Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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mardi 10 octobre 2006

Apostille à « ça se passait comme cela ».

Mon billet d'hier, qui visait avant tout à commémorer un anniversaire, a comme c'était prévisible dégénéré en débat sur la peine de mort, les arguments de ceux qui se sont crus à l'endroit de les exposer me reprochant de faire de l'affectif par ce texte et d'oublier les victimes. S'il est un procès que je ne leur ferais pas, c'est celui de l'originalité.

Alors puisqu'il faut dire des évidences...

Oui, ce billet joue sur le registre de l'émotion. C'était le but. Pas par calcul : pour faire passer l'émotion que je ressens. L'écriture, ça sert à ça, à part rédiger requêtes et placets. Le but de ce texte n'est pas de démontrer l'absurdité ou l'ignominie de cette peine. Elle est abolie depuis 25 ans et je suis bien persuadé que je ne la reverrai jamais appliquée de mon vivant, et quand mes petits enfants auront l'âge que j'ai aujourd'hui, cette simple idée aura rejoint au rebut de l'histoire la question, le bagne et la mort civile. Ce récit n'est pas une argumentation, c'est un récit. Désolé pour la tautologie, mais cela a je le crains échappé à certains.

Ce récit raconte du point de vue d'un avocat le chemin qui mènait de la condamnation à l'exécution. Pourquoi du point de vue d'un avocat ? Parce que je suis avocat. Encore une tautologie, mais les mal-comprenants ont été légion.

J'ai déjà plaidé en défense aux assises. C'est une expérience épuisante. La préparation du dossier nécessite des heures de concentration, le suivi des audiences une rigueur de chaque instant, prendre la parole devant un jury est mille fois plus impressionnant que n'importe quel grand oral, et l'attente des heures durant du verdict est une petite mort. Et à chaque fois, je n'ai pu m'empêcher de penser que des confrères ont été à ma place et se battaient en plus contre l'ombre de la mort, sans la chandelle de l'appel. Je ne sais pas comment ils ont fait face à ce poids qui m'aurait écrasé. Je leur voue une admiration éperdue, sans bornes. Souvent dans les nuits qui précèdent l'audience j'ai fait le cauchemar que mon client était condamné à mort, que je devais un jour moi aussi me rendre à la Santé, ou à Fresnes, où ont en dernier lieu été entreposé les Bois de Justice, doux nom administratif de la guillotine, sans que jamais ils y aient servi. Les derniers moutons se sont abattus aux Baumettes, à Marseille.

C'est ce cauchemar que je raconte, transposé dans les années 70 où il était réalité. C'est ce à quoi j'ai échappé grâce à la loi du 9 octobre 1981. Ceux qui ont été touchés par ce récit ne se sont pas trompés : je l'ai écrit guidé par l'émotion, non par le calcul. Quel calcul, d'ailleurs ? On ne parle du rétablissement qu'à l'approche de chaque élection présidentielle. Ne rêvez pas : plus jamais on ne tuera en France. Trouverait-on une majorité suffisante pour voter cette loi, un gouvernement décidé à se mettre l'Europe à dos, à exposer son pays à l'opprobre du monde entier, à dénoncer la convention européenne des droits de l'homme, tout ça pour satisfaire les pulsions morbides de ses électeurs, il ne se trouverait jamais assez de jurés et de magistrats pour voter cette peine par deux fois, puisque désormais l'appel existe.

Oubliè-je les victimes ? Procès en sorcellerie qu'on m'a déjà fait mille fois et qu'on me refera dix mille fois. Non, je n'oublie pas les victimes. Je cite le nom d'Olibrius, qu'un commentateur plus prompt à trancher qu'à lire à hâtivement confondu avec le complice. La procédure est ainsi faite que la victime n'est pas associée au châtiment. Elle est l'une des dernières à s'exprimer au procès, avant l'avocat général qui parle au nom de la société, avant l'avocat de la défense, avant l'accusé qui a toujours la parole en dernier. Olibirus est mort puisque Quidam est condamné pour son assassinat. La famille d'Olibirus n'a pas été invité à l'exécution, depuis 1939 qu'elles ne sont plus publiques, les familles des victimes n'assistaient jamais à ces moments, et je ne crois pas qu'aucune en ait jamais exprimé le souhait. Les plus assoiffés de sang sont généralement des gens qui ne connaissaient ni l'auteur ni la victime.

J'aurais pu faire commencer mon récit deux ans plus tôt lors du crime, puis narrer l'instruction, et le procès par le menu. Et personne n'aurait lu cet interminable billet dont tout le début eût été hors sujet. Ne pas parler des victimes, ce n'est pas nier leur souffrance. Mais cette souffrance, quelle que soit la sympathie (du grec : souffrir avec) qu'elle génère en vous, n'est pas un argument en faveur de la peine de mort, sauf à ce que vous démontriez que la souffrance compense la souffrance, alors que tout le monde sait bien qu'elle s'additionne et ne se soustrait point.

Aucun des ardents partisans de cette peine, trop empressés à dénoncer mes manipulations imaginaires, n'a seulement eu la clairvoyance de relever que j'avais volontairement écarté l'argument abolitionniste le plus fort : celui du risque de l'erreur judiciaire. Quidam dans mon récit est coupable, ça n'est à aucun moment mis en doute. Même son avocat, lorsqu'il défend le recours en grâce, ne soulève pas cet argument. Oui, Quidam a tué Olibrius. C'est incontestable et incontesté. Je ne voulais pas créer de comité de soutien à Quidam ou d'association pour sa réhabilitation.

Mais mquand bien même serait-ce un assassin, le mettre à mort reste ignoble.

Quidam pleure en allant au supplice, sa mère pleure, et son avocat est bouleversé. Scandale chez les partisans du mouton, et d'invoquer encore le chagrin des victimes. Le chagrin, comme les souffrances, ne se soustraient pas mais s'additionnent, et si la mère d'Olibrius trouvait du réconfort dans les larmes de la mère de Quidam, malgré tout le respect que j'aurais pour sa souffrance, je dirais qu'elle ne vaut guère mieux que l'assassin de son fils, qui lui ne tire aucun plaisir de son chagrin.

Ces larmes de Quidam, qu'elles gênent les "rétablissionistes", pour qu'aussitôt ils invoquent celles d'Olibrius pour les balayer ! Car souvent, un argument invoqué est que l'assassin, le criminel est un "monstre froid", un "prédateur", un "animal", bref, "n'est pas humain". Toute trace d'émotion humaine chez lui est une idée insupportable, un sacrilège, une hérésie. Désolé, la réalité est têtue. Le condamné est un être humain. Il est terrifié à l'approche de la mort, terreur accentuée par son caractère inéluctable, car il sait quil n'a nulle pitié à attendre des gens qui l'entourent. Il ressent des émotions. Et il a une famille qui l'aime. C'est donc qu'il y a quelque chose à aimer chez lui. Le nier ne l'empêche pas d'être vrai.

La victime ! La victime ! Elle aussi avait des émotions, elle aussi a dû être terrifiée à l'idée de la mort, elle aussi a vu avec horreur qu'elle n'avait aucune pitié à attendre de Quidam. Et c'est vrai. Mais j'ai la faiblesse de croire la société moralement supérieure à un assassin. Et donc refuser de se comporter comme lui.

D'autant plus moralement supérieure qu'elle assume ses responsabilités. Son rôle est de garantir et protéger les droits de ses citoyens : la liberté, la propriété et la sûreté. En n'empêchant pas Quidam d'assassiner Olibrius, la société a failli à sa mission. Dès lors, de quel droit, pour réparer sa faute, perpétrerait-elle ce qu'elle devait empêcher Quidam de faire ? On nage en plein dans l'absurdité, et l'absurdité, pour justifier une mort, est un argument un peu trop léger.

Que la société sanctionne Quidam, oui. Qu'elle l'empêche de nuire, mille fois oui. Qu'elle indemnise sur les deniers publics la famille Olibrius au nom de la solidarité nationale, cent mille fois oui. C'est ce qu'elle fait désormais, mais depuis 1977 seulement (est-ce un hasard ? Dès que l'Etat a commencé à indemniser les victimes, il a cessé de tuer), cette indemnisation n'étant devenue digne de ce nom que depuis 1991.

Car l'ombre de la guillotine servait principalement à l'Etat pour se cacher derrière. La famille Olibrius aurait vu (au sens figuré) Quidam coupé en deux (au sens propre) ; mais elle n'aurait pas reçu le moindre centime d'ancien franc pour réparer la perte de cet être cher et surtout de faire face à la perte matérielle des revenus. L'Etat, en tuant en notre nom, s'estimait dégagé de toute obligation à l'égard des victimes. Comme c'est commode. Et c'est encore en leur nom qu'on veut faire à nouveau oeuvre de salubrité publique et reprendre des pratiques d'un autre temps. Et c'est moi qui méprise les victimes ?

Voilà ce que j'avais à ajouter à ce récit, n'ayant pas pensé sur le coup à devoir ainsi m'en expliquer tant il m'apparaissait clair dans son propos, qui n'était pas de déclencher un débat qui n'a pas lieu d'être. Néanmoins merci à ceux qui ont donné leur opinion : la mienne en est sortie revigorée.

mercredi 20 septembre 2006

Réponse à « Dur d'être avocat ! »

Pour compenser mon silence de ces derniers jours due à l'obsession quasi névrotique d'un quelconque préfet de ne plus vouloir voir un mien client sur le territoire, je vous invite à lire une belle réflexion sur le métier d'avocat de celui qui en porte le nom sans en avoir le titre, et qui les connaît mieux que personne, l'avocat général Philippe Bilger.

Dur d'être avocat, tel est le titre de son billet. Ceux qui le connaissent un tant soit peu, comme votre serviteur, savent que dès lors que le titre semble un hommage, le corps sera plus griffu, tant Philippe Bilger ne requiert jamais mieux que quand il a l'air de plaider.

Il pointe du doigt la contradiction qui menace tout avocat entre ses valeurs profondes et la cause qu'il doit défendre, en citant un exemple terrible : mon confrère Charles Libman, qui, alors qu'il était adversaire farouche et sincère de la peine de mort, a assisté des parties civiles dans une affaire d'assassinat qui a abouti à la condamnation à mort et à l'exécution de l'accusé.

Philippe Bilger conclut :

Je suis heureux que mon métier de magistrat m'ait toujours fait échapper à cette gestion de la complexité et du clair-obscur qui est au coeur de la profession d'avocat. J'ai commencé à requérir aux assises alors que la peine de mort était toujours en vigueur. Même si mes premières affaires l'avaient, par le comble de l'horreur, rendue plausible, je ne l'aurais pas requise. J'aurais seulement hésité sur la démarche à suivre. Aurais-je tenu ma place à l'audience en développant mon refus, aurais-je prévenu ma hiérarchie pour qu'elle me fasse remplacer par un collègue en phase avec ce qu'on attendait de lui ?

Dans la mission du magistrat, il y a une exigence, un sens de la responsabilité et un besoin de rectitude qui ne font jamais de la justice un jeu supérieur. Mais une gravité en action.

On n'est jamais magistrat par hasard.

Qu'il me soit permis d'ajouter mon grain de sel sur cette complexité et ce clair-obscur.

Le magistrat du parquet n'a qu'un client : la société, l'intérêt général, appelons le comme vous voulez.

L'avocat en a des dizaines simultanément.

Le magistrat du parquet n'est jamais seul. Il fait partie d'un service organisé, hiérarchisé : le parquet, et chaque élément est interchangeable. La présence d'un magistrat du parquet est indispensable à chaque audience, mais peu importe qui il est.

L'avocat est seul. Il peut avoir un collaborateur, mais celui-ci l'assiste et se contente de tâches subalternes. C'est Maître Machin qu'on vient voir, pas son collaborateur.

Cette organisation du parquet a une conséquence inéluctable : le fractionnement du travail. Un procureur ne connaît un dossier que ponctuellement. Entre le procureur de permanence lors de l'enquête policière, le procureur régleur lors de l'instruction, l'avocat général à chaque audience de la chambre de l'instruction, et celui de la cour d'assises, au moins quatre parquetiers ont suivi le dossier. Et je ne mentionne pas l'exécution de la peine, qui relève aussi du parquet.

L'avocat, lui, suit un dossier, parfois depuis la première heure de garde à vue de son client jusqu'à ce que la cour rende son verdict, et parfois au stade de l'exécution de la peine. Sans nier la qualité professionnelle des avocats généraux, l'implication n'est pas la même. Les dossiers ont pour nous un côté émotif, passionnel, qui est plus rare chez les magistrats du parquet qui ne s'investissent dans le dossier que le temps nécessaire à leur intervention.

Enfin, pourquoi le nier ? Le magistrat du parquet a un traitement fixe chaque mois, dépendant, hormis les primes, de son rang dans la hiérarchie et de son ancienneté. L'avocat dépend des honoraires de ses clients. Et quand on n'est pas Thierry Lévy ou Charles Libman, il n'est pas toujours loisible de refuser un client parce qu'on ne partage pas toutes ses vues. Dès lors, partie civile ou défense, le choix dépend parfois plus des circonstances que d'une décision réfléchie sur une position de principe.

Certains avocats se limitent à une seule position dans leur spécialité. Tel avocat ne défendra que des employeurs au Conseil de prud'hommes, tel autre que les victimes au pénal. Dès lors, c'est vrai, il ne risque pas d'être pris à contrepied d'une audience à l'autre. Ces avocats justifient ce principe par une question de cohérence : on choisit son camp et on s'y tient.

Je n'ai jamais adhéré à ce raisonnement.

La lutte des classes est une vision obsolète. Il n'y a pas le prolétariat contre le patronat aux prud'hommes, pas plus que le crime contre les victimes au pénal, les paparazzis contre les « peoples » devant la 17e chambre de la presse. Si un salarié était en butte à un petit tyran de SARL, je le défendrais avec plaisir et la même fougue que j'assisterais un employeur confronté à un salarié allergique au travail. Et je crois les conseillers prud'hommes assez intelligents pour le comprendre.

Mes goûts, mes valeurs, ma personnalité, à moins que ce ne soit mes névroses, ne m'étant guère penché sur la question, m'ont poussé vers la défense pénale. C'est dans ce type de dossiers que j'ai le sentiment de réaliser le mieux la passion qui m'anime dans ce métier. Mais si une personne qui a été volée, frappée ou pire encore frappe à ma porte[1], vais-je la renvoyer en lui demandant de m'envoyer son tortionnaire ? Certainement pas. Une personne qui m'appelle à l'aide (ad vocat en latin) me fait l'honneur de sa confiance. Je ne me vois pas la congédier sous prétexte qu'elle n'était pas du bon côté du manche. Je pense même que le fait que j'use ma robe régulièrement sur le banc de la défense me rend particulièrement compétent pour assurer la défense des intérêts d'une partie civile. Une réserve toutefois : en cas de préjudice corporel particulièrement lourd, je pense à de lourdes séquelles définitives laissant la victime en grande partie invalide, je sors de ma spécialité pour entrer dans celle très spécifique de la réparation du préjudice corporel (le "corpo" dans le jargon des avocats) et là, une fois la condamnation acquise, condition préalable du droit à indemnisation, je céderais la place à un confrère spécialisé en la matière. Mais cette réserve n'est pas une exception : je sortirais du domaine de ma compétence.

Dès lors, l'engagement de l'avocat, son attachement à son dossier, relève bien plus de la relation humaine qu'il a établi avec son client, qui peut parfois être très forte quand la confiance et le respect sont mutuels, plus que des valeurs en cause. Quand je défends un voleur, je n'attaque pas le droit de propriété. Je n'approuve pas ses actions et ne blâme pas la société de tolérer qu'Untel possède plus que Telautre. Mais je le défends avec passion, et mets tout en oeuvre pour lui éviter une sanction disproportionnée – voire toute sanction si le dossier justifie une relaxe. Et tous les dossiers ne sont pas tous blancs ou tout noirs, surtout ceux que connaît la cour d'assises.

La première fois que j'ai entendu Philippe Bilger requérir, j'étais encore étudiant en droit. Tout comme les jurés, j'ai bu ses paroles et l'ai suivi, presque main dans la main, du début à la fin de son raisonnement. Il s'agissait d'une affaire de meurtre, un homme passionnément amoureux de sa femme, qui était elle aussi passionnément amoureuse. Mais d'un autre. Il lui avait sacrifié toutes ses économies pour lui payer un restaurant qu'elle allait diriger. Un soir, je crois que c'était celui de l'inauguration, il est arrivé au restaurant et a surpris sa femme en train de fêter joyeusement le lancement de sa petite entreprise avec son amant. Fou de rage, il est allé dans la cuisine, a attrapé le plus grand couteau qu'il a vu et après voir poursuivi son cocufieur dans la rue, lui a enfoncé le couteau sous les côtes, le tuant sur le coup. Indiscutablement, il y avait meurtre. La préméditation avait été écartée, le fait d'aller chercher un couteau sous le coup de la colère ne pouvant relever de la froide détermination que suppose la préméditation. Et Philippe Bilger, dans ses réquisitions, a commencé par défendre l'accusé. Non, ce n'était pas un meurtrier par nature. Sa violence extraordinaire était due à des circonstances extraordinaires : le désespoir d'un homme qui, pour sauver son amour, avait sacrifié ses biens à son épouse, qui le payait fort mal de retour. Malgré ces faits, l'accusé ne présentait pas une dangerosité qui nécessitait une peine d'élimination. Il avait donc requis huit ans, m'avait convaincu que c'était la peine adéquate, et c'est exactement ce qu'a décidé la cour.

Philippe Bilger sait donc très bien que la sévérité systématique ne se justifie nullement, et sait fort bien s'y retrouver dans le clair-obscur qui le dérange pourtant chez nous.

Reste le cas extrême cité par celui qui a inspiré cette note : celui de Charles Libman assistant la famille des victimes et par son talent, peser dans le sens de la peine capitale, qui sera finalement prononcée. Là, il y a contradiction entre une conviction personnelle profonde et le résultat recherché.

Cette situation est pour moi toute théorique, qui ai prêté serment bien après la loi n°81-908 du 9 octobre 1981.

« Je n'avais pas le droit d'être tendre avec mes adversaires. Cela aurait été trahir ma mission d'avocat. » Telle est la réponse de Charles Libman.

Peut être y a-t-il choc des générations, pour moi qui n'ai pas connu la guerre et les audiences d'assises où planait l'ombre de l'échafaud, tandis que Charles Libman a connu les deux. Mais je me sens incapable de cette intransigeance inflexible.

Elle n'est pas inhérente à la profession d'avocat, et c'est là je pense, avec tout le respect que j'ai pour lui, que Philippe Bilger se trompe. On peut plaider toute sa vie, et bien la gagner sans devoir se mettre en porte à faux avec ses valeurs.

Peut être que ce que cette affaire a révélé en 1969, c'est qu'à l'époque, Charles Libman n'était pas l'adversaire aussi farouche de la peine de mort qu'il l'était aujourd'hui. Sans doute son hostilité de principe s'accommodait d'exceptions dans certaines affaires particulièrement répugnante, comme l'affaire Olivier l'a semble-t-il été. Je ne le blâme pas. La question de la peine de mort ne se résume pas à un débat binaire oui/non. Vouloir son rétablissement comme avant 1981 n'est pas la même chose que le souhaiter pour des cas plus restreints qu'avant, et entouré de plus de garanties procédurales. Il n'y a pas contradiction absolue à être hostile à la peine de mort en 1969 et accabler un accusé qui la risque. Rares sont les avocats qui avaient une conviction aussi inflexible que celle de Robert Badinter, qui osa plaider pour Patrick Henry dans la salle même où Bontems fut condamné à mort.

Et rétrospectivement, en revendiquant son devoir de ne pas être tendre avec ses adversaires à peine de « trahison », Charles Libman me semble pudiquement répugner à exprimer qu'au fond, il regrette de ne pas s'être mutiné. Car l'accusé n'est pas notre adversaire, ni notre ennemi. Nous ne sommes pas des poilus dans leur tranchée qui doivent tirer ou être fusillés.

Alors, oui, il est parfois dur d'être avocat, et il fut un temps où c'était encore plus dur.

Mais pas plus qu'on n'est magistrat par hasard, on n'est avocat par accident.

Notes

[1] C'est une métaphore, mon cabinet est équipé d'une sonnette électrique du dernier cri.

mercredi 13 septembre 2006

Si ça c'est pas de la galanterie

Fin d'audience de comparution immédiate. L'horloge marque déjà vingt deux heures bien passées, la plupart des avocats sont partis, les bancs du public sont déserts à l'exception d'une jeune fille habillée comme pour aller en boîte, il ne reste qu'à juger les derniers dossiers. C'est au tour de Médi[1], qui visiblement est assez agacé d'être là. Son avocate lui fait signe de se calmer, mais il n'en a cure.

La présidente donne lecture de la prévention : violences conjugales ayant entraîné dix jours d'incapacité totale de travail. Il y a récidive du fait d'une précédente condamnation à un mois avec sursis, antérieure à la loi de décembre 2005 sur la récidive.

La présidente a sa mine des mauvais jours quand elle décrit les faits. Tout a commencé par une dispute sur le fait que Médi ne cherchait pas de travail et se contentait des indemnités ASSEDIC (à peine plus que le RMI) ce qui le faisait vivre aux crochets de Madame. Le ton est monté très vite et très haut, des deux côtés. Madame aurait reçu une première gifle et aurait alors tenté de mettre Monsieur dehors. La nature ayant mal réparti la masse musculaire, l'éviction s'est révélée impossible. Passant au plan B, Madame décide de partir chez sa mère, ce que Monsieur refuse.

Las, les femmes sont sournoises et n'en font qu'à leur tête. Après avoir feint la soumission, tandis que Monsieur est occupé ailleurs, elle prend la poudre d'escampette. Monsieur la rattrape promptement et lui offre en vrac noms d'oiseaux et coups, dérangeant ainsi le juste repos du voisinage, qui appelle la maréchaussée.

A l'arrivée de la police, Monsieur reconduit Madame au domicile conjugal en usant d'une méthode originale, la traction capilaire agrémentée de menaces de mort.

La police lui explique que pour conduire quelqu'un quelque part de force, il est plus adéquat de le menotter et de l'embarquer dans un véhicule avec gyrophare, et joint le geste à la parole. Le procureur a décidé de renouveler la démonstration du commissariat au palais, et le voici devant nous à cette heure tardive.

Madame est allée aux UMJ qui ont relevé des ecchymoses au visage, au bassin et aux jambes rendant la marche et la station debout pénible, et des plaies superficielles au cuir chevelu pour une ITT de dix jours.

La présidente se tourne vers le prévenu pour s'enquérir de ce qu'il a à dire.

"C'est faux, M'dame".

Je vois son avocate baisser la tête.

"Ha, c'est faux ? Vous ne l'avez pas frappée ?"

"Si, mais pas comme elle dit, la police. Je ne lui a pas donné de coup de pied, juste un balayette"

"Une... ?" demande la présidente

"Une balayette. (Geste horizontal du bras) Pour la faire tomber."

"Monsieur veut dire un balayage, Madame le président" précise le procureur d'une voix frôlant le zéro absolu.

"Merci, Monsieur le procureur. Et pas de coup de poing ?"

"Non, juste des gifles. Je donne pas des coups de poing à une femme."

"Ha, juste des gifles."

La greffière bondit sur son stylo et inscrit cette déclaration sur les notes d'audience. Je vois ma consoeur courbée sur ses notes porter la main à son front, comme si elle était très concentrée sur ses notes.

La présidente se tourne vers le procureur : "Si ça c'est pas de la galanterie".

Elle revient au prévenu.

"Donc vous lui avez porté des gifles, reprend la présidente en relisant le certificat médical, parce que Madame voulait aller voir sa mère ?"

"Non, M'dame, mais elle m'a mal parlé, elle m'a manqué de respect."

"Ha, demande la présidente, avec un rictus qui n'annonce rien de bon, vous considérez donc qu'elle l'a mérité ?"

"Ben ouais, qu'est ce que vous vouliez que je fasse ?"

Un silence tombe sur la salle. Tous les yeux sont braqués vers lui, même ceux des gendarmes, d'habitude si détachés, à deux exceptions près : son avocate, toujours abîmée dans la relecture de ses notes. Elle a les joues d'un joli rouge. Et Madame, assise impassible sur le banc des parties civiles, les yeux dans le vide, droit devant elle.

"Vous pouvez vous asseoir. Madame, levez-vous."

Madame se lève et va à la barre. Elle prend aussitôt la parole.

"Je voudrais dire que je retire ma plainte."

La présidente la regarde, interloquée.

"Vous retirez votre plainte ?"

"Oui. C'est pas grave ce qui est arrivé, c'est entre lui et moi, je veux pas qu'il aille en prison."

La présidente a abandonné le ton compatissant qu'elle réserve d'habitude aux victimes.

"Qu'il aille en prison ou pas n'est pas de votre ressort, mais de celui du tribunal. Quant au fait que vous retiriez votre plainte, cela ne met pas fin aux poursuites, qui sont exercées par le procureur. Mais à titre personnel, permettez moi de vous dire que les violences conjugales ne sont jamais anodines et sont rarement isolées. En refusant de voir les choses en face, c'est vous que vous mettez en danger."

La victime garde les yeux baissés et son visage fermé. Médi, dans le box, arbore un sourire satisfait.

La présidente abrège l'interrogatoire de la victime, qui n'a rien à déclarer.

Le procureur se lève et explose. Ses premiers mots sont contre le prévenus, mais les plus durs sont pour la victime, qui par son attitude soumise accepte les violences qu'elle subit, et aux yeux du prévenu accepte ses torts en le dédouannant complètement.

"Effectivement, rien ne vous oblige à vous constituer partie civile, mais peu importe, l'action publique n'est pas soumise à la condition d'une plainte préalable. Si vous ne voulez pas vous protéger, le parquet vous protégera malgré vous. Je demande dix mois de prison, fermes en raison du risque de réitération révélé par la récidive et de l'inconscience que montre le prévenu à la gravité des faits et bien sûr maintien en détention".

Ma pauvre consoeur se lève comme si sa robe pesait une tonne. Elle ne lit pas ses notes : je devine que son client n'a pas tenu compte un seul instant de ce qu'elle lui avait dit au cours de leur entretien sur les propos à éviter. Elle s'appuie sur son seul bâton, la victime qui refuse de se constituer partie civile, ce qui tend à limiter la gravité apparente de l'infraction, et plaide pour un sursis avec mise à l'épreuve et obligation de soin psychologiques.

Le prévenu n'a rien à ajouter. Sans doute ce qu'il a dit de plus intelligent.

Sept mois ferme, révocation du sursis automatique, donc huit mois en tout, maintien en détention.

Du banc du public, Madame envoie un baiser de la main au prévenu.

Notes

[1] Il va de soi que les prénoms ont été changés.

jeudi 7 septembre 2006

Immersion totale

De passage à mon cabinet entre deux audiences (celle de ce matin est une belle victoire, j'espère bisser cet après midi), je tiens à vous signaler un commentaire qui mériterait d'être un billet.

Et puis tiens, il n'y a pas de raison, ça facilitera les commentaires.

Il s'agit d'un commentaire de Dadouche qui souhaite vous parler de son collègue Achille T., substitut du procureur dans un tribunal de province de taille modeste (l'organisation du gigantesque parquet de Paris évite ce cumul de tâches sans éviter le volume de dossiers à traiter).

Merci, mille fois merci, chère Dadouche, de votre participation à ce blog.

Pour mémoire, le débat est parti sur la fameuse "erreur du menuisier" qui veut que le procureur, partie à l'instance puisqu'il a engagé les poursuites et requiert une peine à l'audience, siège sur l'estrade du tribunal, à l'écart des juges certes, dans un petit bureau autrefois fermé comme un petit parc, ou parquet, mais en hauteur par rapport à la barre. Cela fait râler quelques avocats et juristes qui estiment que ce symbole est mlaheureux puisqu'il semble marquer une connivence entre parquet et siège, et donne un avantage symbolique au parquet.

(NB : les notes de bas de page sont de votre serviteur).

@ un bon paquet d'entre vous : Ah, le mythe du parquetier béquille de l'accusation qu'il soutient envers et contre tous, qui bénéficie d'un traitement de faveur alors qu'il devrait être considéré comme les autres parties au procès...

[ Mode immersion totale on] Quand Achille T., substitut du Procureur, arrive dans son bureau le matin, il allume la cafetière. Parce qu'il est de permanence et que le commissariat l'a appelé vers trois heures du matin pour l'aviser du placement en garde à vue d'une femme qui a assené quelques coups de marteau sur le crâne de son concubin. Le temps qu'on lui explique les circonstances, qu'il donne quelques instructions sur la poursuite de l'enquête, qu'il note dans son petit classeur qu'il faudra bien penser le lendemain à la première heure à prendre une ordonnance de placement provisoire pour les trois gamins que la voisine veut bien prendre en charge pour le reste de la nuit "mais pas plus longtemps, hein, parce que c'est trop de responsabilités", il s'est rendormi vers 4 heures. Pendant que le café se fait, Achille appelle l'ASE[1] pour prévenir qu'il faut prévoir trois places au Foyer de l'Enfance le temps qu'on arrive à joindre la tante des petits qui habite le département voisin. Après d'âpres négociations ("mais vous êtes sûr qu'iln n'y a pas une personne-ressource qui peut s'en occuper, parce que là on est plein"), le devenir immédiat des loupiots est réglé. Oups, déjà 9 heures, le temps d'enfiler la robe et de refiler le portable de permanence à son collègue, il file à l'audience de la Chambre du Conseil[2], où le ministère public doit requérir ou donner un avis dans les dossiers de tutelle, d'adoption ou de contestation de paternité. De retour dans son bureau en fin de matinée, il constate que non, aujourd'hui encore, il n'y a pas eu de miracle. Elle est là, la pile (parfois il y en a même plusieurs), celle qu'il va falloir commencer à descendre entre midi et deux, avant de partir à l'audience correctionnelle, sous peine de se retrouver noyé sous les procédures à la fin de la semaine. Bon, courage, il se lance. Un classement sans suite "auteur inconnu". Ca ça va, c'est pas le plus compliqué. Ah, un mineur qui a menacé de mort un prof. Il n'est pas connu et le prof n'a déposé plainte que pour marquer le coup. Un petit rappel à la loi par le délégué du procureur avec rédaction d'une lettre d'excuse. Oh, mais c'est quoi ce truc infâme ? Encore des comptes bancaires ouverts sous une identité bidon et la kyrielle de chèques falsifiés qui vont avec. Coup de bol (pas pour le parquetier) les gendarmes ont identifié l'auteur qui a reconnu les faits. Bon, citation devant le tribunal correctionnel. Sauf qu'il faut se taper la rédaction de la citation, et qu'il y a 2 comptes bancaires et 45 chèques avec autant de victimes dont il va falloir donner la liste au greffe pour pouvoir les faire aviser de l'audience. Procédure suivan... ah non, le téléphone sonne (Achille a repris la permanence pour dépanner son collègue qui avait un rendez-vous chez le médecin). "Mes respects Monsieur le Procureur, c'est le chef Dugland à la Brigade de Gervaise les Bois. Voilà, c'est pour demander l'autorisation de faire une réquisition ADN. On a eu une tentative d'effraction dans un pavillon avec des empreintes digitales inexploitables, mais on se disait que peut-être on peut essayer de voir s'il n'y a pas d'ADN resté sur la fenêtre. Non on a pas de soupçon sur quelqu'un en particulier, ça doit être quelqu'un de passage, les voisins ont vu une voiture rôder mais personne n'a noté le numéro". "Non, il n'y a eu aucun préjudice, à part la fenêtre un peu abimée". Il se croit dans les Experts le chef Machin ou quoi ? "Désolé mais avec la LOLF ça va pas être possible, ça couterait trop cher surtout que vous n'avez personne avec l'ADN de qui vous pourriez faire une comparaison". Le chef Dugland est déçu. Le substitut Achille, lui, est inquiet : il est 13 heures et il doit regarder encore quelques dossiers pour l'audience de 14 heures. Relisant une procédure, il se dit "mais quel est le c... qui a poursuivi ça ?" Et il s'aperçoit en examinant un PV que la convocation devant le tribunal a été délivrée sur instruction de "Mr le Procureur, pris en la personne du subsistut Achille T.". Et tout d'un coup il se souvient de ce dossier. Ou plutôt il se souvient d'un dossier très différent tel qu'on le lui avait rapporté au téléphone à la permanence. "S... de TTR[3]" pense-t-il rageusement en enfilant sa robe. Il sait déjà que son cher collègue vice-président[4] ne va pas manquer de lui faire une réflexion, avant d'entrer dans la salle s'il est bien luné, devant le public, les avocats et le chroniqueur judiciaire de la feuille de chou locale s'il n'a toujours pas digéré la dernière audience qui s'est terminée à 23 heures. Quelques heures plus tard, l'audience se termine. Il a requis des peines diverses et variées dans plusieurs dossiers. Il a aussi requis deux relaxes, une dans le fameux dossier qu'il avait traité à la permanence, qui ne tenait absolument pas, et une dans un dossier de blessures involontaires où il n'apparaissait pas, à l'issue des débats, qu'une faute de conduite puisse être reprochée au prévenu. Ouf, 19 heures 30, petite audience aujourd'hui. Demain, pas d'audience : il pourra terminer la pile d'aujourd'hui, traiter (si tout va bien) entièrement celle qu'on lui déposera dans son bureau (elle ne tiennent pas dans les cases[5]) et mettre la dernière main à un réquisitoire définitif de non lieu[6] dans ce dossier de viol où l'instruction a fait apparaître de grosses incohérences dans les déclarations de la plaignante. Avant de partir, un dernier coup de fil aux policiers qui ont toujours en garde à vue la dame qui manie le marteau. Après avoir réussi à entendre le concubin sur son lit d'hôpital, ils ont passé l'après midi à entendre les voisins et les proches du couple, pour recouper leurs dépositions avec les déclarations de la bricoleuse, qui explique qu'elle a voulu se protéger des violences qu'elle même subissait. C'est curieux, les témoins se souviennent plutôt l'avoir entendue menacer son chéri de mort à plusieurs reprises à cause de ses infidélités supposées. Il va falloir l'entendre là dessus demain matin. On faxe vite une prolongation de garde à vue (c'est le commissariat qui est à l'autre bout du département et là ça va être un peu compliqué de se la faire présenter) et on convient de refaire le point le lendemain en fin de matinée. Ca y est, cette fois c'est vraiment fini... en attendant demain matin.

[Mode immersion totale off]

Non, vraiment, je suis désolée, mais je ne considérerai jamais mes collègues magistrats du parquet comme "l'accusation", encore moins comme "une partie comme les autres". Ils ont un rôle de défense de l'ordre public, de représentant de la société et je suis bien contente qu'ils soient magistrats, qu'ils aient reçu la même formation que moi, que certains soient passés par le siège ou y retournent un jour. Ils ne sont comme moi au service de personne si ce n'est de l'ensemble des justiciables. Leurs fonctions les conduisent tous les jours à prendre des décisions difficiles, à jongler avec l'intérêt de la société, des auteurs et des victimes et les contraintes matérielles des collègues, des services d'enquête et du manque de moyens, à être les garants du respect de la procédure et des droits de chacun, tout en étant associés de près à la mise en oeuvre de politiques de prévention ou d'alternative aux poursuites.

La fonction de l'avocat est tout aussi noble (et peut être même plus, car il est évidemment parfois plus confortable d'être du côté de l'accusation que de la défense), tout aussi indispensable, mais elle est à mon sens fondamentalement différente et il ne saurait y avoir d'assimilation entre le rôle de l'avocat d'une partie et celui du Ministère Public, y compris à l'audience.

Notes

[1] Aide Sociale à l'Enfance, un service relevant du Conseil Général, qui s'occupe entre bien d'autres choses du placement des enfants en danger.

[2] Ce terme générique désigne les audiences non publiques du fait des affaires traitées qui touchent à la vie privée.

[3] Traitement en Temps Réel : politique pénale qui vise à faire poursuivre immédiatement des infractions simples, généralement par comparution immédiate, les anciens flagrants délits.

[4] Les présidents de chambre ont le titre de vice président du tribunal de grande instance.

[5] Chaque magistrat du parquet a une case courrier à son nom où sont déposés les dossiers et papiers qui lui sont destinés. Là aussi, on pourrait parler d'erreur du menuisier tant celui-ci a fait montre d'optimisme quant à l'activité des tribunaux.

[6] Le réquisitoire définitif est celui que le parquet prend quand un juge d'instruction estime que son information est terminée, afin d'indiquer la position du parquet : non lieu (c'est le cas ici) quand les faits ne sont pas démontrés ou l'auteur est demeuré inconnu, renvoi si les faits constituent un délit, mise en accusation s'ils constituent un crime.

vendredi 14 juillet 2006

Faut-il une Class Action en France ?

Où l'auteur abandonne les billets ras-du-gazon pour regagner les hauteurs de l'Olympe du droit, ce qui n'est pas facile avec des crampons.

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lundi 19 juin 2006

Un petit moment d'insolence

Jean signale en commentaire un passage des auditions de la commission parlementaire sur l'affaire d'Outreau qui m'avait échappé. Il s'agit de l'audition de plusieurs professeurs de procédure pénale, dont Madame Michèle-Laure Rassat.

Il s'agit d'un moment rare de liberté de parole et de ton dans un flot d'audition très consensuelles.

Avant de vous inviter, au choix, à lire ou voir ce moment, quelques mots sur ce professeur de droit, que j'ai eu l'honneur de voir en ses oeuvres universitaires.

Michèle Laure Rassat, on l'adore ou on la déteste. Ce deuxième groupe est plus nombreux que le premier, surtout chez ses étudiants.

Elle se compte parmi les professeurs de tendance plutôt répressive : la procédure pénale est pour elle avant tout l'arme de défense de la société contre des comportements antisociaux dangereux, plus que le siège de la protection des individus face à l'Etat exerçant sa prérogative de répression. Elle est très critique, c'est peu de le dire, avec le législateur, et n'a pas l'habitude de mâcher ses mots, surtout en amphi (ses articles pour les revues de droit étant un peu plus conformes au ton apaisé de la doctrine juridique). Son manuel, hélas inachevé[1], de droit pénal spécial est à mon sens un excellent ouvrage, car elle propose une réflexion criminologique et pointe du doigt les incohérences du législateur, donnant ainsi des munitions à tout avocat pour plaider sur le droit, et de manière générale permet par cette approche critique une meilleure compréhension de la matière.

Michèle Laure Rassat terrifiait ses étudiants qui devaient passer l'oral de procédure pénale avec elle. Et s'agissant des étudiantes un peu trop émotives, fondre en larmes en plein oral n'était pas exactement efficace pour attirer sa pitié. On était plus proche de Severus Snape[2] que de Minerva MacGonagall. Mais cette sévérité ne venait pas d'un sadisme particulier mais de la très haute opinion qu'elle avait de la faculté, qui impliquait qu'elle était impitoyable avec les étudiants qu'elle n'estimait pas à la hauteur. Et en effet, quand on étudie la procédure pénale, c'est qu'on envisage une carrière dans la magistrature, la police ou au barreau, et fondre en larme à un simple oral ne présage rien de bon face à un vrai dossier où les victimes et les auteurs sont bien réels.

Enfin, elle n'a jamais caché ses amitiés politiques, notamment avec Jacques Toubon, qui lui avait confié la rédaction d'un rapport envisageant une refonte de toute la procédure pénale, du soupçon d'infraction (domaine de l'enquête de police) jusqu'à l'exécution des peines, bref la procédure pénale de A à Z. Ce rapport peut être consulté sur le site de la documentation française, le voici au format PDF.

Ce rapport ne se conclut pas par "80 propositions", mais contient un projet de code de procédure pénale clefs en main, avec les variantes selon les choix à opérer par le législateur. La méthode me séduit : confier ce travail à une personne compétente, et travaillant seule, assure une cohérence du résultat : c'est ainsi après tout qu'a été rédigé le Code civil[3] avec le succès que l'on sait.

Las, à peine ce rapport rendu, le Président de la République dissolvait intempestivement l'Assemblée, et voyait son parti battu largement par la gauche. Le rapport Rassat était aussitôt enterré sans fleurs ni couronnes, ce que son auteur n'a jamais digéré. Le retour de la droite aux affaires n'y a rien fait. Enfin, pas tout à fait, certaines de ses propositions ont été reprises, mais au lieu du bloc cohérent qu'elle proposait, c'est la technique du patch législatif qui a été utilisé (ainsi la CRPC rappelle-t-elle la proposition d'ordonannce pénale sans audience par accord entre le ministère public et les parties).

D'où sa mauvaise humeur d'être appelée à donner son opinion dix ans après. Elle décide donc de faire savoir abruptement à la Commission qu'elle estime avoir déjà dit tout ce qu'il y avait à dire, que cette commission n'est selon elle destinée qu'à faire de la gesticulation médiatique (ce en quoi les faits lui ont donné raison) et qu'elle redoute que cette tragédie judiciaire n'entraîne une réfome désarmant la justice pénale, alors que dans cette affaire, il y a bien eu des enfants victimes de faits abominables, ce que l'opinion publique a tendance à oublier croyant qu'en fait il ne s'est rien passé à la cité du Renard et que tout le monde était innocent.

On aime ou on n'aime pas, que ce soit le personnage ou les propos.

Mais il y a quelque chose de jouissif à entendre une telle liberté de ton, et de voir quelqu'un dire ses quatre vérités au législateur.

Ce serait dommage de s'en priver. Surtout pour la tête que fait le président Vallini.

Alors voici le compte rendu écrit des débats[4], et la vidéo de cette audition. Patientez le temps que le président ouvre la séance, Madame Rassat est la première intervenante (Je précise pour ceux qui veulent voir la vidéo qu'il ne s'agit pas de sa couleur naturelle de cheveux).

Notes

[1] Il ne traite en effet que des livres II et III de Code pénal, c'est à dire les infractions contre les personnes et contre les biens, laissant de côté les infractions contre la nation et la paix publique du livre IV qui inclut des infractions très courantes comme les faux.

[2] Severus Rogue dans la traduction française de Harry Potter.

[3] Les rédacteurs étaient en fait quatre : Tronchet, Malville, Bigot de préameneu et Portalis, mais chacun s'est occupé de rédiger seul sa partie du Code avant de soumettre le résultat de son travail à ses trois collègues au cours de réunion où le Premier consul participait souvent, en influençant le contenu du Code, pas toujours de manière très heureuse il est vrai.

[4] Document très long, puisque toutes les retranscriptions sont sur la même page. Cherchez la table ronde du 21 juin.

lundi 5 juin 2006

L'honneur d'un avocat est-il imprescriptible (2)

Je reviens une dernière fois sur le débat né de ma prise de position approuvant le double refus de deux barreaux méridionaux d'accepter en leur sein une personne ayant été condamnée pour des faits de vol à main armée.

Ma position est désapprouvée par nombre de lecteurs, et approuvée par les membres de l'institution judiciaire, à une remarquable exception près, qui ne s'est pas encore exprimée mais dont j'attend le point de vue en tremblant de peur.

Le sujet est polémique à souhait puisqu'il existe d'excellents arguments contre mon point de vue. J'en ai pris connaissance avec intérêt, les ai confronté à mon point de vue qui, s'il a été secoué, ne s'est pas effondré pour autant. Merci en tout cas, sincèrement, de m'avoir ainsi contraint à réfléchir à deux fois sur mon opinion, c'est un exercice très sain.

Je voudrais juste répondre collectivement à une série d'objections que je trouve mal fondées car on me prête des idées ou des intentions qui ne sont pas les miennes.

N'y a-t-il pas contradiction à défendre des criminels et des délinquants et leur refuser le pardon ?

Point de vue exprimé avec plusieurs variantes, y compris come qui va jusqu'à m'accuser de refuser son humanité à cette personne.

La réponse est oui, sans aucun doute. Mais je ne pense pas être tombée dans le piège de cette contradiction.

Du strict point de vue pénal, cet homme a apuré son passé, et la justice lui en a donné quitus. A titre personnel, je suis persuadé que sa rédemption est sincère et que plus jamais il ne commettra de tels faits. Mais l'obstacle mis à son accession au barreau n'est pas une sanction pénale. On peut même discuter du caractère de sanction : la rédaction de la loi évoque plutôt une incapacité définitive.

La cour de cassation a précisé dans un arrêt de 1997 que la réhabilitation, qui efface le passé judiciaire avec les mêmes effets que l'amnistie, ne fait pas disparaître les faits. On ne peut plus faire mention de la condamnation quand on en a connaissance dans l'exercice de ses fonctions, mais on peut encore mentionner les faits.

Hypocrisie, argutie de juriste ? Non, réalisme et même argument philosophique.

La réhabilitation, l'amnistie, bref tout ce qui entraîne l'effacement du passé pénal est une fiction juridique : la loi impose un effet contraire à la réalité : faire comme si ce qui a existé n'avait jamais existé. L'hypocrisie se situe d'ailleurs plutôt là, mais c'est pour la bonne cause. Cependant, la loi pénale est d'interprétation stricte, et ces effets ne peuvent aller au-delà des strictes conséquences que la loi a énoncées : casier effacé, interdiction de mentionner la condamnation. Mais les faits, eux, ne sont pas effacés rétroactivement, et il serait absurde et inhumain que d'imposer au policier blessé d'ignorer qu'il a été blessé dans l'exercice de ses fonctions, d'obliger les agents du bureau et les usagers présents à balayer de leur souvenir l'irruption d'un homme armé qui les a menacé. Pour ces personnes, 25 ans écoulés n'ont pas fait disparaître le souvenir. Invoquer des principes moraux pour exiger l'oubli me paraît une contradiction plus grave que celle qu'on m'impute.

Autre argument, juridique celui-là : oui, la loi, en l'espèce le code pénal, impose un oubli judiciaire après l'écoulement d'un laps de temps ; mais la loi fait aussi obstacle à ce que l'auteur de faits contraires à la probité ayant donné lieu à condamnation pénale soit admis à exercer la profession d'avocat. En présence de deux textes qui ne sont pas inconciliables, il y a lieu d'appliquer les deux. Le code pénal n'est pas supérieur à la loi de 1971, pas plus que cette loi n'est supérieure au Code pénal. Ainsi, cette personne est elle considérée par la justice comme n'ayant jamais commis d'infraction, mais c'est un mensonge voulu par la loi. Ce mensonge s'arrête aux seuls effets voulus par la loi, qui concerne des poursuites pénales. La vérité est que cette personne a commis une infraction grave, et que la loi y attache une conséquence : le barreau lui est fermé.

Ce n'est pas une question de pardon refusé. Je n'ai rien à pardonner à ce monsieur, qui ne m'a rien fait. Ce n'est pas refuser sa réhabilitation, je la crois complète et parfaite. Mais c'est simplement admettre que les actes que nous commettons volontairement entrainent des conséquences qui sont perpétuelles. Un meurtrier réhabilité a toujours un mort sur la conscience. Un chauffard réhabilité a toujours estropié quelqu'un à vie. La rédemption ne résuscite pas les morts, ne guérit pas les paralytiques, n'efface pas les souvenirs des victimes, ne change pas rétroactivement ce qui a été, et il serait très malsain de laisser croire que la loi pourrait avoir de tels effets.

Pourquoi la profession d'avocat serait-elle à part ? Ne pourrait-on objecter la même chose pour toutes les professions ? Puisqu'il existe des avocats en exercice peu honnêtes, pourquoi ne pas admettre un ancien condamné qui lui semble désormais honnête ? N'est ce pas là un prétexte pour limiter le nombre d'avocat à ce barreau et protéger les avocats en exercice par une rente de situation ?

Si vraiment certains lecteurs ne comprennent pas pourquoi avocat est une profession à part, c'est que manifestement, j'ai échoué avec ce blog (l'hypothèse d'une mauvaise foi de leur part étant naturellement exclue). Pour l'exercice de mes fonctions, j'ai accès aux maisons d'arrêt, liberté surveillée, certes, mais qu'on ne peut me refuser ; j'ai accès aux dossiers d'instructions couverts par le secret ; j'ai accès aux coordonnées personnelles des victimes, des témoins, je peux parler seul à seul avec une personne en garde à vue et rien ne peut m'empêcher, ni vu ni connu, de lui donner mon téléphone portable, ou de prévenir discrètement telle ou telle personne dont il m'aura indiqué les coordonnées. Si je parle, des gens peuvent mourir, être agressés, être gravement menacés (pensez aux dossier de terrorisme ou de criminalité organisée). Et je suis payé par les gens qui ont intérêt à ce que je parle. Quand je dis que la probité est essentielle dans ma profession, il faut un dessin en plus, ou en fait, tout ce qui importe est que les ânes puissent braire sur la vanité des avocats ?

Quid des avocats peu scrupuleux (et peu nombreux) qui portent la robe ? Qu'on la leur arrache. Leur existence ne justifie pas un abaissement des barrières lors du recrutement. Et leur invocation qui ne s'est pas fait attendre me renforce dans ma conviction : je ne doute pas que les mêmes qui pestent contre cette décision en se gaussant de la moralité de certains avocats en titre ne manqueraient pas de rappeler à l'envi qu'un ancien braqueur porte la robe si cela devait arriver. Leur propos n'est donc pas l'opportunité ou non d'accepter cette personne au barreau, mais de déblatérer sur la profession, peu importe le sujet qui n'est qu'un prétexte.

Protègè-je mon pré carré ? Bien sûr. Nous sommes 40 000 en France, 18000 rien qu'à Paris où j'exerce, et je tremble comme une feuille à l'idée qu'un nouvel avocat puisse prêter serment à Avignon. J'adore les critiques tellement bêtes qu'elles s'autodétruisent à peine formulées.

Si tout le monde en dit autant de bien, pourquoi ne pas l'accepter ?

Parce que si tout le monde en dit autant de bien, c'est qu'il a eu un parcours d'étudiant en droit après avoir eu un parcours de truand. Personne ne dit jamais rien pour vanter les mérites de ceux qui n'ont jamais choisi que la première voie. Pourtant ceux là ne me semblent pas moins vertueux et sans doute plus à leur place au barreau.

lundi 20 mars 2006

Affaire Monputeaux : le jugement commenté

Comme promis, voici l'extrait du jugement rendu le 17 mars 2006 par la 17e chambre du tribunal de grande instance de paris concernant Christophe Grébert et le blog Monputeaux, avec mes modestes commentaires.

Le tribunal commence par rappeler la procédure d'audience, ces mentions étant obligatoires afin que la cour d'appel éventuellement saisie puisse s'assurer que le code de procédure pénale a bien été respecté. Incidemment, on apprend un détail qui bat quelque peu en brèche l'accusation de harcèlement que Christophe Grébert lance à l'encontre de la commune de Puteaux : si la commune a bien porté plainte, c'est le parquet qui a décidé d'engager les poursuites, la commune n'a fait que se greffer sur cette action. [Mise à jour : On ne se relit jamais assez. Il s'agit du délit de diffamation envers corps constitué, et non contre un particulier. La poursuite ne peut être mise en route que par le parquet sur plainte suivant résolution du conseil municipal. En tout état de cause, Puteaux ne pouvait faire délivrer une citation directe ou déposer plainte avec constitution de partie civile. En conséquence, on ne saurait en déduire quoi que ce soit sur les allégations de Christophe Grébert relatives à la volonté de harcèlement de la municipalité.]

Le tribunal rappelle donc comment il est saisi de cette affaire (un tribunal illégalement saisi doit refuser d'examiner l'affaire, c'est une garantie fondamentale) et surtout de quoi il est saisi :

Par exploit d’huissier en date du 5 octobre 2004, le ministère public, agissant à la suite de deux plaintes déposées par la mairie de PUTEAUX les 18 juin et 20 juillet 2004, a fait citer devant ce tribunal, à l’audience du 9 novembre suivant, Christophe GREBERT, directeur de la publication du site internet accessible à l’adresse www.monputeaux.com,

Voilà pour le comment ; et maintenant, le quoi.

prévenu d’avoir, à PUTEAUX et PARIS, le 26 avril 2004, diffusé dans la rubrique "revue de presse" de ce site, accessible par un lien hypertexte, un extrait d’article paru dans “Le Parisien” le 26 avril 2004 assorti des commentaires suivants:

« Le Parisien, dans ses pages nationales, révèle aujourd’hui une nouvelle affaire trouble touchant la mairie de Puteaux Cette fois, cela concerne les conditions d’attribution du marché de “Puteaux en neige”. Rappelons que notre ville a dépensé 1 million d’euros l’hiver dernier pour cette manifestation! Et cela, rien qu’en prestations de services extérieures. C’est donc sans compter toutes les dépenses annexes engagées par les services municipaux. Cette somme (considérable!) est bien supérieure aux manifestations équivalentes organisées par d’autres municipalités en France. Pourquoi? Comment? Nous avons peut être un début de réponse dans cet article du Parisien:

« La mairie de Puteaux (Hauts de Seine) est assignée devant le Tribunal administratif par une ancienne employée. Cette dernière affirme que son licenciement est la conséquence de la dénonciation qu’elle a faite à ses supérieurs d’un marché public qu’elle estimait pour le moins sujet à caution. La Mairie nie en bloc et avance l’incompétence de cette femme pourtant expérimentée. Les 19 et 20 avril derniers, l’ancienne salariée dit avoir reçu des menaces téléphoniques d’un homme lui conseillant “de laisser tomber” sans quoi elle verrait “comment ça se passe quand on touche aux amis”. Pour ces faits, elle a déposé une main courante puis une plainte auprès de la police.”

« Ayant moi-même reçu ce genre d’appels téléphoniques (insultes et menaces que j’ai enregistrées et diffusées sur mon site!), vous pouvez imaginer mon choc en lisant ces lignes dans le Parisien. Ce témoignage est à recevoir avec sérieux. »

propos comportant à l’encontre d’un corps constitué, en l’espèce la mairie de PUTEAUX, l’imputation des faits diffamatoires précis suivants:

-d’avoir mis un terme brutal au contrat de Mme Anne-Marie F., non en raison de motifs liés à sa compétence ou plus généralement à la qualité de son service, mais parce qu’elle aurait dénoncé un marché public, en l’espèce les conditions d’attribution du marché public “Puteaux en neige” qui serait sujet à caution;

-de s’être rendue complice d’une infraction pénale par instructions voire même d’en être l’auteur en proférant des menaces, fait prévu et réprimé par les articles 222-17 et le cas échéant 121-7 du code pénal, en l’espèce en ayant fait téléphoner à Mme F., par “un homme” qui lui aurait demandé de “laisser tomber sans quoi elle verrait comment cela se passe quand on touche aux amis” d’une part et ayant téléphoné à M.Christophe GREBERT, auteur de la revue de presse, d’autre part,

faits prévus et punis par les articles 23, 29 al.1, 30, 42,43 et 48 al.1 de la loi du 29juillet 1881, 93-3 de la loi du 29juillet 1982.

A cela, Christophe Grébert a répliqué en employant le premier moyen de défense proposé aux prévenus de diffamation : rapporter la preuve du fait allégué (sauf exceptions[1], on ne diffame pas en rapportant la vérité). L'offre de preuve doit être faite par huissier dans le délai de dix jours.

Le 15 octobre 2004, le prévenu a fait signifier une offre de preuve de la vérité des faits diffamatoires, en application des dispositions de l’article 55 de la loi sur la liberté de la presse, dénonçant vingt pièces et le nom de huit témoins.

L'offre de preuve a eu lieu le 10e jour, ce qui est un classique : faire une telle offre est complexe, et on n'a pas trop de neuf jours pour la préparer, le dixième étant réservé à l'huissier.

Lors de la première audience, l’affaire a été renvoyée contradictoirement aux audiences des 17 décembre 2004, 15 mars et 14 juin 2005, pour fixer, et du 21juin 2005, pour plaider, puis, à cette dernière date, à la demande du conseil de la partie civile, aux 16 septembre et 16 décembre 2005, pour fixer, et au 3 février 2006, pour plaider.

Pourquoi toutes ces audiences ? Mes lecteurs habitués le savent déjà : la prescription en matière de presse est de trois mois. Il faut donc que le tribunal veille à appeler ce dossier pour interrompre ce délai. On parle d'audiences relai ou d'audiences de fixation (...du jour de plaidoirie).

A cette audience, le prévenu était présent et assisté de son conseil, la partie civile étant, pour sa part, représentée par son avocat.

Le tribunal a procédé à l’examen des faits, interrogé le prévenu et entendu Nadine J., Jean-Marie G. et François T., témoins cités au titre de l’offre de preuve.

Puis il a entendu, dans l’ordre fixé par la loi, le conseil de la partie civile -qui a sollicité la condamnation du prévenu à lui payer les sommes de 35 000 euros à titre de dommages et intérêts et de 760 euros sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale, outre trois publications judiciaires dans des quotidiens de son choix, dans la limite de 7 620 euros par insertion-, le ministère public en ses réquisitions et le conseil du prévenu, qui a soulevé l’irrecevabilité de la constitution de partie civile, a plaidé la relaxe et a eu la parole en dernier.

A l’issue des débats, l’affaire a été mise en délibéré et le président a, dans le respect de l’article 462, alinéa 2, du code de procédure pénale, informé les parties que le jugement serait prononcé le 17 mars 2006.

A cette date, la décision suivante a été rendue:

Fin du récapitulatif de la procédure, qui a été impeccablement respectée, la 11e chambre de la cour d'appel ne pourra que se féliciter de la diligence de la 17e chambre du tribunal.

Maintenant, le tribunal commence à donner son opinion. Première question qui se pose : Christophe Grébert est-il le directeur de la publication de Monputeaux.com ? S'il ne l'est pas, fin des débats, c'est la relaxe.

SUR LES PROPOS POURSUIVIS

Il résulte du constat d’huissier produit par la partie civile que le texte visé à la prévention figurait, le 26 mai 2004, sur le site internet accessible à l’adresse www.monputeaux.com, sous le titre « 26.04.2004 Revue de presse Nouveaux remous à la mairie de PUTEAUX (LE PARISIEN) », étant précisé, d’une part, que la partie de ce texte présentée comme une citation du quotidien LE PARISIEN, qui en constitue le deuxième paragraphe, était reproduite, sur le site, en italiques, distincts des caractères classiques utilisés pour le premier et le troisième paragraphes, et introduite par le sous-titre -qui n’a pas été repris à la prévention-:

« Extrait de l’article du Parisien : » et, d’autre part, qu’à la suite du texte figuraient un lien hypertexte, signalé par les mots “Lire l’article du Parisien”, ainsi que les mentions « Rédigé par Christophe GREBERT le 26.04.2004 à 10H00 dans Justice, Les CECCALDI ont fait, Revue de presse | Lien permanent | Commentaires”.

Christophe GREBERT ne conteste pas être le directeur de la publication du site internet qu’il a créé et anime seul ni être, également, le rédacteur du texte incriminé.

Bon, on juge le bon prévenu. Jusqu'ici, tout va bien.

Deuxième question : les propos sont ils diffamatoires ? Si c'est non, fin des débats, c'est la relaxe.

SUR L'ACTION PUBLIOUE

Sur le caractère diffamatoire des propos poursuivis

II convient de rappeler que 1er alinéa de l’article 29 de la loi du 29juillet 1881 définit la diffamation comme “toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé”.

La prévention distingue à juste titre deux imputations différentes, qui sont toutes deux contenues dans le texte incriminé.

Le tribunal approuve le raisonnement du parquet qui a retenu deux diffamations dans ces propos.

La première est celle d’avoir conclu un marché public qualifié de “sujet à caution”, celui de l’opération “PUTEAUX en neige”, pour un prix présenté comme anormalement élevé et d’avoir, de surcroît, immédiatement licencié l’employée qui avait dénoncé à ses supérieurs les anomalies affectant le dit marché.

Un tel fait est précis et contraire à l’honneur et à la considération, dès lors qu’il est susceptible de constituer des violations des règles relatives aux commandes publiques, violations qu’on aurait tenté de dissimuler en licenciant abusivement une employée qui les avait découvertes.

Les affirmations sont donc diffamatoires.

La défense avait soulevé une difficulté de fond car les faits visés par la citation étaient une diffamation à corps constitué", or la commune de Puteaux et le parquet avait rédigé les actes de procédure en mentionnant "la mairie de Puteaux" ; or la mairie n'a aucune existence légale.

Contrairement à ce que soutient le prévenu, c’est bien la commune de PUTEAUX, plaignante et partie civile, qui est visée par cette imputation, comme cela résulte des références faites à “la mairie de PUTEAUX” ou à “notre ville”, entités à qui sont prêtées tant la passation du marché contesté que la responsabilité du licenciement litigieux.

Peu importe à cet égard que le texte poursuivi, comme la citation qui a été délivrée par le ministère public, désignent cette collectivité territoriale par l’expression, juridiquement peu pertinente, de “mairie de PUTEAUX”, étant précisé que le prévenu ne soutient nullement que cette imprécision affecterait la régularité de l’acte introductif d’instance, mais qu’il se contente de faire valoir que la “mairie de PUTEAUX” ne serait pas protégée par les dispositions spéciales de l’article 30 de la loi sur la liberté de la presse, alors que la commune de PUTEAUX, qui a déposé plainte, après délibérations en ce sens de son conseil municipal en date des 4 juin et 18 juillet 2004, conformément aux exigences de l’article 48 (1°) de la dite loi, est bien un corps constitué, au sens de l’article 30 susvisé.

La personne morale est la commune, représentée non par le maire mais par le Conseil municipal. Curieusement, la défense n'a pas soulevé de nullité de la citation à comparaître, qui aurait peut être prospérée, en tout cas c'est ce que le tribunal semble laisser entendre, mais s'est placée sur le terrain plus fragile du fond du droit. Le tribunal écarte son raisonnement, en considérant que cette mention erronée n'empêche pas de constater que les imputations concernent la commune et non la mairie.

Venons en à la deuxième imputation diffamatoire, et là, l'accusation trébuche :

La seconde imputation diffamatoire contenue dans le texte litigieux est liée à la commission de menaces téléphoniques, adressées au mois d’avril 2004, à l’ancienne employée déjà mentionnée et à des appels insultants et menaçants qu’aurait reçus le rédacteur du texte lui-même.

C’est cependant à tort que la prévention retient que ce fait précis et contraire à l’honneur et à la considération serait imputé à la “mairie de PUTEAUX”, qu’elle en soit auteur ou complice, alors qu’il n’est nullement affirmé, voire même simplement insinué, que la collectivité territoriale aurait animé ou inspiré l’homme qui aurait appelé son ex-employée, ou qu’elle aurait le moindre lien avec lui, ni qu’elle serait à l’origine des appels reçus par Christophe GREBERT, sur l’origine et le sens desquels aucune précision n’est d’ailleurs fournie.

Tous les éléments de l’infraction de diffamation envers un corps constitué, tels qu’ils sont définis dans les termes de la prévention, ne sont donc pas réunis, du chef de cette seconde imputation.

En effet, à aucun moment Christophe Grébert n'a dit que les appels téléphoniques qu'il a reçus aurait émané ou auraient été commandité par la commune de Puteaux. Dès lors, n'étant pas victime de cette diffamation, elle ne peut poursuivre de ce chef, et le parquet non plus puisqu'en matière de presse, la plainte de la victime est un préalable sine qua non aux poursuites, et le retrait de cette plainte met fin aux poursuites, contrairement au droit commun. Le tribunal écarte donc cette prévention dont il n'est pas valablement saisi. Christophe Grébert est d'ores et déjà relaxé de ce chef.

Deuxième argument de la défense : la loi du 29 juillet 1881 ne s'appliquerait pas à l'internet. Le tribunal rejette cette argumentation, puisque la loi dit expressément le contraire. La seule difficulté vient du fait que la loi a changé entre le moment où les propos ont été tenus et aujourd'hui, mais seulement les numéros d'article. Le tribunal donne donc un cours d'histoire du droit :

S’agissant de la seule première imputation, dont le caractère diffamatoire à l’encontre de la commune de PUTEAUX est retenu, le prévenu soutient à tort que la loi du 29 juillet 1881 ne saurait s’appliquer en l’espèce.

Comme l’a expressément précisé la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique, en modifiant les dispositions de l’article 23 de la loi sur la liberté de la presse, l’élément de publicité exigé par ce texte peut être caractérisé par l’usage de tout moyen de communication au public par voie électronique.

Si ce texte est intervenu postérieurement à la date de commission des faits objets de la présente poursuite, il résultait également de l’état du droit antérieur à l’entrée en vigueur de la loi de juin 2004 que les propos diffusés sur le réseau internet étaient susceptibles de constituer les infractions prévues par le chapitre IV de la loi de 1881.

L’article 23 susvisé, dans sa rédaction applicable aux présents faits, prévoyait, en effet, que la publicité pouvait résulter de l’emploi de tout support de l’écrit, de la parole ou de l’image et notamment de tout moyen de communication audiovisuelle. Et l’article 43-10 de la loi du 30 septembre 1986, alors en vigueur dans sa rédaction issue de la loi du 1er août 2000, rendait concrètement possible la poursuite des infractions de presse commises sur internet en imposant aux personnes éditant un service de communication en ligne autre que de correspondance privée de tenir à la disposition du public le nom de leur directeur de publication, au sens de l’article 93-2 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle -soit directement si elles agissaient à titre professionnel, soit, dans le cas contraire, éventuellement par l’intermédiaire de leur fournisseur d’hébergement.

II importe donc peu, pour l’applicabilité à la présente espèce de la loi du 29 juillet 1881, que le service de communication électronique en ligne fourni par le prévenu -lequel en était donc le directeur de la publication, en application du dernier alinéa de l’article 93-2 susvisé- n’ait pas été édité par celui-ci à titre professionnel mais ait constitué ce qu’il est convenu d’appeler indifféremment un site personnel, des pages personnelles ou, plus récemment, un blog.

Bon, là, c'était couru d'avance.

Troisième argument soulevé par la défense, avec aussi peu de succès que les précédents : ce blog ne répondrait pas à la condition de publicité exigée par la loi car ne s'adressant qu'aux seuls putéoliens.

C’est enfin à tort que le prévenu soutient que l’élément de publicité exigé par la loi ne serait pas constitué en l’espèce, au motif que ses lecteurs seraient unis entre eux par une communauté d’intérêt centrée autour de la ville de PUTEAUX, alors qu’au contraire, par exemple, d’un forum de discussion au sein duquel une inscription préalable serait exigée sur la base d’un critère susceptible de caractériser une telle communauté, le site www.monputeaux.com était accessible à tous les internautes désireux de le visiter ou au hasard d’une recherche, quel que fût le centre d’intérêt qui les y conduisait.

Peu importe que Monputeaux ne s'adresse qu'aux putéoliens puisque tout le monde peut y accéder. Christophe Grébert avait d'ailleurs reconnu à la barre que depuis cette affaire, son audience dépassait largement les rives ouest de la Seine, ce qui affaiblissait quelque peu cette argumentation.

Quatrième moyen de défense : l'offre de preuve des faits imputés. Las, le tribunal n'a pas été convaincu, estimant que les pièces produites sont sans pertinence avec les faits.

Sur l’offre de preuve

Offrant régulièrement de prouver la vérité des faits diffamatoires, le prévenu doit le faire de façon parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire dans toute sa portée et toute sa matérialité.

Si l’on excepte les pièces concernant la seconde imputation qui n’a pas été retenue, le prévenu produit (pièces 15 à 20) divers documents provenant de la procédure d’appel d’offre relative “à l’organisation d’animations sportives, culturelles et socio-culturelles et de services auxiliaires de décors et de spectacles pour fêtes de fin d’année à PUTEAUX”, qui ne permettent nullement d’établir que la consultation qu’ils concernent auraient abouti à la conclusion d’un marché douteux et anormalement cher. Aucune pièce n’est, de surcroît, produite concernant le licenciement de la salariée mentionnée dans l’article.

Ce qui est dommage vu que l'imputation diffamatoire vise la passation de ce marché et le licenciement de Madame F.

Enfin, aucun des trois témoins visés à l’offre de preuve que le tribunal a pu entendre ne s’est exprimé sur les faits objets de la seule imputation retenue.

Il convient en conséquence de constater que le prévenu a échoué en son offre de preuve.

Sur ce point, la tactique de la défense a été de dresser un portrait peu flatteur de l'équipe municipale actuelle, laissant entendre que l'accusation contenue dans l'article est donc crédible. Le tribunal refuse d'entrer dans ce raisonnement en exigeant une preuve pertinente directement liée aux faits diffamatoires, et il constate que ce n'est pas le cas ici. Cependant, l'audition de ces témoins n'aura pas été inutile, loin de là, comme nous allons le voir.

Cinquième moyen de défense : la bonne foi du prévenu, qui en matière de presse n'est pas présumée mais est admise comme excuse absolutoire. Comme dans tout syllogisme judiciaire, le tribunal rappelle d'abord la règle de droit.

Sur la bonne foi

Si les imputations diffamatoires sont réputées faites dans l’intention de nuire, le prévenu peut cependant justifier de sa bonne foi et doit, à cette fin, établir qu’il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait.

Ensuite, il recherche si elle s'applique au cas d'espèce. Et c'est sur ce point que la défense va triompher.

Le prévenu a expliqué au tribunal qu’ayant adhéré au parti socialiste dans les jours ayant suivi le 21 avril 2002, date du premier tour de l’élection présidentielle, il a décidé de créer sur le réseau internet un site destiné à être un lieu de débat offert aux habitants de sa commune de résidence, PUTEAUX, site où il relate et commente les informations locales, en utilisant sa formation de journaliste, mais dans un but citoyen et désintéressé, sans esprit de propagande politique. Ce faisant, utilisant toutes les possibilités offertes par l’internet comme support de la libre expression des citoyens en dehors de tout cadre institutionnel ou commercial, il poursuivait un but légitime d’information du public local, auquel il offrait parallèlement un espace de réaction et de dialogue.

Même si l’analyse des extraits du site qui sont versés aux débats, notamment ceux qui ont été reproduits dans le constat d’huissier susvisé, démontre que le prévenu y adopte un ton volontiers critique à l’égard de l’équipe municipale, ce parti pris ne saurait être confondu avec une animosité de nature personnelle, dont aucun élément ne vient démontrer la réalité, alors même que les témoins entendus par le tribunal ont, au contraire, fait état de manifestations d’hostilité dont Christophe GREBERT aurait été victime de la part de responsables de la majorité municipale.

Quoique journaliste de profession, le prévenu dirigeant le site litigieux à titre purement privé et bénévole n’était pas tenu de se livrer à une enquête complète et la plus objective possible sur les faits qu’il évoquait. Il pouvait donc, dans une rubrique consacrée à une revue de presse, citer des extraits d’un article relatif à un litige mettant en cause la mairie de PUTEAUX publié dans le quotidien régional LE PARISIEN -dès lors que, comme au cas présent, il précisait exactement sa source et ne lui faisait subir aucune dénaturation-, sans avoir à vérifier le bien fondé des informations qu’il reproduisait.

Il pouvait également librement, en qualité de citoyen et de contribuable local, lire dans cet article la confirmation de son opinion sur le coût excessif d’une dépense engagée par sa ville, sans avoir, à cet égard, à démontrer le bien fondé de ce point de vue en se livrant, par exemple, à une rigoureuse analyse comparative du coût de l’opération litigieuse avec les sommes déboursées par d’autres municipalités pour des prestations similaires, dès lors qu’il démontre, par la production des pièces déjà évoquées, que la dite opération a bien eu lieu et a occasionné des dépenses de l’ordre de celles qu’il évoquait.

Il l’a fait en conservant à son expression une réelle prudence, sans tirer de conclusions définitives, mais en se contentant de s’interroger sur le point de savoir si l’article qu’il citait ne constituait pas “un début de réponse” aux questions qu’il se posait sur le coût selon lui anormal de la manifestation organisée par la municipalité.

Dans ces conditions, le bénéfice de la bonne foi doit être reconnu au prévenu, qui sera renvoyé des fins de la poursuite.

Le tribunal estime donc que, quand bien même Christophe Grébert ne cache pas être un opposant à l'actuelle équipe municipale, il n'y a dans sa démarche aucune animosité personnelle envers cette équipe. En démocratie, s'opposer à un élu ne se confond pas avec l'attaquer personnellement : il est légitime d'être un opposant, il est légitime qu'un opposant soit critique même virulent, et il est légitime qu'une personne critique croie et relaie un article critique envers son adversaire. Cette créance est renforcée par l'hostilité ouverte que témoigne la commune à l'encontre de Christophe Grébert, hostilité établie notamment par les témoins.

La commune de Puteaux avait souligné à l'audience que Christophe Grébert étant journaliste, il fallait exiger de lui une enquête complète et objective sur cette affaire. Le tribunal écarte cette argumentation : quand on est blogueur, on n'est pas journaliste. On n'écrit pas un article sous la direction d'un rédac'chef et la responsabilité d'un directeur de publication, qui exercent un contrôle de qualité. On est seul, l'article est en ligne d'un clic, et surtout on fait ça sur son temps libre et en amateur. La 17e est là dans son rôle de protection de la liberté d'expression, en préférant le risque de blogs agités plutôt que policés.

SUR L’ACTION CIVILE

La commune de PUTEAUX, recevable, pour les raisons déjà exposées, en son action, du chef, du moins, de la première imputation, verra toutes ses demandes rejetées compte tenu de la relaxe ainsi intervenue.

Conclusion logique : puisqu'il n'y a pas de délit, pas d'indemnisation.

Les dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale invoquées par le prévenu ne permettant que la condamnation de celui-ci au profit de la partie civile, et non l’inverse, les demandes formées par Christophe GREBERT sur le fondement de ce texte seront déclarées irrecevables.

Erreur classique des avocats civilistes peu au fait des subtilités de la procédure pénale : au civil, l'article 700 du nouveau code de procédure civile permet à chaque partie de demander à ce que l'autre soit condamnée à prendre en charge ses frais de procédure, spécialement ceux d'avocat (on appelle cela des frais irrépétibles). Le tribunal statue et généralement la partie qui perd est condamnée à une indemnité de ce chef. Au pénal, de telles demandes croisées sont impossibles, car les parties ne sont pas sur le pied d'égalité qui est l'essence de la procédure civile. Une partie est poursuivie, l'autre est victime et demande réparation. Le prévenu même en cas de relaxe ne peut pas se retourner contre la partie civile. C'est une protection voulue par la loi pour éviter que des victimes n'aient peur de s'en remettre à justice.

L'article 472 du code de procédure pénale permet de présenter contre la partie civile une demande de dommages-intérêts pour procédure absuive, mais à deux conditions : d'une part, que la partie civile ait mis en mouvement l'action publique (citation directe ou plainte avec constitution de partie civile), d'autre part qu'il y ait eu intention de nuire ou mauvaise foi, cette notion renvoyant à une saisine de la juridiciton répressive téméraire ou précipitée, mais ici, les deux conditions font défaut : c'est le parquet qui a mis l'action publique en mouvement, et il n'y a nulle mauvaise foi puisque les faits sont bien considérés comme diffamatoires, seule la bonne foi ayant sauvé Christophe Grébert des foudres de la justice.

PAR CES MOTIFS

Cette phrase annonce la conclusion du jugement, qui contient la décision du tribunal.

Le tribunal statuant publiquement, en matière correctionnelle, en premier ressort et par jugement contradictoire à l’égard de Christophe GREBERT, prévenu, à l’égard de la COMMUNE de PUTEAUX, partie civile (art.424 du code de procédure pénale) et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Publiquement : c'est une condition de validité du jugement, sauf si le huis clos a été ordonné, auquel cas il doit être expliqué.

En matière correctionnelle : la 17e chambre est une des rares chambres mixtes civil/pénal du tribunal (avec la 19e, spécialisée dans la réparation du préjudice corporel, où sévit une redoutable cycliste), le tribunal précise donc en quelle matière il statue.

En premier ressort : ce jugement est susceptible d'appel, la cour statuant en dernier ressort.

Jugement contradictoire : les parties ont été citées régulièrement et étaient présentes ou représentées à l'audience. Les délais d'appel courent donc à compter de la date où le jugement est lu en audience publique, soit le 17 mars. Si une partie n'a pas comparu, le jugement est contradictoire à signifier (les délais ne courent qu'à compter de la signification du jugement par huissier). Si le prévenu n'a pas été cité faute de domicile connu, le jugement est par défaut et il peut demander à être rejugé ; le défaut de la partie civile est impossible de par les règles de procédure.

RENVOIE Christophe GREBERT des fins de la poursuite ;

Bref, il est relaxé. L'expression "renvoie des fins de poursuite" est celle employée à l'article 470 du CPP[2], même si l'article 470-1 du CPP parle de relaxe. Mais si le CPP était cohérent, ça se saurait.

REÇOIT la commune de PUTEAUX en sa constitution de partie civile;

La demande est recevable en la forme : elle a respecté toutes les conditions prévues par la loi pour se porter partie civile devant le tribunal.

LA DÉBOUTE de toutes ses demandes;

Mais sa demande est mal fondée car personne n'est condamné. Beaucoup de tribunaux déclarent la partie civile irrecevable quand ils prononcent une relaxe. J'ai beau leur expliquer qu'ils se trompent, rien n'y fait.

DIT IRRECEVABLES les demandes formées par Christophe GREBERT sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale.

Cette demande n'est pas recevable car la partie qui la présente n'a pas la qualité de partie civile, condition posée par la loi.

  • Conclusion : quelle leçon pour les blogues ?

Depuis le début de cette affaire, on entend et lit beaucoup que cette décision "va faire jurisprudence". C'était mettre la charrue avant les boeufs, et il serait téméraire d'en tirer des règles générales sur les blogues. On y apprend ce qu'en fait on savait déjà : les blogues sont soumis aux règles sur la loi de la presse. Pour mes lecteurs, ça n'a rien de nouveau.

De même, on ne peut en déduire que le tribunal proclame qu'un blogueur n'est pas un journaliste. C'était déjà une évidence avant : la 17e a toujours tenu compte de la qualité de l'auteur des propos qu'elle jugeait. La discussion n'a eu lieu ici que parce que Christophe Grébert est journaliste. La question était donc plus limitée, mais intéressante : un journaliste qui blogue doit il être jugé comme un journaliste ou comme un blogueur ? Réponse : ici comme un blogueur ordinaire car il n'agit pas en tant que journaliste. Mais si un journaliste tient un blogue en mettant en avant sa qualité de journaliste, il sera jugé comme tel : avis aux grands noms du métier que sont Bertrand Lemaire, John Paul Lepers, et Jean-Marc Morandini (quoi, qu'est ce que j'ai dit ?).

La 17e chambre applique ici sa jurisprudence de toujours. Rien de nouveau sous les lambris dorés.

Simplement, le mode d'emploi donné par la 17e doit être médité par tout blogueur voulant se lancer dans la polémique publique :

Le blogueur qui relaie des éléments portant atteinte à l'honneur et à la réputation d'une personne est à l'abri des sanctions s'il peut démontrer qu'il poursuivait, en diffusant les propos incriminés, (1) un but légitime (2) exclusif de toute animosité personnelle, (3) qu’il a conservé dans l’expression une suffisante prudence et (4) qu’il avait en sa possession des éléments lui permettant de s’exprimer comme il l’a fait.

Ces quatre conditions sont cumulatives, la quatrième ne se confondant pas avec l'offre de preuve : la bonne foi joue aussi quand on relaie une information fausse, si on peut justifier qu'on a des éléments permettant de s'exprimer ainsi, autres que l'animosité.

Enfin, rappelons que ces règles s'appliquent aussi aux commentaires.

Prochain épisode : la 11e chambre de la cour, si la commune de Puteaux fait appel (je doute que le parquet interjette un recours).

Notes

[1] Quand l'imputation concerne la vie privée, quand elle concerne des faits de plus de dix ans, quand les faits constituent une infraction qui a été amnistiée, prescrite, révisée ou a fait l'objet d'une réhabilitation

[2] Code de procédure pénale

lundi 20 février 2006

Soyez le JLD : les délibérés

Merci à tous ceux qui ont joué le jeu, y compris et surtout aux magistrats qui ont pris la peine de motiver leur décision non sans humour. Ce qui se passe dans la tête d'un juge est une question presque métaphysique pour les avocats, et cette brève visite de votre occiput me paye largement de ma peine.

Avant de lever le voile, quelques mots.

Le but de cet exercice n'était pas de deviner ce qui a été prononcé. C'est un jeu de rôle, donc sans gagnant ni perdant.
L'objectif, que nombre d'entre vous ont deviné, était de vous faire chausser les souliers inconfortables du JLD et de réaliser à quel point prendre une telle décision était difficile, source de cas de conscience, bien loin de l'arbitraire de monstres froids qu'on aime bien invoquer ces temps-ci.

Une autre fausse impression que je souhaite dissiper serait celle de la loterie judiciaire. En effet, vous le verrez les décisions rendues sont parfois bien différentes de celles proposées par des magistrats ayant joué le jeu (En fait, dans un cas, c'est même exactemement le contraire sur les quatre cas). Mais il faut garder à l'esprit que j'ai raconté ces cas sur la base des notes que j'ai pu prendre au cours des débats, tandis que les trois intervenants au vrai débat (le procureur, l'avocat et le juge) avaient, eux, accès à un dossier qui faisait de trente à plusieurs centaines de pages selon les cas, dont les éléments pouvaient nourrir la réflexion du juge. De plus, ils avaient le mis en examen face à eux : le ton de sa voix, son attitude générale, sont des éléments qui influent le juge. En cas de divergence, la prudence exige d'estimer que la vraie décision était la bonne - sauf à mon avis dans un des cas.

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lundi 13 février 2006

Soyez le juge… des libertés et de la détention.

Félicitations, vous avez pris du galon ! Vous voilà JLD, juge des libertés et de la détention.

Quatre dossiers vont vous être soumis aujourd'hui (très petite journée), mais auparavant un peu de mise en situation.

Votre robe reste au placard, l'audience a lieu dans votre cabinet, à huis clos. Pour simplifier, aucun avocat n'a déposé de demande que l'audience soit publique : c'est une faculté rarement utilisée.

Vous êtes saisi par un juge d'instruction, qui vient de mettre en examen la personne qui va vous être présentée. Cette personne est présumée innocente ; néanmoins le parquet a demandé au juge d'instruction de vous saisir d'une demande de placement en détention provisoire. Il y a déjà eu un premier filtre : si le juge d'instruction avait estimé que la détention n'était pas nécessaire, il aurait placé le mis en examen sous contrôle judiciaire.

Vous venez de recevoir les dossiers, pour la plupart assez volumineux, et vous êtes pressés par le temps : il est tard, les escortes vous attendent pour repartir vers les maisons d'arrêt, et votre greffière jette régulièrement des regards désespérés vers l'horloge de votre bureau puis vers la photo de son rejeton. Une fois que vous avez pris connaissance du dossier, le mis en examen sera introduit dans votre bureau, escorté par un policier (ou un gendarme à Paris), ses entraves seront retirées, et il prendra place à côté de son avocat. Le procureur aussi est là (lui non plus n'a pas sa robe), il vient soutenir la demande de placement en détention.

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mardi 31 janvier 2006

Le discours de rentrée du Président Montfort

L'interview de Jean-Yves Montfort, citée dans mon précédent billet, était un peu courte et faisait allusion à un discours prononcé par ce magistrat lors de la rentrée solenelle du Tribunal de Versailles. 

Voici l'essentiel du texte de ce discours, où ce magistrat détaille sa pensée, texte bien plus riche que l'interview a accordée à l'Express, discours que je reproduis ici avec l'aimable autorisation de son auteur.

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lundi 12 décembre 2005

Faut-il être outré par Outreau ?

Un peu tard, j'aborde à mon tour ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'affaire d'Outreau.

Paxatagore l'aborde longuement sur sept billets et n'a pas encore achevé, et propose une petite revue de blogs ; l'avocat général Philippe Bilger n'a pas manqué de traiter également de la question, concluant d'un optimiste et volontaire «"Outreau,plus jamais ça", c'est un engagement facile à tenir. Cela dépend seulement de nous. ».

Les réactions politiques n'ont pas manqué, ce qui peut paraître curieux puisque d'habitude, la réponse invariable est : « Il nous est interdit de commenter une décision de justice ». Peut-être faut-il préciser «...quand elle nous dérange » ?

Patrick Devedjian est déchaîné , parlant « d'erreur judiciaire », vilipendant les juges et leur « religion de l'aveu », et invoquant le spectre de l'affaire Patrick Dils, Grégory Villemin et du notaire de Bruay en Artois. Je cite sa réaction non pour sa qualité (elle en est dépourvue) mais parce qu'elle représente l'archétype des réactions entendues abondamment, c'est à dire : l'erreur d'analyse non dépourvue d'arrières-pensées.

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jeudi 1 décembre 2005

Affaire Guillermito : le compte rendu de l'audience d'appel (deuxième partie)

La parole est à l'avocate de la partie civile.

Celle ci va attaquer bille en tête sur l'acharnement de Guillermito qui établit son intention de nuire, élément moral de l'infraction (sur ce dernier point je suis en désaccord, mais j'y reviendrai).

Elle va rappeler la particularité de Viguard : inventé par E.D., révolutionnaire car il repose sur une analyse comportementale du système. Exploité par la société TEGAM, aujourd'hui en redressement judicaire (NdA : en liquidation judiciaire) du fait de la maladie de son gérant (sic). Le premier grand succès de Viguard sera de contrer le virus Iloveyou dès sa propagation. Cela entraînera un fort succès commercial, notamment par l'équipement des ordinateurs du ministère de la justice.

En 2001, Guillermito entre en scène, contrefait leur logiciel et tient des propos graves.

Il a reconnu qu'il n'avait pas de licence devant la Police.

Il a avoué avoir désassemblé le logiciel, désassemblage établi par l'expertise judiciaire qu'il n'a jamais contestée à l'époque.

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lundi 28 novembre 2005

Où l'on reparle des banlieues

Je reviens sur ce thème qui reste d'actualité, pour faire un petit point vu du prétoire. Les hommes politiques de la majorité ou de l'opposition ont déjà tous trouvé l'origine du mal (ce serait donc les discriminations et les parents démissionnaires) et vont le résoudre en deux lois et trois décrets, comme ils ont résolu le problème du... de... heu... Zut, j'ai un trou.

Je suis assez pessimiste, et il y a lieu de l'être, tant face à cette explosion de violence difficilement contenue, les réponses restent caricaturales, entre répression accrue et expulsion d'un côté, et commisération intéressée de l'autre.

Je n'aurai pas la prétention de poser le bon diagnostic. Je vous propose simplement les réflexions d'un poilu du droit dans sa tranchée, de ce qu'on voit au front, à travers les quelques cas que j'ai vu juger ou ceux que j'ai défendus sur plusieurs années, étant clairement entendu que cet échantillon est trop réduit pour permettre la certitude scientifique.Tout point de vue différent sera le fort bienvenu.

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jeudi 24 novembre 2005

L'interrogatoire, vu de l'avocat

Paxatagore m'invite à rebondir sur ses (très intéressantes) réflexions sur comment peut naître une erreur judiciaire, en réaction au procès en appel de l'affaire dite d'Outreau. Billets dont je vous recommande chaudement la lecture, en commençant par le début, en continuant par le milieu, avant d'aboutir à la suite, mais pas encore fin.

Dans le deuxième billet, il dit

Dans certains cas, il naît entre l'interrogateur et l'interrogé une relation tout à fait particulière. L'interrogatoire est un art vraiment particulier. Je n'ai moi même jamais été "interrogé", il m'est difficile de rendre compte du sentiment que l'on ressent (peut-être Maître Eolas pourrait nous indiquer ce que ressent l'avocat de celui qui est interrogé).

Ci-fait.

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jeudi 17 novembre 2005

La crise des banlieues : paroles d'un magistrat

(Via Commentaire et vaticination) : Didier Peyrat, magistrat à Pontoise, publie une tribune dans Le Monde du 17 novembre 2005. Un point de vue lucide, qui rejoint bien des réflexions que je m'étais faites ces derniers temps.

Ceux qui accusent "la jeunesse des banlieues" d'être responsable de ce qui est arrivé sont des falsificateurs. Ceux qui, à mots couverts ou pas, félicitent "les jeunes" de protester sont aussi dans le faux. Il y a amalgame d'un côté, contre-amalgame de l'autre. Et dans ce face-à-face de deux analyses délirantes, la raison disparaît. Mais ce à quoi on cloue le bec aussi, c'est la majorité des jeunes, la majorité des immigrés, la majorité des Français.

Les motivations réelles des "émeutiers", on peut spéculer dessus. On ne les connaît pas vraiment. On ne saurait s'en tenir, sur ce sujet, à leurs déclarations. Personne ne doit être cru sur parole. En plus, pour la plupart, ils se taisent, ne disent rien, ne sont pas "sondés".

(...)

Bien sûr, ce n'est pas "le" mal qui surgit dans l'histoire. Il ne s'agit pas d'une catastrophe ontologique. Bien sûr, il y a du contexte, mais dans le contexte il y a de tout. Pour brûler une école, un théâtre, un centre de PMI... il faut bien que ces équipements existent. Après le passage des saccageurs, le contexte est dégradé. Dans le contexte, il y a des gens, des voisins, des habitants. Après le passage des incendiaires et des cogneurs, les voisins, les habitants, les personnes sont un peu plus abîmés. Des individus font du mal à d'autres individus, beaucoup plus nombreux. Par quelle inversion de sens peut-on décider qu'en réalité les coupables et les victimes sont associés, les uns parlant au nom des autres, alors qu'ils leur tapent dessus, qu'ils détruisent leurs biens, privés ou publics ?

A lire.

jeudi 29 septembre 2005

Pour ne plus violer, violons

Un magistrat qui aime taquiner les avocats (qui a dit "pléonasme" ?) me demandait innocemment (je retire le "innocemment", c'était un procureur) ce que je pensais de l'idée de mon confrère et incidemment garde des sceaux de demander au parlement de ne pas saisir le Conseil constitutionnel de son projet de loi visant à imposer le port du bracelet électronique à des personnes déjà condamnées pour des crimes sexuels, et ce au mépris du principe fondamental de non rétroactivité de la loi pénale.

Il ajoutait non sans gourmandise que L'Union Syndicale des Magistrats (USM) avait déjà réagi tandis que l'Ordre des avocats semblait quelque peu coi, en m'affirmant se refuser à penser que le corporatisme pouvait brider la capacité légendaire de notre ordre à s'enflammer pour la défense des libertés individuelles.

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lundi 26 septembre 2005

Non, merci, j'ai ma carte orange

Il est des témoignages qui sont pires que le plus vigoureux des réquisitoires.

Une femme d’âge mur, mère de famille, infirmière à domicile, est à la barre de la cour d’assises.

Elle vient raconter son viol à douze inconnus qui la regardent ; trois joliment habillés avec de la fourrure blanche pour l’un d’entre eux, et neuf personnes ordinaires, habillées comme n’importe qui, tirées au sort le matin même.

L’homme assis dans le box à sa droite cache mal son ennui, absorbé dans la contemplation de ses chaussures comme si c’était la chose la plus intéressante de toute la salle Il l’a croisée un jour dans un hall d’immeuble où elle venait administrer des soins à une personne âgée, un petit vieux diabétique qui vit seul depuis la mort de son épouse.

Il l’a attrapée par les cheveux, l’a entraîné en haut de l’escalier de secours de l’immeuble, lui a mis un cutter sous la gorge et lui a dit que si elle appelait au secours, il lui trancherait la gorge. Il a essayé en vain de mettre un préservatif, mais n’y est pas parvenu. Alors il y est allé sans.

Pendant tout l’acte, elle a gardé les yeux fermés, et s’est efforcée de pleurer sans bruit, en pensant à son fils unique, d’à peine 20 ans, qui n’a qu’elle dans la vie.

Finalement, le type s’en va, ayant fini son affaire, et lui dit que si elle appelle au secours avant une heure, il la tue. Le temps de recouvrer ses esprits, de se rhabiller tant bien que mal, elle est allée chez son patient. La première chose qu’elle a dit est “excusez moi d’être en retard”.

Enfin, son patient va réussir à lui faire dire ce qui ne va pas, et la convaincre d’aller à la police. Elle ne voulait pas, elle avait d’autres patients à voir.

Alors, elle va aller au commissariat de police du quartier. Au planton à l’accueil, elle dit juste qu’elle vient “porter plainte”. Dans un soupir, le gardien de la paix lui indique un banc en lui demandant d’attendre son tour. Elle va d’attendre une heure et demie sur ce banc. Finalement, l’agent qui la reçoit finit par comprendre la gravité de la situation. Elle est présentée à un lieutenant de police qui prend sa déposition.

Afin de faire les constatations des violences qu’elle a subies, on lui remet une réquisition pour se présenter aux urgences médico-judiciaires de l’Hotel-Dieu. Elle n’est pas sure que ce soit terminé pour ici, alors elle reste là, interdite, avec sa réquisition à la main. Le lieutenant la regarde et lui propose “Vous voulez un ticket de métro ?” Sans réfléchir, elle répond : - Non, merci, j’ai ma carte orange.

Et comme si elle n’avait pas déjà assez souffert dans sa chair pour aujourd’hui, elle va devoir subir une humiliation sans nom, en prenant seule le métro pour l’Ile de la Cité, sa culotte en lambeaux et ses bas déchirés, les gens qui la regardent bizarrement, pensant sans doute qu’elle était une SDF un peu folle pour être aussi mal accoutrée et sangloter sans cesse.

Elle raconte son calvaire avec la voix posée et le vocabulaire choisi des gens qui ont reçu une éducation et ont entretenu ce trésor pendant les années qui ont suivi, comme on raconterait un week end à la mer. Elle raconte la difficulté qu’elle a eue à trouver un taxi, avec ses vêtements déchirés, alors elle a pris le RER pour la lointaine banlieue où elle habite. Elle raconte les trois semaines de tri-thérapie à titre préventif, en attendant les résultats du test HIV. Des séropositifs, elle en connaît. Elle a eu des patients ayant développé le SIDA, elle sait ce que c’est d’en mourir.

Ce n’est que trois mois après les faits que l’auteur des faits, incarcéré, a pu subir un examen médical avec un test sanguin : VIH négatif, hépatite négatif.

Un an et demi ont passé aujourd’hui, mais les cauchemars sont encore là. Ce que l’expert a qualifié “d’angoisse morbide”. Il faut dire qu’elle n’a pas voulu abandonner ses patients et toutes les semaines, revient voir son petit vieux Elle repasse donc sur les lieux tous les lundis.

Le silence qui suit sa déposition pèse des tonnes. L’avocat de la défense a le visage tendu.

Dans le box, l’accusé lève finalement les yeux de ses chaussures, le silence l’ayant tiré de sa rêverie. Il regarde autour de lui, sans comprendre pourquoi plus personne ne parle. Le fait que personne ne le regarde semble le rassurer sur le fait qu’on ne lui avait pas posé une question. Il finit par reprendre la contemplation de ses chaussures.


Ce billet est dédié à la mémoire de l’éphémère secrétariat d’État au droit des victimes.

© Maître Eolas 2005, Reproduction interdite.

mardi 13 septembre 2005

Du rififi à la cour d'assises de Créteil

La cour d'assises de Créteil a tenté, en vain, de juger Jean-Claude Bonnal, dit le Chinois, cette semaine. La presse a rapporté sans toujours le comprendre l'incident déclenché par les avocats de la défense. Beaucoup de journalistes, soit qu'il soient sensibles à la frustration des parties civiles, soit qu'ils soient eux même déçus de ne pas avoir à couvrir ce procès, ont eu des commentaires peu amènes pour mes confrères du banc de la défense.

Une fois n'est pas coutume, c'est dans Libération (édition du 13 septembre 2005) que j'ai trouvé l'article qui a sans doute le mieux analysé l'incident (bravo à Marc Pivois). Sans avoir parcouru tous les organes de presse, je donne le Lol d'or, le prix du commentaire le plus creux, au chroniqueur judiciaire de France Info qui s'est contenté de résumer l'incident par "le procès n'a pas dépassé le stade de l'incident de procédure".

Ce qui s'est passé est intéressant à analyser. Il s'agit d'un bras de fer entre la présidente de la cour et la défense, et c'est, pour une fois, cette dernière qui a gagné, grâce au code de procédure pénale. Et les avocats de la défense ont bien fait leur travail, quelque sympathie qu'on puisse légitimement avoir pour les familles des victimes de ces terribles faits. Mais le bras de fer avec l'institution judiciaire continue comme le montre les derniers développements de cette affaire, où le parquet vole au secours du siège selon le principe de "à code de procédure pénal, code de procédure pénale et demi".

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jeudi 11 août 2005

L'appel des décisions des cours d'assises

Décidément, Alain est le documentaliste de ce blog : il me signale un nouvel article dans Le Monde qui publie une analyse de fond sur les appels de cours d'assises, article qui, comme tout ouvrage journalistique sur la justice, nécessite des précisions et des rectifications.

Cet article est intitulé Les appels de verdicts de cours d'assises relèvent du pari, in Le Monde du 11 août 2005, auteur : Nathalie Guibert.

J'utiliserai la même méthode que mon précédent billet : citation/commentaire, en mettant en italique les passages du paragraphe qui me font réagir.

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