Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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Dans le prétoire

Choses vues et entendues.

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vendredi 9 novembre 2007

Rediffusion : Je n'oublierai jamais la petite A...

On ne rit pas tous les jours en audience.

Et ce jour là, ce ne fut pas le cas.

J’attendais mon tour pour plaider un dossier de partie civile, une bagarre entre clochards où mon client avait failli perdre un œil. L’huissier m’a informé que mon dossier passera après celui-là. « Homicide involontaire, accident de la circulation » me précise-t-il. « Bon, dossier classique, ça ne devrait pas durer » ai-je pensé.

Le prévenu est très jeune, à peine vingt ans.

Les parties civiles sont une jeune femme et un homme âgé de la quarantaine mais qui semble avoir cent ans, tant il est courbé et se déplace lentement. Comme si un poids invisible l'écrasait.

La présidente vérifie rapidement l’identité de chacun, rappelle la prévention : « il vous est reproché d'avoir, à Paris, le..., et en tout cas sur le territoire national et depuis temps n'emportant pas prescription, par imprudence, négligence, maladresse ou inobservation des règlements, involontairement provoqué la mort d'A..., en l'espèce en remontant une file de voiture à l'arrêt sur votre scooter sur la partie de la chaussée consacrée à la circulation en sens inverse... » et un froid glacial s'abat soudainement sur la salle quand elle dit à la jeune femme : « la victime est donc votre fille A., âgée au moment des faits de… (elle regarde le dossier) un mois et demi ».

D'un coup, silence de plomb.

La présidente lit le procès verbal de la police.

Cela s’est passé à Paris, un soir vers 18 heures. Le père d’A. (le centenaire voûté sur sa chaise) veut traverser un boulevard parisien à deux fois deux voies, séparées d’une ligne discontinue. Les deux voies du côté du père sont immobilisées par un embouteillage. Il tient sa petite fille dans les bras. Le prochain passage piéton, protégé par un feu est un peu loin, et après tout, se dit-il, le trafic est paralysé. Tant pis. Il traverse donc en slalomant entre les voitures, passe devant une camionnette et arrive au milieu de la chaussée. Il regarde à sa droite, pour s'assurer qu'aucune voiture ne vient dans l'autre sens. Il fait un pas.

Il ne voit pas le scooter qui arrive à sa gauche.

Son conducteur, voyant que la voie allant dans l'autre sens était dégagée, et que le bouchon semblait insoluble, a pris la partie gauche de la chaussée et était en train de doubler toutes les voitures à l’arrêt. Il va assez vite, pour rester le moins longtemps possible à contre sens, et se réfugier au prochain feu rouge du bon côté de la circulation. Il ne voit qu'au dernier moment le père d’A. débouler de devant la camionnette qui le cachait.

Quand le père surgit, le conducteur du scooter fait une brutale embardée et l'évite de justesse. Toutefois, la pointe droite de la poignée de son guidon heurte le coude gauche du père d’A., coude qui se soulève d'une dizaine de centimètres.

Et tout bascule dans l'horreur.

La tête d’A. glisse alors sous le bras soulevé. Le petit corps et les jambes suivent. Le père sent sa fillette basculer dans le vide, mais trop vite pour qu'il puisse faire le moindre geste pour la rattraper.

Plus d'un mètre de chute, la tête la première.

Elle heurte le bitume avec le sommet du crâne.

Le SAMU et les pompiers arrivent en urgence. Les os du crâne se sont disjoints. Il y a enfoncement de la boite crânienne. Un hématome sous dural massif s’est formé. A. est dans un coma profond à son arrivée à l’hôpital.

Sa mère, qui a accouru à l’hôpital dès qu’elle a su, ne quitte pas le chevet de sa fille. Jour et nuit.

A. ne sortira jamais du coma. Elle mourra deux jours plus tard, à deux heures du matin.

Le père ne répond à aucune question de toute l’audience. C’est la mère qui prend la parole.

Elle raconte comment leur vie a explosé ce soir là. Elle a amené des dizaines de photos de son bébé pour le tribunal. Elle a apporté des vêtements d’A., si minuscules qu’on croirait des vêtements de poupée. Elle raconte comment depuis 6 mois que c’est arrivé, ils n’ont pas encore eu le courage d’entrer dans la chambre de la petite. Comment son mari, qui avant était joyeux et volubile, s’est enfermé dans un mutisme absolu, passe des heures devant la télé, comment elle le retrouve parfois assis dans le noir au milieu de la nuit, à pleurer. « C’est comme s’il était mort dans sa tête », dit-elle.

Le père est originaire du Pakistan et A. a été enterrée là bas, très vite, quelques jours après, comme l'exige le rite musulman.
« Comme on n’a pas les moyens, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Je n’ai même pas une tombe pour pleurer ma fille ». La voix brisée à cause des sanglots, elle explique la douleur insupportable qui ne s’atténue pas, jour après jour, mois après mois.

Un des juges assesseurs, une femme, essaie de s’essuyer les yeux discrètement. J’entends des reniflements dans le public. Le gendarme d’audience a les yeux rougis. Sur les bancs des avocats, on n'a pas fière allure non plus. Une chape de plomb s’est abattue sur le tribunal.

Le prévenu a ensuite la parole. Il a la réaction d’un gosse de vingt ans. Il esquive sa responsabilité, dit qu’il ne roulait pas au dessus de la vitesse limite, que « c’est pas sa faute ». Assumer le fait d’avoir tué un bébé d’un mois et demi à 20 ans pour avoir voulu éviter un embouteillage, c’est dur.

Les plaidoiries des avocats sont brèves et peuvent sembler obscènes pour un non juriste, puisqu’elles portent principalement sur l’indemnisation financière. L’avocat de la compagnie d’assurance chipote sur la demande de réparation consistant en un billet d’avion par an pour que la mère puisse aller au Pakistan sur la tombe de sa fille. L’avocat de la défense soulève que la ligne était discontinue, que le scooter avait le droit de doubler, qu’il ne commettait pas d’excès de vitesse, que si faute il y a eu, c’est celle du père qui a traversé hors des clous et qu’à défaut de faute caractérisée de son client, il faut le relaxer.

La mère s’insurge : « Le relaxer ? Dire qu’il n’a pas tué ma fille ? Qu’il ne s’est rien passé ? ». La présidente calme la mère avec fermeté : la défense est libre, elle soulève les arguments qu’elle souhaite, le tribunal tranchera, mais la défense a la parole en dernier, il n’y a pas à réagir ou à commenter. La mère quitte la salle au bord de la crise de nerf, torturée d’angoisse à l’idée que celui qu’elle considère comme le responsable puisse être relaxé. Ce n'était pas ce qu'elle était venue entendre.

L’affaire est mise en délibéré. Les avocats assis sur le banc de la défense se regardent. Nous sommes tous sous le choc… Une ambiance oppressante a envahi le tribunal. La sortie des parties fait peu à peu sortir le prétoire de sa torpeur. Des bancs du public, des chuchotements s'élèvent : tout le monde commente ce qu'ils viennent d'entendre. Je pense « je plains celui qui va devoir plaider après une affaire comme ça… »

L’huissier me sort de mes songes.

—« Maître, c’est à vous ».

Ha, oui, tiens, il m’avait prévenu.

Je me suis senti honteux avec mon dossier de bagarre de pochetrons.

Jamais je n’ai autant souhaité que mon dossier fût cette fois tout en bas de la pile.

Epilogue : le jeune homme a été condamné à une peine de six mois de prison avec sursis simple et 18 mois de suspension de permis. L’assurance a été condamnée entre autre à prendre en charge un billet d’avion par an à la mère pendant dix ans.

L’assurance n’a pas fait appel.


Pourquoi exhumè-je ce billet, qui est un des premiers qui j'ai écrits pour ce blogue ?

Tout d'abord parce que, trois ans et demi après l'avoir écrit, et bien des années après avoir vécu cette scène, je n'ai toujours pas oublié la petite A., ni la voix de sa mère dont les mots si justes et si forts résonnent encore dans ma tête.

Et puis parce qu'il y a quelques temps, j'ai rencontré à un événement mondain où j'étais invité, la magistrate qui présidait cette audience. Elle a continué sa carrière, est devenue conseillère à la cour d'appel, puis présidente de cour d'assises. Nous avons parlé de nos expériences respectives, du point de vue des divers intervenants au procès pénal. Et puis je lui ai dit qu'une de mes premières plaidoiries avait été devant elle, et qu'elle avait été terriblement difficile à cause de l'affaire qui la précédait. Je n'ai eu besoin que de quelques phrases pour qu'elle se souvienne.

Elle non plus, malgré les années, et des dizaines et des dizaines de dossiers traités, parfois des crimes odieux, elle n'avait pas pu oublier la petite A.

Les couloirs du palais sont peuplés de fantômes. Et parmi eux, il y a une petite fille d'un mois et demi, que je n'ai jamais connu, et qui pourtant m'accompagne souvent.

jeudi 1 novembre 2007

Boire ou conduire, il faut être prévenu

Billet écrit à deux mains avec Dadouche, sans qui ce blog ne serait rien. C'est en fait un commentaire qu'elle a laissé sous mon billet sur les délits volontaires et involontaires, et qui mérite un peu plus de visibilité.

Nous sommes à une audience correctionnelle consacrée exclusivement aux délits routiers. Autant dire que dans ces cas, l'ivresse au volant est reine du prétoire. Il s'agit toujours de conducteurs contrôlés positifs à l'alcool en dehors de tout accident, lors d'un banal contrôle routier (les dossiers de blessures ou d'homicides involontaires sont traités à d'autres audiences, par des chambres formées au contentieux très technique de la réparation du préjudice corporel). C'est souvent à ces audiences, où les conducteurs sont rarement assistés d'un avocat, que le refus de se reconnaître fautif se manifeste avec la plus outrecuidante naïveté, puisqu'au fond, ils n'ont fait de mal à personne.

La présidente : Ca vous arrive souvent de prendre le volant après avoir bu ?
Le prévenu : non, c’est la première fois, je n’ai pas eu de chance.
La présidente (d’un ton doucereux pas du tout bon signe pour le prévenu) : pourquoi pas de chance ?
Le prévenu : ben, d’être contrôlé...
La présidente (d’un ton beaucoup moins doux) : en réalité, vous avez de la chance de comparaître devant le tribunal, parce que pour ça il faut être vivant !
Le prévenu (un peu indigné) : mais j’étais en état de conduire, puisque je n’ai pas eu d’accident. Comment ça vous voulez suspendre mon permis ?

(Deux dossiers plus tard)

Le prévenu : si j’avais su, j’aurais fait attention
La présidente (naïvement) : A ne pas boire autant ?
Le prévenu : non, à éviter le contrôle.

(Cinq dossiers plus tard)

Le prévenu : j’étais tout à fait en état de conduire.
La présidente : donc il n’y a aucun rapport entre votre taux d’alcoolémie à 2 mg/l d’air expiré[1] et le fait que vous ayez été contrôlé après vous être mis au fossé tout seul ?
Le prévenu : non, l’accident c’est parce que j’ai été surpris par un chien qui traversait.
La présidente (un très mauvais sourire aux lèvres) : Vous ne voudriez pas déposer plainte contre le propriétaire par hasard ?

(Dossier suivant)

La présidente : vous réalisez que vous auriez pu tuer ou blesser quelqu’un ?
Le prévenu : oh non quand même pas.
La présidente : oh ben si quand même ! Vous laisseriez votre fils prendre le volant après avoir bu ce que vous aviez bu ce soir là ?
Le prévenu : non mais c’est pas pareil, moi je conduis 20000 km par an et j’ai le bonus maximum. D'ailleurs, pour le permis ça se passe comment ?

(Dernier dossier)

La présidente : Je ne comprends pas. Il est indiqué dans le dossier que vous avez perdu votre mère à la suite d’un accident provoqué par un conducteur ivre. Vous devriez être sensibilisé à ce type de danger. Qu’est-ce qui vous a pris de conduire dans cet état là ?
Le prévenu : Je sais, c’est idiot, mais j’avais juste deux kilomètres à faire pour rentrer chez moi.

J'y ajoute une des miennes, entendues récemment. Le prévenu avait un avocat (non, ce n'était pas moi).

Le président : Donc, vous étiez au café quand votre femme vous a appelé sur votre portable pour vous dire qu'il y avait des gens qui rodaient.
Le prévenu : Oui. Et ça fait trois fois qu'on se fait cambrioler le garage. En plus, ils avaient des pieds de biche, elle était terrorisée.
Le président : Oui, et effectivement, votre femme a appelé la police qui est arrivée très rapidement et a interpellé les individus. C'est en vous voyant arriver en zig-zagant et sortir de votre voiture en titubant que la police a décidé de vous contrôler, et vous étiez à 1,6mg/l d'air expiré. Il est mentionné l'ouverture d'une procédure pour des faits de vol.
L'avocat, tout confiant : Oui, et cette affaire vient le mois prochain, mes clients sont partie civile. Je produis des pièces de la procédure montrant que ces personnes étaient armées.
Le président, sentant venir la plaidoirie sur l'état de nécessité : Donc, Monsieur, vous avez pris votre véhicule pour porter secours à votre épouse ?
Le prévenu: exactement !
Le président : D'accord. Une dernière question. Si votre épouse n'avait pas téléphoné, vous comptiez rentrer comment ?


Voir déjà sur ce sujet, il y a bien longtemps...

Notes

[1] Le maximum légal est de 0,40 mg/l, ce qui équivaut environ à 0,8g d'alcool dans le sang ; les tests sanguins ont disparu au profit d'éthylomètres électroniques. Le prévenu frôlait donc les 4g d'alcool par litre de sang...

mardi 23 octobre 2007

C'est quoi, un procureur ?

Régulièrement, des questions de commentateurs étrangers au monde judiciaire reviennent sur le rôle exact des procureurs. Le cliché en vigueur est d'en faire des accusateurs publics, qui ne sont satisfaits qu'en cas de condamnation, de préférence lourde, tout comme l'avocat ne se réjouit que de l'acquittement, de la relaxe et du non lieu, tout autre résultat étant invariablement qualifié d'échec.

Comme toujours, la réalité est plus subtile. Le ministère public représente, au sens juridique, la société, comme l'avocat représente son client. Le client du procureur, c'est la République, non au sens de l'institution présidée par un mangeur de petits pois mais de ce que nous formons, tous, en tant que citoyens qui avons décidé de faire un bout de route ensemble plutôt que de nous entretuer.

Il est acteur de la procédure, soit demandeur (c'est sa position de principe au pénal), soit défendeur (quand on demande l'exequatur d'un jugement étranger, ou la rectification d'un acte d'état civil, on a le bonheur d'assigner le procureur de la République...) soit comme "partie jointe", c'est à dire qui s'invite à une procédure civile où il estime avoir son mot à dire, la loi lui donnant qualité à intervenir dans n'importe quelle procédure (citons comme exemple la demande d'interdiction en référé de la fameuse pub sur la Cène ; s'agissant de la liberté d'expression, le parquet était intervenu à l'audience, pour donner son avis au juge).

Premier point à retenir : les procureurs n'interviennent pas qu'au pénal, même si c'est sans doute la plus grosse part de leur activité. Ils doivent intervenir dans les procédures d'adoption, de liquidation judiciaire des entreprises, de protection des enfants (placement en foyer en urgence le vendredi soir selon ce que Dadouche appelle "la danse de l'OPP", l'Ordonnance de Placement Provisoire), il peut s'opposer à la célébration d'un mariage, etc.

Donc, comme toute partie, il saisit les tribunaux, forme des demandes que le juge accepte ou refuse, assure l'exécution des décisions de justice qu'il a sollicitées. Aux Etats-Unis, cette fonction est d'ailleurs assurée par un service qui fonctionne exactement comme un cabinet d'avocat financé sur fonds public : le District Attorney, l'avocat du district.

Deuxième point à retenir : il fait partie d'une organisation hiérarchisée : le parquet d'un tribunal de grande instance, ou le parquet général d'une cour d'appel. Ces organisations ont un chef (le procureur de la République pour le tribunal, le procureur général pour la cour d'appel), et les divers procureurs l'assistent, et comme il ne peut être partout à la fois, le substituent aux audiences, d'où leur titre de substitut. Les gros tribunaux ont des premiers substituts et des vice-procureurs pour bien marquer les divers échelons hiérarchiques. Mais cette organisation forme un tout monolithique : le ministère public. Chacun des procureurs d'un parquet peut en remplacer un autre sans le moindre problème juridique. Le procureur de la République peut ainsi décider d'aller requérir en personne à n'importe quelle audience du tribunal. Le procureur général est le supérieur hiérarchique du procureur de la République et peut lui donner des instructions écrites qu'il est tenu de suivre. En haut de la hiérarchie se trouve le Garde des Sceaux, ministre de la justice, qui dirige le parquet mais n'a pas la qualité de magistrat (Mme Dati a perdu cette qualité pour la durée de l'exercice de ses fonctions) et ne peut donc aller requérir en personne à une audience.

Troisième point, c'est aussi un magistrat. Il fait partie du même corps de fonctionnaire que les juges, qui peuvent passer d'une fonction à l'autre au cours de leur carrière (Philippe Bilger a ainsi commencé comme juge d'instruction), sachant toutefois que pour des raisons de nombre de postes et de demande, il est plus difficile pour un procureur de devenir juge que l'inverse. Donc, quand bien même il fait partie d'une structure hiérarchisée, il garde une certaine liberté inhérente à ce corps et relevant de la séparation des pouvoirs. Le code de procédure pénale dit que si le procureur est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions qu'il reçoit de sa voie hiérarchique, il prend librement les réquisitions qu'il estime convenables au bien de la justice. D'où le récent pataquès lorsqu'un vice-procureur nancéen, qui aurait selon la presse tenu des propos revendiquant en termes vigoureux cette liberté, propos qu'il a nié avoir tenu, a été directement convoqué par la Chancellerie.

Ces trois points posés, concrètement, ça se passe comment ?

Ce sera l'objet du prochain billet, place pour le moment aux rectifications et précisions que les intéressés ne manqueront pas de vouloir apporter, en m'excusant par ailleurs auprès d'eux : je vous vois d'en bas de l'estrade, la distance peut être trompeuse.

lundi 27 août 2007

La démence, concrètement

Une idée, déjà enterrée en 2003, vient donc de ressurgir comme un serpent de mer : juger les déments, ou pour ne pas caricaturer, organiser un procès public pour que la culpabilité soit symboliquement prononcée, mais la démence constatée et aucune peine prononcée. Pourquoi mobiliser des juges, un procureur, des avocats ? Pour les victimes, à qui le législateur pense tout le temps sous prétexte qu'on n'y penserait jamais.

J'ai repris un billet où j'expliquais ce qu'était la démence dans les textes, et comment elle était constatée. Mais rien ne vaut la pratique.

Une fois n'est pas coutume, je vais donc aller piocher dans des dossiers dans lesquels je suis intervenu, en restant assez vague sur les faits pour que les intéressés ne puissent être reconnus, d'autant qu'il s'agit d'affaires anciennes qui heureusement n'ont pas attiré l'attention de la presse.

Premier cas, une démence qui aboutit à un non lieu.

C'est la soeur de la personne concernée qui avait contacté le cabinet où je travaillais alors. Son frère, traité depuis des années pour schizophrénie, avait commis des vols à main armée, répétés dans un bref laps de temps (une matinée) qui auraient pu virer au drame, mais fort heureusement personne n'avait été blessé, et dans un contexte particulier : des faits identiques commis peu de temps auparavant dans la même ville avaient eux viré au drame et la presse ne parlait que de ça. Je précise qu'il s'était procuré son arme sans la moindre difficulté et en toute légalité dans un magasin de sport d'une chaîne bien connue.

Les faits en eux même faisaient lourdement soupçonner la bouffée délirante, terme médical indiquant les périodes où un schizophrène est en crise et agi de manière irrationnelle, et généralement sans garder le moindre souvenir -d'où l'amalgame dans le langage courant entre la schizophrénie et le dédoublement de personnalité : il n'y a pas dédoublement de personnalité mais un comportement désinhibé, potentiellement dangereux suivi d'amnésie. En effet, il avait agressé des personnes le connaissant fort bien, à visage découvert, et avait tenu des propos incohérents les accusant de comploter contre lui. Il avait été retrouvé chez lui par la police, vivant dans un tas d'immondices, tous les outils et produits de l'infraction posés en évidence à côté de son lit.

Il avait été mis en examen et placé en détention provisoire du fait de sa dangerosité, et une expertise médicopsychologique avait aussitôt été demandée. Très vite, les incidents se sont multipliés en détention, tant une maison d'arrêt n'est pas un endroit approprié pour un schizophrène. Il hurlait la nuit en appelant les gardiens, disant qu'il était menacé et frappé par ses codétenus. Il était régulièrement changé de cellule, mais les incidents se reproduisaient. Le directeur d'établissement mettait cela sous le coup de sa folie manifeste et ne voulait pas le mettre en isolement de peur d'un acte suicidaire. Au moins, les codétenus le surveillaient.

Jusqu'au jour où je suis allé consulter le dossier au greffe. Je débutais à l'époque et avais l'habitude de lire le dossier de A à Z. Y compris la cote C, celle de la détention et du contrôle judiciaire, qui ne contient que les documents administratifs relatifs à la détention provisoire, et une copie des actes judiciaires qui l'ordonnent, qui font doublon avec les pièces dites de fond.

Et là, j'ai vu avec horreur qu'une erreur de transcription avait été faite sur l'acte d'écrou. Au lieu de "vol avec violences", qualification retenue au moment de la mise en examen, la nature des faits indiquée était "viol avec violences". Un i qui faisait de notre client un "pointeur", un criminel sexuel, ce qui le désignait pour les autres détenus comme un sous homme, et en faisait un objet perpétuel de menaces et de violences. J'ai aussitôt alerté le juge d'instruction qui a pris contact avec le directeur d'établissement.

Il s'est avéré que la mention de viol avec violence avait, d'une façon ou d'une autre, filtré du greffe. Notre client disait être là pour braquage, et ses codétenus ont cru qu'il cachait la véritable raison de son incarcération pour éviter d'être un pointeur. Il était donc réellement menacé de mort par ses codétenus, et sans doute frappé la nuit, mais le directeur d'établissement mettait ses hurlements sous le compte de ses crises de schizophrénie.

Il a été aussitôt placé à l'isolement, jusqu'à ce que quelques semaines plus tard l'expertise confirme la schizophrénie évolutive et conclue à l'abolition du discernement. Aucune de ses victimes ne s'était constituée partie civile, sachant à qui elles avaient à faire, un non lieu a été rendu et une hospitalisation immédiate a eu lieu, le patient consentant à son hospitalisation.

Depuis, j'ai gardé l'habitude de lire les dossiers intégralement, même les cotes détention...

Deuxième cas, une démence qui va jusqu'au procès.

Une fois n'est pas coutume, j'étais du côté de la partie civile (ce qui m'arrive plus souvent que je ne le dis). Il s'agissait d'un viol sous la menace d'une arme. Il y avait eu expertise psychiatrique qui avait confirmé là aussi la schizophrénie, mais exclu que les faits aient été commis lors d'une bouffée délirante, le mis en examen se souvenant fort bien des faits et pouvant les raconter de manière détaillée. C'était un colosse, SDF, qui prenait son traitement quand il s'en souvenait et fumait du cannabis, ce qui a des effets dévastateurs chez un schizophrène. Mon premier contact fut lors d'une confrontation dans le cabinet du juge d'instruction.

Ma cliente, qui était en dépression depuis les faits, était terrifiée à l'idée de le revoir. Elle ne fut pas déçue.

Le mis en examen est arrivé escorté par trois gendarmes, visiblement la première ligne de l'équipe de rugby de l'escadron. Une escorte ordinaire est d'un seul gendarme, ce qui est suffisant pour ramener à la raison n'importe quel excité en le plaquant au sol avec une clef de bras irréprochable. Je l'ai vu faire sous mes yeux, c'est impressionnant de vitesse d'exécution.

Dans le cabinet du juge, il y avait trois sièges (le mis en examen avait renvoyé son avocat commis d'office). J'étais donc assis à côté de cette masse, son seul rempart entre lui et ma cliente. Du coin de l'oeil, je le voyais hocher sans cesse la tête, les yeux exorbités qui roulaient dans tous les directions, sa bouche formant régulièrement une moue suivie d'un rictus. J'ai remarqué par la suite que ce sont des symptômes de la schizophrénie, avec une voix anormalement forte ; je ne sais si c'est la maladie où les médicaments qui en sont la cause, mais ils sont toujours présents.

Chaque fois qu'il ramenait ses pieds sous sa chaise, je voyais les trois gendarmes se ramasser, prêts à bondir.

La confrontation s'est passée dans une certaine tension. Tout allait bien, puisqu'il reconnaissait tous les faits, même les plus sordides, quand, sur un détail sans importance du récit (l'ordre dans lequel deux gestes anodins avaient été faits), il est parti en vrille. Il a traité ma cliente de menteuse, l'a insulté avant de conclure "Je regrette de ne pas l'avoir tué quand j'avais mon couteau sur sa gorge". Le juge a aussitôt mis fin à la confrontation. Ma cliente était à ramasser à la serpillière après ça, et presque sans métaphore.

L'expertise concluant à l'altération du discernement sans abolition, il n'y a pas eu non lieu, et c'est allé au procès. Il a fallu que ma cliente revienne, le revoie, raconte son calvaire en public. Elle s'en est tirée formidablement, grâce entre autre à mon confrère de la défense qui a été extraordinaire d'humanité et de délicatesse sans rien céder à son devoir défendre son client, mais ce procès, qui a duré deux jours, a été un martyre pour elle. Tout son travail pour sortir de sa dépression a été réduit à néant par la confrontation, et par l'audience qui s'est tenue un an plus tard.

Voilà ce que c'est que de juger un fou, loin de mon dessin se moquant de l'absurdité de l'idée. Vouloir faire ce procès pour les victimes, parce qu'elles le réclament, c'est risquer de leur faire un cadeau empoisonné. Elles courent après une chimère, l'espoir que l'audience leur apportera un soulagement, que les mots "vous déclare coupable" auront un effet thaumaturgique sur leur souffrance. La vérité est que c'est très rare. Cela arrive seulement dans le cas où le prévenu ou l'accusé (rappel : prévenu = poursuivi pour un délit ou une contravention devant le tribunal correctionnel, le tribunal de police ou la juridiction de proximité) , accusé = poursuivi pour un crime devant la cour d'assises) manifeste à l'audience un remord sincère, et manifeste ses regrets avec l'accent de la vérité, j'ajouterais à la condition que la victime soit prête à accorder son pardon, car refuser des excuses n'est pas une façon de tourner la page.

Une telle hypothèse est rare. Et je redoute fort que cette réforme, si elle voyait le jour, ferait du mal à bien des victimes avant d'en apaiser un tant soit peu une seule.

mardi 14 août 2007

La voix du coeur

Audience de reconduite à la frontière au tribunal administratif de Paris. Le juge délégué siège seul dans cette salle qui du coup semble trop grande. Il demande à sa greffière d'appeler le dossier suivante.

- "Dossier numéro 07-123456, Monsieur I. contre le préfet de police".

Le président prend le dossier de Monsieur I. pendant qu'un avocat se lève et fait signe à son client de venir prendre place à ses côtés. Il s'agit d'un Africain d'une trentaine d'année, vêtu de bric et de broc, vêtements de seconde main que lui a trouvé une association caritative, et au visage étrangement serein par rapport à ceux tordus d'angoisse des autres étrangers dont l'avenir se joue aujourd'hui.

Le président instruit brièvement l'affaire. Monsieur I. a été contrôlé par la police alors qu'il était passager d'une véhicule qui venait de griller un feu rouge. Placé en garde à vue, il a fait l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF). Le juge des libertés et de la détention a annulé la procédure d'interpellation car comme il n'était que passager du véhicule, la police n'avait aucun motif légal de contrôler son identité. Il a donc été remis en liberté, mais cela est sans incidence sur l'arrêté de reconduite à la frontière. Monsieur I. est Sénégalais, de Casamance. Il est en France depuis cinq ans, seul. Sa famille est restée au Sénégal. Il a déjà demandé des papiers, mais ils lui ont été refusés.

Interrogé sur les raisons de sa présence en France, il a déclaré lors de la garde à vue (la procédure a beau avoir été annulée, elle est produite devant le tribunal administratif, c'est tout à fait légal...) qu'il avait une fiancée dans son village, mais il n'avait pas assez de bien pour pouvoir l'épouser et la faire vivre dignement comme un bon musulman doit le faire. Alors il est venu en France, où il travaille au noir dans le bâtiment. Son employeur, qui est présent dans la salle, explique qu'il a fait en vain des démarches pour qu'il soit régularisé : la préfecture de Police lui oppose la situation de l'emploi, disant qu'il y a des Français au chômage qui pourraient occuper le poste de Monsieur I. L'employeur a répondu au préfet qu'il lui saurait gré de bien vouloir lui communiquer leurs nom et adresse, car il cherche des ouvriers de manière continue depuis deux ans. La préfecture n'a jamais répondu.

Le juge donne la parole à l'avocat, qui soulève des arguments désespérés : il conteste la légalité de la délégation de signature du signataire de l'APRF (la préfecture de police produit l'arrêté de délégation de signature qui est valable) et invoque une atteinte disproportionnée au droit à une vie privée et familiale, mais l'argument ne tient pas : il a de la famille au Sénégal, il y a même une fiancée. Tout ce qu'il a en sa faveur, c'est cinq années de présence sur le territoire. Mais il est seul : il est fidèle à sa promise et vit comme un moine. Sa vie, c'est le travail, se reposer dans une chambre dans un foyer, tout ce qu'il peut économiser étant envoyé à sa famille au Sénégal.

Le juge, avant de clore les débats, demande à Monsieur I. s'il a quelque chose à ajouter.

« Oui. » dit Monsieur I, d'une voie posée. C'est la première fois qu'il parle de l'audience. Son avocat a même sursauté.

Le président lui dit : « Je vous écoute ».

« Je suis ici depuis cinq ans. Je travaille, je ne dérange personne, je ne fais de mal à personne. Je voudrais que ma fiancée puisse me rejoindre ici, car elle me manque. Sinon, quand j'aurai gagné assez d'argent, je retournerai en Casamance, mais c'est dur là-bas ».

Un silence. Il reprend, d'une voix cette fois un peu plus tremblante.

« Je sais que la France a un grand coeur. Tout ce que je lui demande, c'est de m'y faire une petite place ».

Un long silence s'abat sur la salle d'audience.

Le président finit par le briser, en souriant tristement à Monsieur I.

« L'affaire est mise en délibéré, le jugement sera rendu en fin de journée ».

Le soir, quand je téléphone au greffe pour connaître mon délibéré, j'en profite pour demander à la greffière : « Et dans le dossier de Monsieur I. ? C'est la même audience... ».

J'entends un bruit de clavier d'ordinateur puis la réponse tombe.

Requête rejetée.

mardi 3 juillet 2007

In memoriam : Brahim Déby

Un lecteur a eu la gentillesse de me signaler un fait divers récent : Brahim Déby, le fils du président Tchadien Idriss Déby, a été assassiné hier. L'article rappelle brièvement que « En 2006, il avait été condamné a six mois de prison avec sursis pour port d'arme et détention de drogue ».

Devinez qui était là ?

jeudi 14 juin 2007

Le suicide d'un condamné en pleine cour d'assises

Le problème de la sécurisation des palais de justice vient de connaître un regain d'actualité dramatique avec le suicide, cette nuit, d'un accusé au moment du verdict, en pleine cour d'assises à Laon (prononcez "Lan").

Je ne connais pas du tout cette affaire, ni aucun des intervenants. Il est hors de question pour moi de tirer des leçons de ce fait divers, c'est bien trop tôt et une enquête administrative a été ordonnée par le ministère de la justice, et une autre, judiciaire va avoir lieu.

Je vous vois froncer des sourcils (pour ceux qui ont une webcam). Une enquête administrative est diligentée sur ordre de la Chancellerie (autre nom du ministère de la justice) par l'Inspection Générale des Services Judiciaire (IGSJ). Elle vise à informer le ministre et le Gouvernement, et peut aboutir à des instructions générales, une réforme des textes, ou des mesures disciplinaires. Une enquête judiciaire est diligentée sur ordre du parquet, par la police judiciaire. Elle vise à rechercher si une infraction a été commise, ici une complicité pour l'introduction de l'arme, par exemple, et le cas échéant à exercer des poursuites.

Ma première pensée a été qu'un drame encore plus terrible a été évité. L'accusé avait six balles dans son arme, et comparaissait libre ; il devait donc se situer à la barre, à quelques mètres de la cour et du jury quand cela s'est passé. Il aurait pu faire un carnage.

Ma deuxième est pour les jurés. J'ai déjà expliqué comment on devient juré : ce sont des citoyens tirés au sort qui remplissent un devoir civique. Devoir juger une affaire de viols sur mineurs dans un cadre intra-familial est déjà assez pénible. Assister en plus à une telle scène aussitôt après a de quoi les traumatiser à vie. Ils ont toute ma sympathie.

Ma troisième est pour la famille de cet accusé, qui était aussi la partie civile. Les victimes de viol, surtout dans un cadre familial, ont une tendance irrationnelle à culpabiliser, culpabilité qui peut être aggravée par le prononcé d'une peine lourde. Alors si en plus elles se mettent sur le dos ce geste... Espérons qu'elles auront toute l'assistance dont elles vont avoir besoin.

Enfin, se pose la question de la présence de cette arme dans le prétoire, malgré un portique. L'enquête l'apprendra. Je ne vais pas jouer les haruspices.

Simplement, pour vous éclairer, d'après les éléments donnés par la presse (Le Monde, Libération, le Figaro).

L'accusé comparaissait libre, après avoir effectué 18 mois de détention provisoire. La détention provisoire, dans une affaire criminelle, est demandée par le juge d'instruction au juge des libertés et de la détention au moment de la mise en examen. Pour une affaire criminelle, le mandat de dépôt est d'un an puis de six mois, renouvelables jusqu'à atteindre deux années si le crime fait encourir jusqu'à 20 années de réclusion criminelle, et trois ans s'il fait encourir trente années de réclusion ou la perpétuité (voir ce billet pour l'échelle des peines en matière criminelle). Ici, les faits étaient punis de 20 années de réclusion criminelle. Il n'a donc pas été remis en liberté à l'expiration du délai maximal de détention provisoire. Soit que le juge d'instruction n'ait pas jugé utile de renouveler la mesure, soit que le juge des libertés et de la détention l'ait refusée, soit que la procédure de renouvellement n'ait pas été respectée, entraînant une remise en liberté d'office. Je ne sais pas ce qu'il en a été ici.

La comparution d'un accusé libre n'a plus rien d'exceptionnel depuis la réforme du 15 juin 2000, qui a supprimé l'obligation pour l'accusé de se constituer prisonnier avant les débats (la "prise de corps"), jugée contraire à la convention européenne des droits de l'homme. L'accusé rentrait chez lui chaque soir et revenait le lendemain à l'audience. Toutefois, la loi prévoit qu'à la clôture des débats, « Le président fait retirer l'accusé de la salle d'audience. Si l'accusé est libre, il lui enjoint de ne pas quitter le palais de justice pendant la durée du délibéré, en indiquant, le cas échéant, le ou les locaux dans lesquels il doit demeurer, et invite le chef du service d'ordre à veiller au respect de cette injonction. » C'est l'article 354 du Code de procédure pénale. En cas de condamnation à de la prison ferme, la cour décerne aussitôt mandat de dépôt (art. 366), et le service d'ordre se saisit immédiatement de la personne du condamné, le menotte, et le conduit sous escorte à la maison d'arrêt.

C'est à ce moment là que les faits se sont produits, avant même semble-t-il que le président ait eu le temps de prononcer le mandat de dépôt. Les policiers et gendarmes savent ce qu'il en est, mais attendent que le président prononce le mandat pour procéder à l'interpellation. En tout cas, l'accusé savait probablement ce qu'il faisait : c'était le moment ou jamais, puisque quelques secondes plus tard, il n'aurait plus eu accès à sa sacoche (qui aurait été emportée et fouillée, et l'arme aurait été découverte).

Je ne m'épuiserai pas en vaines considérations sur la raison de son geste. Il peut aussi bien révéler une innocence bafouée qu'une culpabilité impossible à assumer, à soixante ans, pour quelqu'un qui a goûté la prison durant un an et demi et sait comment y sont traités les violeurs de mineurs. J'espère, sans trop y croire, que les contempteurs habituels de la justice, pour qui elle ne peut que se tromper, mal juger et détruire des vies innocentes, parce qu'ils ont perdu leur affaire de mur mitoyen il y a dix ans, auront la délicatesse de ne pas tenter d'exploiter ce drame.

Enfin, sur le portique, une anecdote me revient à l'esprit. Dans un tribunal proche de Paris, une consoeur accompagnait un jeune client prévenu devant le tribunal correctionnel. Il passe par le portique des visiteurs et la rejoint, et ils se dirigent de conserve vers la salle d'audience. Au bout de quelques mètres, son client lui dit : "Vous savez, m'dame : leur portique, il est nul." Et il sort de son blouson un couteau qui aurait eu sa place chez un équarrisseur. Après avoir copieusement engueulé son client et l'avoir obligé à ressortir du palais se débarrasser de son arme (pour les connaisseurs, un bac à fleurs à côté du tribunal sert de râtelier : vous savez désormais où ça se passait), elle est allée glisser à l'oreille des gardes de l'entrée qu'ils devraient augmenter la sensibilité du portique.

vendredi 25 mai 2007

Ouch

Lors des audiences d'assises, où la procédure est orale, c'est à dire où toutes les preuves doivent être présentées au cours de l'audience pour y être débattues oralement, la vérité jaillit parfois de manière brutale. Ca peut être un témoin à la barre qui craque. Ca peut être la propre voix de l'accusé, tirée d'une écoute. Et des fois, ça fait très mal.

Naïma: “je t’ai apporté des vêtements pour que tu fasses semblant devant madame la juge d’être en deuil. Tu as compris. Tu dis: “je l’aimais”. Tu vas sortir [de prison] à l’aise. Mais il faut que tu dises où il est, le corps. Il faut que tu dises, il faut que tu dises.

Jamila: Mais ils vont me dire, comment je sais?

Naïma: tu dis, c’est lui [Mohammed, le frère], qui m’a dit. Ne va pas faire du détail, tu leur fais un film. Il faut qu’ils trouvent le corps, qu’ils l’enterrent. Tu dois dire où il est.

Jamila: ils vont dire, je suis complice. On sait jamais. Il paraît que si Mohammed, il dit que c’est une bagarre d’ivrognes, il n’aura pas beaucoup. Qu’il aura moins.

Voyez aussi les dernières répliques.

Je précise que l'effet de surprise ne joue qu'à l'égard des jurés et des journalistes : les avocats ont accès à l'intégralité du dossier, notamment aux écoutes qui font toutes l'objet d'une transcription mot à mot. Mais on n'entend l'enregistrement qu'à l'audience, et parfois, ça prend une toute autre dimension.

J'en profite pour saluer le blog de Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde, de très bonne facture. Elle y adopte un ton vraiment différent de ses chroniques judiciaires, sans doute du fait qu'elle y est sa propre rédactrice en chef et n'a pas de limite d'espace. C'est un blog intermittent, qui est en activité quand elle suit un procès, mais qui mérite bien de figurer dans votre agrégateur si vous vous intéressez à la chose judiciaire.

vendredi 11 mai 2007

Maljournalisme à Libération

Via Guillermo, qui prouve qu'il n'a pas tourné la page de mai 68 quand bien même il n'était pas né à cette époque, je tombe sur cet article de Libération, « un pavé anti-Sarkozy, quatre mois ferme » (Libération du 11 mai 2007, auteur : Karl Laske), qui est un monument de parti-pris et d'approximations.

Cet article relate l'audience qui s'est tenue mercredi en comparution immédiate de deux manifestants interpellés dimanche soir place de la Bastille au cours d'une manifestation spontanée de personnes déçues par l'élection de Nicolas Sarkozy et ayant dégénéré en affrontements avec les forces de l'ordre et en destructions de biens.

Les faits sont les suivants : deux manifestants ont été reconnus coupables d'avoir jeté des projectiles, dont au moins un pavé, en direction des forces de l'ordre, et ont été condamnés à quatre mois de prison, avec effet immédiat.

Notons déjà le titre : le pavé, d'arme par destination utilisée contre les forces de l'ordre, devient message politique : c'est un pavé, oui, mais anti-Sarkozy.

Côté faits, le journaliste se contente de retranscrire le discours d'un témoin impartial : la petite amie du condamné.

« A un moment donné, j'avais ce pavé dans la main. Je ne sais pas pourquoi on a pris ça... On était coincés place de la Bastille. On était perdus ».

La logique du propos semble irréfutable au journaliste qui n'a visiblement pas pris la peine de poser des questions plus avant. Ils étaient perdus, alors ils ont pris un pavé, mais sans savoir pourquoi. Passons.

Alors, que lui reprochait-on, à ce prévenu ?

Mercredi soir, son compagnon, Romain, 29 ans, a été condamné à quatre mois de prison ferme, en comparution immédiate, pour «tentative de violence volontaire».

Tentative de violence volontaire ? Je doute fortement que ce journaliste ait entendu ces mots, car la tentative de violences volontaires (toujours au pluriel) n'existe pas dans le code pénal. C'était donc des poursuites pour violences volontaires aggravées par la circonstance que la victime était fonctionnaire de police ou militaire de la gendarmerie (les journalistes confondent souvent les Compagnies Républicaines de Sécurité et la Gendarmerie Mobile : les premiers ont un écusson rouge sur la poitrine, les seconds ont un casque bleu, et les deux n'ont aucun sens de l'humour quand on leur jette des choses dessus) dans l'exercice de ses fonctions. Mais l'ajout du mot "tentative" permet de bien suggérer au lecteur que ce jeune homme, dans le fond, n'avait rien fait. Je vous avais dit : parti-pris.

On continue dans la même veine phrase suivante :

Il n'avait aucun casier judiciaire, et pas d'engagement politique.

Pas d'engagement politique, hormis sa présence à cette manifestation et son "pavé anti-Sarkozy" cité dans le titre, le lecteur aura rectifié de lui-même.

Après avoir rappelé le CV de ce jeune homme, qui est socialement inséré, le journaliste résume l'accusation :

Le 6 mai, il a été arrêté avec un pavé dans la main, à 23 h 50.

Visiblement peu satisfait de ses notes au cours de l'audience, notre journaliste revient vers son témoin impartial :

«On n'avait aucune intention de jeter ce pavé», assure Marie. Une demi-heure plus tôt, le couple était assis par terre devant les CRS, au milieu d'un sitting improvisé. «On criait aux CRS : "On veut des bisous."»

Fact checking ? Pas pour Libération. Pourtant, selon le même Libération, dans le numéro de lundi :

des échauffourées ont éclaté peu avant 22 heures entre des manifestants et les gendarmes mobiles[1] positionnés aux alentours. Tandis qu'une majeure partie de la foule se dissociait des violences, jets de canettes et d'objets en tout genre se sont abattus sur des forces de l'ordre qui ont chargé vers 22h40. Les grenades lacrymogènes ont fait refluer les manifestants, les policiers ont procédé à des arrestations. Un barricade enflammée continuait à brûler rue de Lyon, vers 23h30.

C'est à dire que notre pacifique badaud a été interpellé un pavé à la main place de la Bastille alors que depuis deux heures, des affrontements avaient lieu avec les forces de l'ordre et que celles-ci recevaient des "objets en tout genre" et avait déjà chargé une première fois une heure plus tôt.

Un conseil juridique gratuit : quand on dit à un policier anti-émeute qui se reçoit des projectiles depuis deux heures "on veut des bisous", pour avoir une chance d'en recevoir un, il faut lâcher le pavé qu'on tient à la main.

Retour à l'audience :

Le tribunal, présidé par René Grouman, n'a entendu aucun témoin et n'a vu aucune circonstance atténuante.

En comparution immédiate, on n'a pas matériellement le temps de citer des témoins. Si des témoins se présentent spontanément, le président peut décider de les entendre, mais n'y est pas obligé (art. 444 al. 3 du code de procédure pénale). Et en pratique, le refus est fréquent, surtout si les témoins ont été entendus par la police au cours de la procédure ou n'étaient pas présents lors des faits (les fameux "témoins de moralité"). Si on veut faire citer des témoins, il faut refuser d'être jugé tout de suite et demander un délai pour préparer sa défense. Donc le fait qu'aucun témoin n'ait été entendu n'est absolument pas une anomalie, et le journaliste ne précise même pas ce qu'auraient raconté lesdits témoins. Si c'est l'histoire du "on veut des bisous", j'approuve mon confrère de permanence d'avoir renoncé à citer le témoin.

Quant aux circonstances atténuantes, je n'ose faire remarquer au journaliste qu'elle n'existent plus depuis 1994, mais que le fait que ce jeune homme ait été condamné à quatre mois de prison sur trois ans encourus laisse à penser que le tribunal a bel et bien retenu des éléments favorables au prévenu dans le prononcé de la peine.

Romain est envoyé à Fleury-Mérogis. Martial, 26 ans, jongleur de rue, subit le même sort. Pour lui, le 6 mai, c'était aussi la première manif, ou presque. A 23 h 30, un groupe de CRS s'empare de lui, place de la Bastille. «On était à un mètre d'eux. On se disait "on va partir", se souvient Alexis, qui l'accompagnait. J'ai entendu crier, les CRS lui avaient mis le grappin dessus et l'ont tabassé.»

Là, déjà, c'est fort : alors que les affrontements durent depuis deux heures, où se trouve notre jongleur ? A un mètre des CRS gendarmes mobiles. Alors qu'ils ont chargé il y a déjà plus d'une heure, que se dit-il ? "On va partir". On peut déjà s'interroger sur la pertinence de sa situation géographique et de l'emploi du futur au lieu du présent (voire du passé...) au verbe partir.

Mais le plus beau reste à venir :

Martial est accusé de trois jets de projectile. Il ne nie pas, mais il n'a pas été arrêté en flagrant délit.

Là, franchement, il ne faut pas avoir honte pour écrire cette phrase. Outre le fait qu'il a bien été arrêté en flagrant délit (un indice : c'est une audience de comparution immédiate), on se demande en quoi le fait qu'il ne l'aurait pas été change quoi que ce soit puisque les faits sont établis et reconnus.

Heureusement, les amis de Martial sont là :

«Quand on connaît le lascar..., soupire Antoine, un autre ami. Il est pas violent du tout, c'est une crème ce mec.»

Pas violent du tout, sauf quand il lance par trois fois des projectiles sur les CRS, les lecteurs auront rectifié d'eux même.

Merci Libération pour ce grand moment de journalisme.

Notes

[1] Vous voyez ? C'était pas des CRS.

mardi 17 avril 2007

La rage

Elle arrive toujours quand on s'y attend le moins. Toujours par surprise. Pour nous prendre au dépourvu.

Dans les dossiers où nous avons un sentiment de sérénité. Lors de la plaidoirie, les regards des juges ne nous ont pas quitté, ils ont même pris des notes.

On a même vu un assesseur acquiescer lentement de la tête lorsqu'on a abordé le caractère insuffisant des preuves, ou l'inutilité d'une peine de prison, ou d'une peine de prison ferme pour les faits plus graves, ou d'une peine de prison trop longue pour les faits les plus graves ; bref, le coeur de notre argumentation.

Bien sûr, les débats ont été durs. C'est normal, vu les faits. Un président de correctionnelle ne parvient que difficilement à rester un sphinx imperturbable, et pour certains, ce n'est tout simplement par leur style. Ils ressentent le besoin d'exprimer la désapprobation de la société à l'égard de ces faits.

Le prévenu s'est plutôt bien comporté. Qu'on l'ait rencontré le matin même au petit dépôt, il y a quelques semaines à son cabinet, ou il y a quelques années dans le cabinet d'un juge d'instruction, un lien affectif s'est créé. Pas avec tous, mais souvent, on ne peut s'empêcher d'avoir une empathie avec lui. On a parlé avec lui, longuement. On l'a écouté, peut être comme jamais il n'a été écouté durant sa vie. On l'a aidé à mettre des mots sur ses douleurs, ses secrets les plus enfouis, ou on a, avec douceur, pointé du doigt l'aspect absurde, irrationnel et souvent auto-destructeur de son comportement.

Il a confiance en nous, et nous avons parlé pour lui, avec ces mots qui nous viennent si facilement, tandis que pour lui, ils restent coincés quelque part, et sont remplacés par la violence que génère la colère de l'impuissant.

Nous pensons avoir démêlé les fils d'un écheveau compliqué, qui a conduit au drame qui était jugé. Ou alors, variante plus rare mais encore plus lourde, nous avons méticuleusement démonté une accusation qui ne nous convainquait pas, contesté pied à pied chaque preuve, ce qui a contraint le procureur à certaines reculades, ou à un changement d'argumentation en cours d'audience.

Bref, nous pensons que la décision que va rendre le tribunal ira dans le sens que nous avons voulu, que nous avons porté dans notre plaidoirie, qui, pour être raisonnablement courte, ne nous en a pas moins laissé épuisés.

Vient l'heure du délibéré. Dossier posé sur la tablette du prétoire, ou tenu dans le creux du bras gauche pendant que notre main droite va noter à la volée la décision lue par le président à la vitesse d'un chevau-léger.

Et puis chaque mot devient un coup de poing. Moi, je les ressens à la base du sternum. Physiquement. On est sonné, pourtant il faut noter, noter, car le client, s'il est là, ne comprend rien, et il va falloir lui expliquer, et à sa famille. Dans notre tête, un seul mot tourne comme en boucle. « Putain... Putain... Putain... ». On essaie de ne pas montrer d'émotion, de ne pas croiser le regard des magistrats, de ne pas secouer la tête. Car Elle arrive. La voilà.

Aussitôt que le choc est passé, c'est la rage qui prend possession de la place. Au début, elle se comporte en amie et se tourne contre les magistrats. Ils n'ont rien compris, rien écouté, ils n'ont pas lu le dossier, ils n'ont pas vu ce qu'on leur a mis sous le nez. Quelques hypothèses plus désobligeantes viennent à l'esprit, on ne peut pas l'empêcher.

On respire à fond, on garde la tête dans son dossier jusqu'à ce que les dernières dispositions soient prononcées. On prie silencieusement pour que le président n'ajoute pas un commentaire, ou s'il le fait, d'avoir la force de ne pas répondre, ou de ne dire qu'une banalité.

Dans l'hypothèse du pire, c'est le mandat de dépôt à la barre. Le client, qui n'a rien entendu à la litanie du tribunal, ne comprend pas pourquoi des policiers l'entourent. Il voit les menottes et, là, il comprend. Il se tourne vers nous. "Alors, je vais en prison ?". Nous acquiesçons de la tête. Et son visage se referme.

On salue brièvement le tribunal en regardant entre le président et un assesseur ; comme ça, chacun croit qu'on regarde l'autre et on évite de croiser leur regard, et on sort du prétoire. On explique au client, s'il est là, à sa famille, à ses amis, ce qu'a décidé le tribunal. Leur regard qui passe de la concentration à l'incompréhension puis à la stupéfaction avant de tomber dans la consternation sont autant de coups supplémentaires. On redevient tout de suite avocat : il faut rendre l'espoir, tout de suite, qu'ils puissent s'y accrocher avant de sombrer. Il y a l'appel, il y a le juge d'application des peines, la libération conditionnelle, la grâce du 14 juillet qui rapproche encore l'échéance. On explique, on répète, on explique encore, on répond aux questions, sur les permis de visite, sur les demandes de mise en liberté. Et puis on les laisse. Il faut aller faire appel, si on n'était pas déjà devant la cour, auquel cas, c'est fini.

Enfin seuls, on commence à déboutonner sa robe et on repense au dossier.

C'est là qu'elle nous saute à la gorge.

Car les juges étaient trois, mais nous nous sommes seuls. C'est donc nous qui avons été nuls, qui n'avons rien compris au dossier, qui n'avons pas réussi à faire passer le message, qui nous sommes bercés de nos propres illusions. Notre rage se déchaîne contre nous même. Elle nous déchire. Et elle fait mal. A en balancer son dossier par terre. A en pleurer parfois.

Mais il faut se relever. On ne peut pas se permettre d'être faible. Le client compte encore sur nous, et d'autres ont besoin de nous. Nous savons qu'à partir de ce moment, il n'y aura pas de vrai moment de joie, pas de satisfaction pleine et entière tant que cette décision n'aura pas été modifiée, infirmée, aménagée ou n'aura pris fin. Un petit point noir sur le soleil, un pincement au coeur au moment de s'endormir, une pensée grise qui ternit nos sourires.

C'est la plaie de ce métier, ce fardeau qui nous tombe dessus, à l'improviste, avec l'injustice de ce qu'il nous est infligé par des personnes que nous estimons et respectons, qui ne nous voulaient aucun mal et qui parfois n'ont même pas conscience de frapper l'avocat à travers son client.

Les années ne changent rien à l'affaire : je ne parviens pas à m'y habituer. Ca fait aussi mal qu'au premier jour. Rien n'y prépare.

Mais d'un autre côté, je crois que si je devais devenir indifférent à cela, je raccrocherais vite ma robe et passerais à autre chose.

Si ça fait si mal, c'est la preuve qu'on est vivant.

mardi 3 avril 2007

La machine à fabriquer des délinquants

J'ai déjà exprimé mon hostilité farouche à l'égard des peines planchers, et toute forme de sanction automatique, même revêtue du masque de mesure de sûreté. Ces lois, votées avec les meilleures intentions du monde, pour protéger les gentils et punir les méchants, deviennent parfois d'inhumaines machines à fabriquer des délinquants, sous les yeux impuissants des juges qui ne peuvent qu'appliquer la loi, tout pouvoir de tempérament leur ayant été retiré par le législateur.

J'en ai vu récemment une tragique illustration.

Un jour que j'étais de permanence aux comparutions immédiates, en train d'étudier le dossier de celui que j'allais défendre, un jeune confrère passe la tête par la porte du petit bureau au parois de verre mis à notre disposition pour préparer nos dossiers et nous entretenir avec nos clients.

- Excusez moi, vous avez un Code de procédure pénale ?

- Bien sûr, lui réponds-je en souriant.

Autre avantage du vélo : le porte bagage me permet de venir avec une mini bibliothèque sans me vriller le dos.

- Vous avez décelé une nullité de procédure, lui demandè-je, prêt à mettre ma science au service de la justice.

- Non, c'est que le délit qu'a commis mon client est dans le CPP...

Et il m'explique son dossier.

Son client a 33 ans. Quand il était mineur, il a été condamné par la cour d'assises des mineurs pour un viol en réunion. Je parle d'un temps où Bérégovoy était premier ministre. Il a fait quelques années de prison, puis a connu un épisode de délinquance de quelques années, ayant commis deux vols simples, et une affaire de violences volontaires, l'ayant reconduit quelques mois en prison. Depuis cinq ans, plus rien. Rangé des voitures. Il a rencontré une femme, s'est marié, a deux enfants, et travaille comme un fou pour leur offrir ce qu'il n'a pas eu : une famille, et les empêcher de sombrer dans la spirale qu'il a connue, et dont il parle comme étant un tunnel de malheur. Il a tourné la page.

Lui, oui. Mais le législateur, non. Un jour de 2004, il a voté la fameuse loi Perben II, qui a créé le FIJAIS, le Fichier Judiciaire National Automatisé des Auteurs d'Infractions Sexuelles ou Violentes (articles 706-53-1 et suivants du CPP). Mû par les meilleures intentions du monde : protéger le public des criminels les plus dangereux. Et il a décidé que toutes les personnes condamnées pour des faits de meurtre ou de viol sur mineur, ou d'agression sexuelle sur mineur y seraient inscrites pour une durée de trente ans, et pendant vingt ans si les faits ne sont que délictuels. Y compris les personnes condamnées avant l'entrée en vigueur de la loi et ayant purgé leur peine.

Qui peut être contre un tel fichier, visant à répertorier et à suivre des personnes pouvant avoir une dangerosité certaine ? Pas moi, en tout cas.

Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Une personne inscrite sur ce fichier a l'obligation de notifier une fois par an par lettre recommandée son domicile, avec justificatifs à l'appui (quittances EDf, contrat de bail ou attestation d'hébergement) et pour ceux qui ont commis un crime, de se présenter en personne tous les six mois à un service désigné par la préfecture.

Or notre prévenu du jour avait violé une fille de son âge. Il était mineur, donc elle aussi. Il entre dans le champ d'application de la loi.

Le prévenu a été convoqué lors de l'entrée en vigueur de la loi. On lui a fait signer un formulaire incompréhensible lui notifiant ses obligations (vous verrez pourquoi je dis incompréhensible). Croyant en avoir fini avec ces formalités liées à une condamnation remontant à presque vingt ans, il est retourné chez lui et a oublié cette affaire.

Jusqu'au jour où il a reçu une convocation au commissariat de police, lui enjoignant de venir avec ses justificatifs de domicile. Ha, zut, ça doit être encore cette histoire, s'est-il dit. Je n'ai pourtant pas déménagé. Bah, qu'importe, il prend ses justificatifs et va au commissariat. Où le place en garde à vue, on lui retire montre, lacets, ceinture, et on le met en cellule toute la journée, avant de le déférer pour une comparution immédiate.

Car ne pas se présenter spontanément au commissariat est puni de deux ans de prison et de 30.000 euros d'amende : article 706-53-5 du CPP. Le déferrement a été décidé par la section de l'application des peines, au grand dam de la section du traitement en temps réel (la section P12), qui a déjà le plus grand mal à gérer son flux tendu de dossier pour avoir en plus à ajouter ce dossier qui, m'a-t-il semblé, aurait selon eux mérité un classement sans suite.

Le prévenu est anéanti. Il ne veut pas prévenir son employeur, qui n'est pas au courant de cet aspect de son passé. Il a une absence injustifiée et n'est pas sûr de garder son emploi. Pourtant, il gagne près de 2.000 euros par mois, pour quelqu'un qui n'a aucun diplôme. Il est la source de revenus principale de sa famille, son épouse faisant des ménages pour 500 euros par mois.

Comment peut-il s'en sortir ? La loi prévoit gentiment que le condamné peut demander à être retiré du FIJAIS (article 706-53-10 du CPP). La demande est présentée au procureur de la République, s'il refuse, l'intéressé peut saisir le juge des libertés et de la détention, et en cas de refus, le Président de la chambre de l'instruction. Ajoutons à cela qu'en cas de crime, une expertise psychiatrique doit obligatoirement avoir lieu avant la décision. On ne peut pas dire que ce sera une décision prise à la légère, même pour ceux qui croient qu'il suffit de demander quelque chose à un juge pour qu'il l'accorde.

Mais le législateur s'est avisé qu'un juge pourrait bien malgré tout accepter une telle demande ! Vous savez comment ils sont : inhumains ou dégoulinants de compassion, quand ce n'est pas les deux à la fois, les fourbes. Donc il a mis une barrière supplémentaire : la demande de retrait du FIJAIS est irrecevable tant que la condamnation figure au bulletin numéro 1 du casier judiciaire. Ouf, nous voilà à l'abri des juges et de leur saleté de pouvoir de décision.

Or pour une peine d'emprisonnement comme a eu le prévenu, il faut, pour que la peine soit effacée, que s'écoulent dix années sans la moindre condamnation (art. 133-12 du code pénal). Les petits délits commis par le prévenu avaient repoussé d'autant son retrait du FIJAIS.

Tout au plus peut-il solliciter, dans la grande mansuétude du législateur, de ne plus avoir à se présenter tous les six mois mais seulement une fois par an (art. 706-53-10, al.5 du CPP).

Histoire d'ajouter encore une couche, la condamnation que le prévenu va recevoir immanquablement ce jour remet le compteur à zéro, et il devra à nouveau attendre dix ans pour pouvoir demander son retrait du FIJAIS, sinon, il continuera à pointer jusqu'au début des années 2020. Pour des faits commis quand il était mineur...

A l'audience, le président ne peut effectivement que constater que la violation de l'obligation de pointage est caractérisée. Le procureur, à la grande surprise de l'avocat, croit devoir demander une peine de prison ferme sans mandat de dépôt, histoire qu'en plus le prévenu aille rendre visite aux services du juge de l'application des peines. Pour une histoire vieille de plus de 15 ans...

Seul moment qui pourrait prêter à sourire, s'il ne rajoutait pas encore à l'aspect kafkaïen du dossier.

Le président, expliquant les faits reprochés au prévenu, et désireux de compenser leur faible gravité objective en insistant sur la négligence coupable de ce dernier, agite la copie du formulaire de notification des obligations de pointage et lui dit : « Enfin, vous avez pourtant signé le formulaire qui vous disait que vous deviez envoyer vos justificatifs une fois par an ! ». L'avocat de la défense l'interrompt : « Non, Monsieur le président. Vous avez mal lu. Il devait se présenter en personne tous les six mois. C'est la deuxième partie du paragraphe. Moi aussi, je me suis fait avoir en le lisant. ».

Le président s'interrompt, fronce les sourcils en relisant longuement le formulaire aux formulations tortueuses et redondantes avant de hausser les sourcils : « Ha, oui, tiens, en effet... ».

Il range le formulaire au dossier et passe rapidement à l'examen de la personnalité.

Le prévenu a été condamné à un mois de prison avec sursis, qui repousse de dix ans sa possibilité de demander à être retiré de ce fichier.

Voilà comment quelqu'un qui s'est rangé, vit une vie honnête, n'a aucune dangerosité établie ni aucune pulsion perverse, a vu son passé vieux de plus de 15 ans lui rejaillir à la figure, lui faisant risquer de perdre son travail, sur la base d'une loi limitant volontairement au minimum les pouvoirs du juge, au nom de la protection de la société.

Voilà comment cette loi a fabriqué un délinquant, a pris un père de famille, au passé turbulent mais révolu, parfaitement réinséré, et a décidé de le stigmatiser trente années durant, sans qu'il ait quoi que ce soit à dire, sauf supplier qu'on lui permette de devoir se présenter à la police tous les ans plutôt que tous les six mois.

Mais voyons, plaidera le législateur, nous n'avions pas prévu cette éventualité dans l'hémicycle. Nous n'avions à l'esprit que le prédateur sexuel qui fait les belles deuxièmes parties de soirées de TF1. C'est lui que nous voulions frapper.

Et oui : la réalité a toujours plus d'imagination que le législateur (et des scénaristes de TF1, mais là c'est pas dur).

C'est pourquoi on peut voter toutes les lois répressives et sécuritaires que l'on veut, mais il ne faut pas toucher au pouvoir du juge d'adapter sanctions, peines et mesures de sûreté aux nécessités réelles du dossier. Lui ôter ce pouvoir, en imposant des irrecevabilités arbitraires et insensées, en lui imposant des peines planchers ou en lui prohibant la clémence, c'est inévitablement aboutir un jour à une injustice imposée par la loi.

Quand on en est là, la République est vraiment malade.

lundi 26 mars 2007

SNCF, LCEN, et responsabilité de l'hébergeur

Des lecteurs ont attiré mon attention sur une affaire qui présente un intérêt certain en matière de blogs, où se pose un intéressant conflit entre le droit des marques et la liberté d'expression, avec un zeste de LCEN, la fameuse loi sur la confiance dans l'économie numérique.

Les faits sont les suivants.

Des usagers de la ligne SNCF Paris-Rouen-Le Havre, mécontents de la qualité du service et tout particulièrement des retards selon eux fréquents sur cette ligne, ont ouvert un blogue, intitulé "train train quotidien", dans lequel ils relatent leurs déboires.

Le 16 mars dernier, ils publient une note dans lequel se trouvent trois images, reprenant le logo de la SNCF, rebaptisée SNTR, "Société nationale des trains en retard".

Le 20 mars, l'hébergeur du blogue met cette note hors ligne, après avoir reçu une réclamation de la SNCF sur l'usage selon elle illicite de sa marque déposée.

Le 21 mars, le responsable du blogue, qui signe Xmo, fait état de ce qu'il qualifie de censure.

Rebondissement le 23 mars : l'hébergeur du site écrit à son éditeur pour l'informer de ce qu'il avait indiqué à la SNCF qu'il allait d'ici huit jours remettre en ligne la note litigieuse si la société ferrovière ne lui faisait pas parvenir une décision judiciaire constatant l'illicéité de ce détournement de marques, indiquant :

(...)outre le fait que je n’ai pas les qualités juridiques pour le faire, il ne m’appartient certainement pas d’arbitrer cette querelle.

Je ne suis pas juge et ne tiens pas à être partie à un conflit auquel je suis totalement étranger et dans lequel je refuse, en ma qualité de Prestataire internet, d’être instrumentalisé.

Ca s'appelle botter en touche.

Nous en sommes là pour le moment, mais cette affaire a déjà un certain écho dans la blogosphère : Padawan dégaine le premier et rappelle qu'il avait prédit que cela arriverait il y a un peu moins de trois ans, ce qui pourrait aussi se dire "il a fallu attendre quasiment trois ans après l'entrée en vigueur de cette loi pour que cela arrive une première fois"...

Embruns signale également l'incident, estimant être à l'abri du fait de l'extranéité de son hébergement, situé aux Etats-Unis. Christophe Grébert prend fait et causes pour nos voyageurs, et publie une des images litigieuses sur son blogue.

Que dit la loi en la matière ?

C'est en effet la LCEN qui s'applique ici. Rappelons qu'elle distingue trois types d'acteurs : les fournisseurs d'accès à l'internet, les hébergeurs (ceux qui stockent les données sur leurs serveurs) et les éditeurs de site. Dans cette affaire, le fournisseur d'accès est sans importance, l'hébergeur est la société SixApart, qui exploite le service Typepad, et l'éditeur est Xmo.

L'article 6, I, 2° de la LCEN pose le principe suivant :

Les [hébegreurs] ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible.

Comment prouve-t-on que l'hébergeur a la connaissance de ce caractère ? Par tout moyen, mais la loi prévoit un moyen de créer une présomption de connaissance, c'est à dire que si vous prouvez que vous avez accompli cette démarche, vous avez établi que l'hébergeur connaissait ce caractère illicite. (Je graisse)

La connaissance des faits litigieux est présumée acquise par les personnes désignées au 2 lorsqu'il leur est notifié les éléments suivants :

- la date de la notification[1] ;

- la désignation complète du notifiant ;

- les nom et domicile du destinataire ou, s'il s'agit d'une personne morale, sa dénomination et son siège social ;

- la description des faits litigieux et leur localisation précise ;

- les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ;

- la copie de la correspondance adressée à l'auteur ou à l'éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l'auteur ou l'éditeur n'a pu être contacté.

Si cette notification est faite, l'hébergeur engage sa responsabilité s'il laisse en ligne le contenu illicite à condition qu'il soit bien illicite. Si un petit plaisantin s'amuse à effectuer une telle notification pour des faits qu'il sait ne pas être illicite, la LCEN prévoit un délit spécifique, sorte de dénonciation calomnieuse atténuée.

Et dans cette affaire, alors ?

La SNCF invoque comme trouble illicite une contrefaçon de marque. Le Code de la propriété intellectuelle (CPI) protège en effet des attributs du droit de propriété celui qui a déposé auprès de l'Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) une marque ou un dessin (ce qu'on appelle le logo), qui interdit de manière en principe absolu à quiconque d'en faire un usage non autorisé par le propriétaire de la marque (articles L.713-2 et L.713-3 du CPI)

Pour pouvoir bénéficier de la mise en cause de la responsabilité de l'hébergeur, la SNCF devait donc :

- Ecrire au responsable du blog pour lui demander de retirer ces images ;
- Ecrire à SixAPart en joignant copie de la correspondance adressée à l'éditeur, ou de justifier qu'elle n'avait pu le joindre ;
- Préciser l'URL du billet litigieux ;
- Expliquer en quoi ce billet était illicite, en citant les textes de lois idoines.

Il semble que la SNCF se soit abstenue de contacter l'éditeur, qui n'a jamais fait mention d'un tel courrier. Si pour ma part, le lien "écrivez moi" ne fonctionne pas, il demeure que le formulaire de commentaire en dessous de la note permettait à la SNCF de laisser un tel message.

Si cette formalité n'a pas été respectée, SixApart ne pouvait voir sa responsabilité engagée du fait de cette note, car elle n'était pas censée avoir connaissance de son caractère éventuellement illicite.

Reste une question cruciale : l'usage de la marque SNCF et du logo était-il ou non illicite ?

Voilà le problème. C'est difficile à dire. La loi, prise au pied de la lettre, le prohibe. Mais la jurisprudence récente tend à admettre, au nom du principe constitutionnel de la liberté d'expression, des usages non autorisés par le propriétaire de la marque et parfois critiques, s'ils sont mus par un motif légitime. Ce qui s'apprécie au cas par cas.

Ainsi, Greenpeace a obtenu gain de cause pour un détournement de la marque ESSO écrite «E$$O», afin de dénoncer les atteintes à l'environnement attribuées à cet industriel ; le site jeboycottedanone a également gagné le procès en contrefaçon de marque intenté par Danone, mais dans cette affaire, le boycott n'était pas dû à un dénigrement des produits alimentaires de la marque (qui aurait été illicite), le site proclamant au contraire son amour des produits Danone, mais à une critique de la politique sociale de la société en question, qui était en plein plan social[2]. Mais ces décisions restent isolées, et a contrario, en 1995, la cour de cassation a approuvé la condamnation d'une campagne anti-tabac reprenant sur ses affiches des marques de cigarette, car selon la cour, « si [les associations se proposant de diffuser les affiches litigieuses] n'exercent pas une activité commerciale concurrente de celles des sociétés titulaires des marques en cause, elles poursuivent un objet social tendant à freiner la vente de leurs produits qui dès lors ne peut s'exercer que dans le cadre des dispositions légales régissant l'activité économique ».

Ici, le blog Train-Train n'appelle certes pas à boycotter la SNCF, mais critique la qualité de ses services en des termes parfois très durs. La critique de la SNCF est tout à fait licite, mais utiliser le logo de la SNCF que celle ci a payé fort cher afin de proclamer qu'elle assure un service de mauvaise qualité, en l'occurrence ne respecte pas une obligation essentielle du contrat de transport, l'est-il ? Pas sûr.

Voilà le dilemme de SixApart, qui, comme dit son représentant, "n'est pas un juge".

Pour autant, sa position actuelle, indiquant une remise en ligne faute de décision judiciaire, est-elle la bonne ?

Je crains que non.

Ce que fait SixApart, c'est se référer au droit en vigueur AVANT la LCEN, qui exigeait pour toute mise hors ligne une décision judiciaire. Cet état du droit avait des avantages (la nécessité de saisir la justice est, hélas à mon avis, un frein pour beaucoup) et des inconvénients : la décision de justice nécessitait la mise en cause de l'hébergeur, et cela avait un coût pour lui, Ouvaton l'a appris à ses dépens en son temps. Toujours est-il qu'il n'est plus, la LCEN permettant de s'adresser directement à l'hébergeur.

Car la décision de justice que demande SixApart, outre qu'elle n'a aucune base légale, suppose que SixApart soit assignée en justice.

Alors, doit elle remettre le billet en ligne ?

Las, elle ne le peut plus. N'oubliez pas que sa responsabilité n'est en cause que s'il est démontré qu'elle a eu connaissance du caractère illicite du billet. La notification de l'article 6 n'est pas une formalité ad validitatem mais ad probationem : elle n'est pas exigée à peine de nullité, mais constitue simplement une preuve. Or le retrait de la note par SixApart établit que cette société a connaissance du caractère illicite de cette note : elle l'a admis elle même. Peu importe la controverse sur la jurisprudence admettant un tel usage de temps en temps, le CPI est clair sur la protection de la marque, et SixApart n'est pas juge, elle le dit elle-même.

En conclusion, je ne suis pas d'accord avec ceux qui voient dans cette affaire l'illustration de l'inadéquation de la LCEN. Dans cette affaire personne n'a respecté la LCEN. D'où l'embrouillamini actuel. SixApart engagerait sa responsabilité à remettre le billet en ligne. La SNCF a commis une bévue en termes de communication. Xmo ne s'en sort pas trop mal, pour le moment : il bénéficie d'un excellent buzz pour son blog.

L'arroseur arrosé, en somme.

Notes

[1] Comprendre que la notification doit être datée.

[2] Je me demande encore comment, en diminuant les ventes de Danone, on allait convaincre cette société de ne plus licencier, mais je suis nul en économie...

jeudi 22 mars 2007

Impressions d'audiences par Petite Anglaise

Petite Anglaise raconte sur son blog ses impressions après l'audience d'hier. C'est en anglais, bien sûr. Extrait :

Comment me suis-je sentie après l'audience ? Frustrée.

Parce qu'après toute cette attente[1], quand est venu le moment, on a demandé à nos avocats d'être brefs. Ca s'est fini en un clin d'oeil. Je n'ai pas pris la parole, sauf pour confirmer quelques détails mineurs. On parlait en mon nom, on me critiquait, mais je ne pouvais guère faire plus que tiquer ou grimacer quand je n'étais pas d'accord avec ce qui se disait. Et le plus important, j'ai réalisé que cette affaire est basée sur des mots, pas des actes. Mes mots. Les mots des commentateurs.

Et comment on pouvait les déformer.

Personne ne dit que je faisais du mauvais travail. Personne ne dit que j'étais coupable d'absentéisme, ni ne faisait rien au travail, ni n'avais fait montre d'un quelconque comportement déloyal au bureau. La qualité de mon travail de secrétaire d'un associé semblait être une considération oiseuse. J'ai été licenciée car quand mon blogue a été découvert (ou plus exactement quand son existence a été révélée à mon patron par quelqu'un qui travaillait avec moi), mon employeur a lu que quelquefois je blogais du travail, quand je n'avais rien de mieux à faire. Qu'un passage sur un rendez vous avec mon amant dans un hôtel impliquait que j'avais pu mentir sur l'endroit où je me trouvais durant deux demi-journées, un an plus tôt. Que tout simplement en blogant sur mon travail (peu important que je l'ai fait rarement, et sans égard pour le fait que je le faisais sous le voile de l'anonymat, j'étais déloyale envers mon employeur et mettait en péril la réputation de l'entreprise.

(…)

Comme c'était prévisible, ce sont les arguments déployés par l'avocat de mon ancien employeur que j'ai trouvés les plus critiquables. De fait, ils n'avaient rien pour soutenir leurs allégations que j'avais nui à la réputation de l'entreprise, ou même seulement dérangé un membre du personnel avant mon licenciement. Les deux ou trois collègues qui ont signé une courte attestation confirmaient simplement qu'ils connaissaient l'existence de mon blogue et qu'ils m'avaient vu le consulter au travail. Alors, en l'absence de faits concrets, mes mots ont été utilisés contre moi. Traduits en français, sortis de leur contexte, quelques lignes d'un billet, d'un commentaire écrit par moi, d'un commentaire écrit par un lecteur. Pas d'explication sur qui a écrit quoi, ou quand. Vous pouvez faire dire à des mots ainsi isolés à peu près ce que vous voulez.

Alors, j'ai dû rester assise là, bouillonnante, pendant qu'on faisait mentir mes propres mots. (…)

(traduction par votre serviteur)

A lire, pour mes lecteurs bilingues.

Notes

[1] L'affaire, appelée à 13 heures, n'a été examinée qu'à 17 heures.

mardi 20 février 2007

Inside the délibéré

Comme annoncé, voici un billet d'une guest star,

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vendredi 17 novembre 2006

Pédagogie judiciaire

Le tribunal juge une affaire de violences en réunion : un groupe d'une quinzaine de jeunes, certains mineurs et déférés au juge des enfants, d'autres majeurs dont nos deux prévenus, a roué de coup un jeune homme pour une sordide histoire de règlement de compte entre amoureux éconduits, le tout doublé d'une rivalité de bandes. Coups de poing, coups de pied, coups de bâton, coups de marteau. La lecture de l'expertise médicale des Urgences Médico Judiciaire fait froid dans le dos : pneumo-encéphalée, traumatisme crânien, hémorragie méningée, hématome sous-dural. C'est un miracle que ce jeune homme soit encore en vie, et ait survécu sans séquelles. On est passé à deux doigts de la cour d'assises.

Les prévenus, majeurs, sont les seuls à avoir été identifiés avec deux mineurs jugés par la juridiction des mineurs, le tribunal pour enfants. Conformément à la loi, le nom des mineurs n'est jamais cité, pas plus que la peine qui a été prononcée à leur encontre. Ils sont été placés en détention provisoire par le juge d'instruction qui les a remis en liberté sous contrôle judiciaire au bout de cinq mois.

Comme cela arrive parfois, l'instruction a permis une réconciliation avant l'audience. Les parents des prévenus et des victimes, originaires de la même région d'Afrique, effarés de ce qui s'était passé, eux qui étaient persuadés que leurs enfants étaient des anges sans histoire, se sont rapprochés, ont fait la leçon à leurs enfants, à tel point que la victime renonce à toute réparation autre que symbolique.

Le président en a pris acte et l'audience va tenter d'être pédagogique.

Tenter.

Rapidement, le président se rend compte que le prévenu écoute distraitement. Il jette de nombreux coups d'oeil par la fenêtre, sourit à l'évocation de la scène de violence. Son comportement fait penser à un élève envoyé dans le bureau du directeur. Il laisse passer l'orage en attendant de pouvoir retourner en récréation et en espérant ne pas avoir d'heures de colle. Le président rappelle l'importance de la paix publique, dont nous profitons tous, car quand règne la loi du plus fort, il y a toujours un plus fort que soi. Ce président ayant, au cours de sa carrière, eu l'occasion d'effectuer des missions de coopération dans des pays africains en guerre, ce discours n'a rien d'artificiel. Il a vu des pays où les institutions se sont effondrées, le chaos qui en est sorti, la violence qui en a résulté. Mais ce discours glisse sur ce jeune homme de 20 ans, qui, lui, n'a jamais connu l'Afrique autrement que par les récits de ses parents, pour qui la paix est une évidence telle que le rôle de la police et de la justice dans son maintien lui paraît être une supercherie.

Les débats étant clos, le procureur prend la parole. Elle aussi veut faire acte de pédagogie. S'adressant aux prévenus, qui sont assis sur leur banc les yeux baissés, dans une position qui ressemble à de la pénitence, elle raconte qu'elle vient de régler une affaire, c'est à dire de rédiger le réquisitoire définitif quand une instruction judiciaire est terminée par lequel le parquet, reprenant les faits mis en lumière par l'instruction, les articulant, leur donne une qualification pénale et demande au juge d'instruction de rendre la décision qui lui semble en découler : renvoi devant la cour d'assises, devant le tribunal correctionnel, le tribunal de police ou un non lieu. Ce dossier a eu lieu dans le même quartier. Une rivalité de bandes, encore. Un regard de travers, et un couteau est sorti et planté dans la poitrine. Les radios ont montré que la lame est passée à moins d'un centimètre du coeur. La vie d'un jeune homme de dix neuf ans, en plein Paris, a tenu à un demi centimètre à cause d'un regard.

L'émotion du magistrat du parquet est perceptible. Loin de la caricature du procureur qui invoque la Loi et l'Ordre pour exiger des têtes, on comprend que l'idée que la vie humaine, de jeunes gens ayant la vie devant eux, puisse tenir à si peu lui est insupportable et que c'est cette révulsion à cette idée qu'elle souhaite faire passer aux prévenus avant qu'un drame ne se réalise. Sur les bancs des avocats, nous buvons ses paroles en approuvant, tant la sincérité qui l'habite est touchante, sans pour autant qu'elle perde son aura d'autorité. Il y a des procureurs qui sont de vrais orateurs, et nous apprécions en connaisseurs.

Enfin, elle conclut ce récit : « Ce jeune homme, qui s'appelait Stéphane a failli être tué pour une bêtise comme la votre ; je ne voudrais pas que cela arrive ».

Le prévenu sursaute : « Stéphane ? Vous parlez de Stéphane Machin ? ».

Le procureur : « Oui. Vous le connaissez ? »

Le prévenu : « Ouais, c'est un pote. Mais c'est pas moi, je n'ai rien à voir avec cette histoire ! Me collez pas ça sur le dos, c'est pas moi ! »

L'accablement saisit le procureur, et le président du tribunal est exaspéré. Le prévenu n'écoutait pas, les paroles du procureur s'envolaient par la fenêtre en vain. On lui expliquait l'absurdité de la violence en citant une autre affaire, il croit qu'on lui impute les faits.

Le procureur, furieux, se rassoit en requérant une peine mixte, sursis et ferme, sans qu'un retour effectif en détention ne soit nécessaire, et s'enfonce dans un silence boudeur.

Dommage. C'était un beau réquisitoire.

mercredi 13 septembre 2006

Si ça c'est pas de la galanterie

Fin d'audience de comparution immédiate. L'horloge marque déjà vingt deux heures bien passées, la plupart des avocats sont partis, les bancs du public sont déserts à l'exception d'une jeune fille habillée comme pour aller en boîte, il ne reste qu'à juger les derniers dossiers. C'est au tour de Médi[1], qui visiblement est assez agacé d'être là. Son avocate lui fait signe de se calmer, mais il n'en a cure.

La présidente donne lecture de la prévention : violences conjugales ayant entraîné dix jours d'incapacité totale de travail. Il y a récidive du fait d'une précédente condamnation à un mois avec sursis, antérieure à la loi de décembre 2005 sur la récidive.

La présidente a sa mine des mauvais jours quand elle décrit les faits. Tout a commencé par une dispute sur le fait que Médi ne cherchait pas de travail et se contentait des indemnités ASSEDIC (à peine plus que le RMI) ce qui le faisait vivre aux crochets de Madame. Le ton est monté très vite et très haut, des deux côtés. Madame aurait reçu une première gifle et aurait alors tenté de mettre Monsieur dehors. La nature ayant mal réparti la masse musculaire, l'éviction s'est révélée impossible. Passant au plan B, Madame décide de partir chez sa mère, ce que Monsieur refuse.

Las, les femmes sont sournoises et n'en font qu'à leur tête. Après avoir feint la soumission, tandis que Monsieur est occupé ailleurs, elle prend la poudre d'escampette. Monsieur la rattrape promptement et lui offre en vrac noms d'oiseaux et coups, dérangeant ainsi le juste repos du voisinage, qui appelle la maréchaussée.

A l'arrivée de la police, Monsieur reconduit Madame au domicile conjugal en usant d'une méthode originale, la traction capilaire agrémentée de menaces de mort.

La police lui explique que pour conduire quelqu'un quelque part de force, il est plus adéquat de le menotter et de l'embarquer dans un véhicule avec gyrophare, et joint le geste à la parole. Le procureur a décidé de renouveler la démonstration du commissariat au palais, et le voici devant nous à cette heure tardive.

Madame est allée aux UMJ qui ont relevé des ecchymoses au visage, au bassin et aux jambes rendant la marche et la station debout pénible, et des plaies superficielles au cuir chevelu pour une ITT de dix jours.

La présidente se tourne vers le prévenu pour s'enquérir de ce qu'il a à dire.

"C'est faux, M'dame".

Je vois son avocate baisser la tête.

"Ha, c'est faux ? Vous ne l'avez pas frappée ?"

"Si, mais pas comme elle dit, la police. Je ne lui a pas donné de coup de pied, juste un balayette"

"Une... ?" demande la présidente

"Une balayette. (Geste horizontal du bras) Pour la faire tomber."

"Monsieur veut dire un balayage, Madame le président" précise le procureur d'une voix frôlant le zéro absolu.

"Merci, Monsieur le procureur. Et pas de coup de poing ?"

"Non, juste des gifles. Je donne pas des coups de poing à une femme."

"Ha, juste des gifles."

La greffière bondit sur son stylo et inscrit cette déclaration sur les notes d'audience. Je vois ma consoeur courbée sur ses notes porter la main à son front, comme si elle était très concentrée sur ses notes.

La présidente se tourne vers le procureur : "Si ça c'est pas de la galanterie".

Elle revient au prévenu.

"Donc vous lui avez porté des gifles, reprend la présidente en relisant le certificat médical, parce que Madame voulait aller voir sa mère ?"

"Non, M'dame, mais elle m'a mal parlé, elle m'a manqué de respect."

"Ha, demande la présidente, avec un rictus qui n'annonce rien de bon, vous considérez donc qu'elle l'a mérité ?"

"Ben ouais, qu'est ce que vous vouliez que je fasse ?"

Un silence tombe sur la salle. Tous les yeux sont braqués vers lui, même ceux des gendarmes, d'habitude si détachés, à deux exceptions près : son avocate, toujours abîmée dans la relecture de ses notes. Elle a les joues d'un joli rouge. Et Madame, assise impassible sur le banc des parties civiles, les yeux dans le vide, droit devant elle.

"Vous pouvez vous asseoir. Madame, levez-vous."

Madame se lève et va à la barre. Elle prend aussitôt la parole.

"Je voudrais dire que je retire ma plainte."

La présidente la regarde, interloquée.

"Vous retirez votre plainte ?"

"Oui. C'est pas grave ce qui est arrivé, c'est entre lui et moi, je veux pas qu'il aille en prison."

La présidente a abandonné le ton compatissant qu'elle réserve d'habitude aux victimes.

"Qu'il aille en prison ou pas n'est pas de votre ressort, mais de celui du tribunal. Quant au fait que vous retiriez votre plainte, cela ne met pas fin aux poursuites, qui sont exercées par le procureur. Mais à titre personnel, permettez moi de vous dire que les violences conjugales ne sont jamais anodines et sont rarement isolées. En refusant de voir les choses en face, c'est vous que vous mettez en danger."

La victime garde les yeux baissés et son visage fermé. Médi, dans le box, arbore un sourire satisfait.

La présidente abrège l'interrogatoire de la victime, qui n'a rien à déclarer.

Le procureur se lève et explose. Ses premiers mots sont contre le prévenus, mais les plus durs sont pour la victime, qui par son attitude soumise accepte les violences qu'elle subit, et aux yeux du prévenu accepte ses torts en le dédouannant complètement.

"Effectivement, rien ne vous oblige à vous constituer partie civile, mais peu importe, l'action publique n'est pas soumise à la condition d'une plainte préalable. Si vous ne voulez pas vous protéger, le parquet vous protégera malgré vous. Je demande dix mois de prison, fermes en raison du risque de réitération révélé par la récidive et de l'inconscience que montre le prévenu à la gravité des faits et bien sûr maintien en détention".

Ma pauvre consoeur se lève comme si sa robe pesait une tonne. Elle ne lit pas ses notes : je devine que son client n'a pas tenu compte un seul instant de ce qu'elle lui avait dit au cours de leur entretien sur les propos à éviter. Elle s'appuie sur son seul bâton, la victime qui refuse de se constituer partie civile, ce qui tend à limiter la gravité apparente de l'infraction, et plaide pour un sursis avec mise à l'épreuve et obligation de soin psychologiques.

Le prévenu n'a rien à ajouter. Sans doute ce qu'il a dit de plus intelligent.

Sept mois ferme, révocation du sursis automatique, donc huit mois en tout, maintien en détention.

Du banc du public, Madame envoie un baiser de la main au prévenu.

Notes

[1] Il va de soi que les prénoms ont été changés.

vendredi 8 septembre 2006

Ces secondes qui durent des siècles

Quoi qu'on en dise par facilité de langage, il n'y a pas de petite affaire.

C'est une réflexion que je me faisais récemment encore. Je venais de plaider dans un dossier fort simple, faits reconnus et établis, où le seul enjeu était la peine : une privation du permis pour mon client était une catastrophe, or la jurisprudence du tribunal est de frapper systématiquement à ce niveau pour tous les délits routiers sauf un : le délit de conduite sans permis, pour des raisons que vous devinerez aisément.

Le procureur a requis l'annulation du permis à titre principal, malgré les explications déchirantes que je lui avais données en tête à tête en début d'audience. Quant au président et juge unique, il a déjà suspendu ou annulé les permis de tous les prévenus du jour. On peut ici parler de jurisprudence constante.

Toute ma plaidoirie a donc consisté à expliquer pourquoi il ne fallait pas prononcer de peine complémentaire de suspension ou d'annulation, en quoi les circonstances atténuaient la gravité des faits sans les excuser et j'avais même fait quelques propositions de peine originales en piochant dans la merveilleuse panoplie que le Code pénal met à la disposition des juges et dans laquelle ils vont si rarement fouiner quand ils jugent des séries de faits si semblables les uns aux autres.

Le président délibère sur le siège. Après ma péroraison, un silence s'abat sur le prétoire. Je reste debout, l'air impassible, en relisant mes notes pour que le président ne sente pas le poids de mon regard, on ne sait jamais.

Le silence dure, dure. Oh, quelques dizaines de secondes, mais pour les dossiers précédents, le jugement tombait à peine la dernière syllabe de la plaidoirie prononcée. Là, seule l'horloge murale rompt le silence de plomb par son tic tac, un craquement du bois des bancs de la salle d'audience brisant de temps à autres cette monotone litanie. Le juge attrape le Guide des infractions, l'ouvre à un onglet marquant les délits routiers. Il feuillette mes pièces, parcourt mes conclusions, ouvre le Code pénal. Pas de doute, j'assiste à un véritable délibéré.

Je fais en sorte de rester impassible, mais mon coeur s'emballe. Et si ? Et si j'avais réussi à faire vaciller la routine du tribunal, et si ce président, si hostile, comme tout magistrat en fait, à la déliquance routière, considérait que là, il y avait lieu de faire preuve de clémence ? Du calme, du calme. Si ça se trouve, tu l'as énervé avec ta danse du ventre pour éviter la suspension, et il est en train de rechercher le maximum qu'il peut légalement prononcer pour apprendre à ton client à ne pas faire l'imbécile au volant. Bon sang, comment vais je expliquer ça au client ? Et même s'il prononce une peine dans la lignée de sa jurisprudence, comment annoncer ça au client ? Bon, je peux faire appel, mais je connais la cour, ce n'est que reculer pour mieux sauter. Et mon client me fera-t-il encore confiance ?

Un claquement me ramène à la réalité. Le juge a reposé le Code pénal, il écrit quelque chose sur la première page du dossier, puis relève la tête. "Bien, le tribunal rend sa décision".

Le public derrière moi, captivé malgré lui par ce suspens inhabituel, retient son souffle. La greffière attend, le bic à la main. Le procureur saisit son feuilleton d'audience et se prépare à noter dans la case correspondante la peine prononcée et les suites à donner. Pour ma part, j'ai oublié de respirer depuis longtemps. Mon stylo tremble un peu dans ma main, j'écris sur mon dossier "délibéré :"... et j'attends la suite.

C'est au cours de ces secondes qui durent des siècles, où le coeur et les pensées s'emballent, où on se retrouve fébrile comme le jour du grand oral, dans le cadre d'un dossier sans importance, sauf pour le prévenu et son avocat, qu'on se prend à aimer ce métier, avec la joie qui nous inonde quand on obtient ce qu'on voulait, ou l'accablement qui nous écrase parfois jusqu'aux larmes quand on sent qu'on a échoué à faire passer ce qu'on voulait dire.

Mais chut, le président va prononcer la peine.

jeudi 7 septembre 2006

Immersion totale

De passage à mon cabinet entre deux audiences (celle de ce matin est une belle victoire, j'espère bisser cet après midi), je tiens à vous signaler un commentaire qui mériterait d'être un billet.

Et puis tiens, il n'y a pas de raison, ça facilitera les commentaires.

Il s'agit d'un commentaire de Dadouche qui souhaite vous parler de son collègue Achille T., substitut du procureur dans un tribunal de province de taille modeste (l'organisation du gigantesque parquet de Paris évite ce cumul de tâches sans éviter le volume de dossiers à traiter).

Merci, mille fois merci, chère Dadouche, de votre participation à ce blog.

Pour mémoire, le débat est parti sur la fameuse "erreur du menuisier" qui veut que le procureur, partie à l'instance puisqu'il a engagé les poursuites et requiert une peine à l'audience, siège sur l'estrade du tribunal, à l'écart des juges certes, dans un petit bureau autrefois fermé comme un petit parc, ou parquet, mais en hauteur par rapport à la barre. Cela fait râler quelques avocats et juristes qui estiment que ce symbole est mlaheureux puisqu'il semble marquer une connivence entre parquet et siège, et donne un avantage symbolique au parquet.

(NB : les notes de bas de page sont de votre serviteur).

@ un bon paquet d'entre vous : Ah, le mythe du parquetier béquille de l'accusation qu'il soutient envers et contre tous, qui bénéficie d'un traitement de faveur alors qu'il devrait être considéré comme les autres parties au procès...

[ Mode immersion totale on] Quand Achille T., substitut du Procureur, arrive dans son bureau le matin, il allume la cafetière. Parce qu'il est de permanence et que le commissariat l'a appelé vers trois heures du matin pour l'aviser du placement en garde à vue d'une femme qui a assené quelques coups de marteau sur le crâne de son concubin. Le temps qu'on lui explique les circonstances, qu'il donne quelques instructions sur la poursuite de l'enquête, qu'il note dans son petit classeur qu'il faudra bien penser le lendemain à la première heure à prendre une ordonnance de placement provisoire pour les trois gamins que la voisine veut bien prendre en charge pour le reste de la nuit "mais pas plus longtemps, hein, parce que c'est trop de responsabilités", il s'est rendormi vers 4 heures. Pendant que le café se fait, Achille appelle l'ASE[1] pour prévenir qu'il faut prévoir trois places au Foyer de l'Enfance le temps qu'on arrive à joindre la tante des petits qui habite le département voisin. Après d'âpres négociations ("mais vous êtes sûr qu'iln n'y a pas une personne-ressource qui peut s'en occuper, parce que là on est plein"), le devenir immédiat des loupiots est réglé. Oups, déjà 9 heures, le temps d'enfiler la robe et de refiler le portable de permanence à son collègue, il file à l'audience de la Chambre du Conseil[2], où le ministère public doit requérir ou donner un avis dans les dossiers de tutelle, d'adoption ou de contestation de paternité. De retour dans son bureau en fin de matinée, il constate que non, aujourd'hui encore, il n'y a pas eu de miracle. Elle est là, la pile (parfois il y en a même plusieurs), celle qu'il va falloir commencer à descendre entre midi et deux, avant de partir à l'audience correctionnelle, sous peine de se retrouver noyé sous les procédures à la fin de la semaine. Bon, courage, il se lance. Un classement sans suite "auteur inconnu". Ca ça va, c'est pas le plus compliqué. Ah, un mineur qui a menacé de mort un prof. Il n'est pas connu et le prof n'a déposé plainte que pour marquer le coup. Un petit rappel à la loi par le délégué du procureur avec rédaction d'une lettre d'excuse. Oh, mais c'est quoi ce truc infâme ? Encore des comptes bancaires ouverts sous une identité bidon et la kyrielle de chèques falsifiés qui vont avec. Coup de bol (pas pour le parquetier) les gendarmes ont identifié l'auteur qui a reconnu les faits. Bon, citation devant le tribunal correctionnel. Sauf qu'il faut se taper la rédaction de la citation, et qu'il y a 2 comptes bancaires et 45 chèques avec autant de victimes dont il va falloir donner la liste au greffe pour pouvoir les faire aviser de l'audience. Procédure suivan... ah non, le téléphone sonne (Achille a repris la permanence pour dépanner son collègue qui avait un rendez-vous chez le médecin). "Mes respects Monsieur le Procureur, c'est le chef Dugland à la Brigade de Gervaise les Bois. Voilà, c'est pour demander l'autorisation de faire une réquisition ADN. On a eu une tentative d'effraction dans un pavillon avec des empreintes digitales inexploitables, mais on se disait que peut-être on peut essayer de voir s'il n'y a pas d'ADN resté sur la fenêtre. Non on a pas de soupçon sur quelqu'un en particulier, ça doit être quelqu'un de passage, les voisins ont vu une voiture rôder mais personne n'a noté le numéro". "Non, il n'y a eu aucun préjudice, à part la fenêtre un peu abimée". Il se croit dans les Experts le chef Machin ou quoi ? "Désolé mais avec la LOLF ça va pas être possible, ça couterait trop cher surtout que vous n'avez personne avec l'ADN de qui vous pourriez faire une comparaison". Le chef Dugland est déçu. Le substitut Achille, lui, est inquiet : il est 13 heures et il doit regarder encore quelques dossiers pour l'audience de 14 heures. Relisant une procédure, il se dit "mais quel est le c... qui a poursuivi ça ?" Et il s'aperçoit en examinant un PV que la convocation devant le tribunal a été délivrée sur instruction de "Mr le Procureur, pris en la personne du subsistut Achille T.". Et tout d'un coup il se souvient de ce dossier. Ou plutôt il se souvient d'un dossier très différent tel qu'on le lui avait rapporté au téléphone à la permanence. "S... de TTR[3]" pense-t-il rageusement en enfilant sa robe. Il sait déjà que son cher collègue vice-président[4] ne va pas manquer de lui faire une réflexion, avant d'entrer dans la salle s'il est bien luné, devant le public, les avocats et le chroniqueur judiciaire de la feuille de chou locale s'il n'a toujours pas digéré la dernière audience qui s'est terminée à 23 heures. Quelques heures plus tard, l'audience se termine. Il a requis des peines diverses et variées dans plusieurs dossiers. Il a aussi requis deux relaxes, une dans le fameux dossier qu'il avait traité à la permanence, qui ne tenait absolument pas, et une dans un dossier de blessures involontaires où il n'apparaissait pas, à l'issue des débats, qu'une faute de conduite puisse être reprochée au prévenu. Ouf, 19 heures 30, petite audience aujourd'hui. Demain, pas d'audience : il pourra terminer la pile d'aujourd'hui, traiter (si tout va bien) entièrement celle qu'on lui déposera dans son bureau (elle ne tiennent pas dans les cases[5]) et mettre la dernière main à un réquisitoire définitif de non lieu[6] dans ce dossier de viol où l'instruction a fait apparaître de grosses incohérences dans les déclarations de la plaignante. Avant de partir, un dernier coup de fil aux policiers qui ont toujours en garde à vue la dame qui manie le marteau. Après avoir réussi à entendre le concubin sur son lit d'hôpital, ils ont passé l'après midi à entendre les voisins et les proches du couple, pour recouper leurs dépositions avec les déclarations de la bricoleuse, qui explique qu'elle a voulu se protéger des violences qu'elle même subissait. C'est curieux, les témoins se souviennent plutôt l'avoir entendue menacer son chéri de mort à plusieurs reprises à cause de ses infidélités supposées. Il va falloir l'entendre là dessus demain matin. On faxe vite une prolongation de garde à vue (c'est le commissariat qui est à l'autre bout du département et là ça va être un peu compliqué de se la faire présenter) et on convient de refaire le point le lendemain en fin de matinée. Ca y est, cette fois c'est vraiment fini... en attendant demain matin.

[Mode immersion totale off]

Non, vraiment, je suis désolée, mais je ne considérerai jamais mes collègues magistrats du parquet comme "l'accusation", encore moins comme "une partie comme les autres". Ils ont un rôle de défense de l'ordre public, de représentant de la société et je suis bien contente qu'ils soient magistrats, qu'ils aient reçu la même formation que moi, que certains soient passés par le siège ou y retournent un jour. Ils ne sont comme moi au service de personne si ce n'est de l'ensemble des justiciables. Leurs fonctions les conduisent tous les jours à prendre des décisions difficiles, à jongler avec l'intérêt de la société, des auteurs et des victimes et les contraintes matérielles des collègues, des services d'enquête et du manque de moyens, à être les garants du respect de la procédure et des droits de chacun, tout en étant associés de près à la mise en oeuvre de politiques de prévention ou d'alternative aux poursuites.

La fonction de l'avocat est tout aussi noble (et peut être même plus, car il est évidemment parfois plus confortable d'être du côté de l'accusation que de la défense), tout aussi indispensable, mais elle est à mon sens fondamentalement différente et il ne saurait y avoir d'assimilation entre le rôle de l'avocat d'une partie et celui du Ministère Public, y compris à l'audience.

Notes

[1] Aide Sociale à l'Enfance, un service relevant du Conseil Général, qui s'occupe entre bien d'autres choses du placement des enfants en danger.

[2] Ce terme générique désigne les audiences non publiques du fait des affaires traitées qui touchent à la vie privée.

[3] Traitement en Temps Réel : politique pénale qui vise à faire poursuivre immédiatement des infractions simples, généralement par comparution immédiate, les anciens flagrants délits.

[4] Les présidents de chambre ont le titre de vice président du tribunal de grande instance.

[5] Chaque magistrat du parquet a une case courrier à son nom où sont déposés les dossiers et papiers qui lui sont destinés. Là aussi, on pourrait parler d'erreur du menuisier tant celui-ci a fait montre d'optimisme quant à l'activité des tribunaux.

[6] Le réquisitoire définitif est celui que le parquet prend quand un juge d'instruction estime que son information est terminée, afin d'indiquer la position du parquet : non lieu (c'est le cas ici) quand les faits ne sont pas démontrés ou l'auteur est demeuré inconnu, renvoi si les faits constituent un délit, mise en accusation s'ils constituent un crime.

mardi 6 juin 2006

« Vous reconnaissez avoir fait le ménage, c'est honnête ! »…

Où l'auteur découvre que qu'il vaut mieux être honnête et bien né qu'honnête et mal né.

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lundi 29 mai 2006

Vous avez du courrier

Il y a des jours où la lecture du courrier est démotivante.

Reçu "à ma toque", c'est à dire à ma case courrier au Palais, réservé pour les actes de procédure, les communications entre avocats, le bulletin du Batônnier et les pubs pour tout ce qui est cher et dont la TVA est récupérable, une désignation au titre de l'aide juridictionnelle devant le juge de l'exécution.

Le juge de l'exécution, ou "JEX", n'est pas celui qui juge les capacités professionnelles des bourreaux, mais tranche tout litige lié à l'exécution d'une décision de justice (saisie, expulsion...).

Je me rends à son greffe pour connaître l'état du dossier avant de contacter mon client.

L'audience a eu lieu le 12. Le délibéré a été rendu le 19 : mon presque-client est débouté. Le jugement lui a été notifié par le greffe le 22. J'ai été désigné le 24. Eolas, l'avocat qui arrive après la bataille.

Retour au cabinet. Notification d'un arrêt de la cour administrative d'appel, en matière de droit des étrangers, justement. Pas de surprise quant au contenu, mais ce paragraphe qui fait grincer des dents :

Considérant que la circonstance que la fille de Monsieur X… soit née en France, qu'elle y soit scolarisée et qu'elle ne connaisse pas le pays d'origine de ses parents ne suffit pas à établir que l'intérêt supérieur de cette enfant n'a pas été pris en compte dans la décision ordonnant la reconduite à la frontière de l'intéressé ; que, par suite, le moyen tiré de la violation, par l'arrêté attaqué, des stipulations précitées du 1 de l'article 3 de la Convention internationale des droits de l'enfants de peut qu'être écartée.

Déraciner une petite fille de cinq ans, l'envoyer dans un pays qu'elle ne connait pas où ses parents n'ont rien car ils ont fait leur vie en France depuis six ans, et où ils n'auront pas les moyens de l'envoyer à l'école n'est donc pas contraire à son intérêt supérieur qui doit être pour l'autorité administrative une considération primordiale.

Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur le Conseiller, vous ne m'avez pas convaincu.

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