Après une semaine haletante de ce qui restera comme une des plus spectaculaires affaires de la vie politique française, avec des audiences filmées, du suspense, des images choc, des théories du complot (mais ce siècle connaîtra-t-il un événement notable sans sa théorie du complot ?) et bien sûr, du sexe, ce qui fait toujours vendre, l’excitation va retomber, si j’ose dire, et une accalmie médiatique va s’imposer par la force des choses.
Or le juriste n’aime rien plus que le calme et la sérénité, qui sont propices à la réflexion.
Avec une semaine de recul, voici quelques commentaires que le traitement de cette affaire a suscités dans mon for intérieur.
Tout d’abord, la prédominance de cette affaire dans l’actualité va marquer une pause, par la force des choses. Enfin, diront certains masochistes qui en ont soupé de cette affaire mais lisent quand même cet article qui lui est consacré.
Dominique Strauss-Kahn a été remis en liberté (très) surveillée, ce dont je me réjouis au-delà de toute considération sur sa culpabilité éventuelle. Toute personne devrait en principe pouvoir attendre son procès en liberté, la détention devant être vraiment exceptionnelle, ce qu’elle n’est pas en France. Ce principe est mieux appliqué aux États-Unis qu’en France, particulièrement pour les affaires criminelles. Rappelons qu’avant 2000, l’accusé devant une cour d’assises qui était libre devait obligatoirement se constituer prisonnier la veille de l’audience.
Les conditions auxquelles cette liberté a été accordée (dépôt d’une caution d’un million de dollars, outre une garantie de 5 millions qui sera exigée si Dominique Strauss-Kahn ne se présentait pas à l’audience, interdiction de quitter la ville de New York, où il vivra dans un appartement vidéosurveillé, avec un garde armé devant la porte, payé par l’accusé lui-même, et portera en permanence un bracelet électronique, à ses frais là aussi) ont suscité des commentaires sur une justice de riches (l’accusé a dû mobiliser 6 millions de dollars et dépenserait environ 200.000$ par mois pour assurer sa propre surveillance. Une chose doit être bien comprise.
Si bien sûr, et aux États-Unis sans doute plus qu’ailleurs parmi les pays démocratiques ayant un système judiciaire indépendant, une personne qui pourra mettre les moyens nécessaires à sa défense sera forcément bien mieux défendue qu’une personne ne le pouvant point, ici, ce n’est pas la justice new yorkaise qui a imposé des conditions draconiennes à la libération de DSK. C’est la défense de DSK qui a proposé ce qu’on appelle un bail package en béton armé : elle est venue avec cette liberté surveillée clefs en main, en disant : “voilà ce qu’on vous propose”. Le juge s’est pour l’essentiel contenté de dire “D’accord, ça me va”. La défense a sorti l’artillerie lourde, très lourde, car elle savait que le bureau du procureur (District Attorney, DA) ferait tout son possible pour garder ce gros poisson très médiatique dans son vivier de Rikers Island. Le procureur étant élu à New York (contrairement aux juges, qui sont nommés, si quelqu’un pouvait le signaler à Alain Duhamel, merci), il a tout à gagner en montrant qu’il était sévère avec les puissants, surtout si ce puissant est étranger. Le bureau du procureur a joué à fond la carte Polanski : le flight risk, le risque de fuite (en droit français, on parle “d’absence de garanties de représentation”), en soulignant que l’accusé a été arrêté dans un avion au moment où il se préparait à quitter le territoire. La défense avait prévu cela et bien anticipé : elle a démontré que le billet avait été acheté bien avant les faits, et est arrivée avec une proposition qu’aucun juge n’aurait sans doute osé exiger tant elle est coûteuse et contraignante. Ajoutez à cela l’argument soulignant que le Directeur général du FMI peut être considéré comme un homme honorable, et la décision a été emportée.
On m’a souvent posé la question, alors je l’anticipe : cette somme sera rendue à DSK s’il est présent à l’audience jusqu’au jour du délibéré, peu importe qu’il soit déclaré coupable ou reconnu innocent.
À présent s’ouvre une phase qu’en droit français on appellerait “mise en état”, comprendre “mise de l’affaire en état d’être jugée”. En effet, le droit américain de manière générale et new yorkais en particulier ignore l’instruction criminelle menée par un juge, propre au système inquisitoire, c’est un système accusatoire, où le juge reste en retrait et a un rôle d’arbitre.
Ah, oui, une précision de vocabulaire : le système accusatoire anglo saxon n’a jamais voulu dire que c’était à l’accusé de prouver son innocence. Il ne s’oppose pas au système innocentoire, mais au système inquisitoire, où c’est le juge qui mène l’enquête et prend l’essentiel des inititiatives. Les systèmes ne sont pas incompatibles : en France, la procédure civile est accusatoire, et la procédure pénale, inquisitoire, avec des parties accusatoires (la procédure devant la chambre de l’instruction par exemple).
Les deux parties — je dis bien deux parties, car en droit américain, la plaignante n’est pas partie au procès pénal — vont présenter leurs motions au juge qui tranchera, essentiellement sur l’admissibilité de telle preuve qu’une partie veut produire et dont l’autre ne veut pas entendre parler (par exemple, si un test ADN désigne l’accusé, mais que la chain of custody a été brisée, c’est à dire qu’à un moment, l’intégrité de l’échantillon n’a pas été préservée avec certitude, s’il a été oublié une nuit dans la voiture de l’officier de police, ce qui a pu permettre sa contamination ou sa substitution, le juge écartera cette preuve, et l’accusation ne pourra en faire état). Ils ont 45 jours pour ce faire. Les audiences auront lieu dans le cabinet du juge, sans aucune publicité, pour que le jury n’ait pas connaissance de ces éléments. Si le DA faisait fuiter l’information qu’un test ADN a été écarté, la défense pourrait demander un mistrial, c’est-à-dire considérer que le droit de l’accusé à un procès équitable a été irrémédiablement compromis et que l’affaire doit être définitivement classée (dismissed). Et pour ceux qui se poseraient la question, si c’était la défense qui était à l’origine de cette fuite, cela permettrait au DA d’en faire état devant le jury. Ça rigole pas.
En somme, jusqu’à l’ouverture du procès, l’affaire va se préparer en secret, sans plus d’audience filmées ni de suspense haletant. Au revoir donc, ces scènes désopilantes d’envoyés spéciaux devant le palais de justice live from New York moins bien informés de ce qui se passe que les journalistes à Paris qui ont accès à Twitter. Ça me manquera.
À ce propos, un mot de déontologie journalistique, qui peut et doit s’appliquer aussi aux amateurs publiant sur l’internet. Mener une enquête sur un crime se justifie à mon sens dans deux cas seulement. Soit la justice se désintéresse de faits qu’elle estime non établis ou subit des pressions pour s’en désintéresser. Le journaliste fait alors éclater la vérité, prenant l’opinion publique à témoin, ce qui contraint la justice à agir. Soit la justice a statué mais s’est trompée ou a volontairement mal jugé. C’est la contre-enquête. Mais vouloir se livrer à une enquête parallèle quand l’affaire est en cours et que rien ne semble indiquer que la procédure soit dévoyée est dangereux : cela peut interférer avec le bon déroulement de l’enquête officielle, nuire à la défense ou à l’accusation, et expose au risque de manipulation par une des parties, quand ce n’est pas les deux. Les lecteurs sont intelligents, ils peuvent comprendre qu’on ne peut pas encore savoir si Untel est coupable et qu’on ne le saura pas avant plusieurs mois. L’explication du déroulement de la procédure est une information utile et suffisante. Il n’est que voir dans cette affaire le nombre de rumeurs, de fausses informations ensuite démenties, et d’approximations publiées pour se rendre compte que la course au scoop fait toujours des ravages dans le camp de la vérité. La sagesse s’impose.
J’ai entendu les déclarations optimistes d’un des avocats de DSK. J’avoue ma surprise. Ce type de déclarations, même prudentes, n’est pas fréquent de manière générale, et est une première pour cet avocat, qui a désormais beaucoup à perdre en cas de plaider coupable ou de condamnation. Je ne puis que supposer qu’il a dans la manche de quoi être aussi affirmatif.
Ce qui m’amène naturellement à la présomption d’innocence. J’ai tout entendu cette semaine, et cette affaire a d’ores et déjà fait une victime identifiée : la langue française.
J’ai déjà parlé ici de la présomption d’innocence. En résumé : c’est avant tout une règle de preuve (c’est à l’accusation de démontrer la culpabilité), auquel nous avons, en France, ajouté un aspect protection de la réputation : il est interdit de présenter une personne faisant l’objet d’une enquête ou de poursuites comme coupable tant qu’elle n’a pas été définitivement condamnée. Ce n’est pas facile, même un avocat comme l’actuel président de la République se plante régulièrement.
Le respect de la présomption d’innocence est donc à la fois un principe fondamental du procès, un pilier de notre république (il est posé par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 9, car ce principe, en 1789 n’avait rien d’évident) et une règle limitant la liberté d’expression.
Alors pour éviter de torturer la langue française et d’employer ce pauvre mot de “présumé” à toutes les sauces, mettons les choses au point.
Parler de Dominique Strauss-Kahn comme d’un suspect, d’un inculpé ou d’un accusé est tout à fait correct. Juridiquement, le terme le plus exact à ce stade est accusé, puisque l’indictment a été prononcé par le Grand Jury. Le désigner comme “violeur” serait une atteinte à la présomption d’innocence. Mais le désigner comme “violeur présumé” est lourd, inélégant et imprécis, le terme présumé, sans doute inspiré par présomption d’innocence, ayant le sens de “Qui est supposé par hypothèse, par conjecture”. Soit l’inverse de ce qu’on veut dire, en somme. Un violeur présumé n’est pas un innocent présumé.
Là où l’auditeur risque la migraine, c’est quand la victime devient à son tour présumée. Diable ! Si le violeur est présumé innocent, la victime est-elle présumée menteuse ? Non, bien sûr, mais on la rétrograde au rang de victime présumée. Ce qui fait beaucoup de présumés.
Le mot français pour “victime présumée” est “plaignante”. Le terme de “victime”, qui étymologiquement renvoie au religieux, puisqu’il désigne ce qui est offert en sacrifice aux dieux (victima en latin), n’est juridiquement adéquat qu’une fois que le crime est établi, soit après la condamnation. Bref, le terme de victime est incompatible avec la présomption d’innocence. Vous comprendrez pourquoi l’usage intensif qui est fait de ce terme par les gouvernements successifs pose problème.
Ce qui m’amène à ma remarque finale.
Dominique Strauss-Kahn est une personnalité de premier plan, qui a des amis qui peuvent être sincères dans l’affection qu’ils lui portent, peu importe qu’elle soit parfois mâtinée d’arrières pensées politiques. À chaque fois qu’une personne est accusée de quelque chose d’incroyablement grave, ses proches ont le réflexe naturel de refuser de croire que c’est seulement possible. Le premier réflexe est de protéger, de voler au secours, parfois maladroitement, telle cette épouse croyant voler au secours de son mari accusé de braquage et qui ne trouva rien de mieux à dire à la barre de la cour d’assises : “Assassin, peut-être, mais voleur, sûrement pas !”
Des réactions maladroites, voire complètement idiotes ont eu lieu. La plupart de ceux qui les ont tenues se sont rétractés ou ont exprimé leurs regrets en réalisant l’absuridté de leurs propos. Mais il y a une réaction à la réaction qui me paraît totalement déplacée et qui fleure bon son Tartuffe. C’est le refrain du “vous n’avez pas eu un mot pour la victime”. La palme revient sans doute à Laurent Joffrin, opportunément soutenu par Franz-Olivier Gisbert s’en prenant à Robert Badinter jeudi soir sur France 2. On sent les éditorialistes qui savaient que DSK avait un problème relationnel avec les femmes et qui tentent de se racheter une virginité en jouant les sycophantes.
Le terme de ‘politiquement correct” est souvent galvaudé, mais là on est plein dedans.
Oui, il est permis, quand on a des sentiments d’amitié pour quelqu’un qui est accusé d’un crime, de se soucier de lui, de rappeler qu’il est présumé innocent, et par conséquent de ne pas verser des larmes de crocodile sur la personne qui l’accuse. On peut être convaincu, irrationnellement puisque sans se reposer sur des éléments objectifs dont on ignore tout, de l’innocence d’un ami. Ce qui implique de penser que la plaignante n’est pas et ne sera jamais une victime. La décence invite uniquement à ne pas accabler cette personne dont on ne sait rien, parce qu’on peut se tromper sur un ami, et le mieux à faire pour cela est de ne pas parler d’elle. Cette attitude est tout à fait morale et même recommandable. Et le fait d’interpréter ce silence comme la preuve irréfutable d’un mépris ne mérite que ce dernier sentiment en retour.
Quand j’appelle une mère pour lui annoncer que son fils est à Fleury, elle n’a jamais un mot pour le plaignant éventuel. Elle ne se soucie que de son fils. Dois-je donc l’engueuler, monsieur Joffrin ?
Les avocats sont souvent confrontés à ce type de situation, on est même en première ligne, quand on plaide la relaxe ou l’acquittement de faits contestés qui supposent forcément que l’accusé ou la victime mente (faits de violences ou sexuels, essentiellement). J’ai obtenu des relaxes dans des affaires de violences conjugales, ce qui supposait de laisser entendre que la plaignante mentait. Je l’ai même démontré à plusieurs reprises. Heureusement que la pudeur ne m’a pas interdit de me lancer sur ce chemin difficile, j’aurais laissé condamner des innocents, et en matière de violences conjugales, les peines sont sévères. Je ne vous parle même pas des affaires de viol où il faut, devant une cour d’assises, confronter la plaignante avec ses contradictions, avec les incohérences du récit, avec la trouille au ventre de se tromper et d’accuser une femme violée de mentir.
Prendre position, c’est prendre le risque de se tromper, et cela implique d’être cohérent. Que penseriez-vous d’un avocat qui clamerait “mon client est innocent, mais toutes mes pensées vont bien sûr à la victime ?” Sans doute la même chose que j’ai pensé de ceux offrant ce désolant spectacle sur le plateau de France 2.
Nota : le titre de ce billet est tiré du titre du film éponyme de Brigitte Roüan (1996), lui même tiré d’une citation d’Ovide : post coitum anima tristis : “après le coït, l’ame est triste”.