiers traités, parfois des crimes odieux, elle n'avait pas pu oublier la petite A.

Les couloirs du palais sont peuplés de fantômes. Et parmi eux, il y a une petite fille d'un mois et demi, que je n'ai jamais connu, et qui pourtant m'accompagne souvent.

mardi 30 octobre 2007

Sans commentaire (ou presque)

PARIS (AFP) — Nicolas Sarkozy a demandé à la Garde des Sceaux de modifier la loi pour les propriétaires de chiens dangereux responsables d'accidents mortels encourent désormais une peine de 10 ans d'emprisonnement, a annoncé lundi l'Elysée.

Constitution de la Ve république, article 34 :

« La loi est votée par le Parlement. (...) »


PARIS (AFP) [Suite] - M. Sarkozy a dit aux parents d'Aaron que les "chiens dangereux doivent désormais être considérés comme des armes et que leurs propriétaires doivent être plus sévèrement condamnés lorsque les blessures que ces animaux infligent causent la mort d'une victime".

Code pénal, article 132-75, alinéa 4 :

« L'utilisation d'un animal pour tuer, blesser ou menacer est assimilée à l'usage d'une arme. En cas de condamnation du propriétaire de l'animal ou si le propriétaire est inconnu, le tribunal peut décider de remettre l'animal à une œuvre de protection animale reconnue d'utilité publique ou déclarée, laquelle pourra librement en disposer.»

Homicide involontaire : Code pénal, article 221-6 :

« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, la mort d'autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d'emprisonnement et de 45000 euros d'amende.
« En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75000 euros d'amende. »

Blessures involontaires : Code pénal, article 222-19 :

« Le fait de causer à autrui, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, une incapacité totale de travail pendant plus de trois mois est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30000 euros d'amende.
« En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à trois ans d'emprisonnement et à 45000 euros d'amende. »


PARIS (AFP) [Suite] - "A ce titre, le président de la République a demandé au Garde des Sceaux de modifier la loi pour que l'homicide involontaire causé par un chien dangereux devienne une circonstance aggravante, et que la peine encourue s'élève désormais à 10 ans d'emprisonnement".

Soit le sommet de l'échelle des délits, à l'égal du trafic de stupéfiants, de l'association de malfaiteurs, et plus que l'agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans (passible de sept années d'emprisonnement "seulement"). Votre chien vous échappe et tue un enfant qui passe, vous êtes assimilé au chef de la French Connection.

"Cette modification sera intégrée au projet de loi renforçant les mesures de prévention et de protection des personnes contre les chiens dangereux, qui sera prochainement examiné par le Parlement", a-t-il précisé.

C'est à dire qu'il y a déjà un projet de loi contre les chiens dangereux suite à des faits divers antérieurs. Mais comme un nouveau fait divers s'est produit, il faut aggraver le projet de loi pour montrer qu'on réagit.


Dictionnaire de l'Académie française, V° Démagogie :

« Substantif féminin. Recherche de la faveur du peuple pour obtenir ses suffrages et le dominer. »

jeudi 25 octobre 2007

Ca marche comment, un procureur ?

Après cette parenthèse législative et littéraire, reprenons notre étude ethnographique de nos amis du parquet.

Nous avons vu que le procureur a une triple casquette. Il agit au nom de la société, dans le cadre d'une organisation hiérarchisée, mais avec la liberté inhérente à sa qualité de magistrat.

L'essentiel de son activité est bien sûr centrée sur le pénal. Autorité de poursuite, c'est à lui que la police judiciaire (ce terme recouvrant également les brigades de gendarmerie agissant au judiciaire, c'est à dire enquêtant sur les infractions commises dans leur ressort) rend compte qu'elle a découvert une infraction pour prendre des instructions. En conséquence, dans chaque tribunal de grande instance, il y a un procureur de permanence, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Au moment où j'écris ces lignes comme à celui où vous les lirez, 181 procureurs sont à côté d'un téléphone, dans un bureau au palais s'il fait jour ou chez eux avec un mobile s'il fait nuit. Cette permanence s'ajoute à leur activité ordinaire de suivi des instructions, de directions d'enquêtes de police dites "préliminaires", visant à réunir des preuves avant de prendre une décision sur le déclenchement de poursuites, l'exécution des peines, la protection des mineurs, la présence aux audiences (qui est obligatoire), outre les tâches purement administratives (rapports, statistiques).

C'est à cette activité de permanence que nous allons nous consacrer aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que c'est sans doute la plus spécifique à cette profession avec la présence aux audiences (sur laquelle nous reviendrons dans le troisième volet de cette saga), le reste étant du travail de bureau, volumineux, et en flux tendu, mais du travail de bureau quand même, qui ne nécessitera pas un effort d'imagination particulier du lecteur.

Le parquet centralise et dirige les investigations policières, mais la loi fait primer l'efficacité : quand un policier découvre une infraction sur le point de se commettre, en train de se commettre ou qui vient de se commettre, il bénéficie d'une certaine autonomie pour se livrer aux constations et recherches urgentes. Ces opérations, appelées "enquête de flagrance" sont réalisées par un officier de police judiciaire, ou sur la supervision d'un officier de police judiciaire. Un officier de police judiciaire (OPJ) est un policier ou un gendarme qui a été désigné par arrêté ministériel ET qui a reçu une habilitation du parquet général, habilitation révocable si le policier manque à ses devoirs. Cette subordination de la police judiciaire au parquet est fondamentale : elle remonte à la naissance de la police judiciaire sous Clemenceau, le 30 décembre 1907, les faleuses Brigades Mobiles, devenues les Services Régionaux de Police Judiciaire (SRPJ) et ne va pas sans mal parfois, cette subordination s'ajoutant à celle de la hiérarchie du corps.

Mais dès que ces constations urgentes ont été faites, ou immédiatement si une personne a été interpellée et est gardée à vue, le procureur de permanence doit être informé (c'est une cause de nullité de la procédure, sinon) et il peut donner des instructions aux policiers.

Il y a un cas où un juge prend la place et les attributions du procureur : c'est quand la police agit sur l'ordre d'un juge d'instruction dans le cadre de l'enquête (on dit instruction, ou information judiciaire) qu'il mène sur les faits dont il est saisi. On parle de commission rogatoire. Dans ce cas, l'arrestation d'un individu doit être sans délai notifiée au magistrat instructeur, qui seul peut donner l'autorisation de prolonger la garde à vue, ou d'y mettre fin avec le cas échéant déferrement devant lui.

Le procureur de permanence doit naviguer sans visibilité. Il pilote plusieurs procédures et doit se contenter de ce que lui dit l'OPJ au téléphone, qui parfois présente les faits de manière à obtenir la décision qu'il souhaite, ce qui amène des surprises désagréable quand le dossier, on dit "la procédure", arrive au palais avec le mis en cause.

Mais je sens que vous commencez à naviguer à vue vous aussi. Alors je vous propose une petite saynète, inspirée d'affaires ordinaires que j'ai vues juger, mon imagination suppléant à ce que je n'ai pas vu et nous permettant même de nous immiscer dans les pensées du procureur. Toute ressemblance avec des commentateurs habituels ici serait purement... voulue.

Notre première scène se situe au palais de justice de Moulinsart, chef-lieu du département de la Bièvre Maritime, dans le bureau du procureur de permanence. Aujourd'hui, c'est le substitut Lincoln qui s'y colle. C'est un petit bureau, aux murs agrémentés de quelques affiches de cinéma, encombré de dossiers plus ou moins volumineux, des étagères étant jonchées de codes pas tous à jour. Derrière le bureau, une fenêtre, qui donne sur les hangars du port marchand de Blogville.

Le téléphone sonne. Le substitut Lincoln écarte rapidement le dossier qu'il était en train d'annoter et se saisit d'un cahier relié dans sa main droite et du téléphone dans sa main gauche.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour Monsieur le procureur. Lieutenant Dupond, du commissariat central de Moulinsart. Je vous appelle vous vous signaler le placement en garde à vue d'un dénommé Roberto Ladrón, ressortissant San-theodorien, sans titre de séjour, pour des faits de vol à la tire, commis au restaurant MacQuick de la place George Rémi.

- Qu'est ce qui a été volé ?

- Hé bien, le mis en cause a pris un portefeuille dans le sac à main d'une cliente assise derrière lui, mais il a été vu par un client qui a aussitôt donné l'alerte et a attrapé l'individu. Une patrouille pédestre passait dans le secteur et a appréhendé le mis en cause...

- Le porte monnaie a été restitué à la victime ?

- Affirmatif.

- Le gardé à vu est connu de vos services ?

- Négatif. Rien au STIC[1] ni au FPR[2].

In Petto : Tentative de vol, sans doute pas de casier, pas de préjudice matériel, la victime ne demandera probablement rien... On va basculer ça en ILE[3] et refiler le dossier à la préfecture pour une reconduite à la frontière.

- Donc c'est une tentative de vol simple et une ILE ?

- Heu, il y a peut être autre chose...

- Quoi ?

- Hé bien, il avait sur lui deux téléphones portables, qu'il dit avoir acheté dans la rue à un type qu'il ne connaît pas, et un ticket restaurant, qu'il prétend qu'un individu san-theodorien dont il ne connaît pas le nom lui aurait donné... ca sent le carnet volé.

In petto : Ha, ça change tout, ça. Une tentative de vol, et trois recels, ça commence à faire beaucoup. On dirait qu'il s'est installé dans la délinquance. C'est peut être pas pour la préfecture, finalement.

- Bon, vous continuez l'enquête en flagrance pour voir si vous identifiez les propriétaires des téléphones, et si vous retrouvez le propriétaire des tickets restaurants. Essayez d'obtenir leur témoignage et s'ils le souhaitent, leur plainte. Tenez moi informé.

- Bien monsieur le procureur. Au revoir.

Le substitut ajoute le dossier Ladrón à la liste des dossiers susceptibles d'être à l'audience de comparution immédiate du lendemain.

Le téléphone sonne à nouveau.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, commissariat de Boucherie-sur-Sanzot, capitaine Dupont. C'est pour la garde à vue d'un dénommé Wladimir Moltus, un ressortissant Syldave en situation irrégulière.

- Qu'est-ce qu'il a fait ?

- Heu... Ben rien, il est syldave, quoi.

- Ha, c'est une ILE ?

- Ben oui.

- Bon, vous informez la préfecture et vous me rappelez quand elle aura pris un arrêté de reconduite à la frontière, pour que je classe sans suite la procédure.

Le substitut Lincoln raccroche en soupirant. Ca fait trois rien que ce matin. Tout ça, c'est des effectifs en moins dans la rue...

Dring dring...

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, Maréchal des Logis Chef Halambique, brigade territoriale de Saint-Giron-Lès-Désert, mes respects Monsieur le procureur.

- Heu, oui, bonjour.

- C'est pour vous informer du placement en garde à vue du dénommé Boullu Isidore pour CEEA (conduite en état alcoolique).

- Qu'a dit l'éthylomètre ?

- 0,46 mg.

- Et quelles sont les explications du gardé à vue ?

- On n'a pas encore pris sa déposition, il est en cellule de dégrisement. Mais il nous a expliqué dans le véhicule qui l'amenait à la brigade qu'il est marbrier, qu'il a bu un coup avec ses amis de la fanfare, et qu'il a été appelé en urgence par un client à Moulinsart pour réparer une marche d'escalier.

- Bon, vérifiez régulièrement son alcoolémie, et si elle commence à descendre, vous lui notifiez ses droits et l'entendez. On le fera passer en CRPC.

- Et pour son client ?

- Quoi, son client ?

- Ben il dit que c'est un type pas commode, et qu'il était très pressé.

- Il n'avait qu'à y penser avant. Il attendra, le client. Ca ne va pas entraîner un scandale à la une de Paris Flash, non plus.

- Bien, Monsieur le procureur. Mes respects.

In Petto : encore un qui va se rendre compte qu'il a besoin de son véhicule pour travailler. Et qui va découvrir qu'il n'y a plus de permis blanc. Ha, il risque d'attendre longtemps, son client.

Dring dring.

- Bonjour, capitaine Sponsz, commissariat de Cokenstock. Mes effectifs viennent de m'apporter trois étudiants interpellés pour outrage, dégradation légère et offense au chef de l'Etat.

- ...

- Allô ?

- Vous pouvez me répéter ? Offense au chef de l'Etat ?

- Ben heu... Oui.

In Petto : Garde ton calme.

- (D'une voix anormalement mielleuse) Pourriez ♪ vous je vous prie ♥ me préciser en quoi ♫ consiste au juste la dernière infraction ☼ que vous m'avez signalée ?

- (D'une voix moins assurée) Heu alors, d'après les agents qui sont intervenus, les individus collaient une affiche représentant le président de la République dans une attitude offensante.

- C'est à dire ?

- Heu... En train de faire un doigt d'honneur.

La main tenant le stylo est agitée de soubresauts nerveux.

- Permettez-moi de résumer. Des étudiants collent une affiche anti-sarkozy. Vos hommes interviennent, on se demande pourquoi, les étudiants les envoient balader, certes, ce n'est pas bien, et ils ouvrent une procédure pour outrage, dégradation pour le collage des affiches, et offense au chef de l'Etat, une infraction totalement désuette, que si ça se trouve elle n'a même pas de NATINF[4], c'est ça ?

- Heu... (ton embarrassé)

- Bon, et bien vous mettez fin à la garde à vue, et vous me transmettez la procédure pour classement sans suite.

- Entendu.

- Je vous remercie.

Il raccroche. Profond soupir. Et dire que pendant ce temps, il y a deux dossiers d'instruction qui attendent un réquisitoire définitif, et que la pile de courrier augmente dans sa case.

Dring dring.

-Permanence du parquet, bonjour.

- Bonjour, capitaine Hadoque, commissariat du port. Je vous téléphone pour vous informer de la découverte d'un corps, probablement un noyé, repêché dans le port.

- Ha. Vous avez pu observer le corps ?

- Affirmatif. Pas beau à voir.

- je m'en doute, s'il a séjourné dans l'eau. Vous avez vu du sang, des traces de blessure ?

- Pas de sang, pas de trou dans les vêtements, pas de trace de choc sur les parties exposées. Pas de papiers sur lui pour l'identifier.

- Bon, on ouvre en enquête de mort suspecte. Transférez le à l'Institut Médico Légal Professeur Tournesol pour une autopsie, et voyez si une disparition a été signalée. Si ça ne donne rien, on ouvrira une instruction.

- Bien monsieur le procureur. A tout à l'heure.

A peine le temps de reposer le combiné que le téléphone sonne à nouveau.

- Lieutenant Dupond, du commissariat central de Blogville. Je vous appelle pour l'affaire Ladrón.

- Ladrón... (regarde ses notes) Ha, oui, le vol et les recels. Alors ?

- J'ai envoyé une réquisition aux opérateurs de téléphonie. On a retrouvé les propriétaires, on les a convoqué, ils viennent déposer plainte cet après midi.

- Très bien. Et il y avait une histoire de ticket restaurant ?

- Oui, la société qui les a émis nous a donné le nom de la société qui les a acheté. Contact pris avec la société, le service du personnel nous a confirmé qu'un employé leur avait signalé qu'on lui avait volé son carnet de tickets restaurant. Il vient déposer plainte après le travail.

In petto : Il a un ton très content de lui. Il a fait du bon boulot, mais il doit y avoir autre chose.

- Vous avez d'autres éléments ?

- Oui. Vous savez où le carnet de tickets restaurant a été volé ?

- Non ?

- Au Mac Quick de la place George Rémi.

- Mais... C'est là qu'il a été arrêté ?

- Oui.

- hé, hé. Bien joué. Bon, vous recueillez les plaintes, et vous me rappelez pour clôture de la procédure. On le déferrera pour une comparution immédiate demain. Prévenez les victimes quand elles viendront.

- Affirmatif.


Laissons là le substitut Lincoln avant que le téléphone ne sonne à nouveau. Fermez la porte en sortant.

Voici à quoi ressemble plus ou moins une permanence téléphonique, où le procureur est en quelque sorte la tour de contrôle de l'activité de police judiciaire dans son secteur. Vous voyez qu'il a déjà un rôle protecteur des libertés, en mettant fin rapidement à des procédures douteuses voire sans fondement. C'est lui également qui autorise la prolongation des gardes à vue au delà de la durée légale (en principe, 24 heures), le placement initial relevant de la seule initiative de l'OPJ.

Cette saynète est inspirée de permanences téléphoniques réelles auxquelles j'ai assistées quand j'étais élève avocat. L'affaire des étudiants colleurs d'affiche est inspirée d'un fait divers récent. Mon imagination a suppléé au reste : si j'ai commis des erreurs ou suis tombé dans les idées reçues, je prie humblement les procureurs qui me lisent de me pardonner et de bien vouloir participer à mon édification et à celle de mes lecteurs en rectifiant et classant sans suite leurs reproches à mon égard.

Cette saynète est en deux actes : et demain, nous suivrons les aventures du collègue de Lincoln, le vice-procureur Parquetier, qui assure l'audience de comparution immédiate. Nous y retrouverons Monsieur Ladrón en chair et en os, et quelques autres invités, que nous suivrons jusqu'à l'audience.

Notes

[1] Système de Traitement des Infractions Constatées, le fichier de la police recensant toutes les personnes mises en cause à quelque titre que ce soit dans une procédure.

[2] Fichier des Personnes Recherchées, qui recense les personnes devant être interpellées car objet d'un mandat d'arrêt, d'un mandat de dépôt, d'un mandat d'amener, d'un arrêté d'expulsion ou de reconduite à la frontière, d'un mandat de recherche, d'une peine de prison devant être mise à exécution, etc.

[3] Infraction à la Législation sur les Etrangers

[4] NATure de l'INFraction, un numéro de nomenclature donné à toute infraction pour des fins statistiques.

Un procureur raconte

Sous mon premier billet sur nos amis les procureurs (le deuxième sera mis en ligne aujourd'hui), un parquetier habitué de ces lieux, Lincoln, a laissé un commentaire racontant un peu le quotidien des procureurs. Vous verrez, le hasard a fait que ce billet se combine parfaitement avec celui que je compte mettre en ligne aujourd'hui...

Je promeus ce commentaire au rang de billet à part entière dans ma rubrique "Guests", afin que Dadouche n'en soit pas la seule locataire. Je n'ai fait que modifier un peu la mise en page et remplacé des abbréviations par le mot entier.

Merci à lui de participer à cette série de billets.


Sur la question de l'organisation du parquet (très brièvement et schématiquement...si seulement on pouvait laisser des posts vocaux) : je dirai pour faire simple que chaque magistrat du parquet se voit attribuer, par le procureur de la République, un contentieux s'agissant de la gestion du courrier.

Par exemple :

substitut DUPONT: atteintes aux personnes + mineur + environnement + armes + mixtes +....,

vice procureur DURAND: commercial, urbanisme...etc...

Ceci signifie que toutes les procédures courriers, en général des piles entières quotidiennes émanant des différents services enquêteurs, arrivent dans la case -cent fois trop petite - du parquetier qui doit les traiter selon une politique pénale en principe fixée par le procureur et discutée par l'ensemble du parquet.

La politique pénale dépend largement du type de juridiction et de la personnalité du procureur. Elle peut être extrêmement détaillée (notamment dans les grosses juridictions: des gros classeurs à emmener partout avec soi... c'est lourd), supprimant une grande partie de la liberté d'appréciation au magistrat du parquet ; ou plus lâche, fixant les grandes lignes ou même ....rien du tout.

La politique pénale est une tâche extrêmement difficile car actuellement, elle est notamment très rigoureusement encadrée par des circulaires qui ne cessent d'arriver sur tout et n'importe quoi, au gré des évènements et de l'émotion suscitée par les médias sur ces évènements en général. Car, comme chacun l'aura bien compris, la loi magico-magique résout tout et immédiatement.

En quelques années de fonction maintenant, selon les modes, et à vrai dire les affinités/accointances politiques, selon les mois, il faut "avoir des réquisitions particulièrement fermes et ne pas hésiter interjeter appel" (termes généralement utilisés) dans les domaines de...

la pêche maritime - la France ayant une astreinte par la CJCE pour carence -,
les violences conjugales,
les Infractions à la Législation sur les Etrangers (ILE),
les auteurs d'incendie,
les mineurs auteurs d'atteintes aux personnes,
les détenteurs de chiens dangereux etc...

Il faut aussi voir tous les partenaires possibles et mettre en place protocoles, conventions, réunions pour affiner cette politique pénale (dernière exemple en date: la lutte contre les discriminations).... Bien évidemment sans aucun moyen ni humain (secrétaire ?), et encore moins financier (pas un euro débloqué pour mettre en place un projet: tout doit être gratuit). Dernière exemple en date: j'ai voulu sensibiliser un collège au jeu du foulard suite à une procédure, je suis parvenu à envoyer un mail à une association après moults recherches, mais c'est payant (10 € la malette), or pas d'argent, donc pas de sensibilisation, donc rappel à la loi).

Les relations entre un procureur de la République et les magistrats de son parquet sont complexes et très dépendantes en réalité de la personnalité des uns et des autres. Vient se surajouter le parquet général, le procureur étant le subordonné hiérarchique du procureur général. Parfois, le procureur est en réalité le procureur général, c'est à dire qu'il n'y a pas de filtre.

La tâche de procureur de la République est également très difficile car il est chef de juridiction et cela implique tout un tas de tâches qu'un magistrat n'est pas formé à faire. Mais de façon générale, c'est une grande tendance, les magistrats doivent être spécialistes de tout.

Exemple récent: les frais de justice: avant chaque acte, il faut savoir combien ça va coûter puis vérifier les prix (il faut prendre des réquisitions sur ordonnance de taxe au delà d'un certain prix: il faut donc se munir d'une calculette et se rapporter à des nomenclatures pour tout recalculer...c'est un exemple parmi tant d'autres).

Dans certains parquets, le parquetier de permanence[1] doit tous les jours faire le compte rendu au procureur, dans d'autres, seules les affaires jugées dignes d'intêret doivent être évoquées, enfin, dans certains, c'est l'autonomie la plus complète. Nouveau problème: l'information permanente demande beaucoup de temps - alors que le parquetier n'en a pas - et peut amener à ce que ce soit en réalité le procureur qui décide de tout.

Pas d'information ou l'information séléctive - affaire "importante": mais selons quels critères ? - pose un problème de responsabilité: si jamais, pour une raison X ou Y, souvent très incompréhensible, l'affaire "sort" dans la presse - affaire qui souvent n'a rien d'extraordinaire mais la presse fait aujourd'hui l'évènement et non l'inverse, et que tel ministère est prévenu avant la chancellerie - et que l'information n'a pas suivi le canal hiérarchique, le malheureux substitut en prend pour son grade alors qu'objectivement, il n'y avait rien d'intéressant à dire. Souvent même, les affaires les plus graves, mais classiques, n'intéressent absolument pas le parquet général. En revanche, ce qui peut être potentiellement médiatisé, et c'est parfois bien difficile de comprendre le raisonnement de l'illustre auteur de la feuille de chou local, peut avoir de lourdes répercussions.

D'où ce terrible réflexe, pour être enfin tranquille, d'appeler le parquet général pour tout pour être "couvert", à eux ensuite de faire le tri et de porter la responsabilité. A début, on a peur de déranger et puis après, quand on a eu à essuyer quelques demandes d'explications peu amènes pour des broutilles, et bien, on se couvre et on se demande même pourquoi il existe encore des juridictions du premier degré (enfin, en réalité, on le sait...)

Un parquet, ce sont avant tout des personnes, parfois au tempérament très différent, et souvent très loin des petits pois tous identiques, et sans saveur. D'ailleurs, de façon générale, dans la magistrature, à la différence de bien d'autres corps, j'ai l'impression que la diversité, dans les tempéraments et les parcours, est bien plus présente qu'ailleurs peut être tout simplement parce que le contradictoire[2], c'est un principe essentiel du droit français (?). Le procureur, grand DRH, va devoir trouver un équilibre: on s'aperçoit souvent de sérieux déséquilibres de charge de travail, le principe voulant souvent que plus on est gradé, moins on ait de tâches du quotidien. Il faut aussi noter que la modification des grades, depuis quelques années, a considérablement brouillé la situation à tel point que la magistrature semble désormais une armée de mexicains. Le substitut se fait rare, et il y a souvent plus de chefs que de lampistes. Avant, être un vice-procureur avait un sens et correspondait à un rôle et une fonction spécifique, le bras droit du procureur. Maintenant, il n'y a plus aucune différence dans la plupart des parquets entre le travail du vice-procureur et un substitut...et lorsqu'il y a plusieurs vice-procureurs, aucun n'a une véritable légitimité.

Le procureur anime donc la politique pénale et la coordonne sur son ressort. Il va pouvoir la déléguer aux magistrats du parquet: la tendance actuelle est à une multiplication des démarches vers l'extérieur dans des domaines extrêmement variés, aboutissant parfois à faire du parquetier un spécialiste de choses très ...loin du juridictionnel.

Exemple : la numérisation des procédures pénales: un parquetier est directeur de projet dans ce domaine qui touche à de vrais problèmes informatiques, souvent sans appui ni humain ni logistique. Il faut comprendre le matériel, organiser la numérisation (qui fait quoi ? quand ? comment ?), signer la convention avec les barreaux etc etc....

Le parquetier croule sous les tâches et on lui en demande toujours plus en ayant de moins en moins avec une rémunération, notamment pour les permanences qui peuvent revenir très régulièrement dans les petits parquets (ex chez nous: une semaine sur trois, jour et nuit, et il faut tout faire) décidément qui ne permet pas de justifier son maintien en poste. On touche ainsi une trentaine d'euros brut par nuit - et encore, avant, il n'avait rien du tout pour aller voir Madame Z dans son bain de sang à deux heures du mat à SAINT GIRON LES DESERTS à 80 bornes (lieu inventé) et être tout frais et dispos pour les trois défèrements, et l'ouverture d'information judiciaire le lendemain matin..ce n'est pas très attractif.

Effectivement, je crains que dans quelques années, le parquet n'attire plus et par nécessité, car il n'y a rien d'autre de proposé aux auditeurs de justice (nom des élèves magistrats) sortis de l'Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) : bon courage à eux !

Mais quand serons-nous enfin comme des fonctionnaires de la DDE ou, mieux, ...des bornes informatiques (la borne ne se trompe pas, applique la loi et que la loi, et rend un ticket immédiatement) ? Qui en veut ? (dans la dernière circulaire, la borne est très prisée: clin d'oeil aux collègues qui jetteront un coup d'oeil sur la circulaire sur les victimes).

Se plaindre est effectivement consubstantiel à la nature humaine: c'est pourquoi je finis sur une note d'optimisme sinon on me répétera que je ne suis pas bien dans mes baskets de parquetier (ben, j'aimerai bien la voir avec des baskets au parquet...), on y croit tous -enfin presque - et on tient le coup mais parfois, à l'issue d'une grosse permanence - comme aujourd'hui -, on aimerait bien jeter l'éponge ...sur le parquet (mais sans faire de blessé par glissade, sinon, qui va-t-on appeler ....?)

Notes

[1] Voir mon billet de ce jour.

[2] Principe qui veut qu'avant qu'une décision soit prise, chaque partie concernée soit mise à même de présenter ses arguments. C'est un principe essentiel du procès.

mardi 23 octobre 2007

C'est quoi, un procureur ?

Régulièrement, des questions de commentateurs étrangers au monde judiciaire reviennent sur le rôle exact des procureurs. Le cliché en vigueur est d'en faire des accusateurs publics, qui ne sont satisfaits qu'en cas de condamnation, de préférence lourde, tout comme l'avocat ne se réjouit que de l'acquittement, de la relaxe et du non lieu, tout autre résultat étant invariablement qualifié d'échec.

Comme toujours, la réalité est plus subtile. Le ministère public représente, au sens juridique, la société, comme l'avocat représente son client. Le client du procureur, c'est la République, non au sens de l'institution présidée par un mangeur de petits pois mais de ce que nous formons, tous, en tant que citoyens qui avons décidé de faire un bout de route ensemble plutôt que de nous entretuer.

Il est acteur de la procédure, soit demandeur (c'est sa position de principe au pénal), soit défendeur (quand on demande l'exequatur d'un jugement étranger, ou la rectification d'un acte d'état civil, on a le bonheur d'assigner le procureur de la République...) soit comme "partie jointe", c'est à dire qui s'invite à une procédure civile où il estime avoir son mot à dire, la loi lui donnant qualité à intervenir dans n'importe quelle procédure (citons comme exemple la demande d'interdiction en référé de la fameuse pub sur la Cène ; s'agissant de la liberté d'expression, le parquet était intervenu à l'audience, pour donner son avis au juge).

Premier point à retenir : les procureurs n'interviennent pas qu'au pénal, même si c'est sans doute la plus grosse part de leur activité. Ils doivent intervenir dans les procédures d'adoption, de liquidation judiciaire des entreprises, de protection des enfants (placement en foyer en urgence le vendredi soir selon ce que Dadouche appelle "la danse de l'OPP", l'Ordonnance de Placement Provisoire), il peut s'opposer à la célébration d'un mariage, etc.

Donc, comme toute partie, il saisit les tribunaux, forme des demandes que le juge accepte ou refuse, assure l'exécution des décisions de justice qu'il a sollicitées. Aux Etats-Unis, cette fonction est d'ailleurs assurée par un service qui fonctionne exactement comme un cabinet d'avocat financé sur fonds public : le District Attorney, l'avocat du district.

Deuxième point à retenir : il fait partie d'une organisation hiérarchisée : le parquet d'un tribunal de grande instance, ou le parquet général d'une cour d'appel. Ces organisations ont un chef (le procureur de la République pour le tribunal, le procureur général pour la cour d'appel), et les divers procureurs l'assistent, et comme il ne peut être partout à la fois, le substituent aux audiences, d'où leur titre de substitut. Les gros tribunaux ont des premiers substituts et des vice-procureurs pour bien marquer les divers échelons hiérarchiques. Mais cette organisation forme un tout monolithique : le ministère public. Chacun des procureurs d'un parquet peut en remplacer un autre sans le moindre problème juridique. Le procureur de la République peut ainsi décider d'aller requérir en personne à n'importe quelle audience du tribunal. Le procureur général est le supérieur hiérarchique du procureur de la République et peut lui donner des instructions écrites qu'il est tenu de suivre. En haut de la hiérarchie se trouve le Garde des Sceaux, ministre de la justice, qui dirige le parquet mais n'a pas la qualité de magistrat (Mme Dati a perdu cette qualité pour la durée de l'exercice de ses fonctions) et ne peut donc aller requérir en personne à une audience.

Troisième point, c'est aussi un magistrat. Il fait partie du même corps de fonctionnaire que les juges, qui peuvent passer d'une fonction à l'autre au cours de leur carrière (Philippe Bilger a ainsi commencé comme juge d'instruction), sachant toutefois que pour des raisons de nombre de postes et de demande, il est plus difficile pour un procureur de devenir juge que l'inverse. Donc, quand bien même il fait partie d'une structure hiérarchisée, il garde une certaine liberté inhérente à ce corps et relevant de la séparation des pouvoirs. Le code de procédure pénale dit que si le procureur est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions qu'il reçoit de sa voie hiérarchique, il prend librement les réquisitions qu'il estime convenables au bien de la justice. D'où le récent pataquès lorsqu'un vice-procureur nancéen, qui aurait selon la presse tenu des propos revendiquant en termes vigoureux cette liberté, propos qu'il a nié avoir tenu, a été directement convoqué par la Chancellerie.

Ces trois points posés, concrètement, ça se passe comment ?

Ce sera l'objet du prochain billet, place pour le moment aux rectifications et précisions que les intéressés ne manqueront pas de vouloir apporter, en m'excusant par ailleurs auprès d'eux : je vous vois d'en bas de l'estrade, la distance peut être trompeuse.

lundi 15 octobre 2007

La libération conditionnelle de Bertrand Cantat

Laissons de côté la si décevante actualité sportive (la France n'a gagné QUE 6 à 0 aux Féroé...) et tournons nous vers l'actualité juridique et judiciaire qui est riche ces temps-ci. Je vais aborder trois thèmes cette semaine, si mon agenda m'en laisse le temps : les peines plancher, la réforme de la carte judiciaire notamment.

Mais tout d'abord, collons le plus à l'actualité, la libération conditionnelle, sous les feux de la rampe aujourd'hui par la libération annoncée de Bertrand Cantat.

Soyons d'emblée très clairs. L'objet de ce billet n'est absolument pas d'étaler soit des déclarations scandalisées sur cette décision soit une approbation bruyante en fustigeant ceux qui s'y opposaient. De tels commentaires seront impitoyablement supprimés, je vous rappelle que je suis de mauvaise humeur depuis samedi soir. Pas de pollution médiatique ici, vous avez le courrier des lecteurs de la presse pour ça (je vous recommande les commentaires sous l'article de Libération, d'un niveau de caniveau très satisfaisant).

Je voudrais simplement expliquer ce qui conduit à de telles décisions de libération à mi-peine, et pourquoi celle-ci en particulier n'a absolument rien de scandaleux, même s'il est permis d'être à titre personnel, moral et pourquoi pas philosophique (domaines dans lesquels ce billet s'abstiendra de pénétrer) en désaccord avec elle.

La peine vise à punir, c'est une évidence, mais elle ne vise pas qu'à cela. C'est là l'écrasante responsabilité des juges - vous comprendrez bientôt le pluriel - que de rechercher l'équilibre entre toutes les finalités de la peine.

C'est l'article 132-24 du Code pénal qui a inscrit dans la loi les principes posés depuis longtemps par la jurisprudence, notamment du Conseil constitutionnel.

alinéa 2 :

La nature, le quantum et le régime des peines prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.

La protection de la société, c'est la neutralisation de l'individu dangereux. La prison est le plus efficace, mais d'autres peines y suffisent parfois amplement (la suspension du permis du chauffard, par exemple).

La sanction du condamné, c'est la rétribution : il a eu un comportement interdit, il doit être sanctionné sauf à faire de l'interdit social une farce. Le but est que quel que soit l'intérêt tiré du comportement, il ne vaille pas la peine qui y est attaché. Rouler à 200 fait arriver plus vite, mais si on vous confisque votre voiture et annule votre permis, le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Les intérêts de la victime. Ca, c'est un ajout de la loi Clément sur la récidive du 12 décembre 2005. L'irruption de la victime à tous les stades du procès pénal est une tendance parfois irritante de notre époque tant on détourne le procès pénal de sa finalité et de ce qu'il est vraiment : un individu face à la société dont il a transgressé les règles. Mais la prise en compte de ses intérêts au niveau de la peine est parfaitement naturelle, et les juges n'ont pas attendu le législateur pour en faire un paramètre de la peine. C'est d'ailleurs un très bon argument pour la défense : il faudra réparer, or la prison, privant de travail, empêche la réparation, ou la retarde d'autant. Comme quoi, les intérêts de la victime sont parfois opposés à ceux de la société, qui a plus à gagner à une neutralisation durable.

La nécessité de favoriser l'insertion ou la réinsertion du condamné : il y a toujours un après la peine depuis le 9 octobre 1981. Il faut préparer cet après, car le retour à la liberté après une longue incarcération (et quatre ans, c'est long) est difficile. On passe d'un univers très encadré (vous n'ouvrez aucune porte vous même et n'allez nulle part sans permission) à être livré à soi même, et souvent à la solitude. Il ne faut donc pas insulter l'avenir par la peine. D'où une nécessaire phase de transition, de retour progressif à la liberté sous certaines contraintes. Là se situe le coeur de la libération conditionnelle.

Prévenir la commission de nouvelles infractions. Redondance avec la protection de la société, mais le législateur de 2005 était obsédé par la récidive. Cette prévention, outre la menace de la sévérité en cas de récidive (dont l'efficacité me paraît très douteuse, j'y reviendrai quand je parlerai des peines plancher), il y a aussi le traitement médical ou psychologique, le sevrage alcoolique, qui nécessite aussi une certaine forme de contrainte, qui ne peut être exercée que pendant l'exécution de la peine. La libération conditionnelle sert aussi à cela.

Ces principes s'imposent d'abord à la juridiction de jugement. Dans le cas Cantat, la juridiction était lituanienne, mais ces principes ne sont pas non plus inconnus sur les rives de la Baltique. Une bonne plaidoirie doit à mon sens donner l'opinion de l'avocat sur ces quatre points. C'est en tout cas plus pertinent que l'invocation de l'enfance malheureuse (il y a des présidents de correctionnelle qui viennent de la DDASS, l'excuse passera très mal) ou que "la prison ne sert à rien puisque le prévenu a toujours récidivé", que j'ai entendu récemment dans un prétoire avant que le tribunal ne prononce une peine largement supérieure aux réquisitions du parquet.

Mais une peine s'étalant dans le temps, il ne serait pas bon de la traiter comme une parole sacrée et intangible. Un condamné peut changer, et la longue période d'observation continue qu'est un emprisonnement permet de le constater. C'est là qu'intervient le juge d'application des peines (JAP). Il a de par la loi des pouvoirs étendus mais pas illimités pour modifier la peine en cours d'exécution. Il peut la suspendre, la fractionner (un étudiant condamné à 6 mois de prison ferme fera deux fois trois mois pendant ses vacances scolaires ce qui n'interrompra pas ses études), la réduire pour bonne conduite, donner des autorisations de sorties (une journée à quelques jours, pas plus) et enfin octroyer la libération conditionnelle.

La libération conditionnelle suppose que le condamné ait exécuté une durée d'emprisonnement égale à celle lui restant à accomplir. Ce qu'on appelle la mi-peine, qui n'est pas égale à la moitié de la peine, ce serait trop facile, les réductions de peine devant être décomptées. C'est la première condition, mais pas la seule. Ajoutons que le droit étant la science des exceptions, un condamné ayant un enfant de moins de dix ans avec qui il vit habituellement est dispensé de cette condition de mi peine. La société considère que l'intérêt de l'enfant doit pouvoir justifier une grande clémence.

Une fois que la mi-peine est franchie, le JAP peut, soit d'office (le JAP doit examiner chaque année la situation des condamnés admissibles à cette mesure), soit à la demande du condamné, envisager une libération conditionnelle. Les critères pris en compte sont l'exercice d'un travail à la sortie, les efforts faits en vue d'indemniser les victimes, l'assiduité à un enseignement ou une formation en cours de détention, le suivi d'un traitement médical contre les causes du passages à l'acte, et les conditions qui attendent le condamné à la sortie. Le dossier pénitentiaire est pris en compte, puisque l'avis de l'administration pénitentiraire est sollicité, et un condamné multipliant les incidents et les punitions aura peu de chance de bénéficier d'une telle libération. Un SDF aura bien plus de mal à obtenir une libération conditionnelle qu'une personne attendue par sa famille qui lui a trouvé un emploi. C'est ainsi.

L'intérêt de la libération conditionnelle est que la peine est toujours en cours d'exécution : le libéré reste sous l'autorité de la justice. La libération est conditionnelle. Le droit est aussi la science des épithètes, auquel le public ne prête jamais assez d'attention. Le JAP impose des obligations au libéré (ne pas changer de domicile sans autorisation, répondre aux convocations ou recevoir le travailleur social chargé de son dossier) qui, s'il ne les respecte pas, encourt un retour en prison, qui peut être très rapide, le JAP pouvant révoquer la mesure et décerner mandat d'arrêt sans avertir le condamné. Il y a donc un suivi, et une menace. On est loin du retour à la liberté de fin de peine, ou plus aucun suivi n'est par définition possible (sauf pour les délinquants et criminels sexuels condamnés à un suivi socio judiciaire, car le droit est la science des exceptions).

Ainsi, Bertrand Cantat bénéficiera-t-il d'une telle libération parce qu'il a accompli la moitié de sa peine depuis l'été dernier ; il a intégralement indemnisé les parties civiles qui avaient demandé des dommages-intérêts lors du procès (les enfants de la victime, ses parents s'y étant refusé) ; les risques de récidive paraissent inexistants ; il a de très bonnes conditions d'accueil à l'extérieur et peut espérer aisément retrouver un travail, que ce soit son ancienne activité de chanteur ou tout autre travail. Il est probable qu'il a pu fournir des promesses d'embauche satisfaisantes. Il a un dossier pénitentiaire exemplaire, n'ayant jamais été puni disciplinairement.

Tiens, en rédigeant ce billet, je découvre que Le Figaro publie le jugement du JAP de Toulouse.

Voilà un document précieux.

On apprend donc que la demande a été sollicitée le 22 juillet 2007. On ne peut pas dire que le JAP agisse dans la précipitation. Il a bien un contrat de travail avec Universal Music (oui, un chanteur très marqué à gauche qui travaille pour une multinationale, je ne vois pas où est le problème ?) renouvelé en 2005, des revenus issus de ses droits d'auteur et interprète, qu'il a deux enfants dont il souhaite pouvoir s'occuper - sa fille a 4 ans, son fils 10. La famille de la victime a été consultée qui a exprimé son désaccord, estimant que Bertrand Cantat aurait bénéficié de conditions privilégiées durant sa détention et invoquant l'exemplarité de l'affaire en matière de violences conjugales. L'administration pénitentiaire a donné un avis favorable. Le ministère public ne s'oppose pas (il a un mal fou à être d'accord, c'est un blocage), à condition que la période de suivi ne soit jamais réduite, et que le condamné poursuive à l'extérieur sa prise en charge thérapeutique et s'abstienne de toute intervention publique ou diffusion d'oeuvre relative aux faits (pas de livre, pas d'interview), ce à quoi le condamné a dit qu'il était d'accord.

Le juge explique ensuite sa décision : il constate sa compétence pour statuer seul (peine de moins de dix ans), que le condamné est à mi peine, et répond aux parties.

Sa réponse à la famille de la victime mérite d'être reprise ici, pour les Monsieur Prud'homme qui se scandalisent sans savoir.

Monsieur Cantat et son conseil ont rappelé les conditions de vie carcérale ayant entouré les quatorze mois d'emprisonnement subis à Vilnius, avec notamment un placement en isolement dans une cellule de 6m² située en sous sol, seulement éclairée par un soupirail et une ampoule allumée nuit et jour, une surveillance permanente à travers un miroir sans tain en raison du risque d'un passage à l'acte suicidaire, ou encore l'impossibilité, pour des raisons linguistiques, de bénéficier du soutien psychologique qui lui était à l'époque particulièrement indispensable ;

S’agissant ensuite de l’incarcération subie à MURET, il convient de relever que M.CANTAT, contrairement à certaines allégations ayant pu circuler dans la presse, n’a en aucune manière bénéficié d’un "traitement de faveur" caractérisé par une plus grande liberté de circulation à l’intérieur de l’établissement, de plus larges horaires d’ouverture des cellules , et la prise de repas en commun, l’organisation de sa vie quotidienne ne lui est évidemment pas spécifique, mais réservée à la centaine de détenus affectée au bâtiment dit "de confiance", car ne présentant ni problème de réadaptabilité, ni dangerosité de nature sociale ou psychiatrique.

Loin de lui valoir, comme e pu le penser la partie civile sur le base d’informations erronées, un statut privilégié et des conditions de détention "que bien des prisonniers lui envieraient", la notoriété de M. Cantat l’a au contraire placé dans un contexte singulièrement éprouvant.

Ainsi, et clans la suite de l’incendie [1] survenu au cours de sa détention en Lituanie, et dont le caractère criminel est depuis avéré, M. CANTAT a reçu plusieurs lettres le menaçant de mort, notamment dans les débuts de son incarcération au Centre de Détention faisant actuellement l’objet d’enquêtes auprès du Parquet de TOULOUSE, d’autres sont parvenues à l’approche du débat contradictoire, et même en cours de délibéré. A l’intérieur de l’établissement, un climat de représailles avait également entouré son arrivée et nécessité pour sa sécurité un transfert rapide vers un autre bâtiment, certains détenus ayant utilisé sa faiblesse psychologique pour “s’autoproclamer protecteur” en lui faisant croire qu’il était la cible d’un “contrat” à l’extérieur.

Par ailleurs, toujours en lien direct avec l’extrême médiatisation entourant cette affaire, M. CANTAT a dû affronter de graves atteintes à la vie privée, parmi lesquelles le détournement et la publication dans l’hebdomadaire "VOICI"[2] (édition du 21 février 2005) de sa fiche d’inscription à l’université de Toulouse Le Mirail - ce qui l’a conduit à abandonner les études de philosophie qu’il souhaiter mener par correspondance auprès de cet établissement- , et surtout la parution d’une quinzaine de clichés photographiques pris à son insu en plusieurs moments et lieux du son quotidien carcéral (“VSD” édition du 21 au 27 février 2007, condamnation de la 17e Chambre Civile du TGI de Paris en date du 1er octobre 2007),

Au regard de la durée effective et de la pénibilité de l'emprisonnement subi, la mesure de libération sollicitée par M. CANTAT ne saurait donc être considérée comme prématurée, étant enfin observé que sa sortie définitive eu situe à moins de deux ans, comme étant fixée au 29juillet 2009[3].

Voilà pour ceux qui trouvent que Bertrand Cantat s'en sort trop bien et a passé de joyeuses vacances.

Enfin, rappelons que le fait d'être une personne publique, un "pipole" comme on dit en français moderne, que l'on soit auteur ou victime, n'implique pas la mise à disposition du public de sa vie privée et l'invitation à proférer des jugements aussi définitifs que fondé sur du néant. Laissons ces personnes vivre en paix. A ce titre, je réitère mon avertissement. Les commentaires donnant un avis dont nul, à commencer par moi, n'a que faire sur les divers protagonistes de cette affaire,seront supprimés.

Notes

[1] de sa maison personnelle, NdEolas

[2] Dont je salue au passage la rédaction qui, je le sais, me fait l'amitié de me lire et celle plus grande encore de ne pas s'intéresser à moi

[3] Par le jeu des réductions de peine et décrets de grâce.

jeudi 20 septembre 2007

La nausée

Je suis dans une colère noire. Il faut que je me retienne, tant les mots qui me viennent à l'esprit sont violents pour qualifier ce que les députés ont fait ce matin, à 2h10. Et quand je lis les mots qu'a eu le rapporteur de ce projet de loi, Monsieur le député Mariani, j'en ai des nausées.

Ha, tout le monde n'avait d'yeux que pour le test ADN, avec des belles formules à gauche, "les heures les plus sombres de notre histoire", la filiation est-elle seulement biologique, alors même que notre droit n'a jamais intégré cette notion.

Pendant que tout le monde dissertait doctement, l'assassin attendait son heure. Il portait un nom qui pourrait prêter à sourire : l'amendement 69. Et à l'heure où l'hémicycle se vide, après une suspension de séance qui est une invitation à ne pas revenir, il est revenu et a frappé.

L'Assemblée a décidé, oh, trois fois rien. Le délai de recours contre les décisions de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), qui accorde ou refuse l'asile politique, a été réduit d'un mois à quinze jours.

Ha, décidément, ce Maître Eolas, quel adepte des effets de manche ! Il essaye de nous faire passer quinze jours comme étant le socle de la démocratie, penserez-vous.

Croyez-vous ?

Allons voir un peu comment ça se passe, concrètement.

La plupart des demandeurs d'asile présentent leur demande dès leur arrivée en France ; sur Paris, c'est à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle, en se présentant à la police aux frontières (PAF). Comme je l'avais déjà narré en son temps, l'hospitalité de la France se manifeste par un enfermement immédiat dans les ZAPI. Un premier examen sommaire a lieu pour tenter de déterminer si sa demande n'est pas manifestement infondée. Si elle n'est pas infondée, l'étranger reçoit... un laisser passer lui permettant de présenter sa demande d'asile à l'OFPRA (dans un délai de 20 jours, sinon, c'est définitivement irrecevable). En Français, la demande, bien sûr. Avec des preuves en prime. Le dossier fait 16 pages.

Si elle est considérée comme manifestement infondée (et c'est le ministre de l'intérieur qui décide, bientôt le ministre de l'immigration, de l'intégration et du codéveloppement), il est "réacheminé" dans les conditions que vous savez.

Actuellement, la défense de ces étrangers connaît une embellie. La France ayant été condamnée par un arrêt du 24 avril 2007 de la cour européenne des droits de l'homme pour absence de recours suspensif à cette décision ministérielle (oui, la France a été condamnée par la cour européenne des droits de l'homme pour les règles en vigueur en matière d'asile, elle est pas belle, la patrie des droits de l'homme ?), les juges des libertés et de la détention de Bobigny libèrent systématiquement les demandeurs d'asile qui leur sont présentés au bout de quatre jours pour qu'ils puissent bénéficier de la procédure normale. Ca ne durera pas, l'un des objets de l'actuel projet de loi étant de prévoir un recours suspensif - sans que l'étranger soit libéré de la ZAPI, bien entendu.

Quand un étranger se trouve sur le territoire français, il peut donc présenter sa demande à l'OFPRA. Il doit remplir un dossier et fournir des preuves des faits qu'il allègue. D'ailleurs, j'en profite pour tancer les divers groupements terroristes ou de guerilla du monde entier : pensez à faire des attestations d'oppression à vos victimes, ça rendrait bien service à l'OFPRA qui a une âme d'enfant et se refuse à voir le mal où que ce soit et croit que quand on lui raconte des horreurs, c'est en fait une bonne blague.

La procédure devant l'OFPRA n'est pas juridictionnelle mais administrative. Le demandeur d'asile est reçu seul par un Officier de Protection (c'est le nom des fonctionnaires de l'OFPRA) qui va lui poser des questions précises sur son récit, pour s'assurer de sa crédibilité. On a donc un étranger, qui neuf fois sur dix ne parle pas français (il y a un interprète, bien sûr...) qui est interrogé par un fonctionnaire, représentant de l'autorité. Souvent, dans son pays, ce type de personnage a le pouvoir de vie et de mort sur vous, au sens propre. En outre, ils savent que cette personne a entre ses mains la clef de leur avenir, de leur liberté et parfois de leur sécurité. Autant dire qu'ils sont détendus, à l'aise, et volubiles. Tout silence ne sera pas imputé à l'intimidation de la situation mais au mensonge et à l'invention.

La décision est envoyée par lettre recommandée à l'étranger, le délai court de la réception de la lettre recommandée ou de la date de première présentation si la lettre n'est pas retirée (cela a son importance...).

Cette décision est très courte (une page), l'essentiel tenant en deux paragraphes : le résumé des faits allégués par l'étranger et les motifs de l'acceptation ou du rejet de la décision.

Cette décision peut faire l'objet d'un recours juridictionnel devant une juridiction ad hoc, la Commission de Recours des Réfugiés[1] (elle siège à Montreuil, en Seine Saint Denis, 35 rue Cuvier), c'est à dire qui sera examiné en séance publique (allez-y, les audiences ont lieu le matin et l'après midi, c'est instructif), par un collège de trois personnes, l'étranger pouvant être assisté d'un avocat qui aura accès au dossier de l'OFPRA.

Le délai de recours est actuellement d'un mois. Le recours doit être écrit (en français) et motivé, sous peine d'être rejeté d'office et sans audience. Il s'agit de contester la décision de l'OFPRA en apportant les preuves que l'Office estime avoir fait défaut (preuves qu'il faut parfois se faire envoyer depuis le pays étranger), et d'invoquer la jurisprudence de la Commission et du Conseil d'Etat en la matière, recherches qui prennent du temps. Ajoutons que si votre client ne parle pas français, les frais d'un interprète ne sont pas pris en charge par l'aide juridictionnelle. Il faut se débrouiller avec les amis, et avec la formidable solidarité qui existe dans les communautés d'exilés.

Enfin et surtout, le recours ne peut être fait que par lettre recommandée avec avis de réception. Vous ne pouvez vous présenter au secrétariat de la Commission avec votre recours : il sera refusé. Vous êtes tributaire de la Poste, donc le délai d'acheminement se décompte du délai effectif de recours.

Hé bien ce délai de recours va être ramené à quinze jours, acheminement postal compris. Cela signifie que votre client, du jour où il reçoit la lettre, va devoir vous en avertir, vous apporter la décision de l'OFPRA (le recours est irrecevable s'il n'est pas accompagné de cette décision), vous allez devoir rédiger le recours, expliquer en quoi l'OFPRA s'est trompée, apporter des preuves qui n'ont pas été soumises à l'OFPRA, et l'envoyer à temps pour que la commission le reçoive. Votre client ayant souvent une domiciliation postale, s'il laisse s'écouler le délai de présentation qui est de quinze jours, le délai de recours aura expiré sans même qu'il ait eu connaissance de la décision (malheur aux hospitalisés et à ceux qui oublient de passer relever leur courrier).

Bref, des centaines de recours, peut être parfaitement fondés, seront rejetés d'office car non reçus dans le délai. Ha, le délai, quelle merveilleuse invention. Quand vous ne pouvez pas supprimer un droit car il relève des droits de l'homme, enfermez le dans un délai très bref. Et l'Etat est le roi quand il s'agit de se prémunir des recours contre ses décisions. Voyez vous même.

Un épicier est en conflit avec un fournisseur sur la qualité de ce qu'il lui a apporté. Après un premier procès, il aura un mois pour faire appel. S'il perd en appel, il aura deux mois pour faire un pourvoi en cassation.

Un délinquant ou un criminel condamné (c'est l'Etat la partie poursuivante) a dix jours pour faire appel. S'il est à nouveau condamné en appel, il a cinq jours pour se pourvoir en cassation. Un condamné à mort avait 5 jours pour faire un pourvoi, un épicier, deux mois.

En matière d'étrangers, c'est encore mieux.

Un arrêté de reconduite à la frontière est pris contre vous ? Vous avez 48 heures pour former un recours, écrit, motivé, devant le tribunal administratif. Qui aura 72 heures pour statuer. Sachant que dans la majorité des cas, vous êtes privé de liberté dans un centre de rétention. Et si tel est votre cas, vous serez conduit au bout de deux jours devant le juge des libertés et de la détention qui va décider de votre maintien ou non en rétention pour quinze jours de plus. S'il vous y maintient, le délai d'appel est de... 24 heures. A la minute près. Recours écrit, en français, et motivé : vous devez expliquer en quoi le juge s'est trompé. Votre appel sera jugé dans les 48 heures.

Par contre, si votre enfant est mort dans un hôpital pour une simple appendicite, vous attendrez bien trois ans avant d'avoir une première décision, n'est ce pas ? Il y a des priorités.

Donc, forcément, ce délai de recours d'un mois apparaissait comme une anomalie comparé aux autres. Voilà qui est corrigé.

Mais au fait, ça ressemble à quoi, un attentat au droit d'asile comme celui-là ?

La lecture du compte rendu des débats est hautement instructive. Je graisse. Le rapporteur est Monsieur Thierry Mariani. Le secrétaire d'Etat est Monsieur Roger Karoutchi, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement.

M. le Rapporteur – L’amendement 69 vise à réduire à quinze jours le délai autorisé pour introduire un recours devant la CRR lorsque la demande d’asile a été rejetée par l’OFPRA, comme c’est le cas ailleurs en Europe. Le délai actuel d’un mois allonge les procédures et nuit au bon accueil des demandeurs d’asile.

Ha, bon, en fait, c'est fait POUR les demandeurs d'asile. En fait, c'est moi qui vois le mal partout.

M. le Secrétaire d'État - Sagesse.

M. Noël Mamère – Le Gouvernement a raison de ne pas se déclarer favorable à cet amendement qui, sous son allure technique, est en fait de nature très politique, car il réduira davantage les faibles droits de recours des demandeurs d’asile. Vous ne pouvez marchander sur ce délai, souvent crucial. Le Parlement avait d’ailleurs déjà voté contre une telle mesure en 2006. Le droit de recours est garanti par la Convention européenne des droits de l’homme ; cette mesure le remet en cause.

M. le ministre de l’asile nous disait hier vouloir faire respecter la tradition d’accueil de notre pays et conforter les demandeurs dans leur procédure. J’espère que l’Assemblée aura cette sagesse, comme vous l’y invitez !

M. Serge Blisko – Un droit n’est rien s’il n’est pas effectif. Or, ce droit inaliénable hier encore ne sera plus applicable demain. En effet, le délai en question comprend le temps d’acheminement au greffe – souvent quelques jours – soit un peu moins d’un mois, sans compter qu’il ne s’agit pas d’arriver une minute en retard !

M. le Rapporteur – C’est toujours comme cela, pour les élections comme pour les trains.

En effet, Monsieur le député, ça revient au même. Quand on rate un train, on prend le suivant. Quand on arrive trop tard pour se présenter à une élection, on se présente à la suivante. Quand on arrive trop tard pour présenter son recours, c'est définitivement fini. Mais sinon, c'est tout pareil[2].

M. Serge Blisko – Par ailleurs, le recours ne consiste pas en une simple lettre : il faut étoffer le dossier refusé par l’OFPRA. Il arrive que des pièces nouvelles doivent être fournies, par exemple pour attester la réalité des mauvais traitements subis. Pour les rassembler et les faire traduire, il faut du temps. Autant dire que cette mesure, présentée comme de bon sens, est bien plutôt une chausse-trape, un guet-apens pour ceux qui veulent introduire un recours. Restons-en au délai actuel d’un mois – la loyauté voudrait même que ce délai commence au moment où la lettre informant de la décision de première instance de l’OFPRA est reçue, le cachet de la poste faisant foi.

M. Éric Ciotti – Le groupe UMP est très favorable à cet amendement. La France se caractérise par sa tradition d’accueil des persécutés. Cette vocation doit être réaffirmée, et les dispositions de ce texte y contribuent en renforçant son intangibilité, à laquelle nous sommes, comme vous, attachés. Encore faut-il que les demandes d’asile ne soient pas détournées de leur objet. Or, la procédure est devenue, on le sait, un vecteur d’immigration. Grâce aux mesures adoptées depuis 2003, le délai d’instruction des demandes d’asile est passé de vingt mois à quatorze mois en 2006. La France est le pays européen dont la législation en matière d’accueil est la plus généreuse. Nous nous en réjouissons, mais il faut tendre à l’harmonisation ; en Grande-Bretagne, le délai de recours est fixé à dix jours ; personne ne prétendra que cela en fait un pays au régime liberticide. L’entrée en vigueur, le 1er janvier 2008, de l’aide juridictionnelle aux demandeurs d’asile…

Oui, jusqu'à présent, l'étranger doit payer son avocat et ne bénéficie d'aucune aide pour cela. France terre d'asile, n'oubliez jamais.

M. Patrick Braouezec – Vous semblez la regretter…

M. Éric Ciotti – Du tout, c’est une bonne chose, mais cela aura pour effet mécanique d’accroître le nombre de recours, et d’effacer de ce fait le raccourcissement du délai d’instruction des demandes que l’action du précédent ministre de l’intérieur a rendu possible. C’est une autre raison qui nous fait approuver la proposition des rapporteurs.

Mieux dit, ça donne : des demandeurs d'asile sont empêchés d'exercer un recours faute de moyens. Maintenant, ils vont pouvoir le faire. Il faut donc trouver autre chose pour les en empêcher.

M. Étienne Pinte – Je suis très défavorable à cet amendement, qui remet en cause l’un des fondements du droit d’asile. À l’heure actuelle, le délai de quinze jours est insuffisant. Peut-être ne le sera-t-il plus après l’entrée en vigueur de l’aide juridictionnelle, mais nous n’y sommes pas encore, et le fait que les délais d’instruction des demandes aient été réduits à quatorze mois devrait inciter à la prudence. Puis-je vous rappeler la procédure ? Après que l’OFPRA a rejeté une demande d’asile, le demandeur doit prendre connaissance de cette décision, et beaucoup habitent en province. Il leur faudra ensuite trouver un avocat, rédiger un recours et, pour les non francophones, trouver un interprète. On peut, certes, faire référence aux dispositions en vigueur dans d’autres pays, mais la Déclaration des droits de l’homme de 1789 a été rédigée en France, et nulle part ailleurs ! L’asile est une tradition qui fait honneur à notre pays, et cette disposition, qui a suscité la stupeur et l’indignation du Haut Commissariat pour les réfugiés, lui porte une atteinte grave. À Villeurbanne, vous avez, Monsieur le ministre, visité le centre de transit de l’association Forum réfugiés dirigée par mon ami Olivier Brachet : vous avez dit qu’il n’était pas question de « faire du chiffre » à propos des réfugiés et que vous respecteriez le droit d’asile et protégeriez les réfugiés. Ce serait pourtant un très mauvais signe que de réduire à quinze jours le délai de recours.

M. Patrick Braouezec – M. Pinte est votre Jiminy Cricket, Messieurs…

Et pourtant :

L'amendement 69, mis aux voix, est adopté.

L'épitaphe revient à Monsieur Serge Blisko :

M. Serge Blisko – C’est catastrophique !

Vous n'avez pas idée.

Bon sang, que j'ai mal au coeur ce soir.

Notes

[1] Qui va devenir par cette loi la Cour Nationale du Droit d'Asile, CNDA. On apprend à l'occasion des débats que ses moyens ont été diminués, 125 postes ont été supprimés, mais la loi lui donne une sucette, désormais, on l'appellera "cour". Ca ne coûte rien et ça fait réforme...

[2] Paragraphe modifié depuis la première mise en ligne.

mercredi 22 août 2007

Démagogie ordinaire

Notre président bien aimé a décidé de prendre le taureau par les cornes et de montrer qu'il réagit immédiatement à l'affaire de l'enlèvement suivi du viol de ce garçonnet à Roubaix. Je ne citerai pas son nom, et je suis outré que la presse répète à l'envie son prénom, cite le nom de son père (qui est donc aussi le sien) à l'occasion de sa réception à l'Elysée et utilisent abondamment sa photographie, qui n'avait été diffusée que dans le cadre du plan Alerte-Enlèvement. Merci de la part de cet enfant qui grâce à la presse et à internet qui n'oublie rien, portera cette croix toute sa vie. Merci de ne pas citer son nom dans vos commentaires.

Je passerai rapidement sur les annonces : c'est de bonne guerre, quand l'opinion publique est choquée par un fait divers aussi horrible, il faut montrer compassion (recevoir les parents, dire qu'on se met à leur place...) et réaction pour faire croire que ça n'arrivera plus jamais. On n'est pas obligé non plus laisser le boulevard de la démagogie à l'opposition.

Ceci dit, l'annonce de « l'ouverture d'un hôpital fermé » devrait en soi suffire à tout un chacun à se convaincre de ce qu'il est en présence de démagogie, ou que Pierre Dac est resuscité et a pris le pouvoir.

Mais dans la retranscription de la conférence de presse où ces mesures ont été annoncées, un passage m'a fait sourire, du sourire de Bearmarchais : pour ne pas avoir à en pleurer.

Un journaliste présent pose, comme première question après ces annonces :

Cela s'accompagne-t-il de moyens supplémentaires pour la justice ?

Vous savez que c'est mon dada. Au moment où j'ai lu cette question, le Ciel m'en est témoin, je me suis dit : « Tiens ? Comment va-t-il enrober le fait qu'il n'y aura pas un centime de plus pour la justice ? »

La réponse se trouve quelques lignes plus bas (je graisse).

LE PRESIDENT – Je viens d'annoncer qu'un hôpital dédié aux pédophiles sera ouvert à Lyon en 2009. J'ai demandé à Roselyne BACHELOT [ministre de la santé, NdA] de prévoir un autre établissement pour les détenus psychiatriques de façon à renforcer considérablement le suivi psychiatrique des détenus. Mais, en l'occurrence, ce n'était pas une question de moyens. Cette personne qui sort, tout le monde sait que c'est dangereux, qu'elle est dangereuse. Ne me dites pas que l'on n'avait pas les moyens de suivre un homme de cette nature. On ne peut pas tout mettre sur la question des moyens. On ne peut pas tout mettre sur la question de la fatalité. La vérité, c'est que les uns disent : « la peine a été exécutée, il était donc libre ». Les autres, la famille, me disent « que faisait le prédateur dehors » ?

Admirez que le manque de moyen devient assimilé à la fatalité, le « On n'a pas les moyens de le faire » à « On ne peut rien y faire ». C'est pratique : contre le premier, il faut de l'argent, contre le second, de la volonté. Et comme la volonté, ça ne coûte rien, l'Etat en a à revendre. Et quand ce n'est pas suffisant, il y a autre chose qui ne coûte rien : une loi.

C'est mon rôle de chef de l'Etat de tirer les conséquences d'un vide juridique qui fait que des hommes de cette nature, des individus de cette nature, on ne peut pas dire que l'on les remet en liberté uniquement parce qu'ils ont fait leur peine. (...)

C'est vrai ça, si on remet les gens en liberté sous le prétexte fallacieux qu'ils ont terminé leur peine, où va-t-on ?

On ne peut pas simplement dire aux contribuables : il n'y a pas assez de dépenses, il n'y a pas assez d'argent, il n'y a pas assez de moyens. Parce que, en l'occurrence, les moyens étaient suffisants pour dire que cet homme était dangereux.(...)

Il suffisait de le demander au président de la République, en fait.

Et donc :

La Garde des Sceaux proposera un texte qui sera examiné par le Conseil des ministres dans les toutes prochaines semaines, passera au Conseil d'Etat, et sera défendu devant le Parlement au mois de novembre, au plus tard.

Fermez le ban.

PS : Pour préciser ma position avant que qu'on ne m'applique la même méthode : je ne dis pas que ce n'est qu'une question de moyens. Mais elle est centrale, toujours, dans tous les dysfonctionnements constatés de la justice. Les détentions provisoires anormalement longues, ce sont des juges qui doivent traiter de front une centaine de dossiers à la fois, et des expertises qui innocentent qui sont retardées pour des raisons budgétaires. La récidive, c'est aussi un manque d'encadrement des détenus, l'impossibilité matérielle de leur consacrer assez de temps pour leur trouver une formation professionnelle, préparer leur sortie pour qu'ils aient d'autres solutions que de réitérer leur comportement pour vivre.

Et en l'espèce, gageons sans risque que la suite révélera que la loi a été appliquée, sans les moyens d'assurer son effectivité, notamment au niveau de la surveillance dont il faisait l'objet.

Donc, il faut changer la loi. Puisqu'on n'a pas les moyens de les surveiller (ils sont 6000, c'est beaucoup, pour un pays qui n'est que dans les dix premières puissances économiques mondiales et qui n'a que 5 millions de fonctionnaires...), il ne faut plus les libérer, quand bien même ils auraient effectué leur peine.

La lettre de cachet, c'est pas cher, il ne faut même pas la timbrer.

mercredi 8 août 2007

L'affaire "La Rumeur"

Le 11 juillet dernier, la cour de cassation a rendu un arrêt cassant l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 22 juin 2006, qui avait relaxé le président d'EMI et l'un des membres du groupe de rap "La Rumeur" du chef de diffamation à l'encontre d'une administration.

Les faits étaient les suivants.

La société Electronic & Musical Industry Musique France (EMI) a édité en 2002 l'album d'un group de rap appelé "La Rumeur", album dont le titre est "L'Ombre sur la mesure". Cet album était distribué avec un livret intitulé "La Rumeur Magazine" où figurait un article intitulé "Insécurité sous la plume d'un barbare".

Dans cet article, écrit par le chanteur du groupe, Mohamed Bourokba, dit "Hamé", on pouvait lire entre autres les passages suivants (l'intégralité de l'article peut être lu ici) :

Les rapports du ministre de l'intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété ;

(...)

La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique Touche pas à mon pote ;

(...)

La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers c'est avoir plus de chance de vivre des situations d'abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l'embauche, de précarité du logement, d'humiliations policières régulières ;(...)

Le ministre de l'intérieur de l'époque, que des mauvaises langues accusaient d'aspirer à de plus hautes fonctions, avait porté plainte pour diffamation publique envers une administration publique, en l'espèce la police nationale.

La 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris avait relaxé les prévenus, confirmée en cela par la 11e chambre de la cour d'appel de Paris, qui a estimé que le premier et le deuxième passages ne mettent pas en cause la police nationale, mais l'ensemble des acteurs politiques et sociaux des vingt ou trente dernières années, et que les propos litigieux ne peuvent caractériser le délit de diffamation en raison de leur imprécision et de leur caractère outrancier.

La cour de cassation reprend sèchement la cour d'appel de Paris, en objectant que constitue une diffamation envers une administration publique ne pouvant être justifiée par le caractère outrancier du propos, l'imputation faite aux forces de police de la commission, en toute impunité, de centaines de meurtres de jeunes des banlieues. Donc, estime la cour de cassation, la cour d'appel de Paris a méconnu le sens et la portée de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la diffamation en son article 29. L'arrêt est donc cassé, c'est à dire annulé, et l'affaire sera jugée à nouveau par la cour d'appel de Versailles.

Philippe Bilger approuve, lui qui a été longtemps procureur à la 17e chambre du tribunal de Paris, en précisant que cet arrêt de la cour de cassation est « d'une insigne et triste banalité », et s'agaçant des réactions outrancières que cette décision aurait selon lui causé. On peut supposer qu'il pense entre autre à ce commentaire collectif du goupe sur son site : « Dans un pays, aujourd'hui, toujours tenté par un retour à une censure d'état digne des pages les plus honteuses de son histoire, on vous laisse imaginer le pire. »

Bon, que dit cet arrêt, au juste ?

Philippe Bilger a raison de souligner qu'il est très banal. La chambre criminelle de la cour de cassation s'est d'ailleurs abstenue de mentionner cet arrêt sur son site parmi les décisions dignes d'intérêt (elle a rendu le même jour un très bel arrêt en matière des droits de la défense que tout avocat pénaliste lira avec intérêt) et cet arrêt ne sera pas publié non plus dans les diverses publications de la cour.

En effet, la diffamation publique implique de tenir publiquement des propos imputant à une personne identifiée ou identifiable, ou une administration publique identifiable, des faits de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération. Contrairement à l'injure, qui consiste en des propos outrageants ne contenant l'imputation d'aucun fait, la diffamation suppose des faits précis pouvant faire l'objet d'un débat quant à leur réalité ou non. En effet, dans certains cas et à certaines conditions (pour les connaître, relisez vos classiques), apporter la preuve de la réalité du propos diffamatoire permet d'échapper à la sanction.

La différence est parfois subtile, car un propos à première vue diffamatoire peut, par son caractère outrancier, exclure tout débat contradictoire et dégénérer en injure[1]. Or les règles de procédure protègent celui qui est poursuivi pour diffamation alors qu'il a injurié ou vice versa : il sera relaxé.

La cour d'appel de Paris a fondé sa relaxe sur deux arguments. D'une part, les propos ne viseraient pas une administration publique, mais « l'ensemble des acteurs politiques et sociaux des vingt ou trente dernières années », foule trop vaste et aux contours trop imprécis (vingt, ou trente dernières années ?) pour être un tout identifiable. D'autre part, les propos tenus par le chanteur seraient tellement outranciers et imprécis qu'en fait, il s'agissait d'une injure et que la qualification retenue était erronée.

Vous voyez, la cour d'appel n'a à aucun moment approuvé le texte litigieux. Elle s'est contentée de dire que ce texte injuriait un peu tout le monde, ce qui n'est pas une diffamation de la police.

Une telle analyse, certes très favorable à la liberté d'expression ne résistait pas à l'examen. Les trois passages cités au début mentionnent expressément la police, ce qui exclut l'argument de la victime non identifiable.

Le premier parle de centaines de jeunes de banlieue assassinés (ce qui implique la préméditation), le deuxième reprend l'allusion, ce qui est un crime donc par essence susceptible de débat contradictoire, tandis que le troisième parlant d'humiliations régulières, implique que la police se livre habituellement à des abus de pouvoir sur des bases discriminatoires, ce qui est un délit. Ils n'ont rien d'outrancier dans leur formulation (comme l'est le célèbre "CRS=SS !"). D'ailleurs, lors du procès devant la 17e chambre du tribunal, le chanteur a lu à la barre une liste de noms de jeunes morts des suites de violences policières. Elle faisait une vingtaine de noms, soit 180 de moins que le minimum nécessaire pour parler de "centaines", mais cela implique bien que l'auteur assume l'accusation, et ne visait donc pas à injurier mais bien à imputer des assassinats à la police nationale, ce qui caractérise la diffamation.

La cour de cassation n'était pas ici confrontée à un problème de droit très compliqué. Les propos litigieux sont diffamatoires, et non injurieux, et ils sont précis. La cour d'appel ne pouvait pas relaxer sur ces fondements. Sa décision ne pouvait qu'être cassée.

La personnalité du ministre de l'intérieur a conduit ses adversaires politiques à contester cette décision pour des motifs politiques. C'est ainsi que le débat est vicié d'entrée. Les conseillers à la cour de cassation ne sont pas aux ordres d'un ministre fut-il devenu président de la République, et leur décision est juridiquement parfaitement fondée, tout étudiant ayant fait du droit de la presse aurait pu prévoir le sens de cette décision.

La seule décision politique a été de déposer plainte au début. Elle est l'exercice d'un choix entre la tolérance et la liberté d'expression et le respect et l'honnêteté dues à la police. On peut critiquer le choix qui a été fait, même si personne n'accusera le ministre de l'époque d'incohérence avec ses idées à cette occasion. On peut pousser un peu dans la mauvaise foi en rappelant ses propos tenus lors de l'affaire des caricatures du prophète ("je préfère l'excès de liberté d'expression à l'excès de censure") en considérant que condamner une diffamation est nécessairement un excès.

Mais juridiquement, cette décision est irréprochable. Les juges ne peuvent apprécier l'opportunité de l'action dont ils sont saisis. Ils doivent trancher en droit, c'est ce qu'ils ont fait.

Notes

[1] Exemple : Papa, prête moi ta voiture. - Non, mon fils, tu n'as pas le permis. - Pfff, t'es vraiment un nazi.

mercredi 18 juillet 2007

L'autre Justice (2)

Après avoir découvert l'existence d'une juridiction administrative, et examiné son fonctionnement ordinaire, passons à la pratique et à l'extra-ordinaire.

Le juge administratif a à connaître des procédures extra-ordinaires, qui sont jugées de manière totalement différente du contentieux ordinaire (trois juges, procédure écrite, observations du commissaire du gouvernement). Ces procédures ont comme particularité commune d'être jugées par un juge unique, d'être orales (de nouveaux arguments peuvent être soulevés pendant l'audience), et sans commissaire du gouvernement.

Vous vous souvenez que la procédure ordinaire est : requête, mémoire en défense, puis mémoires en réplique, jusqu'à ce que la clôture ait lieu. Audience devant trois juges, observations du commissaire du gouvernement, délibéré, puis notification du jugement par voie postale. Le mécanisme est souple, mais souffre de sa simplicité : la facilité de recourir à la justice administrative pour le contentieux du recours en excès de pouvoir entraîne un grand nombre de contentieux et le temps de traitement des dossiers avoisine les deux années, sachant que le recours n'a aucun effet suspensif : pendant ce temps, la décision attaquée continue de faire effet.

Il est deux séries de cas où la procédure change assez radicalement : les référés et le contentieux des reconduites à la frontière (RAF, à ne pas confondre avec l'autre RAF). Les premiers me fournissent amplement sujet à un billet, je reviendrai plus tard sur le contentieux des étrangers.

Ces référés ont été créés par la loi du 30 juin 2000. Sans être totalement inconnus auparavant, ils constituent une petite révolution culturelle dans le procédure administrative, écrite et sereine. Les juges administratifs (et les greffiers, sans qui nous ne serions rien, juges et avocats) s'y sont pourtant adaptés sans difficulté, et ces procédures sont aujourd'hui banales.

Le Code de justice administrative (CJA) distingue entre les référés liés à une urgence et les autres.

Les référés en urgence sont le référé suspension (article L.521-1 du CJA), le référé liberté (Article L.521-2 du CJA), et le référé conservatoire (article L.521-3 du CJA).

Le référé suspension vise à obtenir provisoirement la suspension de toute mesure administrative qui n'a pas encore été pleinement exécutée, contre lequel un recours en excès de pouvoir a été introduit, recours reposant sur un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction du recours, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.

Le référé liberté vise à demander au juge toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle l'administration au sens large, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge doit statuer dans les 48 heures.

Le référé conservatoire vise à obtenir, même en l'absence d'une décision administrative préalable, toute mesure utile qui ne fait pas obstacle à l'exécution d'une décision administrative. C'est assez mystérieux en apparence, mais en réalité, c'est fort simple.

"Pas de décision administrative préalable nécessaire" : c'est le corollaire du fait que la mesure ne doit pas "faire obstacle à l'exécution d'une décision administrative". Si on veut faire obstacle à une décision, il faut opter pour le référé suspension ou le référé liberté. On peut solliciter en référé conservatoire la communication de documents préparatoires à une décision administrative vous concernant mais qui n'a pas encore été prise.

Les référés qui ne supposent par d'urgence sont le référé constat, qui vise à voir désigner un expert pour pour constater sans délai les faits qui seraient susceptibles de donner lieu à un litige devant la juridiction (procédure qui a été utilisée pour faire constater les conditions matérielles de rétention des étrangers dans le centre de rétention de Paris), et le référé instruction, qui vise à voir prescrire toute mesure utile d'expertise ou d'instruction, par exemple une expertise médicale constatant l'état d'un patient traité dans un hôpital public. Je laisse de côté certains référés très particuliers, en matière fiscale ou de respect des installations classées, qui concernent un contentieux très spécifique.

Quelques exemples tirés de l'actualité récente.

Il y a un an, le préfet du Morbihan a pris un arrêté réquisitionnant l'aérodrome de Vannes-Meucon pour que le Teknival 2006 puisse s'y dérouler. Problème : le préfet ne tient d'aucune loi le pouvoir de réquisitionner ainsi une propriété privée (quand bien même le propriétaire était la commune de Vannes) pour satisfaire le besoin de jeunes gens de réduire sensiblement leur ouïe et leur espérance de vie par l'effet cumulé de décibels, d'éthanol, de tétrahydrocannabinol et de méthylénédioxyméthamphétamine (ou si vous préférez, de bière, de shit et d'ecsta). Au contraire, la loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne a introduit dans la loi n°95-73 du 21 janvier 1995 un article 23-1 imposant aux organisateurs des raves-parties de souscrire une déclaration préalable auprès de l’autorité préfectorale. Cette déclaration doit être assortie de toute une série d’indications sur les mesures prises pour garantir la sécurité, la salubrité, l’hygiène et la tranquillité publiques. La loi impose aussi de joindre diverses pièces, à commencer par l’autorisation écrite d’occuper le terrain donnée par le propriétaire de celui-ci. Enfin, la déclaration doit être déposée en préfecture un mois à l'avance et la préfecture peut s'opposer à la tenue de la rave party au plus tard huit jours avant. Ici, rien de tel. Les organisateurs (si on peut les affubler de ce titre pompeux vu leur comportement) ne se sont pas souciés d'effectuer les démarches prévues par la loi : ni déclaration, ni accord du propriétaire. En toute logique, la sanction aurait dû être : pas de déclaration, pas de manifestation.

Et bien non. C'est le préfet, Madame Elisabeth Allaire, qui va s'occuper de tout, et utiliser ses pouvoirs de police pour mettre élus locaux, riverains, aéro-clubs et usagers de l'aérodrome devant le fait accompli. Le 23 juin 2006, un arrêté de réquisition est pris. Aussitôt, un recours en annulation est formé, et un référé suspension est introduit devant le tribunal administratif de Rennes. L'audience est fixée au 28 juin à 9h30. La réquisition ayant pris effet le 26 juin, l'urgence est établie. Le préfet ayant agi en dehors et même à rebours de la loi, il existait un moyen sérieux de contester la légalité de cet arrêté. Le tribunal a donc suspendu l'arrêté préfectoral le temps que le recours soit jugé.

La France étant un Etat de droit, le préfet a aussitôt obtempéré à l'injonction de la justice et le Teknival a été annulé.

Ha. Ha. Vous y avez cru, hein ? C'est ce qui aurait dû se passer, dans un Etat respectueux des lois.

Le préfet a formé un pourvoi en cassation et a repris le 30 juin des arrêtés identiques à ceux venant d'être annulés. Ils ont même eu droit à un numéro spécial du Registre des Actes Administratifs. Prévenante, Madame Allaire a même prévu une dérogation à la réglementation sur le bruit, sans que les organisateurs n'aient rien demandé. Le Teknival s'est donc tenu illégalement, paralysant une semaine un aérodrome servant notamment à des fins sanitaires et de sécurité en mer. Pourtant, le pourvoi en cassation n'est pas suspensif, et le préfet ne pouvait pas l'ignorer.

Je ne peux m'empêcher de citer les mots du commissaire du gouvernement devant le Conseil d'Etat, qui a jugé le pourvoi le 17 janvier 2007 (et a déclaré le pourvoi sans objet, la décision attaquée ayant produit tous ses effets, elle ne pouvait plus être suspendue).

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ainsi est rédigé l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, acte fondateur de notre contrat social. Superficiellement la présente affaire peut sembler revêtir une assez faible portée, eu égard tant à son objet – la suspension d’une réquisition pour la tenue d’une rave-party – qu’au dispositif de la décision que nous vous proposerons d’adopter – un non-lieu à statuer. Toutefois quand on prend la peine d’y réfléchir d’un peu plus près, on ne peut que constater que ce contentieux de l’urgence renvoie à des questions assez fondamentales, du simple fait que dans cette affaire l’administration a consciemment, délibérément et ouvertement violé une ordonnance d’un juge des référés suspendant l’exécution d’une de ses décisions.

Le fait est en lui-même suffisamment exceptionnel – et en l’état de notre information sans précédent dans votre jurisprudence - pour avoir justifié l’inscription de ce recours au rôle de votre formation[1]. (...) De manière encore plus profonde et au delà même de la seule question de la crédibilité des procédures d’urgence, il nous semble que sans exagération aucune la présente affaire soulève un véritable enjeu du point de vue de la séparation des pouvoirs garantie par l’article 16 de la Déclaration de 1789. La France se fait à juste titre le promoteur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs dans les pays où ils ne sont pas respectés. Mais qu’en reste-t-il lorsque, dans notre pays même, l’administration comme ce fut le cas ici passe par pertes et profits une décision de justice revêtue de la formule exécutoire ? Lorsque l’administration passe en force, la tentation de l’arbitraire se lève à l’horizon. En matière de respect de l’état de droit, rien dans aucun pays n’est acquis à tout jamais ; ne l’oublions pas. On aura compris qu’en filigrane de cette affaire en apparence anodine est ici en cause rien moins que le principe de la soumission de l’action administrative au droit et à la justice.

Mais il y a une justice, et Madame Elisabeth Allaire a été révoquée de ses fonctions et rayée de la fonction publique, de même que son supérieur.

Ha. Ha. Ca fait deux fois que je vous ai bien eus. Le 13 décembre 2006, elle a été nommée membre du Conseil supérieur de la Cour des comptes en qualité de personnalité qualifiée. En effet, avec un tel respect de la loi, qui a pour le moment coûté 6000 euros en frais de procédure au contribuable, elle est plus que qualifiée pour vérifier les comptes publics... Quant à son supérieur, il est désormais président de la République.

Et après ça, on reproche aux cyclistes de griller des feux rouges à vélo.

Plus sérieusement, cette affaire a stupéfié les juges administratifs, et la plaie est encore ouverte. Et elle devrait révolter les citoyens ; ma colère n'est pas retombée.

Autre exemple : l'affaire de la soupe au cochon.

J'ai déjà parlé de cette affaire. Une association ne faisant guère d'efforts pour cacher sa xénophobie se proposait de distribuer sur la voie publique une soupe au cochon. Le préfet de police, craignant que des troubles ne se produisent ) cette occasion, a interdit cette distribution. Curieusement, l'association ne va pas choisir la voie du référé suspension (peut être instruite par l'affaire du Teknival), mais le référé liberté, arguant d'une atteinte manifestement illégale à sa liberté de manifester, ce qui est beaucoup exigeant qu'un moyen propre à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision. C'est à cette aune qu'il faut lire la décision finalement rendue : le juge des référés, puis le Conseil d'Etat saisi en appel (et non en cassation, s'agissant d'une référé liberté), ont simplement déclaré que la décision du préfet ne portait pas une atteinte manifestement illégale à leur liberté de manifester. Peut être que cette décision était illégale, ça se discutait. Mais le fait que ça se discute démontre que ce n'est pas manifestement illégal.

Et concrètement, ça se passe comment ?

Vous recevez votre convocation par télécopie. L'audience est publique, dans une des salles du tribunal. Le juge est accompagné de son greffier, qui forment le tribunal que le juge préside.

Le juge prie le greffier d'appeler les affaires au rôle (vous n'êtes pas forcément le seul à avoir présenté un référé). Le greffier énonce alors le nom de l'affaire ("Affaire 07-12345, Monsieur Lerequérant, représenté par Maître Eolas, contre la commune de Blogville, qui n'est ni présente ni représentée").

Le juge résume l'affaire : "Par requête en date du 15 juillet, Monsieur Lerequérant demande au tribunal de suspendre la délibération du Conseil municipal du 10 juillet 2007 décidant de renommer la bibliothèque municipale J.K. Rowling en bibliothèque Loanna et de condamner la commune de Blogville à lui verser la somme de 1.500 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative. La requête a été notifiée à la commune de Blogville qui a répondu par un mémoire que Loanna ayant bien écrit un livre, elle avait la qualité d'écrivain et pouvait avoir une bibliothèque à son nom. Vous avez reçu copie de ce mémoire, maître ?

Acquiescement de l'avocat, ou suspension d'audience pour permettre au défenseur d'en prendre connaissance, mais en pratique, le greffier se sera préalablement assuré que l'avocat avait eu connaissance de la requête et le cas échéant lui en aura donné aussitôt une copie.

"C'est en cet état que l'affaire se présente. Maître, vous avez la parole pour le requérant." conclut le juge en se saisissant de son stylo, prêt à noter les seuls points qui l'intéressent :
un recours au fond a-t-il été déposé ?
Y a-t-il urgence à statuer ?
Le recours en excès de pouvoir contient-il un moyen propre à faire naître un doute sérieux sur la légalité de la décision ?

Tout propos de l'avocat ne répondant pas à une de ces questions est oiseux et agacera rapidement le président.

La première question est rapidement résolue, l'avocat dépose sur le bureau du juge une copie du recours visé par le greffe s'il l'a déposé en personne, ou lui présente l'accusé de réception du greffe. La troisième ne pose ici guère de difficulté non plus, qualifier Loana d'écrivain relevant de l'erreur manifeste d'appréciation (CE 4 avril 1914, Gomel[2]). Sur le deuxième point, c'est plus douteux, mais gageons que l'excellent avocat du requérant saura aisément démontrer ce point, méritant ainsi amplement que le juge fasse droit à l'intégralité de sa demande au titre de l'article L.761-1 (concrètement, les sommes accordées tournent autour de 500 euros pour un tel référé).

La plaidoirie terminée, le juge déclare qu'il en sera délibéré, et indique quand sa décision sera rendue (généralement, il en connaît le sens à ce moment, mais il doit la rédiger et vérifier quelques éléments de jurisprudence). L'audience est levée.

Demain, troisième et dernier volet de cette tétralogie (je n'ai jamais su compter en grec) sur le contentieux spécifique des étrangers. Enfin un peu d'exotisme.

Notes

[1] Le Conseil d'Etat avait réuni deux sous sections pour juger un référé.

[2] Il s'agit de la présentation habituelle d'une jurisprudence. D'abord, la juridiction, ici CE indique Conseil d'Etat, sinon on écrit TA pour un tribunal administratif ou CAA pour une cour administrative d'appel, suivi de la ville, et TC pour tribunal des conflits ; puis la date, puis le nom du requérant, qui devient le nom de l'arrêt. Dans les écritures produites en justice, on ajoute les références documentaires : revue où l'arrêt a été publié, numéro de l'arrêt, ce qui permet de le consulter aisément

jeudi 5 juillet 2007

Le jugement dans l'affaire Petite Anglaise

Le Conseil de prud'hommes de Paris vient de notifier le texte de son jugement à Petite Anglaise et à son employeur, ce qui fait courir le délai d'appel. En attendant de savoir s'il y aura un deuxième round, voici ce qu'a donné le premier.

Je vous rappelle que le Conseil de prud'hommes statue saisi par Petite Anglaise, en contestation d'une décision de licenciement, qui juridiquement est la résiliation unilatérale d'un contrat. Le litige est strictement circonscrit aux faits contenus dans la lettre de licenciement : seuls ceux-ci peuvent faire l'objet d'une discussion devant le Conseil, et c'est à eux que le Conseil va répondre.

Le Conseil, confronté à des questions juridiques, a voulu faire du droit. Il faut lui rendre cet hommage, quand bien même ses attendus sont parfois d'une rédaction, disons-le, un peu bancale.

Je commence directement aux motifs de la décision, et insère mes commentaires. J'ai substitué aux prénom et nom de la demanderesse son pseudonyme internet par égard pour sa vie privée ; je n'ai pas fait de même pour son employeur car il s'agit d'une personne morale qui, partant, n'a pas de vie privée.


Attendu que d’une part le contrat de travail doit, comme tout contrat de droit commun, être exécuté de bonne foi suivant les dispositions de l’article L.120-4 du Code du Travail et 1134 du Code Civil ;

Attendu que la lettre de licenciement fixe les limites du litige et que le Conseil a examiné les faits ;

Attendu qu’il appartient au juge d’apprécier le caractère réel et sérieux du licenciement et qu’il doit constater la matérialité des faits allégués comme caractérisant une faute professionnelle invoquée par l’employeur; qu’en énonçant que le licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse sans constater que les faits allégués comme caractérisant la faute professionnelle du salarié étaient établis, au regard de l’article L. 122-14-3 du Code du Travail ;

Oui, il manque un bout à cette dernière phrase. Le Conseil rappelle les règles qu'il va appliquer : le licenciement doit reposer sur des faits précis, articulés et prouvés, et seul le Conseil est compétent pour décider s'il constituent ou non une cause réelle et sérieuse de licenciement.

Attendu que la lettre de licenciement est suffisamment motivée et répond aux exigences posées de l’article L.122-14-2 du Code du Travail dans la mesure où elle permet au juge du fond de pouvoir vérifier tout à la fois le caractère réel et sérieux des griefs retenus à l’encontre de la salariée pour la licencier ;

Premier point pour Dixon Wilson, la lettre est, en la forme, suffisante. Je l'avais déjà relevé.

Attendu que le blogger (ou blogueur), puisque c'est le nom qu'on lui donne, est bien, au sens de la loi, “éditeur d'un service de communication publique en ligne”. Qu’il est responsable des contenus diffusés et doit s’identifier soit directement en ligne par ce que l’on appelle la “notice légale” soit, s’il s’agit d’un blog non professionnel, auprès de son hébergeur ;

C'est la LCEN, fort bien résumée.

Attendu que la liberté d’expression est un droit fondamental reconnu dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la Science et la Culture (UNESCO), le Pacte international Relatif aux Droits Civils et Politiques, ainsi que dans d’autres instruments internationaux et constitutions nationales; que la FRANCE est assujettie au cadre juridique établi pas les principes de l'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'homme que le Conseil réaffirme la teneur de l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, lequel stipule que le droit à la liberté d’expression comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières et par n’importe quel moyen de communications ;

Attendu que le Conseil considère l’importance de la liberté d’expression pour le développement et la protection des Droits de l’Homme, le rôle fondamental que lui reconnaît la Commission Européenne des Droits de l'Homme et le plein appui manifesté a l’égard de la création du Bureau pour la liberté d’expression, comme instrument fondamental pour la protection de ce droit ;

Ces paragraphes me plongent dans des abîmes de perplexité. Je crains fort que le Conseil n'ait purement et simplement inventé la première convention citée ; je passe sur l'invocation des constitutions nationales étrangères, qui sont juridiquement inapplicables à l'espèce, pour saluer la réaffirmation solennelle de la teneur de l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme par le Conseil de Prud'hommes de Paris, section activités diverses. Pour résumer plus sobrement : le Conseil rappelle que la liberté d'expression est une valeur fondamentale, qu'il entend bien protéger dans les dossiers qui lui sont soumis. Mais le Conseil ne s'arrête pas là.

Attendu que la liberté de la presse est essentielle à la réalisation de l’exercice effectif et total de la liberté d’expression et qu’elle est indispensable au fonctionnement de la démocratie représentative, par l’entremise de laquelle les individus exercent leur droit de recevoir, de diffuser et de rechercher de l’information qu’il est de nature que la liberté d’expression, sous toutes ses formes et manifestations, est un droit fondamental et inaliénable de toute personne qu’elle est également indispensable à l’existence même de toute société démocratique ;

Je ne crois pas que le cabinet Dixon Wilson ait un seul instant prétendu le contraire. J'ai l'impression que le Conseil, lors de son délibéré, qui était à l'époque du procès Charlie Hebdo, n'ait été particulièrement sensibilisé au problème de la liberté d'expression. Fort bien, elle était effectivement en cause ici ; mais précisément le monde du travail est un monde qui impose une limite à la liberté d'expression, notamment en obligeant le salarié à fournir un travail plutôt que recevoir, diffuser et rechercher de l’information. C'est dans la limitation acceptable à cette liberté que se situe le problème, pas dans la proclamation d'une liberté que nul ne conteste.

Attendu que le Conseil se pose surtout la problématique du blogueur, en [la] personne Madame Petite ANGLAISE, vis-à-vis de son employeur, le CABINET DIXON WILSON ; que le Conseil rappelle la rédaction de l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen:

- La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ;

Qu’en l’espèce, la loi qui s’applique est la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, avec les adaptations apportées par la LCEN aux spécificités du support informatique ;

Heu, oui, ces adaptations se résumant à substituer à l'expression « communication audiovisuelle » les mots « communication au public par voie électronique » à l'article 23 de cette loi. La LCEN est en fait un texte essentiellement autonome, et non un texte modificateur.

Bon, venons en aux faits. Premier grief : la diffamation et l'injure.

Attendu qu’il est reproché à Madame Petite ANGLAISE d’avoir publié plusieurs articles sur son blog créé en 2004 : www.petiteanglaise.com et de fait d’avoir dénigré le CABINET DIXON WILSON et des membres du personnel en tenant des propos diffamatoires et injurieux ; que d’autant plus, en médiatisant son site à travers plusieurs parutions dans des journaux de presse, notamment celle du 16 février 2006 dans Le Parisien, elle aurait nui à l’entreprise ; que les faits invoqués dans la lettre de licenciement sont l’injure et la diffamation ; que la diffamation, donc, est définie ainsi comme toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé et que l’injure est toute expression outrageante ne contenant l’imputation d'aucun fait ;

Attendu que le Conseil a pris soin d’examiner d’après les éléments de preuves apportés par les parties si, tout d’abord, les propos tenus dans le blog permettaient soit d’identifier ou soit de rendre au moins identifiable le cabinet DIXON WILSON, que le Conseil constate que le blog était écrit en anglais et que Madame Petite ANGLAISE s’identifiait sur le blog sous le pseudonyme «la petite anglaise» et qu’il n'apparaît à aucun moment le nom du le CABINET DIXON WILSON ni les noms d’aucun salarié que le CABINET DIXON WILSON n’a jamais été visé, ni identifié pendant les deux années de vie du blog avant le licenciement de Madame Petite ANGLAISE ; qu’en prenant, par exemple, même l’article disant :

«''Lorsque ça se passait mal en début d’année j’ai failli créer un blog parallèle secret nommé mon patron est un enculé [a twunt] pour me défouler. Je raconterai ces histoires un jour, quand je ne travaillerai plus pour lui ... »

Je précise que la traduction de twunt par "enculé" a été proposée par le Cabinet DIXON WILSON. On ne saurait les blâmer : ce sont des comptables, pas des littéraires. Mais ils restent débiteurs de la vérité.

Twunt est un néologisme argotique, composé d'un mélange de deux mots grossiers, twat et cunt, qui désignent tous deux l'organe sexuel féminin. Dès lors, le traduire par "enculé" démontre une méconnaissance de l'anglais, de l'anatomie, et de la grammaire, car ils traduisent un génitif par un participe passé.

Cry in shame, o Britannia, for thy sons have turned into illiterates.

Laissons là l'anglais piétiné pour en revenir au français malmené.

Que le Conseil n’a constaté aucun propos diffamatoire ou injure qui porte atteinte à l’entreprise car il n’y a aucun moyen de pouvoir identifier les personnes ; que le Conseil affirme que Madame Petite ANGLAISE n’a fait que relater, sous une certaine forme de romance, sa vie personnelle et parfois professionnelle tout en restant inidentifiable ; que le CABINET DIXON WILSON ne peut prouver l’existence d’aucun préjudice car il n’a appris l’existence de ce blog par un autre salarié, Monsieur P..., qu’en février 2006, soit plus de 2 ans après sa création ;

La diffamation et l'injure supposent en effet que le destinataire soit identifiable, car seul lui peut s'en plaindre. Le fait que deux ans durant, l'employeur n'ait pas été au courant de l'existence de ce blog n'a par contre aucune pertinence pour la diffamation et l'injure ; il en a en revanche pour le grief suivant : le fait que Petite Anglaise ait consacré du temps de travail à son blog.

Attendu qu’il est précisé que Madame Petite ANGLAISE écrivait de chez elle la plupart du temps en dehors des heures qu'elle consacrait à son activité professionnelle;

Mais attendu qu’elle reconnaît explicitement qu’elle a parfois écrit durant ses temps de pause ou dans des moments d’activité très réduite; que le Conseil retient que le CABINET DIXON WILSON n’apporte aucun élément de preuve pouvant démontrer que cela a nui à son travail depuis les deux années d’existence dudit blog ;

Attendu que le Conseil affirme aussi le principe que la sphère privée est séparée de la sphère professionnelle et que Madame Petite ANGLAISE ne peut être punie pour un comportement qu'elle adopte dans sa vie privée ou en dehors de ses heures de travail que son comportement n’a causé aucun trouble au CABINET DIXON WILSON ; que l'article 9 du Code Civil pose le principe du droit de chacun au respect de sa vie privée ;

Attendu que le Conseil ne constate aucune violation [de] l’article 8 du contrat de travail de Madame Petite ANGLAISE concernant la durée légale du travail du fait que la salariée a respecté ses horaires de travail et n’a aucune absence injustifiée ; qu’il ne peut être retenu le fait de consulter un site pendant les temps de pause ou certains moments d’inactivité dus à l’absence de son supérieur hiérarchique en sachant que Madame Petite ANGLAISE était secrétaire bilingue ; que le Conseil ne peut retenir ce motif comme légitime car il est matériellement invérifiable, tout en sachant que la plupart des salariés consultent des sites internet sur leurs lieux de travail ;

Position très sage que celle du Conseil. L'essentiel du "blogage" de Petite Anglaise était fait en dehors des heures de travail : l'employeur n'a rien à y redire, puisqu'il a déjà été démontré que le contenu du blog n'a pas nui à l'employeur. Protection de la sphère privée que la salariée n'a pas mélangé avec la sphère professionnelle. La salariée reconnaît avoir consacré son temps de pause et des moments d'inactivité à son blog. Cela ne lui était pas interdit, car l'obligation de travailler pour son employeur suppose comme corollaire l'obligation pour l'employeur de lui fournir du travail. Si l'employeur ne lui en fournit pas, on ne peut lui reprocher à tort de faire autre chose.

L'employeur invoquait aussi la très savonneuse déloyauté entraînant une perte de confiance. Cet argument est sommairement exécuté.

Attendu que sur la violation de l’article 14 du contrat de travail précisant la clause de conscience, le Conseil ne retient aucun acte déloyal dans l’exécution du contrat de travail de Madame Petite ANGLAISE et que la perte de confiance ne peut justifier un licenciement ;

Enfin, dernier grief, la salariée aurait installé et utilisé des logiciels autres que ceux fournis par l'entreprise, ou les logiciels de l'entreprise à des fins personnelles, en violation du règlement intérieur.

Attendu que le Conseil affirme que l’article 13.24 du règlement intérieur n’est pas applicable au blog de Madame Petite ANGLAISE, dans la mesure où celui-ci concerne l’utilisation des systèmes de courrier électronique, de télécopie ou d’internet dans l’entreprise ; qu’il est donc interdit d’utiliser la messagerie électronique du CABINET DIXON WILSON pour transmettre des messages injurieux, perturbateurs ou offensants ;

Mais attendu que Madame Petite ANGLAISE a toujours utilisé son adresse électronique pour son usage professionnel ; que le Conseil constate que Madame Petite ANGLAISE utilisait le logiciel «CUTE FTP » uniquement à un usage professionnel afin de transmettre certains fichiers et pièces jointes à son patron sur un site web ; qu’il ne peut donc lui être reproché ;

Comme ont dit pudiquement : le moyen manque en fait ; c'est à dire qu'il ne repose sur rien.

Attendu qu’un tel agissement de la part du CABINET DIXON WILSON a causé nécessairement un préjudice à la salariée, préjudice qu’il convient de réparer ;

Le Conseil détermine ensuite les aspects financiers de sa décision, que j'avais indiqués en son temps.

Les parties ont un mois pour faire appel à compter de cette signification. On verra ce que décide Dixon Wilson, Petite Anglaise n'ayant pas à ma connaissance l'intention de le faire.

Pour résumer, cette décision considère qu'un salarié peut parler de son travail sur son blog, même en termes critiques, à la condition que son employeur ne soit pas identifiable. A contrario, on peut en déduire que s'il l'était, le Conseil pourrait considérer qu'il y a une cause réelle et sérieuse, si les propos nuisent à l'entreprise, notamment en étant diffamatoires ou injurieux.

Il peut même bloguer depuis son poste de travail avec le matériel de l'entreprise s'il ne nuit pas à l'employeur en ce faisant : c'est à dire sans le faire passer avant son travail, et dans le respect du règlement intérieur. Donc : sur ses temps de pause, ou dans les phases d'inactivité.

Références de la décision : Conseil de Prud'hommes de Paris, Section activités diverses, chambre 5, 29 mars 2007, R.G. n°F06/08171.

mardi 26 juin 2007

Essayons de comprendre

J'ai été surpris de voir au zapping d'une célèbre chaîne cryptée un de mes confrères marseillais, ayant pourtant un certain passif au pénal, exposer face aux caméras de télévision son impuissance à expliquer à ses clients la décision du juge des libertés et de la détention de Marseille de placer sous contrôle judiciaire le policier qui conduisait le véhicule qui a tué un garçon de 14 ans qui traversait sur un passage piéton. Il est vrai qu'il n'était pas présent lors du débat contradictoire qui se tient à huis clos, hors la présence de l'avocat des parties civiles.

Ayant un peu moins d'années de métier que lui, et étant d'une confraternité qui a fait ma réputation jusqu'au tribunal d'instance de Gonesse, je me propose de le lui expliquer, et en même temps à vous, chers lecteurs, avant que des mauvais esprits ne vous soufflent que seule la profession du mis en examen explique une telle décision. Elle a joué, sans nul doute, mais elle seule n'explique pas tout.

A titre préalable, je vous propose une piqûre de rappel : j'avais proposé fut un temps un petit jeu de rôle vous permettant de vous glisser dans la peau d'un juge des libertés et de la détention (JLD), et la solution réelle donnée à ces cas se trouve ici. Ces billets vous apprendront tout ce que vous avez à savoir sur une audience de JLD.

Maintenant, essayons de nous mettre à la place de ce juge.

L'affaire est grave : un adolescent de 14 ans est mort. Le procureur de la république a ouvert une information judiciaire, confiée au cabinet de votre collègue le juge Machin, qui vient de mettre le policier en examen. C'est d'ailleurs le juge Machin qui vous demande d'envisager le placement en détention du policier, car il estime, comme le procureur qui a pris des réquisitions en ce sens, que le contrôle judiciaire est insuffisant. D'ailleurs, le parquet est présent dans votre bureau pour vous le rappeler et vous demander le placement sous mandat de dépôt.

Le JLD a lu le dossier ; pas nous. Nous en savons ce que la presse a pu révéler : le véhicule roulait fort vite, largement au dessus de la vitesse autorisée en ville. Il se rendait sur un lieu d'intervention, mais l'enquête de police a révélé que cette intervention ne revêtait aucune forme d'urgence qui pouvait justifier que le véhicule s'affranchisse des règles normales de conduite. La victime traversait sur un passage piéton. Le feu gardant le passage était-il rouge ou vert ? Les témoignages divergent sur ce point. Le conducteur a-t-il fait usage de sa sirène pour signaler son arrivée ? Là aussi, les témoignages divergent.

Le JLD a devant lui le mis en examen, il peut l'interroger, il l'entend parler des faits ; pas nous. Nous ne pouvons donc nous reposer là dessus. Tout ce que nous savons est qu'il a 22 ans, est policier stagiaire, c'est à dire en fin de phase de formation. On peut aisément en déduire qu'il n'a aucun casier ni même de signalement négatif au STIC.

Rappelons ici la règle :

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen :
1º De conserver les preuves ou les indices matériels ou d'empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes et leur famille, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices ;
2º De protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice, de mettre fin à l'infraction ou de prévenir son renouvellement ;
3º De mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé.

« L'unique moyen » : s'il y a un autre moyen, il ne faut pas décerner mandat de dépôt.

Alors, voyons. Peut-on craindre que ce jeune homme aille maquiller les preuves ? Non, les constatations ont déjà été faites sur place, cette affaire étant considérée comme prioritaire. Qu'il fasse pression sur les témoins ? Un policier stagiaire de 22 ans ? Alors que les témoins ont déjà été entendus pendant la garde à vue ? Ca peut paraître douteux, non ?

Pression sur la victime, sans commentaire, hélas. Concertation frauduleuse avec ses complices ? Il était seul au volant, il est seul responsable.

Protéger la personne mise en examen ? Quelle que soit la douleur de la famille de la victime, ce serait lui faire injure que de soupçonner qu'elle pourrait exercer des représailles. Tout indique que c'est une famille sans histoire et honnête.

Garantir son maintien à disposition de la justice ? Peut-on sérieusement redouter que ce jeune homme prenne la fuite à l'étranger pour échapper aux conséquences de son acte ? Mettre fin à l'infraction ? Trop tard, hélas. Prévenir son renouvellement ? Là encore, qui peut croire qu'il va recommencer à conduire imprudemment en ville après ce qui s'est passé ?

Reste le dernier argument, et je parie que c'est autour de celui-ci que le débat a été le plus animé : mettre fin à un trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé. Là, on est en plein dedans. Il y a un trouble à l'ordre public, car il y a eu mort d'homme, à cause de l'imprudence d'un policier, dépositaire de l'autorité publique ; ce fait divers a attiré l'attention des médias nationaux, et l'émotion publique est forte. Il est même possible que la décision de requérir un mandat de dépôt vienne du chef du parquet en personne, j'ai nommé Madame Rachida Dati, Garde des Sceaux. La détention provisoire est-elle le seul moyen de mettre fin à ce trouble ? Oui ! a dû s'exclamer le procureur, pensant aux caméras et micros qui l'attendent et à la famille de la victime. Non ! a dû clamer l'avocat de la défense : outre les obligations pouvant assortir le contrôle judiciaire, il y a en plus les mesures administratives qui ont été prises : le policier est mis à pied, et se verra probablement interdire l'accès aux fonctions de policier. Il ne ressortira pas comme si de rien n'était reprendre le volant d'une voiture de police. Le trouble public aura donc pris fin, conclura l'avocat de la défense.

Vous voyez, il n'y a pas de solution évidente. Le mandat de dépôt ou le contrôle judiciaire étaient deux solutions envisageables. Que la liberté l'emporte dans ce cas est tout à fait normal.

Mais surtout, il y a un ultime argument, qui a dû je pense être soulevé par l'avocat de la défense et qui était de nature à faire basculer définitivement l'esprit du juge en faveur de la liberté.

C'est qu'une loi du 5 mars 2007, tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, entre en vigueur le 1er juillet, c'est à dire dimanche prochain, qui modifie ce fameux 3° de l'article 144 du code de procédure pénale. Dimanche à zéro heure, ce texte deviendra le suivant :

La détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que s'il est démontré, au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, qu'elle constitue l'unique moyen de (...) Mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé. Ce trouble ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l'affaire. Toutefois, le présent alinéa n'est pas applicable en matière correctionnelle.

A partir de dimanche, la loi ne permet plus de placer quelqu'un en détention provisoire à cause du trouble à l'ordre public, cet argument n'étant valable qu'en matière criminelle. Bref, si le JLD avait placé sous mandat de dépôt en raison du trouble à l'ordre public, qui est le seul motif qui pourrait être valablement retenu, la chambre de l'instruction saisie par la voie de l'appel n'aurait pas eu d'autre choix que de remettre ce policier en liberté, à cause de la disparition du fondement légal de l'emprisonnement.

Qu'un juge rechigne à prendre une décision privant un homme de sa liberté, décision qui six jours plus tard sera devenue illégale, est-ce vraiment incompréhensible ? Fallait-il emprisonner quand même ce jeune homme, en se disant "tant pis, légalement, c'est border line mais ça soulagera peut être la famille de la victime ?"

Il est loisible à chaque citoyen de commenter voire critiquer une décision de justice. Personne n'est obligé d'approuver le JLD de Marseille. Mais reconnaissons lui quand même à l'unanimité qu'il a très probablement bel et bien statué en droit, et n'a pas été aveuglé par la profession de l'auteur des faits.

jeudi 14 juin 2007

Le suicide d'un condamné en pleine cour d'assises

Le problème de la sécurisation des palais de justice vient de connaître un regain d'actualité dramatique avec le suicide, cette nuit, d'un accusé au moment du verdict, en pleine cour d'assises à Laon (prononcez "Lan").

Je ne connais pas du tout cette affaire, ni aucun des intervenants. Il est hors de question pour moi de tirer des leçons de ce fait divers, c'est bien trop tôt et une enquête administrative a été ordonnée par le ministère de la justice, et une autre, judiciaire va avoir lieu.

Je vous vois froncer des sourcils (pour ceux qui ont une webcam). Une enquête administrative est diligentée sur ordre de la Chancellerie (autre nom du ministère de la justice) par l'Inspection Générale des Services Judiciaire (IGSJ). Elle vise à informer le ministre et le Gouvernement, et peut aboutir à des instructions générales, une réforme des textes, ou des mesures disciplinaires. Une enquête judiciaire est diligentée sur ordre du parquet, par la police judiciaire. Elle vise à rechercher si une infraction a été commise, ici une complicité pour l'introduction de l'arme, par exemple, et le cas échéant à exercer des poursuites.

Ma première pensée a été qu'un drame encore plus terrible a été évité. L'accusé avait six balles dans son arme, et comparaissait libre ; il devait donc se situer à la barre, à quelques mètres de la cour et du jury quand cela s'est passé. Il aurait pu faire un carnage.

Ma deuxième est pour les jurés. J'ai déjà expliqué comment on devient juré : ce sont des citoyens tirés au sort qui remplissent un devoir civique. Devoir juger une affaire de viols sur mineurs dans un cadre intra-familial est déjà assez pénible. Assister en plus à une telle scène aussitôt après a de quoi les traumatiser à vie. Ils ont toute ma sympathie.

Ma troisième est pour la famille de cet accusé, qui était aussi la partie civile. Les victimes de viol, surtout dans un cadre familial, ont une tendance irrationnelle à culpabiliser, culpabilité qui peut être aggravée par le prononcé d'une peine lourde. Alors si en plus elles se mettent sur le dos ce geste... Espérons qu'elles auront toute l'assistance dont elles vont avoir besoin.

Enfin, se pose la question de la présence de cette arme dans le prétoire, malgré un portique. L'enquête l'apprendra. Je ne vais pas jouer les haruspices.

Simplement, pour vous éclairer, d'après les éléments donnés par la presse (Le Monde, Libération, le Figaro).

L'accusé comparaissait libre, après avoir effectué 18 mois de détention provisoire. La détention provisoire, dans une affaire criminelle, est demandée par le juge d'instruction au juge des libertés et de la détention au moment de la mise en examen. Pour une affaire criminelle, le mandat de dépôt est d'un an puis de six mois, renouvelables jusqu'à atteindre deux années si le crime fait encourir jusqu'à 20 années de réclusion criminelle, et trois ans s'il fait encourir trente années de réclusion ou la perpétuité (voir ce billet pour l'échelle des peines en matière criminelle). Ici, les faits étaient punis de 20 années de réclusion criminelle. Il n'a donc pas été remis en liberté à l'expiration du délai maximal de détention provisoire. Soit que le juge d'instruction n'ait pas jugé utile de renouveler la mesure, soit que le juge des libertés et de la détention l'ait refusée, soit que la procédure de renouvellement n'ait pas été respectée, entraînant une remise en liberté d'office. Je ne sais pas ce qu'il en a été ici.

La comparution d'un accusé libre n'a plus rien d'exceptionnel depuis la réforme du 15 juin 2000, qui a supprimé l'obligation pour l'accusé de se constituer prisonnier avant les débats (la "prise de corps"), jugée contraire à la convention européenne des droits de l'homme. L'accusé rentrait chez lui chaque soir et revenait le lendemain à l'audience. Toutefois, la loi prévoit qu'à la clôture des débats, « Le président fait retirer l'accusé de la salle d'audience. Si l'accusé est libre, il lui enjoint de ne pas quitter le palais de justice pendant la durée du délibéré, en indiquant, le cas échéant, le ou les locaux dans lesquels il doit demeurer, et invite le chef du service d'ordre à veiller au respect de cette injonction. » C'est l'article 354 du Code de procédure pénale. En cas de condamnation à de la prison ferme, la cour décerne aussitôt mandat de dépôt (art. 366), et le service d'ordre se saisit immédiatement de la personne du condamné, le menotte, et le conduit sous escorte à la maison d'arrêt.

C'est à ce moment là que les faits se sont produits, avant même semble-t-il que le président ait eu le temps de prononcer le mandat de dépôt. Les policiers et gendarmes savent ce qu'il en est, mais attendent que le président prononce le mandat pour procéder à l'interpellation. En tout cas, l'accusé savait probablement ce qu'il faisait : c'était le moment ou jamais, puisque quelques secondes plus tard, il n'aurait plus eu accès à sa sacoche (qui aurait été emportée et fouillée, et l'arme aurait été découverte).

Je ne m'épuiserai pas en vaines considérations sur la raison de son geste. Il peut aussi bien révéler une innocence bafouée qu'une culpabilité impossible à assumer, à soixante ans, pour quelqu'un qui a goûté la prison durant un an et demi et sait comment y sont traités les violeurs de mineurs. J'espère, sans trop y croire, que les contempteurs habituels de la justice, pour qui elle ne peut que se tromper, mal juger et détruire des vies innocentes, parce qu'ils ont perdu leur affaire de mur mitoyen il y a dix ans, auront la délicatesse de ne pas tenter d'exploiter ce drame.

Enfin, sur le portique, une anecdote me revient à l'esprit. Dans un tribunal proche de Paris, une consoeur accompagnait un jeune client prévenu devant le tribunal correctionnel. Il passe par le portique des visiteurs et la rejoint, et ils se dirigent de conserve vers la salle d'audience. Au bout de quelques mètres, son client lui dit : "Vous savez, m'dame : leur portique, il est nul." Et il sort de son blouson un couteau qui aurait eu sa place chez un équarrisseur. Après avoir copieusement engueulé son client et l'avoir obligé à ressortir du palais se débarrasser de son arme (pour les connaisseurs, un bac à fleurs à côté du tribunal sert de râtelier : vous savez désormais où ça se passait), elle est allée glisser à l'oreille des gardes de l'entrée qu'ils devraient augmenter la sensibilité du portique.

jeudi 31 mai 2007

Le Monde et le droit : ça ne s'arrange pas

Encore une fois, ne pas comprendre le droit n'est pas une honte ni une tare. Mais quand on est journaliste soit on trouve quelqu'un qui peut apporter l'éclairage manquant, soit on se tait, car donner à ses lecteurs une info que l'on n'a pas soi même comprise, c'est leur transmettre cette confusion, et pas les informer.

Dans un article du Monde daté d'aujourd'hui, dans un article titré Avec le remboursement de la carte orange, Alain Juppé est confronté à son premier arbitrage, Christophe Jakubyszyn écrit ceci (c'est moi qui graisse les passages clef).

Alain Juppé va vivre son premier baptême du feu. Coiffé de la double casquette de l'environnement et des transports, il va devoir trancher, dans les prochaines semaines sur le dossier de la carte orange en Ile-de-france. L'équipe sortante de Dominique de Villepin lui a en effet laissé un "bogue" ou une bombe à retardement : une ordonnance du 12 mars, exhumée par le site Internet du Journal du dimanche, permet au gouvernement Fillon de demander aux employeurs de rembourser 100 % de la carte orange aux salariés d'Ile-de-France, avant mars 2008.

Au milieu de 143 pages d'annexes, l'ordonnance prévoit en effet, dans sa sous-section 1 et son article L3261-2, que "l'employeur situé à l'intérieur de la zone de compétence de l'autorité organisatrice des transports dans la région d'Ile-de-France prend en charge le prix des titres d'abonnements souscrits par ses salariés pour leurs déplacements accomplis au moyen de transports publics de personnes, entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail". Ce présent de l'indicatif diffère de la version précédente de la loi du 4 août 1982 qui prévoyait une prise en charge par l'employeur "aux taux de 40 % à compter du 1er novembre 1982 et de 50 % à compter du 1er octobre 1983".

(...)

Alain Juppé va-t-il s'engouffrer dans cette incertitude juridique pour prendre une mesure symbolique et concrète en matière d'arbitrage entre les différents modes de transport et en faveur des transports publics ? Jeudi matin, son cabinet indiquait pourtant qu'il envisageait de prendre un décret, avant la fin de l'année 2007, pour maintenir le seuil de remboursement à 50 %.

Je suppose que le lecteur, lisant cela, partagera l'incertitude et l'incompréhension d'Alain Juppé, et je le crois aussi, du rédacteur de l'article. Qu'est ce que c'est que cette ordonnance "exhumée" par le site internet du JDD, qui "au milieu de 143 pages d'annexes", glisse une modification à une loi de 1982, que seul un décret pourrait rectifier ? La hiérarchie des normes est bouleversée.

En fait, c'est très simple. Il s'agit de l'ordonnance n°2007-329 du 12 mars 2007 relative au code du travail. Il s'agit d'une ordonnance de recodification, c'est à dire de réorganisation du Code du travail. Sans en changer le contenu, on change les numéros des articles et leur ordre, et on intègre des lois extérieures au code, pour... le rendre plus clair.

Oui, je vous assure : le législateur est convaincu qu'il ne prend pas assez de textes, et qu'il faut en plus qu'il change les numéros des articles existant, sans rien changer au contenu, en remplaçant la numérotation à trois chiffres par une numérotation à quatre chiffres, pour rendre le droit plus clair, le tout avec un tableau de concordance des anciens numéros avec les nouveaux de 198 pages. Ce n'est pas dans un sketch des Monthy Pythons, c'est la réalité.

Une ordonnance de recodification est un texte gouvernemental, comme un décret. Pour qu'il puisse agir dans le domaine de la loi, domaine réservé en principe au Parlement, il faut deux conditions cumulatives : une habilitation par une loi, et que l'ordonnance ne change rien à la loi : c'est ce qu'on appelle une codification à droit constant. L'habilitation a ici été donnée par l'article 57 de la loi n°2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social. Ajoutons enfin que l'article 38 de la constitution impose une loi de ratification, à peine de caducité, ce qui oblige le parlement à vérifier que le gouvernement n'a pas outrepassé son autorisation.

Cette ordonnance a donc réorganisé la partie législative du Code du travail. Vous commencez à comprendre : ces "143 pages d'annexe", c'est tout simplement... le nouveau code du travail.

Or l'article L.3261-2 nouveau du Code du travail était censé intégrer dans le Code du travail l'article 1er alinéa 1 deuxième partie de la loi n°82-684 du 4 août 1982. Et là, il y a eu un bug dans le copier coller. Le texte de la loi de 1982 disait que l'employeur situé à l'intérieur de la zone de compétence de l'autorité organisatrice des transports dans la région d'Ile-de-France devait prendre en charge 50% du prix du titre d'abonnement aux transports en commun de ses salariés, et bien sûr plus s'il le voulait. Et la version du nouveau code du travail, qui a fait sauter la mention des 50%, impose la prise en charge intégrale. Vent de panique chez les employeurs, et problème juridique.

En effet, l'ordonnance de codification a modifié la loi, ce qu'elle n'avait pas le droit de faire. Pour le moment, le nouveau texte n'est pas entré en vigueur. Il faut pour cela que la partie réglementaire du code du travail soit aussi recodifiée, sinon l'ordonnance entrera en vigueur quoi qu'il arrive le 1er mars 2008 (c'est prévu par l'article 14 de cette ordonnance).

Donc, le gouvernement doit agir avant cette date, et est face à une alternative : soit faire modifier par le parlement le texte de la loi de 1982 pour la faire coller au texte de l'ordonnance, et c'est mettre à la charge de l'employeur l'intégralité de la carte orange, ce qui fera plaisir aux syndicats et aux salariés mais pas aux employeurs, ou modifier l'ordonnance pour qu'elle colle à la loi et maintienne la prise en charge à 50%. L'ordonnance n'ayant pas encore été ratifiée par une loi, un simple décret suffit. C'est, d'après les sources du journaliste, ce que va faire le gouvernement, ce qui est assez logique : il s'agit de rectifier une erreur de copier-coller, rien de plus.

Le Monde parle pompeusement d'arbitrage. Bon. Et il met ce choix sur le dos d'Alain Juppé. Double erreur ici : d'une part, les décrets d'attribution du ministre d'Etat ne sont pas encore parus, et il y a là plus un problème de droit du travail que de transport, donc ça ressortirait plutôt de Xavier Bertrand ; mais surtout d'autre part, celui qui prendra la décision et signera le décret, c'est François Fillon, en tant que premier ministre (article 21 de la constitution). Alain Juppé ne devrait même pas le co-signer, puisque l'ordonnance du 12 mars n'avait pas été co-signée par le ministre des transports d'alors.

Je reconnais que sur la fin, je chipote, mais c'est juste pour vous donner toutes les explications. Ce qu'il faut retenir, c'est que l'article parle d'une ordonnance exhumée par un site internet, alors qu'elle a été publiée au JO du mois de mars dernier, de 143 pages d'annexes alors qu'il s'agit du code du travail, et parle de baptême du feu pour un ministre alors qu'il s'agit d'un banal erratum, et parle sans fournir d'explication au lecteur d'une ordonnance modifiant une loi qu'un décret va corriger.

Je pense que les lecteurs du Monde ont droit à un peu mieux.

jeudi 22 mars 2007

Le jugement de l'affaire Charlie Hebdo

Tout beau, tout chaud, voici le texte quasi intégral du jugement rendu ce jour par la 17e chambre.

LE RAPPEL DES FAITS

Le 30 septembre 2005, le quotidien danois JYLLANDS-POSTEN a publié un article intitulé “Les visages de Mahomet “, accompagné de douze dessins.

Flemming ROSE, responsable des pages culturelles de ce journal, a expliqué avoir souhaité opposer une réaction éditoriale à ce qui lui était apparu relever d’une autocensure concernant l’islam à la suite de l’assassinat du cinéaste Théo VAN GOGH ; il a plus spécialement évoqué la difficulté pour l’écrivain danois Käre BLUITGEN de trouver un dessinateur acceptant d’illustrer un livre pour enfants consacré à la vie du prophète MAHOMET - un seul ayant consenti à le faire mais en conservant l’anonymat ; ce qui l’a conduit à s’adresser aux membres du syndicat danois des dessinateurs de presse en les invitant à dessiner MAHOMET tel qu’ils se le représentaient.

À la suite de cette diffusion initiale, plusieurs manifestations et autres publications ont eu lieu dans le monde. Ainsi, une première manifestation de protestation a rassemblé 3 000 personnes au Danemark le 14octobre 2005 ; un journal égyptien a ensuite publié certains de ces dessins sans réaction des autorités de ce pays. A la fin de l’année 2005 et au début de l’année 2006, des organisations islamiques ont dénoncé la diffusion des caricatures du prophète MAHOMET et de nombreuses manifestations violentes se sont déroulées, notamment au Pakistan, en Iran, en Indonésie, en Libye ou au Nigéria, au cours desquelles des manifestants ont brûlé le drapeau danois ou s’en sont pris aux représentations diplomatiques, certains d’entre eux ayant trouvé la mort à l’occasion de ces rassemblements de rues.

Il convient de relever, à cet égard, que plusieurs personnes ont mis en doute la spontanéité de certaines de ces manifestations, en faisant notamment valoir que des “imams autoproclamés” avaient délibérément ajouté aux douze dessins d’origine des représentations outrageantes du prophète, versées aux débats par la défense, qui le montraient avec une tête de cochon ou comme un pédophile.

Le 1er février 2006, le quotidien FRANCE SOIR a publié à son tour les caricatures danoises, ce qui a entraîné le licenciement de son directeur de la publication, Jacques LEFRANC.

Par assignations en référé à heure indiquée en date du 7 février 2006, cinq associations, dont les deux parties civiles à présent poursuivantes, ont notamment demandé au président du tribunal de grande instance de Paris de faire interdiction à la société éditrice de CHARLIE HEBDO de mettre en vente l’hebdomadaire dont la parution était prévue pour le lendemain. Par ordonnance du 7 février 2006, ces assignations ont été déclarées nulles pour violation des prescriptions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 invoqué tant en défense que par le ministère public.

C’est dans ces circonstances que le mercredi 8 février 2006, le journal CHARLIE HEBDO a publié un “NUMERO SPECIAL” (n° 712) presqu’intégralement consacré aux “caricatures de MAHOMET A la une de ce numéro, sous le titre: “MAHOMET DEBORDE PAR LES INTEGRISTES”, figure un dessin de CABU montrant un homme barbu se tenant la tête dans les mains en disant: “C'est dur d’être aimé par des cons... ".

En pages 2 et 3 de cette publication, les douze caricatures parues au Danemark, de styles et de portées extrêmement différents, sont reproduites en petit format en haut et en bas d’un encadré, avec pour titre : "CACHEZ CES DESSINS QUE JE NE SAURAIS VOIR", sous lequel figurent, d’une part, un texte émanant de L’ASSOCIATION DU MANIFESTE DES LIBERTES (AML) intitulé “Pour la liberté d’expression ! ” et, d’autre part, un dessin de WOLINSKI qui présente un homme barbu hilare ayant en mains un document titré “CARICATURES”, avec cette légende : “Mahomet nous déclare c'est bien la premièrefois que les Danois me font rire !” . A droite, sur deux colonnes, “L'EDITO par Philippe Val intitulé : "Petit glossaire d’une semaine caricaturale", rassemble les réflexions du directeur de la publication de l’hebdomadaire sous diverses rubriques : Prophète Mahomet, Le droit à la représentation, Rappel historique, Troisième Guerre mondiale, La bombe dans le turban, Liberté d’expression, Amalgame, Tabou, Racisme, Victimes, Immobilité.

Les pages suivantes présentent, sur le même thème central, de nombreux autres dessins (notamment de TIGNOUS, CHARB, RISS, HONORE, LUZ, WOLINSKI, SINE) et articles (intitulés par exemple "2005, bon cru pour le blasphème", "Des points communs entre une pipe et un prophète", "Chasse Dieu à coups de pied, il revient enturbanné ", "Spinoza, reviens ! ").

Ainsi, en page 4 du journal, un article de Caroline FOUREST, sous le titre « TOUT CE FOIN POUR DOUZE DESSINS ! », est annoncé de la manière suivante : « Les journaux qui ont 'osé' publier les caricatures de Mahomet se voient menacés de représailles, tout comme les Etats ou leurs ressortissants considérés comme complices du blasphème. Face à cette déferlante de violence, Charlie tente d’analyser la polémique et ses conséquences. Histoire de montrer que la liberté d’expression doit être plus forte que l’intimidation ».

La journaliste y explique pourquoi, selon elle, Charlie, « comme d'autresjournaux français et européens, a décidé de publier ces dessins. Par solidarité. Pour montrer que l'Europe n'est pas un espace où le respect des religions prime sur la liberté d’expression. Parce que la provocation et l’irrévérence sont des armes pour faire reculer l'intimidation de l'esprit critique dont se nourrit l'obscurantisme ».

En France, plusieurs autres organes de la presse écrite ou audiovisuelle ont diffusé les dessins danois, dont le magazine L’EXPRESS.

Au Danemark, le procureur de VIBORG a pris la décision, confirmée par le procureur général, de ne pas engager de poursuites pénales à l’encontre du quotidien JYLLANDS-POSTEN. Sept associations locales ont alors saisi le tribunal d’AARHUS qui, le 26 octobre 2006, a rejeté les demandes formées à l’encontre de Carsten JUSTE, rédacteur en chef, et Flemining ROSE, responsable des pages culturelles du journal, en relevant notamment que si on ne pouvait « évidemment pas exclure » que trois des dessins - dont un est poursuivi dans le cadre de la présente procédure « aient été perçus comme calomnieux par certains musulmans », il n’était pas établi que « l'intention ayant conduit à leur publication ait été d’offenser les lecteurs ou d’exprimer des opinions de nature à discréditer (...) les musulmans aux yeux de leurs concitoyens ».

SUR CE, LE TRIBUNAL:

SUR LA PROCÉDURE: (...)

Mes lecteurs me pardonneront de sauter ce passage, qui répond à des moyens peu pertinents sur le déroulement de la procédure, qui seront tous écartés par le tribunal.

SUR L’ACTION PUBLIQUE:

Les parties civiles soutiennent principalement que malgré les nombreuses caricatures qui, selon elles, heurtent délibérément les musulmans dans leur foi, elles limitent les poursuites à trois d’entre elles, à savoir à celle de CABU publiée en couverture de l’hebdomadaire CHARLIE HEBDO et à deux des dessins danois reproduits en page 3. Ces trois dessins caractériseraient le délit d’injures publiques à l’égard d’un groupe de personnes, en l’occurrence les musulmans, à raison de leur religion, dès lors que la publication litigieuse s’inscrirait dans un plan mûrement réfléchi de provocation visant à heurter la communauté musulmane dans ses croyances les plus profondes, pour des raisons tenant à la fois à une islamophobie caractérisée et à des considérations purement commerciales.

Le prévenu fait, pour sa part, essentiellement valoir que l’illustration de couverture, propre à la tradition satirique du journal, ne vise que les intégristes musulmans, tandis que les deux autres caricatures, initialement publiées au Danemark, se sont trouvées au centre de l’actualité mondiale durant plusieurs semaines et ne visent qu’à dénoncer les mouvements terroristes commettant des attentats au nom du prophète MAHOMET et de l’islam, et non la communauté musulmane dans son ensemble. Philippe VAL soutient en outre qu’un nombre considérable de musulmans a défendu avec force la publication de ces caricatures, protestant contre l’instrumentalisation politique de ceux qui prétendaient parler en leur nom et réduire au silence tous ceux qui étaient davantage attachés à la liberté d’expression et à la laïcité qu’à un dogmatisme étroit.

- En droit:

Le tribunal va indiquer les règles de droit qui s'appliquent en l'espèce, et comment il les interprète.

Attendu que les présentes poursuites pénales sont fondées sur l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 qui définit l’injure comme “toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’ aucun fait”, et sur l’article 33, alinéa 3, de la même loi qui punit « de six mois d’emprisonnement et de 22 500 € d’amende l’injure commise (...) envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » ;

Qu’il convient de rappeler que les dessins sont visés par l’article 23 de la loi sur la liberté de la presse, au même titre que tous les supports de l’écrit, de la parole ou de l’image, et que l’intention de nuire est présumée en matière d’injures ;

Attendu que les règles servant de fondement aux présentes poursuites doivent être appliquées à la lumière du principe à valeur constitutionnelle et conventionnelle de la liberté, d’expression ;

Attendu que celle-ci vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes dans une société déterminée, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent, ainsi que l’exigent les principes de pluralisme et de tolérance qui s’imposent particulièrement à une époque caractérisée par la coexistence de nombreuses croyances et confessions au sein de la nation ;

Attendu que l’exercice de cette liberté fondamentale comporte, aux termes mêmes de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des devoirs et des responsabilités et peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique et qui doivent être proportionnées au but légitime poursuivi; que le droit à une jouissance paisible de la liberté de religion fait également l’objet d’une consécration par les textes supranationaux ;

Attendu qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse ; que le blasphème qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ;

Attendu qu’il résulte de ces considérations que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ;

J'aime beaucoup l'expression "favoriser le progrès dans les affaires du genre humain".

Les règles du jeu sont ainsi posées. Maintenant, le tribunal va les appliquer au cas qui lui est soumis.

- En fait:

Attendu qu'eu égard au droit applicable, il y a lieu d’examiner, pour chacun des trois dessins poursuivis, s’il revêt un caractère injurieux au sens de la loi sur la presse et quelles personnes il vise, puis de déterminer si le prononcé d’une sanction constituerait une restriction excessive à la liberté d’expression ou au contraire serait proportionné à un besoin social impérieux ; qu’il importe, pour ce faire, d’analyser tant les dessins eux-mêmes que le contexte dans lequel ils ont été publiés par le journal ;

Attendu que CHARLIE HEBDO est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire, à la différence d’autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique;

Attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière du mot d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au débat ;

Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre de là liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions ; que, du fait de l’excès même de son contenu volontairement irrévérencieux, il doit être tenu compte de l’exagération et de la subjectivité inhérentes à ce mode d’expression pour analyser le sens et la portée des dessins litigieux, le droit à la critique et à l’humour n’étant cependant pas dépourvu de limites ;

Le tribunal examine ensuite chacune des trois caricatures.

Attendu que la première caricature publiée en couverture du journal est un dessin de CABU montrant un homme barbu, qui représente à l’évidence le prophète MAHOMET, se tenant la tête dans les mains, en disant “C’est dur d’être aimé par des cons...” ;

Attendu cependant que ce dernier terme, s’il constitue bien une expression outrageante, ne vise que, les “intégristes” expressément désignés dans le titre :

“MAHOMET DEBORDE PAR LES INTEGRISTES” ;

Attendu que c’est à tort que les parties civiles poursuivantes prétendent que ce dernier mot ferait seulement référence à un degré plus ou moins élevé de respect des dogmes, renvoyant à l’obscurantisme supposé des nombreux musulmans blessés par la publication renouvelée des caricatures danoises ; qu’en effet, les intégristes ne peuvent se confondre avec l’ensemble des musulmans, la Une de l’hebdomadaire ne se comprenant que si ce terme désigne les plus fondamentalistes d'entre eux qui, par leur extrémisme, amènent le prophète au désespoir en constatant le dévoiement de son message ;

Attendu que ce dessin ne saurait, dans ces conditions, être considéré comme répréhensible au regard de la prévention ;

Prévenu : 1 ; Parties civiles : 0.

Attendu que les deux autres caricatures poursuivies font partie de celles initialement, publiées par le journal danois JYLLANDS-POSTEN et reproduites en pages 2 et 3 de CHARLIE HEBDO ;

Que l’une est censée représenter le prophète MAHOMET accueillant des terroristes sur un nuage et s’exprimant dans les termes suivants : « Stop stop we ran out of virgins! », ce qui, d’après les parties civiles, peut être traduit par: « Arrêtez, arrêtez, nous n'avons plus de vierges » et se réfère au Coran selon lequel celui qui accomplit certains actes de foi sera promis, au paradis, à la compagnie de jeunes femmes vierges ;

Attendu que ce dessin évoque clairement les attentats-suicides perpétrés par certains musulmans et montre le prophète leur demandant d’y mettre fin ; que, néanmoins, il n’assimile pas islam et commission d’actes de terrorisme et ne vise donc pas davantage que le précédent l’ensemble des musulmans en raison de leur religion ;

Prévenu : 2 ; Parties civiles : 0.

Attendu que le dernier dessin incriminé montre le visage d’un homme barbu, à l’air sévère, coiffé d'un turban en forme de de bombe à la mèche allumée, sur lequel est inscrite en arabe la profession de foi de l’islam : « Allah est grand, Mahomet est son prophète » ; qu’il apparaît d’une facture très différente et beaucoup plus sombre que les onze autres caricatures danoises, elles-mêmes pourtant très diversifiées tant dans leur style qu’en ce qui concerne le sujet précisément traité ; qu’il ne porte nullement à rire ou à sourire mais inspire plutôt l’inquiétude et la peur ;

Attendu que, dans l’éditorial jouxtant ce dessin, Philippe VAL a notamment écrit :

« Quant au dessin représentant Mahomet avec une bombe dans le turban, il est suffisamment faible pour être interprété n'importe comment par n'importe qui, et le crime est dans l’oeil de celui qui regarde le dessin. Ce qu'il représente, ce n'est pas l’islam, mais la vision de l’islam et du prophète que s'en font les groupes terroristes musulmans » ;

Que le prévenu a maintenu à l’audience que ce dessin n’était, à ses yeux, que la dénonciation de la récupération de l’islam par des terroristes et qu’il ne se moquait que des extrémistes ;

Attendu que cette interprétation réductrice ne saurait être retenue en l’espèce ;

Attendu qu’en effet, dans son article publié en page 4 du même numéro de CHARLIE HEBDO, Caroline FOUREST admet volontiers que, parmi les dessinateurs danois, « ""un seul fait le lien entre le terrorisme et Mahomet, dont se revendiquent bel et bien des poseurs de bombes..."" » et que « ""ce dessin-là soulève particulièrement l’émoi"" »;

Attendu que l’un des témoins de la défense entendus par le tribunal, Abdelwabab MEDDEB, écrivain et universitaire, a insisté sur le caractère problématique de cette caricature en lien avec une longue tradition islamophobe montrant le prophète "belliqueux et concupiscent" ; qu’il a en outre déclaré que ce dessin pouvait être outrageant et constituer une manifestation d’islamophobie, dès lors que son interprétation est univoque en ce qu’il réduit un personnage multidimensionnel à un seul aspect ;

Qu’un autre témoin, Antoine SFEIR, politologue et rédacteur en chef des Cahiers de l’Orient, s’est dit ému à la vision de ce dessin, comprenant que l’on puisse en être choqué ;

Voilà l'explication tant attendue par des commentateurs sur pourquoi ce dessin est quant à lui susceptible de constituer une injure.

Attendu que la représentation d’une bombe formant le turban même du prophète symbolise manifestement la violence terroriste dans nos sociétés contemporaines; que l’inscription de la profession de foi musulmane sur la bombe, dont la mèche est allumée et prête à exploser, laisse clairement entendre que cette violence terroriste serait inhérente à la religion musulmane ;

But des parties civiles.

Ha, mais le juge de touche a levé son drapeau ?

Attendu que si, que par sa portée, ce dessin apparaît, en soi et pris isolément, de nature à outrager l’ensemble des adeptes de cette foi et à les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, en ce qu’il les assimile - sans distinction ni nuance - à des fidèles d’un enseignement de la teneur, il ne saurait être apprécié, au regard de la loi pénale, indépendamment du contexte de sa publication ;

Qu’il convient, en effet, de le considérer dans ce cadre factuel, en tenant compte des manifestations violentes et de la polémique suscitées à l’époque, mais aussi de sa place dans le journal ;

Ha, on demande l'arbitrage vidéo.

Attendu que, relativement à la publication des caricatures de Mahomet, CHARLIE HEBDO ne s’est pas prévalu d’un objectif d’information du public sur un sujet d’actualité, mais a clairement revendiqué un acte de résistance à l’intimidation et de solidarité envers les journalistes menacés ou sanctionnés, en prônant « la provocation et l'irrévérence » et en se proposant ainsi de tester les limites de la liberte d’expression, que cette situation rend CHARLIE HEBDO peu suspect d' avoir, comme le prétendent les parties civiles, été déterminé à publier ces caricatures dans une perspective mercantile au motif qu’il s’agissait d’un numéro spécial ayant fait l’objet d’un tirage plus important et d’une durée de publication plus longue qu’à l’ordinaire ;

Attendu que la représentation du prophète avec un turban en forme de bombe à la mèche allumée a été reproduite en très petit format parmi les onze autres caricatures danoises, au sein d’une double page où figuraient également, outre l’éditorial de Philippe VAL, un texte en faveur de la liberté d’expression adressé à CHARLIE HEBDO par l’ASSOCIATION DU MANIFESTE DES LIBERTES (AML) rassemblant « des hommes et des femmes de culture musulmane qui portent des valeurs de laïcité et de partage », ainsi qu’un dessin de WOLINSKI montrant MAHOMET hilare à la vue des caricatures danoises ;

Attendu, surtout, que le dessin en cause, qui n’est que la reproduction d’une caricature publiée par un journal danois, est inclus dans un numéro spécial dont la couverture éditorialise l’ensemble du contenu et sert de présentation générale a la position de CHARLIE HEBDO, qu’en une telle occurrence il ne peut qu’être regardé comme participant à la réflexion dans le cadre d’un débat d'idées sur les dérives de certains tenants d’un islam intégriste ayant donne lieu a des débordements violents ;

Attendu qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal CHARLIE HEBDO apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans, que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant du débat public d'intérêt général né au sujet des dérives des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique ;

Que le dernier dessin critiqué ne constitue dès lors pas une injure justifiant, dans une société démocratique une limitation du libre exercice du droit d'expression ;

Et le but est finalement refusé pour hors jeu.

La conclusion est donc la relaxe, et le débouté des parties civiles de l'ensemble de leurs demandes.

Parties civiles dont voici la liste exacte, hormis le nom des particuliers :

Association DÉFENSE DES CITOYENS ;
SOCIÉTÉ DES HABOUS ET DES LIEUX SAINTS DE L’ISLAM (la Mosquée de Paris) ;
UNION DES ORGANISATIONS ISLAMIQUES DE FRANCE (UOIF) ;
LA LIGUE ISLAMIQUE MONDIALE ;
ASSOCIATION PROMOTION SÉCURITÉ NATIONALE (APSN) ;
Association Politique HALTE A LA CENSURE, LA CORRUPTION, LE DESPOTISME, L’ARBITRAIRE.

Vous noterez parfois un curieux décalage entre l'intitulé de l'organisation et le sens de la démarche.

L'audience est levée.

jeudi 8 mars 2007

Parlons programme : François Bayrou sur la justice

Au tour de François Bayrou de passer par la machine à décortiquer.

Photo : Assemblée Nationale

Le document qui m'a servi de base de travail est la page "Justice" et Sécurité de son site.

« La confusion entre Etat, justice, gouvernement, majorité ne peut pas durer. Il faut que l’État trouve sa justice, lui aussi. Le Conseil d’État, qui n’est pas composé de magistrats, ne saurait être juge et partie, associer les fonctions de juge et de conseil du gouvernement. C'est un grand sujet pour le sommet de l'État en France - cela va de pair avec la volonté d'indépendance de la société française.

Le Conseil d'Etat, créé par Napoléon et imité dans plusieurs autres pays européens, a en effet une double casquette, et est organiquement divisé en deux grandes sections : la section administrative et la section du contentieux.

La section administrative examine les textes préparés par le gouvernement, que ce soit des projets de loi destinés à être soumis au parlement ou des décrets qui entreront en vigueur dès leur signature par le premier ministre. C'est un examen qui est loin d'être une formalité. Les conseillers d'Etat sont d'impitoyables correcteurs et pointent du doigt, au cours d'un éprouvant oral subi par les représentants du gouvernements (qu'on nomme commissaires du gouvernement, à ne pas confondre avec ceux de la section du contentieux) les risques d'illégalité et d'inconstitutionnalité du texte. L'avis rendu à cet occasion est en principe confidentiel, mais est gardé précieusement par le Conseil pour le jour où ce texte ou un acte de l'administration pris en application de ce texte serait soumis au juge administratif.

Vous avez dans ce billet un exemple d'avis de la section administrative. Certains "grands avis" sont rendus publics, comme le célèbre (si, si, il est célèbre, je vous jure) avis du 27 novembre 1989 sur le foulard islamique.

Le Conseil d'Etat n'est là que pour donner un avis. Le gouvernement n'est jamais tenu de le suivre. Parfois, d'ailleurs, il ne le suit pas, et se fait retoquer par le Conseil constitutionnel.

La section du contentieux est quant à elle la juridiction suprême pour le droit administratif, qui échappe aux juges ordinaires (on dit juges judiciaires par opposition aux juges administratifs) depuis la Révolution. Cette section ne donne pas un avis : elle juge en droit, et peut annuler jusqu'aux décrets du gouvernement (mais PAS les lois, personne ne le peut encore en France).

Pour résumer, la section du contentieux est là pour que l'Etat ne fasse pas n'importe quoi, tandis que la section administrative est là pour que l'Etat n'ait pas d'excuses pour avoir fait n'importe quoi.

Voilà la double casquette que le candidat de l'UDF rejette : juge du droit et conseiller du gouvernement, juge et partie.

A cela, je répondrai : Ca fait deux siècles que ça marche, et ça marche plutôt bien. Le Conseil d'Etat a depuis longtemps fait la preuve de son impartialité, et JAMAIS un conseiller qui a participé au travail de conseil dans la section administrative ne siège dans la formation contentieuse qui va examiner la légalité de l'acte (mais cette formation a accès à l'avis qui a été donné au gouvernement, et si la section administrative qui a examiné le texte n'a pas vu le risque d'annulation par la section du contentieux, ses membres doivent, à titre de gage, repeindre les colonne de Buren. Vu l'état actuel de ces colonnes, vous pourrez constater de visu l'efficacité du travail de la section administrative du Conseil[1]. Le fonctionnement du Conseil d'Etat n'est pas sans heurts du fait de cette dualité, comme l'explique Passant Anonyme dans ce commentaire fort éclairant (des fois, je me dis que je ne mérite pas mes lecteurs).

Surtout, François Bayrou n'explique pas ce qu'il veut mettre à la place. Qui serait le juge suprême en matière de droit administratif ? Bien sûr, cela supposera un débat à l'assemblée et non un oukase présidentiel, mais j'eusse aimé en savoir un peu plus quand on lache un tel ballon d'essai.



Je veux un Garde des Sceaux indépendant du gouvernement (c’était une proposition de Raymond Barre en 1988). Il sera investi, sur proposition du président de la République, par le Parlement, à la majorité des trois quarts par exemple, de manière qu’il échappe aux préférences partisanes. Il devra animer un débat annuel de politique pénale devant le Parlement.

Cela rappelle l'idée de procureur de la nation du candidat Sarkozy, mais cette fois, les détails sont donnés. Cette proposition nécessiterait une réforme de la Constitution, ce qui va compliquer les choses.

Ce Garde des Sceaux indépendant appartiendrait-il toujours à l'exécutif ? Le fait qu'il anime un débat de politique pénale devant le parlement semble indiquer que oui. Mais dans ce cas, cela signifie que la politique pénale échapperait au gouvernement pour être confiée au parlement. La logique de la chose m'échappe. Le parlement vote la loi, l'exécutif la fait appliquer. Il est naturel que le gouvernement dirige la politique pénale, en donnant des instructions aux parquets, qui sont son bras séculier. Les parquets n'étant que parties aux procès, et non juges, cette intervention n'a rien d'anormal. Ma crainte est que ce Garde des Sceaux indépendant aura bien du mal à pourvoir défendre le budget de la justice, déjà fort mal traitée avec un Garde des Sceaux membre du gouvernement, puisqu'il ne participera ni à son élaboration (ou alors il n'est plus indépendant du gouvernement) ni à sa discussion (puisqu'il ne fait pas partie du gouvernement).

Enfin, la majorité qualifiée des trois quart est totalement irréaliste : songez qu'il serait plus difficile de nomemr le Garde des Sceaux que de réviser la Constitution ! Cela posera des problèmes pour trouver une personnalité entraînant un tel consensus. Je crois que François Bayrou pense à Robert Badinter à ce poste ; fort bien, il pourrait obtenir l'aval de l'assemblée. Mais après ? Qui obtiendrait les trois quart des voix ? Et si personne ne les trouve, la France n'a plus de Garde des Sceaux ? François Bayrou précise bien qu'il s'agit d'un exemple. le réalisme imposera une majorité qualifiée bien moindre.

Le même résultat, ou approchant, pourrait être obtenu en nommant un Garde des Sceaux, membre du gouvernement, mais à l'autorité morale incontestable. C'est à dire non pas un politique, souvent même pas juriste, récompensé pour sa servilité, mais un haut magistrat, judiciaire ou administratif, ou un professeur de droit, ça s'est déjà vu après tout.

Deux questions d’indépendance se posent à l’intérieur du corps judiciaire. D’abord, la gestion des carrières : le Conseil [Supérieur]de la Magistrature doit avoir une composition équilibrée de magistrats et non-magistrats, et ses membres être investis par le Parlement à une majorité qualifiée. Ensuite, l’indépendance du parquet, sous l’angle des nominations ; les procureurs généraux doivent être nommés par le Garde des Sceaux indépendant, après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature.

Point commun avec le programme de Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy allant plus loin en les mettant en minorité.

J'ai déjà parlé du Conseil Supérieur de la Magistrature dans le commentaire du programme de Nicolas Sarkozy, je vous y renvoie (point n°6).

Je ne vois toujours pas en quoi renforcer à ce point le nombre des membres non-magistrats est nécessaire pour la gestion des carrières, mais je ne suis pas technicien du statut des magistrats. On sent poindre l'envie de diminuer l'influence des syndicats de magistrats ; c'est la seule explication que je vois.

Les procureurs généraux sont actuellement désignés en Conseil des ministres, après avis du CSM, avis consultatif, le parquet est le bras séculier de l'Etat, le gouvernement est donc souverain. Les nominations aux postes clefs (surtout à Paris, en fait) sont de fait très politisées, disent les magistrats. Mais comme nous veillons à élire des présidents d'une probité au dessus de tout soupçon, qu'importe que le locataire de l'Elysée désigne des proches au poste de celui qui pourrait décider de ne pas poursuivre d'éventuelles frasques commises avant son élection à la présidence de la république, n'est-ce pas ?

La proposition de François Bayrou vise à rendre un avis conforme du CSM obligatoire, pour interdire les nominations trop politiques. L'idée n'est pas sans conséquence : c'est la fin d'un contrôle du politique (qui bénéficie malgré tout d'une légitimité démocratique) sur une autorité naissant d'une désignation ; comme se demande Philippe Bilger, « Les [magistrats] intelligents mais non complaisants gagneront-ils au change », à troquer l'approbation du pouvoir à celui des élus de la profession ?

En tout état de cause, quand cette proposition s'inscrit dans un bloc qui inclut de changer la composition du CSM pour diminuer l'influence des magistrats au profit de personnalités extérieures plus sensibles à l'aspect politique des nominations, on se demande si le candidat ne reprend pas d'une main ce qu'il a donné de l'autre...

Je soutiens l’idée d’un juge de l’instruction, qui soit rétabli - c'est une garantie pour le citoyen - dans un rôle d’arbitre, sollicité par l'accusation ou la défense. Deux garanties instaurées pour l’enquête seront en même temps des garanties pour le citoyen : la collégialité, avec la création de pôles d’instruction, et la transparence : audiences publiques à intervalles réguliers, enregistrements audio ou vidéo des auditions et gardes à vue.

Je ne comprends pas le rétabli. Le juge d'instruction n'a jamais été arbitre : il est acteur de l'enquête, qu'il mène de la façon qu'il décide, sous la surveillance des parties, avocats et parquet. Si arbitre il y a, c'est la chambre de l'instruction, qui peut être saisie par la voie de l'appel de nombre de décisions du juge (citons le refus de mise en liberté, ou le refus d'acte demandé par une des parties, ou encore le non-lieu à suivre) voire directement en cas d'inaction du juge d'instruction. J'interprète cette formule comme une volonté de mettre en valeur le rôle "à charge et à décharge du juge d'instruction", ce qui sous entend que le juge d'instruction privilégierait l'un ou l'autre de ces aspects (je vous laisse deviner lequel dans l'esprit du législateur...).

Donc, il s'agirait d'en faire un arbitre, sollicité par l'accusation ou la défense. Première innovation : il faudrait créer une accusation au stade de l'instruction. Bref, il s'agit, sans le dire clairement, de passer du système inquisitoire au système accusatoire.

Je rappelle le schéma actuel : le ministère public (par l'intermédiaire de la police judiciaire, qui sont ses yeux et ses oreilles, ainsi son bras armé ; en fait, le ministère public, c'est un cerveau et une bouche) découvre qu'un crime ou un délit grave a été commis, ou a des raisons de penser qu'il en a été commis un. La police a, sous sa direction, mené une enquête, qui a réuni certains éléments, mais qui sont insuffisants pour établir la réalité de ce crime, identifier son auteur, ou quand bien même ces deux premiers points ont été établis, laissent subsister trop de zones d'ombre pour que cette affaire soit en état d'être jugée. Il va donc confier l'enquête à un juge d'instruction par un réquisitoire introductif, contre personne dénommée si l'auteur des faits est connu, ou contre X... s'il est inconnu. Le juge d'instruction procède à tout acte lui paraissant nécessaire à la manifestation de la vérité dans le respect de la loi (la Question Extraordinaire est ainsi exclue), de son propre chef. Quand des indices graves et concordants laissent à penser qu'une personne est l'auteur des faits, il la met en examen, statut qui donne accès au dossier par l'intermédiaire d'un avocat, permet de demander des actes, mais qui permet aussi un placement sous contrôle judiciaire voire en détention provisoire. Le juge d'instruction peut aussi, s'il n'y a pas d'indices graves et concordants, lui donner le statut de témoin assisté, qui donne les mêmes droits, mais exclut toute mesure restrictive de liberté.

Les parties peuvent demander des actes (entendre telle personne, confronter telle et telle autre, ordonner une expertise sur tel et tel points...) que le juge peut refuser s'ils lui semblent inutile à la manifestation de la vérité, refus qui peut être soumis à la chambre de l'instruction.

L'instruction ne vise pas à prouver la culpabilité du mis en examen mais à découvrir la vérité. Le parquet a autant intérêt que la défense à ce que l'innocence d'un mis en examen soit démontrée, puisqu'il n'a pas le goût des erreurs judiciaires. Il n'y a donc pas d'accusation, quand bien même il y a une défense, mais une défense des droits et libertés de la personne faisant l'objet d'une enquête coercitive de la justice.

A la fin de l'instruction, le juge rend une ordonnance disant qu'il existe des charges suffisantes contre Untel d'avoir commis ces faits et le renvoie devant la juridiction compétente pour être jugé, ou dit n'y avoir lieu à continuer les poursuites, parce que les faits ne sont pas établis, ne constituent pas une infraction ou que l'auteur en est resté inconnu.

Le juge d'instruction n'est donc pas arbitre mais juge. Juge des actes qu'il doit accomplir, juge des mesures portant atteinte aux libertés qu'il doit prendre (renouvellement de garde à vue, perquisition surprise, contrôle judiciaire limitant les déplacements) ou solliciter du juge des libertés et de la détention (placement sous mandat de dépôt, même si le parquet ne le demande pas), ou du moment d'y mettre fin. Il y a un arbitre au stade de l'instruction : c'est la chambre de l'instruction de la cour d'appel (ex chambre d'accusation) qui peut être saisie d'un recours contre un très grand nombre d'actes du juge d'instruction.

Un système accusatoire laisserait au parquet la charge de mener l'enquête comme il l'entend, la défense pouvant s'opposer à une mesure ou au contraire en demander une, le juge tranchant en cas de refus du parquet.

C'est le système anglo-saxon. Il a des mérites et des limites.

Ce qui à mon sens le rend peu souhaitable, c'est qu'il a un coût bien plus lourd pour la personne poursuivie, car l'avocat doit consacrer bien plus de temps au dossier, avec des audiences devant ce juge-arbitre à répétition. De plus, le parquet est, au même titre que le mis en examen, partie au procès. Quand bien même je ne sombre pas dans la caricature du procureur à la Fouquier-Tinville, attaché à la condamnation à tout prix (lisez donc le blog de Philippe Bilger, avocat général, pour voir que convictions assumées et honnêteté intellectuelle ne sont pas incompatibles), et que je n'oublie pas que les procureurs sont aussi magistrats, la perspective d'avoir face à moi un procureur d'instruction ne me séduit pas, quand je sais que ce sera un de ses collègues, voire lui-même, qui à l'audience sera mon contradicteur. Il n'est pas neutre, puisqu'il est mon adversaire. Ca n'implique pas qu'il soit biaisé ou malhonnête. Mais je préfère avoir face à moi un juge, qui n'a pas pour mission de défendre la société, mais de rechercher la vérité. Que certains juges d'instruction (très rares, dieu merci, car quel mal ils peuvent faire) n'aient pas un comportement conforme à leurs fonctions est un autre problème, mais en faire des parquetiers ne règlera pas le problème ni ne diminuera leur capacité de nuisance.

Pour assurer l’indépendance du parquet, les fonctions de juge et de procureur doivent être clairement séparées. Les représentants du parquet doivent demeurer des magistrats.

Proposition commune aux trois candidats. Mais quand on sait que cette proposition figurait déjà dans l'escarcelle du candidat Chirac en 2002, on voit qu'il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. Ségolène Royal propose une séparation au bout de dix ans, Nicolas Sarkozy tout de suite, le cas échéant en faisant des procureurs des agents de l'Etat et non des magistrats. François Bayrou se distingue en laissant leur statut de magistrat aux parquetiers, ce qui implique donc une formation commune à l'Ecole Nationale de la Magistrature, et un choix définitif de l'un ou l'autre corps à la sortie.

Je renvoie à mes observations sous le programme de Nicolas Sarkozy, point n°4, et de Ségolène Royal, point n°4 également. Mon opinion n'a pas changé.



Pour les avocats, je veux défendre l’idée d’un internat (par analogie avec les internes en médecine. Des jeunes avocats seraient payés pour ce travail, par exemple à plein temps comme les magistrats et avec une rémunération similaire), comme moyen d’une égalité des chances en matière judiciaire, pour ceux qui relèvent de l’aide juridictionnelle. Pour répondre à l’inquiétude, parmi les avocats, sur les moyens matériels d’exercer leur mission, un système d’assurance serait généralisé.

Ha, un candidat qui s'intéresse à ma chapelle. L'idée de l'internat est séduisante pour les jeunes avocats, qui auront ainsi une rémunération décente. Songez par exemple qu'il y a quelques temps, j'ai dû attendre cinq heures un dimanche au palais qu'un juge des libertés et de la détention puisse présider un débat contradictoire pour savoir s'il mettait ou non mon client en détention. Pour ces cinq heures perdues loin de ceux que j'aime[2], outre la demi-heure que durera le débat contradictoire, j'ai été payé, plusieurs semaines plus tard, la somme de 21 euros HT. Quand je parle de décence, je pèse mes mots.

Cependant, cette idée d'internat soulève des difficultés : comment sélectionner ces jeunes avocats ? Quand leur internat s'achèvera, comment feront-ils pour s'installer, sans clientèle ? Comment croire que ceux qu'ils ont défendu gratuitement accepteront de payer ensuite fort cher pour les garder alors qu'ils peuvent en avoir un autre gratuitement ? Je suis contre toute idée de fonctionnarisation de la profession d'avocat, et cette idée me semble ouvrir la boîte de Pandore, en offrant pendant quelques années un confort d'exercice avant de précipiter ces internes dans les tracas de celui qui doit tout à coup devenir chef d'entreprise. Comment enfin assurer la surveillance du travail des internes tout en respectant leur indépendance ?

Pourquoi ne pas tout simplement réviser l'aide juridictionnelle en assurant aux avocats intervenant à ce titre une vraie rémunération, ce qui permettra aux justiciables de choisir éventuellement leur avocat y compris parmi les expérimentés, assurera l'indépendance de l'avocat qui conservera son exercice en cabinet libéral, et lui permettra de consacrer le temps et l'énergie nécessaire à ces dossiers sans mettre son cabinet en danger ? Parce que ça coûte cher ? Mais puisqu'on parle d'aligner la rémunération de ces internes sur celle des magistrats, des fonds conséquents devront être mobilisés. Autant qu'il serve à l'aide juridictionnelle qu'à un internat qui tient du cadeau empoisonné.



Quant aux prisons, je propose deux axes : la réhumanisation des lieux d’emprisonnement et la recherche de toutes les alternatives à la détention et à l’emprisonnement, notamment pour les jeunes.

Qui serait contre la réhumanisation des prisons, sans même savoir ce que cela veut dire au juste, ni à quel moment les prisons françaises sont censées avoir été humaines ?

Quant aux alternatives à l'emprisonnement, notamment pour les jeunes, les juges d'application des peines seront ravis de savoir qu'ils font partie du programme de François Bayrou. Cela fait longtemps qu'ils déploient des trésors d'inventivité et d'optimisation des moyens de l'administration pénitentiaire pour éviter au maximum la mise à exécution des peines d'emprisonnement courtes, très désocialisantes, dès lors que le condamné fait preuve d'une réelle volonté de réinsertion (il cherche activement un travail, a repris des études sérieusement, indemnise la victime). Il s'agit donc que de continuer ce mouvement que personne ne conteste, tant on sait qu'une peine aménagée ou une libération anticipée diminue énormément le risque de récidive. Il ne s'agit en rien d'une proposition révolutionnaire.



Je ne résume pas les problèmes de la justice à une question de moyens, mais la question est essentielle. Je propose de doubler le budget de la Justice en 10 ans, par des lois de programmation multi-partisanes. »

Proposition commune à Ségolène Royal, qui n'indique toutefois pas de délai pour cela. Quand on sait que les objectifs financiers de la dernière loi quinquennale de programmation de la justice n'ont que très partiellement été tenus, vous me permettrez ici une moue dubitative, surtout s'agissant d'un engagement dont le terme est au-delà du mandat sollicité.

  • Sur la sécurité :

(...)



Sanctionner tôt, dès le premier délit, serait bien souvent la meilleure prévention (il est absurde de séparer prévention et sanction) : face à la délinquance juvénile, la sanction doit être ultrarapide et éducative. La prison est une impasse, un pourrissoir, on en sort caïd : je suis pour des sanctions qui remettront le jeune au contact de l'autorité : rigoureuses et éducatives. Les travaux d'intérêt général surveillés deviendront une obligation, avec l'encadrement correspondant.

Le problème est que "ultrarapide" et éducatif sont souvent difficilement conciliables. Les mesures éducatives supposent une certaine connaissance de la personnalité du mineur et de sa situation personnelle. Certes, passer trop de temps à étudier cette situation rend la sanction sans intérêt, car six mois, pour un mineur, c'est la préhistoire (un an, c'est une autre vie). Mais une décision trop vite prise sera souvent inadaptée. Il y a un point sur lequel il est possible de jouer : c'est le temps perdu dans un dossier faute du personnel suffisant pour les traiter. Où on voit revenir la question des moyens, à laquelle tout ne se résume pas mais quand même un peu. Quant à l'idée du travail d'intérêt général automatique, elle me paraît difficilement compatible avec l'article 4.2 de la convention européenne des droits de l'homme : « Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ».



On rendra systématique un principe de réparation du tort causé à autrui ou à la collectivité.

Ordonnance n°45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, article 12-2 issu de la loi n°93-2 du 4 janvier 1993 :

« Le procureur de la République, la juridiction chargée de l'instruction de l'affaire ou la juridiction de jugement ont la faculté de proposer au mineur une mesure ou une activité d'aide ou de réparation à l'égard de la victime ou dans l'intérêt de la collectivité. Toute mesure ou activité d'aide ou de réparation à l'égard de la victime ne peut être ordonnée qu'avec l'accord de celle-ci.»

Il n'y a pas de raison que seule Ségolène Royal propose des lois qui existent déjà, fût-ce depuis 14 ans.

Une loi sera votée pour la protection des victimes contre les représailles.

Cela fait longtemps que les violences commises « sur un témoin, une victime ou une partie civile, soit pour l'empêcher de dénoncer les faits, de porter plainte ou de déposer en justice, soit en raison de sa dénonciation, de sa plainte ou de sa déposition » sont aggravées. Qu'apportera donc cette loi de nouveau ? Mystère et boule de gomme.



Je proposerai que le maire ou le président de l’intercommunalité - seul responsable accessible et identifiable par le citoyen - ait autorité sur la police de proximité.

C'est chose faite depuis le 5 mars dernier avec le vote de la loi 2007-297 du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance.



La prévention commence par la famille : quand j'ai donné cette claque à Strasbourg, j'ai reçu des milliers de lettres, dont beaucoup de parents immigrés. Ils me disaient : ‘Vous avez bien fait, mais si nous donnons une claque, c'est l'assistante sociale’. Il y a un immense effort à conduire pour l'éducation des parents ! Quand il y a abandon de toute responsabilité, les allocations familiales doivent pouvoir être mises sous tutelle.

Ha, le fantasme des parents démissionnaires qui touchent les allocations en se désintéressant de leurs enfants. Comme quoi la lepénisation des esprits atteint même le centre. Le fait que des milliers de parents lui aient écrit pour dire "bravo, mais nous on ne peut pas sans s'attirer des ennuis" ne semble pas lui avoir mis la puce à l'oreille. C'était pourtant la phrase d'avant...



La loi doit être la même pour tous. Il faut donner l’exemple, au plus haut : je suis contre le principe d’amnistie lié à l’élection présidentielle. »

Bravo ! C'est une honte de nous tuer la clientèle ainsi tous les cinq ans.


En conclusion, là aussi, pas un mot sur la justice civile. La justice administrative est abordée, sous l'angle de la démolition du Conseil d'Etat, ce qui ferait presque regretter qu'elle ait été traitée.

Même sentiment de catalogues de mesures diverses, ou l'originalité semble avoir pris le pas sur la cohérence, pour changer des choses qui ne posent pas de problème particuliers, et rester vague sur les engagements essentiels : désignons un super Garde des sceaux, réhumanisons les prisons, réformons le CSM pour le reprendre aux juges, doublons le budget sur dix ans (ce qui, compte tenu de l'inflation, allège considérablement l'effort réel de l'Etat), supprimons le Conseil d'Etat comme juge administratif, et hop, voilà, ça fait un programme.

Sur la question de la sécurité, seul le problème de l'enfance est abordé. Sont-ce nos enfants qui sont devenus nos ennemis, dont l'Etat doit nous protéger ? Si nous en sommes là, quelle tristesse...

Prochain épisode : Jean-Marie Le Pen. Sous réserve qu'il ait ses 500 signatures, mais je n'ai guère de doutes sur le sujet. Il nous a déjà fait le coup dans le passé. Mais ça ne risque pas d'arranger ma mélancolie.

Notes

[1] L'auteur ayant un caractère facétieux, il ne garantit pas à ses lecteurs l'authenticité de cette dernière anecdote.

[2] Pour les curieux que me demanderaient pourquoi je ne suis pas rentré chez moi, on m'avait annoncé l'arrivée du JLD dans deux heures. Il n'est arrivé que cinq heures plus tard.

mardi 20 février 2007

«Nos juges», une série de trois documentaires sur la justice

France 2 va diffuser à partir de ce jeudi 22 février une série de trois documentaires suivant le quotidien de trois juges, aux fonctions diverses, à trois stades de carrière différents.

Le premier épisode, « Le tribunal du désamour », diffusé ce jeudi à 22h50, est consacré à Isabelle Schmelck, vingt ans d’exercice, qui est juge aux affaires familiales au tribunal de grande instance de Créteil. Ses fonctions portent principalement sur deux points : les procédures de divorce, et les affaires liées à l'exercice de l'autorité parentale, le plus souvent la fixation d'un droit de visite et d'hébergement et d'une pension alimentaire. Les procédures de divorce supposent nécessairement l'intervention d'un avocat, pas celles sur l'autorité parentale. Les audiences se tiennent en cabinet, à huis clos, la juge assise à son bureau ne portant pas la robe.

Le deuxième, « La liberté sous conditions », sera diffusé mercredi 28 février, également en deuxième partie de soirée, suit Françoise-Léa Cramier, 28 ans, qui entre dans ses fonctions de juge d’application des peines à la sortie de l’Ecole de la Magistrature. Là aussi, ce sont des audiences en cabinet, juge sans robe. Beaucoup de décisions peuvent être prises sans même une audience (lorsqu'un prisonnier sollicite une libération conditionnelle et que le juge pense y faire droit, il peut se passer de l'audience). Son rôle se limite (si j'ose dire, c'est déjà considérable) aux mesures d'aménagement des peines : avant l'emprisonnement, envisager des alternatives, comme le placement sous bracelet électronique ou la semi détention (le condamné sort dans la journée pour aller travailler et dort en prison), si la peine ne dépasse pas un an. Pour les incarcérés, il décide des réductions de peines supplémentaires, des permissions, des libérations conditionnelles. <del>Il n'a aucune compétence pour modifier la peine elle même</del>(en fait, si) Il n'est pas un juge d'appel sur la peine : si un problème apparaît, c'est de la compétence de la juridiction ayant prononcé ladite peine. Il ne traite que des dossiers de condamnés, la culpabilité n'est jamais en débat. C'est un poste méconnu, ça peut être intéressant.

Le troisième et dernier, « Le tribunal de la vie ordinaire », diffusé le jeudi 1er mars, toujours sur France 2, toujours en deuxième partie de soirée, sera consacré à Pierre-François Martinot, 32 ans, juge d’instance à Châteaubriant, en Bretagne. Le tribunal d'instance juge les affaires civiles moyennes, portant sur une somme comprise entre 4000 et 10000 euros. En dessous, c'est le juge de proximité, au dessus, c'est le tribunal de grande instance. Le ministère d'avocat n'est pas obligatoire devant ce tribunal, on peut se représenter soi-même. Le tribunal d'instance juge également certaines affaires, quel qu'en soit le montant, car la loi lui en attribue la compétence : les affaires de baux d'habitation (sauf pour le remboursement du dépôt de garantie, c'est le juge de proximité), les affaires de crédit à la consommation, par exemple. Le juge d'instance est aussi juge des tutelles dans son ressort : il ouvre les procédures de mise sous tutelle ou curatelle et suit leur déroulement.

Je n'ai pas vu ces documentaires, j'en ignore la qualité. Mais je me devais de les signaler. Je tâcherai de les regarder et ouvrirai un billet consacré à chacun de ces épisodes pour que nous en discutions en commentaires.

Inside the délibéré

Comme annoncé, voici un billet d'une guest star,

Lire la suite...

lundi 12 février 2007

Mise à jour du commentaire du programme de Ségolène Royal en matière de justice

Avant de m'attaquer au candidat de l'UMP, je reviens sur les propositions faites hier dans le cadre du "pacte présidentiel" présentée par Ségolène Royal. Je n'ai pas regardé les "Cahiers d'Espérance" présentés sur le site Désirs d'avenir, synthèse des débats participatifs, j'ai déjà assez de mal à m'y retrouver.

Le chapitre consacré à la justice s'intitule "La Présidente de la lutte contre toutes les formes de violence", page 11 et suivantes du document pdf. Comme c'était prévisible, la justice n'est abordée que sous l'angle de la justice pénale, et encore, uniquement sur les violences. Exeunt la justice civile, qui règle les litiges entre particuliers ou entre consommateurs et professionnels, et la justice administrative, qui règle les litiges entre l'Etat et ses diverses extensions (collectivités locales, établissements publics) et les administrés. Mais comme nous le verrons, de ce point de vue, les autres candidats ne font guère mieux.

Neuf propositions sont formulées, divisées en deux parties.

La première est "Lutter résolument contre les violences". Prenez vous ça dans les dents, ceux qui voulaient lutter avec pusilanimité contre les violences.

50- Rétablir la civilité :
- Apprendre la civilité aux enfants : des programmes d’éducation au respect de l’autre pour apprendre aux enfants à gérer les conflits par la parole plutôt que par la violence.
- Garantir à chacun de voyager sans crainte dans les transports en commun (RER, TER, trains de banlieue, tram et bus, spécialement la nuit) en imposant des obligations règlementaires plus grandes aux transporteurs (recours plus grand aux équipements technologiques, personnel plus importants aux horaires sensibles…).
- Mettre en place des gardiens dans tous les immeubles sociaux.

Bon, en fait, on est assez loin de la justice, là. Apprendre la civilité aux enfants, je trouve la proposition limite insultante, tout de même. Ha, mais non, on ne parle que des enfants des autres, bien sûr, pas de ses petits anges. Et quant à garantir à chacun de voyager sans crainte : s'agit-il d'un droit au voyage serein opposable ?

51- Lutter contre les violences scolaires en renforçant la présence des adultes dans les établissements :
- Recruter des surveillants des collèges.
- Doter chaque établissement d’une infirmière scolaire et d’une assistante sociale à temps plein.

De la prévention, dans la tradition du parti socialiste. Pas d'information sur le financement, dans la tradition politique française.

52- Etre ferme face aux mineurs violents :
- Mettre en place une politique de prévention précoce de la violence : encadrement éducatif renforcé, mise en place de tuteurs référents.
- Développer les brigades des mineurs dans chaque commissariat des grandes zones urbaines.
- Prendre des sanctions fermes et rapides : un plan d'urgence sera mis en place pour la justice des mineurs (recrutement de juges des enfants, d’éducateurs, de greffiers)
- Mettre en oeuvre des solutions nouvelles pour extraire les mineurs de la délinquance : suppression des peines de prison pour les mineurs en dehors des cas d’atteintes graves aux personnes ; développement des centres éducatifs renforcés, si besoin avec un encadrement militaire.

Tiens, Ségolène Royal fait du Nicolas Sarkozy, là. La justice des mineurs ne serait pas ferme (les juges seraient-ils donc démissionnaires ?), et il faut des sanctions rapides. C'est là l'objet de la loi sur le prévention de la délinquance en cours de discussion devant le parlement, qui instaure une sorte de comparution immédiate pour mineurs. Parallèlement à cette fermeté, elle parle de supprimer les peines de prison pour les mineurs hors les atteintes graves aux personnes (c'est quoi la définition de la gravité ?). C'est moi ou il y a une légère contradiction dans le message, là ?

53- Faire de la lutte contre les violences conjugales une priorité nationale :
Faire adopter une loi cadre sur les violences conjugales prenant en compte tous les aspects permettant d’éradiquer ce fléau.

Je ne reviens par sur ce que j'ai déjà dit sur l'accumulation de lois en la matière.

Sur la forme : une loi cadre serait contraire à la constitution. L'article 34 de la Constitution prévoit que c'est la loi qui seule peut fixer les règles en matière de procédure pénale et déterminer les crimes et les délits et les peines qui sont applicables. Une loi cadre fixe des objectifs généraux et renvoie au décret pour prendre les mesures d'application. Le législateur ne pourra pas se défausser sur l'exécutif, il faudra que ce soit la loi qui fixe toutes les mesures.

Sur le fond : je ne peux m'empêcher de frémir. On nous refait le coup de 1998. On érige en cause nationale une cause avec laquelle tout le monde ne peut qu'être d'accord. En 1998, c'était la protection des mineurs victimes d'atteintes sexuelles, dans la foulée de l'affaire Dutroux. La lutte contre ce "fléau national" justifie une loi très répressive, faisant bon compte de la présomption d'innocence et des droits de la défense. L'opposition en rajoute dans le répressif pour ne pas se faire doubler sur sa droite. Et les graines sont semées, qui ont permis le fichage génétique systématique des délinquants, qui retirent au juge le pouvoir d'adapter la peine, jusqu'à la faculté d'écarter l'inscription au bulletin numéro 2, qui poussent les juges à la détention systématique à cause du "trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public causé par l'infraction", et qui ont fini par éclore à Outreau. Avec la faculté d'autocritique du législateur que la commission parlementaire a démontré. Mais ça marche, que voulez vous. On nous a refait le coup avec la loi de lutte contre le terrorisme en 2005, votée par l'UDF, le parti socialiste s'étant courageusement abstenu. Chaque fois que le législateur trouve un thème pour nous faire renoncer avec enthousiasme aux protections que nous offre la loi, sous le prétexte qu'elles ne protègent que les pédophiles, les terroristes et les maris violents, on ouvre la porte à une catastrophe. Et le législateur n'apprend jamais.

54- Créer une nouvelle police de quartier pour mieux assurer la sécurité quotidienne :
- Procéder à une répartition plus juste des effectifs : donner la priorité aux renforcements quantitatifs et qualitatifs des zones sensibles.
- Affecter des policiers expérimentés, bénéficiant d'une réelle différenciation de rémunération, dans les secteurs plus difficiles (avantages de carrières, aides au logement, etc.)

Le retour de la police de proximité. Puis-je ajouter une suggestion : afin de faire bénéficier selon le même principe chaque échelon de l'Etat de la sagesse de l'expérience, si nous veillions à affecter chaque ministre et président sortant à un simple conseil municipal dans une ville à problèmes ?

55- Aider les victimes : - Faciliter et moderniser le dépôt de plainte pour briser la loi du silence : amélioration de l’accueil dans les commissariats par la mise en place de travailleurs sociaux de la police nationale, possibilité de déposer plainte via Internet. - Mettre un avocat à la disposition des victimes de violences graves dans l'heure suivant le dépôt de plainte.

Améliorer l'accueil dans les commissariats, j'abonde. Porter plainte par internet, quelle bonne idée. Voilà qui nous met à l'abri des dénonciations calomnieuses et anonymes. Mettre un avocat à disposition des victimes dans l'heure qui suit, c'est moi ou il s'agit d'une obligation qui pèsera sur NOUS, avocats, plutôt que sur l'Etat? En tout cas, cela fait longtemps qu'un service d'aide aux victimes existe dans les principaux tribunaux (Créteil a été pionnier à ce sujet) et qu'un avocat est présent pour les victimes aux audiences de comparution immédiates. Encore faut-il que les victimes viennent à l'audience, et en soit informées, information qui pour l'heure incombe au greffe du parquet qui laisse un message sur le répondeur téléphonique de la victime (et je l'ai vu faire une fois dans une affaire de vol de portable, ledit portable étant placé sous scellés ; non, la victime n'est pas venue à l'audience).

  • Deuxième partie, intitulée : Répondre au besoin de justice.

56- Doubler le budget de la justice pour la rendre plus rapide et respectueuse des droits.

Allelulia. Que cette promesse là soit tenue, et vous verrez déjà que la justice fonctionnera bien mieux. Mais quand je vois que le gouvernement précédent n'a pas tenu ses engagements pris dans une loi quinquennale sur la justice, le doute m'habite.

57- Faciliter l’accès à la justice des plus modestes : - Renforcer l’aide juridictionnelle. - Renforcer les maisons de la justice et du droit - Mettre en place un service public d’aide au recouvrement des dommages et intérêts alloués aux victimes.

Renforcer l'aide juridictionnelle n'est pas "augmenter" l'aide juridictionnelle. Je reste circonspect.

L'idée d'un service d'aide au recouvrement des dommages intérêts alloués aux victimes me semble une bonne idée ; on pourrait l'appeler "avocat", par exemple. Rappelons que le principal obstacle à ce recouvrement est l'insolvabilité de l'auteur des faits, insolvabilité souvent renforcée par son incarcération. Il existe actuellement un système d'indemnisation public, mais il est réservé aux atteintes aux personnes les plus graves (plus de trente jours d'incapacité totale de travail, ou des séquelles définitives, ou une atteinte sexuelle), et ne s'applique pas aux atteintes aux biens sauf si elles ont de graves conséquences pour la victime. Mais "l'aide au recouvrement" n'étant pas le recouvrement effectif, je doute que l'heure soit à l'extension de dispositif. On peut le regretter : obliger l'Etat à prendre en charge le coût de sa carence à sa mission d'assurer la sécurité de ses citoyens serait autrement plus efficace que les numéros verts, service ad hoc et proclamations solennelles déployées jusqu'à présent...

58- Protéger les citoyens :
- Assurer la présence d’un avocat dès la première heure de garde à vue.

Tiens ? Je croyais que c'était déjà le cas depuis la loi du 15 juin 2000. Et visiblement, les officiers de police judiciaire le croient aussi.

- Encadrer strictement le recours à la détention provisoire dont la France use beaucoup plus largement que les autres pays européens, en imposant notamment des délais butoirs.

Des délais butoirs ? Comme ceux de l'article 145-1 et 145-2 du Code de procédure pénale ? C'est une manie chez cette candidate de faire voter des textes qui existent déjà.

- Renforcer les alternatives à la prison préventive.

Ce qui implique au préalable la création du concept de prison préventive. "Vous n'avez rien fait, mais ça ne saurait tarder, je préfère prendre les devants". Le PS a trop aimé Minority Report...

- Assurer dans les prisons des conditions qui permettent la réinsertion du détenu.

Ca fait deux siècles qu'on le dit. Ca fait deux siècles qu'on oublie de dire comment. L'état du désastre actuel en la matière a de quoi préoccuper et nécessite plus que des déclarations d'intention vertueuses.

- Créer un organe indépendant de contrôle des prisons.

Comme le commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, qui est venu il y a un an dresser un état des lieux qui fait honte à la France ? Et si plutôt on tenait compte de ses observations ?

Bref, rien de vraiment nouveau par rapport aux documents publiés jusqu'à présent. Peu de mesures concrètes, mais c'est l'exercice qui veut ça, visiblement, comme le révélera mon analyse des programmes des autres candidats. Et après, on se plaindra de ce que le débat ne prenne pas de la hauteur...

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