Quelques mots sur un sujet qui me tient à cœur, car outre le fait qu’il me concerne de très près, il s’agit d’une utilisation, pour ne pas dire d’une instrumentalisation d’un concept juridique à des fins politiques peu ragoûtantes. En somme, tout pour me déplaire.
Il s’agit du concept de binationalité. C’est depuis longtemps la Nemesis du Front national, et une récente polémique liée à la Fédération Française de Football lui a donné une apparence de légitimité, à tel point que l’UMP a cru devoir se saisir du sujet, avant de faire piteusement machine arrière, réalisant l’irréalisme d’une éventuelle intervention législative, pour les raisons que je vais vous exposer.
D’entrée, posons un point essentiel : la binationalité, ça n’existe pas. Le mot est un abus de langage de pour désigner des personnes ayant deux nationalités ou plus (les cas de cumul au-delà de trois sont rares, mais théoriquement pas impossibles).
Donc il ne nous reste que la nationalité. Mais la nationalité, qu’est-ce donc ?
C’est une notion juridique, d’apparition récente, mais qui s’inspire largement de la citoyenneté antique des cités grecques et latines (d’où l’usage répandu du terme “citoyen” sous la Révolution). Elle est apparue en France quand le monarque a cessé d’être l’unique ciment de la France. En effet, jusqu’à la Révolution, quand bien même le Français était la langue officielle, chaque province parlait son patois, avait ses lois locales (droit coutumier d’origine germanique au nord, droti écrit d’origine romaine au sud), ses unités de mesure, et même la religion n’était pas unique, la France étant un des rares pays d’Europe où vivaient des catholiques et des Protestants. Mais tous étaient sujets du roi. Quand le roi a disparu, on lui a substitué l’État, et les sujets sont devenus citoyens.
La nationalité est donc un lien juridique et politique qui rattache un individu à un État souverain. C’est donc l’État souverain qui décide qui est un de ses nationaux. C’est sans doute l’expression la plus pure de sa souveraineté, car elle ne suppose pas l’accord d’un autre État.
Au XIXe siècle est apparu un courant de pensée qui a voulu faire de la Nation quelque chose de plus, une communauté de destins, un lien quasi mystique d’une communauté humaine avec une entité évanescente. Ernest Renan a écrit de très belles lignes sur la question. Mais ce courant philosophique qu’est le nationalisme n’est que cela, un courant philosophique auquel nul n’est tenu d’adhérer. Georges Brassens a chanté que le jour du Quatorze-Juillet, il restait dans son lit douillet, car la musique qui marche au pas, cela ne le regardait pas, ajoutant non sans raison qu’il ne faisait pourtant de mal à personne, en n’écoutant pas le clairon qui sonne. Georges Brassens était pourtant aussi Français que Renan. La nationalité est donc un lien de droit entre un Etat et ses citoyens, et ce n’est rien d’autre.
La nationalité a donc des conséquences juridiques. La minimale est que le national a le droit de rentrer à tout moment sur le territoire de l’État dont il a la nationalité. Dans les démocraties, la nationalité ouvre en outre les droits politiques que sont la participation à la vie publique par le vote et l’éligibilité. Il est de tradition également que l’État accorde à ses nationaux la protection consulaire, c’est à dire qu’un citoyen ayant des problèmes dans un État étranger sera aidé dans ses démarches par la représentation française dans ce pays (cela peut aller de la délivrance d’un titre permettant de rentrer en France en cas de vol de passeport jusqu’à une assistance juridique en cas de poursuites pénales). La France respecte cette tradition et le fait plutôt bien.
Les règles d’attribution de la nationalité sont fixées librement par chaque État. On se réfère souvent à deux types de règles : le droit du sang (jus sanguinis en latin) et le droit du sol (jus soli). Le premier donne à l’enfant la nationalité de ses parents, le second donne à l’enfant la nationalité du pays où il est né. Le droit français a recours a un mélange des deux, que j’ai détaillé déjà dans cet article et donc la relecture sera utile ici. Retenons d’ores et déjà et une bonne fois pour toute que la seule naissance en France ne donne pas la nationalité française. Que je sache, elle ne l’a jamais donnée, mais j’avoue m’être peu intéressé aux textes antérieurs à 1927.
Comme vous le voyez, chaque Etat décide souverainement qui est son national et qui ne l’est pas. Il fixe des règles générales d’attribution de la nationalité et peut l’attribuer discrétionnairement au cas par cas. En outre, il est de tradition française, et cette tradition sera très probablement protégée par le Conseil constitutionnel, qu’il n’existe qu’une seule sorte de Français. Tout comme il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, on est Français ou on ne l’est pas.
Et vous avez désormais en main les données du problème. Quand un citoyen français a une autre nationalité, deux souverainetés se heurtent, et aucune ne peut l’emporter. L’autre Etat a tout autant que la France le droit de décider qui sont ses ressortissants, et le législateur français n’a aucun pouvoir pour limiter la transmission de cette autre nationalité. Qui n’est tout simplement pas son affaire. Pour la France, l’intéressé est Français, point. Il a droit à un passeport français, a le droit de vote et d’éligibilité, et est accessible à tous les emplois publics, y compris ceux supposant l’exercice d’une parcelle de la souveraineté : diplomate, ou juge par exemple (mais pas avocat).
Prenons l’exemple d’une Française, Simone, qui a épousé Hveghi, un Syldave des œuvres duquel naît un fils, Gustave-Wladimir.
Le Code civil syldave, très proche du Code civil français, prévoit en son article 18 qu’est Syldave l’enfant dont un des parents au moins est syldave. Gustave-Wladimir, dont le père est Syldave, est donc Syldave d’origine (rappelons qu’être Syldave d’origine n’est pas la même chose qu’être d’origine syldave). Le Code civil français prévoit, en son article 18 (je vous dis que les deux codes sont très proches) qu’est Français l’enfant dont un des parents au moins est Français. Donc Gustave-Wladimir est Français d’origine.
Il n’est pas franco-syldave, ni syldavo-français. Il est Français. Et il est Syldave. Aux yeux de la Syldavie, il est Syldave. Il aura donc un passeport syldave et pourra, l’âge venu, voter aux élections du pays du Pélican noir, s’ y présenter comme candidat[1], devenir ambassadeur, consul, ou juge à la Cour suprême de Klow. Aux yeux de la France, il est Français. Il aura donc un passeport français, et pourra l’âge venu, voter aux élections, s’y présenter comme candidat, devenir ambassadeur, consul, ou magistrat. Il n’aura pas la moindre limitation à ses droits du fait qu’il a aussi la nationalité syldave, tout comme le droit syldave ne limite en rien ses droits du fait de sa nationalité française.
Si un jour le député Syldave de Dbrnouk Lhiönel Lhukka, que l’on sait politiquement proche des idéaux du Front Bordurien, faisait voter par le parlement Syldave une loi interdisant de cumuler la citoyenneté syldave avec une autre nationalité, cette loi syldave se heurterait à la souveraineté française. La France a décidé que Gustave-Wladimir était français, et la Syldavie n’a pas son mot à dire là-dessus. En outre, si la loi française permet dans certains cas de renoncer à sa nationalité française, c’est seulement si l’intéressé le demande lui-même. Et Gustave-Wladimir n’en aurait absolument pas envie. Tout ce que pourrait faire la Syldavie, ce serait lui refuser la nationalité syldave. Mais le but avoué du député Lhukka n’est pas de diminuer le nombre de syldaves (la Syldavie n’a que 642 000 habitants) mais d’interdire que les Syldaves aient une autre nationalité. C’est à dire de mettre son nez dans les affaires des autres Etats.
Le problème serait le même en France, mais heureusement, l’hypothèse ne se pose pas, on n’a pas un clown comme Lhiönel Lhukka qui proposerait un truc similaire. N’est-ce pas ?.
Tout ce que pourrait faire la France, et c’est ce que visent les députés de la droite dite populaire, c’est s’attaquer aux Français par acquisition, ceux qui ne naissent pas Français mais le deviennent. En grande partie, revoici le droit du sol, les enfants de parents étrangers (tous deux étrangers, par hypothèse, sinon ils seraient français de naissance) nés en France et y ayant résidé le temps nécessaire pour pouvoir prétendre à la nationalité. Ceux là devraient, pour pouvoir acquérir la nationalité française, renoncer préalablement à leur nationalité d’origine.
Et on se casse à nouveau les dents sur la souveraineté des États étrangers. Quid si l’État en question ne prévoit pas la possibilité de renoncer à cette nationalité (il me semble que c’est notamment le cas du droit marocain) ? On aura des enfants né en France, y ayant grandi, voire y passant toute leur vie, mais qui ne seront jamais Français à cause d’une loi votée dans un autre pays. Tandis que son voisin, lui, aura la nationalité française dès l’âge de 13 ans. En somme, la nationalité française dépendra de la loi d’un État étranger. Et dire que la droite populaire se prétend soucieuse de la souveraineté de la France.
Cette idée ne peut à mon sens pas passer. Car on l’a vu, le législateur français ne peut rien dans le cas des enfants français d’origine qui ont également une autre nationalité de naissance. Donc on aurait des cas d’enfants nés à l’étranger d’un parent français ayant la nationalité française et une autre, sans qu’ils aient jamais à mettre les pieds sur le sol français, et d’autres enfants nés en France et n’ayant vécu que dans ce pays, qui, parce qu’ils sont nés de deux parents étrangers, ne pourraient jamais de leur vie avoir la nationalité française. L’égalité est un droit de l’homme a valeur constitutionnelle, pas un tag sur les murs de nos mairies.
Sans parler de la haïssable idée qui sous-tend ce piètre débat qu’il y aurait des Français moins bons que d’autres, car ils seraient contaminés par un élément d’extranéité. Où l’on voit que dès qu’on parle de nationalité, la xénophobie n’est jamais loin.
Il serait peut-être temps que les députés de la droite populaire sauf dans les sondages se souviennent que le peuple les a élu pour représenter la Nation, et pas pour décider qui en fait partie.
Un mot pour finir sur les joueurs de football, puisque la polémique est née de là.
L’entraîneur de l’équipe de France se plaignait que les centres de formations situés en France formassent des jeunes gens à devenir footballeurs professionnels pouvant prétendre à jouer en équipe nationale mais qui, du fait qu’ils avaient une deuxième nationalité, optaient finalement pour le maillot de cet autre pays.
Nous sommes en présence d’un faux débat typique. Le problème concerne non pas la France mais la Fédération française de football, association loi 1901, affiliée à une structure privée internationale, la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). C’est le règlement édictée par cette même FIFA qui décide qu’un joueur qui a joué une fois un match officiel (un match amical ne compte pas) dans une équipe nationale ne peut plus jamais jouer dans une autre équipe nationale, peu importe qu’il ait la nationalité de cette autre pays avant d’endosser le maillot ou qu’il l’acquière par la suite. La loi française n’a pas à se soucier des problèmes internes d’une association à but non lucratif (Ah ! Ah !), quelle que soit la popularité du sport qu’elle promeut. J’ajoute qu’en l’état des choses, un joueur de football formé en France ayant deux nationalités qui se verra proposer de porter le maillot de l’équipe de France ou d’un autre pays préférera toujours l’équipe de France. Pas tant pour le prestige, mais parce que l’équipe de France fait en principe toutes les coupes du Monde et d’Europe. Les autres grandes nations du foot ont leurs propres centres de formation qui fonctionnent bien, merci pour eux, il n’y a pas d’enfant franco-brésilien formé en France qui ait opté pour le maillot jaune. Donc le choix d’aller jouer dans une autre équipe sera un choix par défaut, pour ne pas dire par dépit, car les portes de l’équipe de France leur seront fermées. Que le sélectionneur de l’équipe de France souhaite que les joueurs qu’il écarte définitivement ne puissent jamais se retrouver face à son équipe un jour est compréhensible. Tout comme il pourrait souhaiter que l’équipe adverse joue avec des boulets attachés aux pieds, je crois que l’équipe de France en aurait en effet besoin.
Mais la loi française n’a pas à faire de ses rêves une réalité, au prix de la complication de la vie de milliers d’enfants qui n’ont jamais eu l’intention de jouer au football autrement que pour s’amuser
Notes
[1] La Syldavie est devenue une monarchie parlementaire sous le règne éclairé de Muskar XII, en vue de son adhésion à l’Union Européenne.