Par Anonyme, greffier
Aujourd’hui, lorsqu’on me demande ce que je fais comme métier, j’ai de plus en plus tendance à dire que je suis illustratrice. Ou pilote de chasse. Ou prof. Parce qu’à chaque fois que je réponds “greffière”, la question suivante est : “C’est quoi ?”.
Mine de rien, c’est vexant.
“Je suis étudiante en Droit : scio me nihil scire.”
Il existe un ravin immense entre le Droit et sa pratique. Il y a les codes, et les codes de procédure. Lorsque j’ai passé le concours, j’étais persuadée que je ne l’aurais pas. Lorsque je l’ai eu, je me suis demandée si je devais partir à l’École. Lorsque je suis sortie de l’École, j’ai compris que j’avais mis les pieds dans une maison où il s’agit autant de savoir que de savoir faire. Avec tous les paradoxes que cela implique. Mais je me félicite encore de ce choix.
“Donc tu vas faire juge plus tard ?”
J’ai rencontré durant ma formation des tas de gens surdiplômés. Pas un ne voulait réellement être greffier ; souvent l’on passe le concours pour évoluer ensuite. Mais pas évoluer en tant que greffier ; l’on apprend très vite que nulle évolution n’est possible dans cette profession. Le seul examen professionnel que l’on peut passer est le “B1”. Devenir “greffier premier grade”, c’est rester greffier mais être habilité à exercer certaines attributions de greffier en chef. Et gagner environ 200 euros de plus par mois. Que cela soit clair : greffier en chef n’est pas l’évolution du Pokémon greffier ; c’est un autre métier. Le greffier est garant de la procédure ; il prend les audiences, rédige, notifie, accueille. Le greffier en chef organise les personnels de greffe, monte des services, gère des budgets. Etre greffier et passer greffier en chef, c’est comme être greffier et passer contrôleur du travail, magistrat, ou même inspecteur des finances publiques. C’est passer un autre concours pour exercer une autre profession. On est greffier, on finit greffier. Si on veut évoluer, il faut changer de métier.
Et pourtant, malgré cela, nous exerçons tous avec passion. Une passion qui est absolue en son sens le plus étymologique : déliée de toute autre considération. On ne peut pas être carriériste lorsqu’on est greffier.
Parce que c’est cela, le métier de greffe : on exerce à fond, ou on n’exerce pas.
“Non mais en même temps t’es fonctionnaire, tu vas pas te plaindre”
Pendant mon stage, j’ai appris que les chartes des temps ne sont que des coquilles vides ; on ne prévoit pas la dure d’un audience, on ne prévoit pas les impondérables, on ne prévoit pas l’état du service dans lequel on arrive. Nous avons tous été touchés par le phénomène “Ah tu es la stagiaire ? (variante un poil plus réaliste : “Ah, VOUS êtes les TROIS stagiaires ?”) Ben assieds-toi là et observe ; j’ai pas le temps pour te former”. Ce n’est pas de la méchanceté ou de l’inconscience ; c’est une réalité. Un greffier est souvent seul pour gérer une masse de travail qui en nécessiterait deux ou trois. Alors un greffier avec un stagiaire, c’est mission impossible.
J’ai eu la chance de tomber sur des greffières convaincues de leur mission de service public lors de mon stage. Ce nombre incalculable de greffières qui m’ont dit en riant de profiter de mon statut de stagiaire pour faire 9h-17h, parce que je n’aurais plus jamais l’occasion de faire cela une fois titularisée.
J’ai probablement eu la chance aussi de tomber sur certaines, plus rares, qui se fichent bien qu’un dossier attende 3 mois sur le coin d’une table. Celles-là, ce sont les désenchantées. Celles qui se sont résolues à combattre le mal par le mal : que je fasse une heure de plus, un dossier de plus, une tâche qui ne m’est pas dévolue de plus, je n’obtiendrai jamais de retour. La masse de dossiers en attente derrière sera la même, mon traitement restera le même, l’estime de ma hiérarchie sera la même, ni plus, ni moins.
Que je vous explique un peu le régime des heures supplémentaires chez nous : chaque juridiction possède une charte des temps, c’est-à-dire la durée hebdomadaire de travail (souvent 37 heures et 30 minutes). Toute heure supplémentaire doit être payée, à concurrence d’un certains nombre d’heures autorisées. Au-delà de ce quota, les heures supplémentaires sont du domaine du bénévolat. Logique, en soi : vous ne pouvez pas vous faire du beurre en accumulant les heures supplémentaires, cela doit rester exceptionnel.
Sauf que ces heures supplémentaires sont souvent nécessaires. Si vous êtes en audience, ou en audition, vous ne pouvez pas la quitter ; le magistrat a besoin de vous à peine de nullité.
Il y a aussi ces situations où c’est vous-même que vous pénaliseriez. Je vais vous parler de B.
B. est arrivée dans un très grand TGI[1], où elle a récupéré un cabinet de JE[2] qui n’avait plus de greffier depuis des mois. Plus de greffier dans un cabinet, ce sont des tas d’actes en attente, des dossiers qui s’accumulent. Lorsqu’on récupère un cabinet comme cela, il faut à la fois liquider le passif et traiter l’actif. Seule.
B. a ainsi, pour remettre son cabinet à flot, accumulé 90 heures supplémentaires lors de son premier mois de préaffectation. Le mois suivant, elle a constaté que les heures sur-supplémentaires avaient disparu de son badge. Elle ne sera jamais rémunérée de ces heures. Explications de sa greffière en chef : B. n’avait “pas le droit” de faire tant d’heures.
Mais si B. n’était pas restée jusqu’à parfois 1h du matin dans son TGI, elle aurait probablement aujourd’hui encore des centaines de dossiers en attente. Et en JE peut-être plus qu’ailleurs, des dossiers en attente ce sont des vies en jeu.
Le mois suivant a donc été celui du dilemme : devait-elle poursuivre, ou devait-elle partir à 18h ? Le choix a été vite fait : la première pénalisée si elle réduisait ses horaires, c’était elle. Et après elle, toutes les familles de ses dossiers. Alors elle a continué. J’ai vu B. dans des états impossibles, au bord de l’arrêt maladie, qu’elle ne concevait même pas de prendre ; parce que chez nous les remplaçants n’existent pas. Si vous êtes en arrêt, vos dossiers patientent jusqu’à votre retour. Si votre arrêt se prolonge, ce sont vos collègues des autres cabinets qui se répartissent vos dossiers. En plus des leurs, donc.
B., 10 mois d’ancienneté dans la profession, est à présent dépressive.
Parce qu’au-delà des heures supplémentaires, il y a ce réel problème de fond : même si ces heures étaient rémunérées, on ne saurait s’en satisfaire. Les heures supplémentaires, ce sont les premiers signaux du manque de personnel.
Et le manque de personnel, c’est le premier signal de l’alourdissement des tâches. NdA
Le contentieux augmente naturellement ; c’est un lieu commun que de dire que l’on assiste à une judiciarisation de la société. Mais en plus de cette croissance exponentielle du nombre de dossiers, les greffiers doivent composer avec l’augmentation du nombre de tâches qui leurs sont allouées. Alors lorsqu’on parle - c’est un exemple criant - de donner au greffier des compétences supplémentaires comme le pouvoir de décision en matière de divorce par consentement mutuel, oui, on panique. Parce qu’on ne saura jamais où trouver le temps - pardon, les ETPT[3] d’étudier ces dossiers-là en plus de les traiter.
“Et c’est une bonne situation, ça, scribe ?”
C’est une rengaine que l’on répète avec le sourire : “le greffier n’est pas juge de la recevabilité”. Le greffier n’ pas le pouvoir de décider des suites à donner aux dossiers qu’il traite. Nous attribuer des tâches qui confinent au métier de magistrat, c’est modifier ce statut, c’est aller au-delà du garant de la procédure que nous sommes. Nous avons toutes les compétences universitaires pour exercer ces fonctions (cf. le niveau de recrutement qui atteint désormais Bac+5), sans nul doute. Mais ce n’est PAS notre métier. Si l’on faisait abstraction des obstacles matériels, il faudrait encore être cohérent et procéder à une revalorisation, à un changement de catégorie, puisque nos responsabilités deviendraient équivalentes à celles des magistrats.
Nous ne demandons pas à être magistrats. Nous ne demandons pas même, en l’état, à être comparés à eux. Ma collègue V. l’a si bien dit : nous collaborons avec les magistrats, nous avons autant besoin d’eux qu’ils ont besoin de nous.
La revalorisation dont nous parlons actuellement est bien plus basique que cela : nous demandons, aujourd’hui, la prise en compte de notre juste valeur. Nous ne sommes pas un prolongement du clavier. Nous ne sommes pas des petites mains. Nous avons des compétences, des responsabilités spécifiques, qui méritent une prise en charge spécifique. La preuve : les fonctionnaires de catégorie C faisant fonction de greffiers (“le Canada Dry des tribunaux”) demandent eux-mêmes une revalorisation, parce que cette fonction spécifique qu’ils exercent, à l’instar de la robe qu’ils sont amenés à porter, les distingue des autres fonctionnaires.
Soyons clairs : je touche actuellement 1690 euros par mois. J’ai 5 semaines de congés. Je ne sais pas ce qu’est un treizième mois, je ne sais pas ce qu’est une prime. En fin de carrière, je pourrai espérer toucher un peu plus de 2000 euros.
J’ai été affectée en Île de France ; je vis dans un logement social. Dans le secteur immobilier privé, des propriétaires me demandaient de gagner 3 fois le loyer d’un 20m2, soit environ 2400 euros. L’année dernière, une propriétaire m’a demandé, lorsque je lui ai dit que j’étais fonctionnaire, quel métier j’exerçais exactement. “Greffière”, lui ai-je répondu. “Ah, ce n’est que catégorie B ça, non ?”. J’ai ressenti une infinie tristesse. Non pas pour le ton cruel de cette femme, mais pour le métier dans lequel je m’étais tout juste engagée : j’étais pour la première fois en train de me dire que je faisais un boulot de merde.
Et se dire que l’on fait un boulot de merde non pas parce qu’on ne l’aime pas ou parce qu’il se passe mal, mais simplement parce que les autres vous font sentir que vous êtes petit, invisible, que l’ambition n’est pas pour vous, c’est probablement le pire qui puisse arriver.
Une amie à moi, qui travaille dans le secteur privé, m’a dit un jour : “ton métier, ton poste, sera toujours ce que toi tu en fais”. C’est ce que j’ai voulu en revêtant cette satanée robe dont les manches cachent tant de casseroles. Tous les jours, je me dis que je suis là pour ces gens qui ne savent même pas que j’existe. Des gens qui ne savent pas que si mes collègues et moi disparaissions, des détenus seraient libérés, des enquêtes cesseraient, des enfants seraient laissés aux mains de parents irresponsables, des couples qui ne s’entendent plus devraient rester mariés, des avocats ne seraient plus payés[4], et j’en passe.
Des gens qui, hier, regardaient notre cortège avec mépris et ont crié “à bas la Justice !”.
Des gens qui, hier, n’ont retenu de nous que le fait que nous ayons osé brûler des codes.
Ce soir, je pleure encore de tant d’injustice et d’aveuglement.
Mais ce qui me rassure, c’est que si je pleure, c’est que j’ai encore l’espoir qu’un jour l’on reconnaisse aux greffiers ce sens du service public qui n’existe plus vraiment ailleurs.
Je veux être fière de ma grande robe noire pas pratique et de ma Marianne$$Ce n’est pas Marianne, c’est Junon. NdEolas qui bave.
Mais “tu es jeune, tu es naïve, ça te passera.”
Notes
[1] Tribunal de grande instance, la juridiction de premier degré de droit commun. Il existe 154 tribunaux de grande instance en métropole et sept dans les départements d’outre-mer.
[2] juge des enfants.
[3] Équivalent Temps Plein Travaillé : un greffier n’est pas une personne, c’est un certain nombre d’ETPT en fonction de son poste et de son régime de temps de travail.
[4] le greffier est chargé d’attester la présence de l’avocat rémunéré au titre de l’Aide Juridictionnelle. NdA