11 septembre 2001. Depuis quelques jours, je suis un jeune juge d’instruction. J’étais juge de l’application des peines, juste avant. A peine deux ans de fonction. Je sors de l’Ecole Nationale de la Magistrature, et je prends mon premier poste loin de chez moi, dans le Nord. J’ai beaucoup de chance, après deux ans, délai minimum imposé par le Conseil Supérieur de la Magistrature (de manière prétorienne), je m’en reviens chez moi.
Je stresse. Une fonction complexe (Outreau viendra le démontrer au grand jour), une fonction technique, juridique. J’ai bien bûché pendant tout l’été. Et pourtant. Changement de fonction en juin, je ne comprends même pas les questions qui sont posées lors de mon stage de changement de fonction. J’ai encore beaucoup de boulot.
Je connais très peu la technique juridique. Je connais encore moins bien les gens avec qui je vais travailler, collègues, mais surtout greffiers en premier lieu : je suis effectivement le seul juge d’instruction, mais j’ai la chance d’avoir deux greffiers pour m’aider, avec les 160 dossiers que compte mon cabinet. Et je ne vous parle même pas des avocats du barreau, que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam.
Depuis quelques jours que je suis là et que j’angoisse des erreurs que je peux commettre, je demande de l’aide. Quel dossier est prioritaire ? Les détenus, d’accord. Mais après ? Dans quel ordre doit-on les prendre ?
Une semaine que je suis là. Quelques jours. Une éternité. Mes deux greffiers n’ont pas encore eu le temps d’évaluer le magistrat instructeur que je vais être. Les avocats pénalistes savent particulièrement bien qu’il ne faut pas se mettre à dos les greffiers des services judiciaires. Pire que les juges. Les décisions de ceux-là, ils les redoutent. Mais l’absence de coopération des premiers, ils les abhorrent. Les juges passent. Les greffiers restent. Malgré cela, les greffiers sont souvent en retrait avec “leur” juge, ils attendent de l’évaluer. Dans l’attente, le juge est vraiment seul.
Comme tout jeune magistrat, ou presque, je compense mon manque d’assurance par un brin d’autoritarisme. Ou de suffisance, je ne sais pas. Je sors de mon cabinet, pour la ixième fois de la journée, pour parler à mes greffiers d’un des dossiers urgents sur le moment, mais dont je suis bien incapable de me souvenir aujourd’hui. J’ai la chance d’avoir un greffier et une catégorie C faisant fonction, aussi compétent l’un que l’autre. Je dois bien reconnaître un léger avantage à la greffière, avec qui le courant passe mieux. Il passe toujours autant aujourd’hui, bien que j’ai pu professionnellement apprécier celui-là, décédé entre temps, paix à son âme.
Babeth ne me dit rien. Elle semble tétanisée. Voyant bien qu’elle n’est pas d’un naturel exubérant, cela ne me choque en rien.
Roland, par contre, est bien plus expressif. Il m’appelle : “Monsieur le juge, venez voir, c’est hallucinant…”. Moi, du haut de mes vingt huit ans, je le toise : “Quoi donc, Roland ?”. Je me demande ce qui peut bien me sortir de mes dossiers, si nombreux, si complexes, si forcément mal traités par mon prédécesseur, puisque je suis bien évidemment le seul magistrat pouvant correctement traiter des dossiers d’instruction.
Et là, Roland, vieux greffier d’instruction, qui a connu durant la quasi totalité de sa vie professionnelle la machine à écrire, la marguerite et le ruban carbone, me montre son écran d’ordinateur. A moi. Le jeune magistrat plein de vie, plus proche de la naissance que lui ne l’est de la retraite. Moi qui ai appris l’informatique pendant mon service militaire. Moi qui connais bien mieux les ordinateurs que mon vieux greffier. Oh, bien sûr, je l’apprécie, mon greffier, malgré ses carences (qui n’en n’a pas ?), pour ses connaissances du droit, des services judiciaires, du fonctionnement de l’instruction.
Mais j’ai beau l’apprécier, lorsqu’il me montre les images sur son écran d’ordi, sur internet, en cours de développement à cette époque, les images de ce symbole de l’Amérique, en flamme, figurez-vous qu’il me fait rire, mon greffier. Mon pauvre Roland, moi qui connais internet, bien que fort peu développé à cette époque, je le sais déjà que les images transformées, piratées, détournées, ça existe.
Roland, j’ai beau vous apprécier, avec votre mauvais caractère, si proche du mien, vous me faîtes pitié, à croire tout ce que vous voyez sur votre écran. Et encore heureux, les réseaux sociaux ne sont pas encore développés en septembre 2001.
Je ne connais pas encore internet comme je le connais aujourd’hui, je ne crois pas aux photos que je vois sur l’écran de mon greffier. C’est trop gros. C’est trop énorme. C’est trop horrible. C’est tellement incroyable. C’est tellement bouleversant. C’est encore une de ces conneries que l’on voit sur le net, encore qu’en septembre 2001, l’on n’a pas la conscience des dérives du net.
On m’appelle sur ma ligne directe. Le téléphone portable existe, bien sûr, mais les réseaux ne sont pas aussi développés qu’aujourd’hui. La nouvelle se répand, tant bien que mal. Les Etats-Unis ont subi la pire attaque terroriste de leur histoire. Pearl-Harbour était une attaque militaire. Le 11 septembre 2001 sera cataloguée par les historiens comme la pire attaque contre des civils qui aura lieu.
J’ai mis quelques temps à me rendre compte. J’ai mis quelques mois à comprendre l’ampleur des morts, des conséquences, de la riposte. Et même encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr de comprendre ce que tout cela implique. Je ne vois que l’horreur, que les cendres, que les morts, que le traumatisme occidental. Je crois que je n’arrive pas encore à analyser ce que les populations afghanes ont pu comprendre de ce qui leur est tombé dessus ensuite. La chanson de Renaud et Axel Red a peut-être montré ce qu’il en était des deux côtés.
J’étais un jeune juge. J’étais un magistrat plein de ses angoisses, de ses doutes, de sa suffisance. J’étais un homme confronté à ses peurs professionnelles, et projeté sans le vouloir dans une guerre de civilisation.
Et que je l’ai voulu ou non, en ce 11 septembre 2001, I was american. Et l’athée que je suis ne peut devant l’horreur extrémiste que clamer : God bless America.
Et vous : vous faisiez quoi, ce 11 septembre 2001 ?