Cette semaine, la Justice est en colère. Et grâce à l’habileté de notre président bien-aimé, ce sont même les deux justices, celles qui ne se parlent jamais, qui vont manifester leur mécontentement. C’est du jamais vu, mais nous étions prévenu dès 2007 : tout devient possible.
La révolution du petit pois
Mercredi 9, ce sont les juges administratifs qui font une journée d’action.
La raison en est double : d’abord, la loi Immigration, actuellement débattue au Sénat, visant à rétablir les audiences délocalisées au sein des Centres de Rétention, et la loi “simplification du droit”, qui bien évidemment ne simplifie rien du tout) qui prévoit la suppression de l’intervention du rapporteur public dans les contentieux dits de masse, essentiellement le droit des étrangers.
Nous touchons là du doigt la malédiction des juges administratifs (de leur vrai nom corps des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, conseillers TA-CAA pour faire court) : leurs revendications ont beau être toujours d’une importance fondamentale, elles ne sont jamais “sexy” médiatiquement.
Cour après moi que je t’attrape
Les audiences délocalisées, d’abord. La logique est comme toujours purement comptable. Le Gouvernement s’étant lancé depuis des années dans une politique hystérique d’expulsions se voulant massives (que mes confrères et moi faisons de notre mieux pour contrarier, avec quelque succès semble-t-il, puisque cette majorité en est à la quatrième loi sur ce thème depuis 2003), il réalise avec le temps que cela fait cher la voix gagnée. D’où une politique d’économies de bouts de chandelles. Ainsi, le transfert, quotidien, des retenus des centres vers les tribunaux administratif coûte cher ? C’est le juge qui se déplacera, ainsi que les avocats. Des salles d’audience vont donc — ont donc pour certaines, puisque ce projet traîne depuis longtemps dans les cartons du ministère de l’intérieur, venant aux droits du défunt ministère de l’immigration— être construites dans l’enceinte des centres de rétention.
Et c’est inacceptable.
Non pas parce que se déplacer leur paraît au-dessus de leur condition. J’ai un scoop : les conseillers TA-CAA ne vivent pas dans le tribunal, ils s’y rendent chaque matin et rentrent chez eux chaque soir. Le concept de se déplacer leur est familier.
Mais d’abord parce que les Centres de Rétention appartiennent au ministère de l’intérieur. Qui est, à travers son bras séculier qu’est le préfet, l’adversaire de l’étranger à la procédure. Le terrain n’est pas neutre. Accepteriez-vous qu’on plaide votre procès chez votre adversaire, qui aura pris la peine de construire un prétoire à côté de son salon ? En tant qu’avocat, je ne peux l’accepter.
Ensuite, parce que c’est une mauvaise gestion des moyens : le temps de transport subi par le conseiller (il siège à juge unique, ça fait longtemps que la garantie que constitue la collégialité a disparu) est du temps perdu pour se consacrer aux autres dossiers. On échange de l’heure de travail d’un magistrat contre un plein d’essence. C’est absurde.
Enfin, parce que rien ne garantit que le magistrat administratif aura sur place accès aux outils de travail qu’il a à sa disposition au tribunal. Notamment l’accès à la base de données des tribunaux administratifs, qui se situe sur un intranet. Il est même certain que ce ne sera pas le cas, puisque le seul but de cette réforme est de faire des économies.
Trois bonnes raisons, et qui rejoignent pleinement les intérêts de la défense. C’est peu dire que je les approuve sans réserve.
A pu le rapu
La suppression du rapporteur public (le rapu en jargon administratif), ensuite. La rapporteur public, anciennement le commissaire du gouvernement (qui n’était ni commissaire ni du gouvernement, d’où son changement de titre) est une originalité du système judiciaire administratif, et une des meilleurs. C’est un conseiller indépendant des parties qui étudie le dossier de son côté et va donner au tribunal un avis (qu’on appelle des conclusions) sur la décision qu’il devrait prendre. Il n’est pas là pour défendre l’administration, il défend l’application de la loi. C’est une originalité car c’est un expert du droit administratif (il est magistrat lui-même) qui va donner un avis en toute indépendance. Quand on sait que le contentieux principal que connaît le juge administratif, celui dit de l’excès de pouvoir, qui vise à faire annuler une décision illégale prise par l’administration, est dispensé du ministère d’avocat, on en comprend tout l’intérêt : un citoyen ordinaire n’est pas armé pour lutter avec les juristes de l’administration alors même que sa situation peut mettre en jeu des principes essentiels menacés par la puissance de l’État. Il a la garantie qu’un juriste encore plus pointu que celui à l’origine de la mesure qu’il conteste examinera le dossier et au besoin, appuiera sa position. Aucune juridiction judiciaire n’apporte cette garantie, le procureur de la République ne jouissant pas de cette indépendance, et son indépendance d’esprit ne pouvant être considéré comme une garantie équivalente, car lui est partie à l’audience. La seule réserve que j’émets, car il en faut bien une, est que le respect du contradictoire n’est pas son fort. Jusqu’à il y a peu, nous découvrions les conclusions du rapporteur public à l’audience, c’est-à-dire trop tard dans une procédure écrite. Désormais, il nous communique le sens de ses conclusions (favorable à notre requête, ou défavorable), mais sans que l’on sache pourquoi, il nous faut attendre l’audience là encore. Il n’y a pas de mal à les transmettre par écrit aux parties dans un délai permettant d’y répondre, fut-ce brièvement. Mais c’est comme pour l’avocat en garde à vue : on y viendra, et après, on se demandera comment on faisait avant.
C’est donc une garantie de bonne justice de manière générale, et une garantie pour le citoyen en particulier. Il est donc urgent de la supprimer, les garanties étant un luxe que notre République ne peut plus se permettre.
Bref, amis petit pois sans robe (il s’agit d’ailleurs d’une revendication personnelle que j’ajoute à la liste : donnons des robes à tous les juges, administratifs et non professionnels comme les conseillers prud’hommes et les juges de proximité, ce sont des juges avant tout), j’appuie de tout cœur ces revendications, et vous le savez, vous êtes ici chez vous pour vous exprimer.
Il faut faire payer ceux qui n’ont pas d’argent
Chez la justice d’en face, ça ne va pas mieux. Une journée d’action nationale est prévue jeudi, et plusieurs tribunaux (Nantes, Bayonne, Besançon, Brest, et j’en oublie, signalez-les en commentaires) ont suspendu toutes les audiences jusque là. C’est à ma connaissance du jamais vu. Les juges en robe sont furieux de la mise en cause de leur responsabilité (ainsi que de tous ceux qui les assistent) par le président de la République dans la terrible affaire Laëtitia, à Pornic (Loire Atlantique).
Là encore, chers amis docteur ès-zinc, ce n’est pas le principe de leur responsabilité qui leur pose problème. Les magistrats judiciaire, procureurs et juges, SONT responsables, à de multiple niveaux. Simplement, le régime de leur mise en cause obéit à des règles spécifiques visant à garantir leur indépendance.
Outre le fait que Tartuffe rougirait de honte d’entendre parler de responsabilité un homme qui jouit d’une irresponsabilité absolue de par l’article 67 de la Constitution (ne me parlez pas de la Haute Cour, c’est une aimable plaisanterie, un sacrifice aux apparences), soutenu par des ministres devenus eux aussi irresponsables (ainsi telle ministre de l’Outre Mer qui fait campagne en promettant à sa circonscription natale d’utiliser ses fonctions pour la favoriser reste en poste et y est même reconduite, tel ministre de l’intérieur condamné pour injure raciale prétend donner des leçons de vertus aux repris de justice, et telle ministre des affaires étrangères qui propose de voler—ce terme lui va bien— au secours d’un dictateur menacé par son peuple n’est-elle pas menacée, elle, de perdre son poste), sur le fond, il y a à redire.
Ainsi, le président, désemparé face à l’ampleur du drame, à la douleur des proches de la victime, et au mécontentement de l’opinion publique, a-t-il cru devoir déclarer tout de gob :
“Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c’est la règle.”
On l’a déjà dit, on ne le redira jamais assez : le directeur d’établissement qui a « laissé sortir » le principal suspect (qu’on dit “présumé innocent”, monsieur le président, demandez à votre ministre de l’intérieur, il a été sensibilisé à la question) n’avait pas d’autre choix, sauf à commettre une séquestration arbitraire, puisque l’intéressé avait purgé sa peine. Initialement présenté comme “multirécidiviste”, il s’avère qu’il sera tout juste récidiviste simple s’il devait être condamné pour avoir violé sa victime, puisqu’il n’a jamais commis de meurtre, et s’il a bien été condamné une fois pour viol, c’était en 1997, alors qu’il était détenu mineur, pour avoir enfoncé un objet dans le fondement d’un codétenu désigné comme “pointeur”, c’est à dire délinquant sexuel, qui sont les souffre-douleurs universels en prison. Il y a 13 ans, donc. Voilà le multirécidiviste qu’on veut vous vendre. Il a outragé un magistrat, et violé un codétenu il y a 13 ans ? Mais voyons, il était évident qu’il allait tuer une jeune fille !
Il était effectivement censé être suivi dans le cadre d’une mise à l’épreuve consécutive à… un outrage à magistrat. Ce suivi ne consiste pas en avoir un policier sur le dos 24h/24, mais à rendre compte à un conseiller d’insertion et de probation (CIP) du respect de ses obligations (avoir un domicile, un travail ou en chercher un, se soigner le cas échéant). Eût-il été convoqué, ce qu’il ne fut point, en quoi justifier d’un domicile et de sa recherche d’un travail eût-il permis de prévenir le drame de Pornic, sauf à ce que la convocation tombât le jour et l’heure du crime ? Et le fait de ne pas avoir provoqué cette coïncidence est-il fautif ?
En effet, le principal suspect n’a jamais été convoqué. On peut se demander pourquoi. Des éléments ont été fournis en commentaires sous le billet de Gascogne, je les reprends ici. Le tribunal de grande instance de Nantes est censé avoir 42 CIP en charge du suivi des dossiers. Seuls 17 ont été dotés par la Chancellerie. 4 juges d’applications des peines sont censés chapeauter le suivi des probationnaires. Seuls 3 sont en poste. Alors que les propres normes de la Chancellerie estiment qu’il faut qu’un CIP soit chargé de 80 dossiers, à Nantes, ils en ont entre 135 et 180. Pour faire face à cette indigence de moyens, 800 dossiers ont été classés non prioritaires et n’ont fait l’objet d’aucun suivi effectif. Parmi eux, le principal suspect dans l’affaire de Pornic. Ça marche comme ça dans tous les tribunaux, ne vous faites aucune illusion. Il faut être aveugle ou ministre pour croire que refuser à la justice les moyens de fonctionner n’aura pas de conséquence.
Vous aller m’accuser d’exagérer, n’est-ce pas ?
Si seulement. Lisons ensemble le JO, édition compte rendu des débats parlementaires. Merci à Marie, chez maître Mô, d’avoir signalé cette perle. Nous sommes le 2 novembre dernier. Michèle Aliot-Marie est encore ministre de la justice, et se dit qu’elle irait bien passer Noël en Tunisie, c’est si tranquille là bas. Laëtitia se porte bien. À l’assemblée, on discute du budget de la justice. Laurence Dumont, député (SRC) du Calvados, fait part de son inquiétude face à la dotation insuffisante des Services Pénitentiaires d’Insertion et de Probation (les SPIP, où travaillent les CIP), ce d’autant que la loi pénitentiaire votée un an plus tôt prévoit d’alourdir leur charge de travail. Voici la réponse de la Garde des Sceaux. Elle glace le sang.
« Vous estimez le nombre supplémentaire de SPIP insuffisant. Ce n’est pas notre analyse au ministère où plusieurs réunions de travail ont eu lieu sur ce sujet : ce que nous avons prévu semble correspondre aux besoins. Donnons-nous rendez-vous dans le courant de l’année et nous verrons ce qu’il en est. J’essaie en la matière d’être extrêmement pragmatique et de répondre aux besoins tels qu’ils me sont transmis par l’administration pénitentiaire.»
Donnons-nous rendez-vous dans l’année… Comme c’est commode, de renvoyer le problème à plus tard, quand on sait que dans 10 jours, un autre aura pris le poste.
Bon, alors, monsieur le Garde des Sceaux, on se le fait ce rendez-vous ? Pour ce qui est de voir ce qu’il en est des besoins, je crois que c’est tout vu.
La justice est en colère. Vous avez bien sûr le droit de vous en moquer. Mais je vous dénie le droit de dire qu’elle a tort.