L’Académie ne chôme pas malgré cette période de fête (un troisième prix devrait être bientôt annoncé).
C’est notre inénarrable ministre de l’intérieur qui est aujourd’hui couronné pour la troisième fois par l’Académie, pour des propos tenus au micro d’Europe 1 le 17 décembre dernier.
Le contexte de ces propos est le suivant.
Le 17 octobre 2010, le ministre, invité de l’émission “Le Grand Jury” sur la radio RTL, tient à cette occasion, interrogé sur les fuites concernant l’affaire Woerth, les propos suivants :
«un haut fonctionnaire, magistrat, membre de cabinet ministériel, ayant donc accès à des documents précisément confidentiels, alimentait, selon ces sources, vérifiées, un journaliste sur des enquêtes».
Un nom circulant déjà dans la presse selon le principe du “à fuite, fuite et demie”, un journaliste demande au ministre s’il fait allusion à David Sénat, procureur en poste à la Chancellerie. Le ministre confirme, ajoutant «Ca tombe sous le coup du non respect du secret professionnel».
Ledit magistrat n’a pas apprécié, et a assigné le ministre en référé pour le voir condamné pour atteinte à la présomption d’innocence.
Le référé est une procédure civile (c’est ainsi qu’on appelle les procédures opposant des personnes privées entre elles) visant à obtenir rapidement une décision, qu’on appelle “ordonnance”, qui tranche une question urgente ou ne se heurtant pas à une contestation sérieuse. La particularité d’une telle ordonnance, et c’est important, est que, contrairement à un jugement, elle n’a pas l’autorité de la chose jugée (art. 488 du Code de procédure civile). Il est toujours possible, quel que soit le temps qui s’est écoulé depuis l’ordonnance, de revenir devant le juge des référés pour lui demander de rétracter ou modifier son ordonnance (ce qui explique qu’une ordonnance de référé est toujours exécutoire par provision : l’appel n’est jamais suspensif : art. 489 du CPC). Un de mes adversaires l’a un jour découvert à ses dépens, puisqu’il avait obtenu en référé une condamnation pécuniaire à l’encontre de mon client (une histoire de cautionnement). Il avait laissé la dette dormir des années, et en réclamait soudainement le paiement, avec des intérêts considérables qui avaient doublé la somme initiale. Mais s’agissant d’une ordonnance de référé, j’ai pu saisir le juge des référés d’une demande de rétractation, qui me fut accordée sur la base d’arguments que mon client n’avait pu présenter à l’époque. Face à un jugement rendu au fond, j’aurais été impuissant à contester cette somme.
Ici, David Sénat a demandé au juge des référés de constater qu’il n’est pas sérieusement contestable que le ministre a violé son droit au respect de la présomption d’innocence, protégé par l’article 9-1 du Code civil, et lui accorder une provision sur dommages-intérêts d’un euro symbolique.
Et le 17 décembre, il va obtenir gain de cause : le juge des référés va faire droit à sa demande et condamner le ministre.
Le soir même, il est invité sur Europe 1 au micro de Nicolas Demorand et Claude Askolovitch.
D’entrée, Claude Askolovitch le lance sur le sujet des ses déboires judiciaires (en commettant au passage une petite erreur : ce n’est pas un euro d’amende mais de dommages-intérêts ; la différence est que l’amende est une peine donc suppose condamnation pénale —il existe des cas d’amende civile, mais laissons cela de côté— et va dans les caisses de l’État, tandis que les dommages-intérêts sont une réparation et va dans la poche de la victime), avant que Nicolas Demorand lui pose la question : “Un ministre de l’intérieur condamné deux fois peut-il rester en poste ?”
Brice Hortefeux : Tout d’abord, il ne s’agit pas de condamnations définitives. Dans le cas précis d’aujourd’hui, l’avocat envisage de faire appel et moi je ne fais naturellement pas d’autre commentaire.
Passons sur le fait que ce n’est jamais l’avocat qui fait appel, mais le client. Surtout ici ou un avocat n’aurait même pas le pouvoir de former le recours, seul un avoué pouvant le faire.
Claude Askolovitch : Si condamnation confirmé en appel [il y a], qu’il s’agisse de cette condamnation ou de l’autre condamnation pour injure raciale, est-ce qu’à ce moment là, [la] condamnation [étant] définitive, vous ne pouvez pas rester en poste ?
B.H. : D’abord, j’imagine que vous me réinviterez ; ensuite je vous rappelle qu’il existe une procédure qui s’applique à tous, qu’on soit ministre ou pas, il peut y avoir pourvoi en cassation. Je ne dis pas que c’est ce qui se produira, mais je fais observer ce point de droit.
Les journalistes ont alors un moment de flottement. Ils comprennent sans doute ce que vient de dire le ministre : le temps qu’il épuise les voies de recours, il y a de fortes chances qu’il soit passé à autre chose, et que si ces condamnations deviennent définitives un jour, la question de sa démission ne se posera plus. Abattement chez les journalistes face à l’invocation du droit, mais excitation chez les Académiciens du Busiris, qui sentent déjà que l’irréparable va être commis. Après s’être renvoyé la balle, Claude Askolovitch relance.
C.A. : On est quand même loin de ce qu’on avait appelé la jurisprudence Balladur, quand un ministre simplement mis en examen devait quitter son poste…
Bien lui en a pris : le ministre va alors tenir ces propos, récompensés aujourd’hui.
B.H. : Écoutez, là, en l’occurrence, je vous le dis, il n’y a pas de condamnation qui soit définitive, je fais simplement observer ce point de droit, on est présumé innocent à ce stade.
“Pop !” fait le bouchon de champagne dans la Grand’Salle de l’Académie Busiris.
Laissons les Académiciens à leurs libations et détaillons en quoi ce propos est busirible.
La présomption d’innocence est en effet un principe fondamental proclamé dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est une règle de preuve : ce n’est jamais à une personne accusée d’avoir commis une infraction de prouver qu’elle est innocente, c’est à celui qui l’accuse, procureur de la République ou victime, de le prouver. C’est donc une présomption simple : elle est susceptible de preuve contraire, et n’a plus guère d’intérêt quand la personne accusée a reconnu les faits, du moins dans des circonstances qui ne laissent aucun doute sur la sincérité de ces aveux, qui doivent être corroborés par des faits.
La présomption d’innocence ne s’applique donc qu’en matière pénale. Elle figure d’ailleurs à l’article préliminaire du Code de procédure pénale.
En matière civile, une règle similaire existe, qui remonte au droit romain et se dit : Actori incumbit probatio, reus in excipiendo fit actor. C’est au demandeur d’apporter la preuve de ses prétentions ; et le défendeur qui soulève une exception, c’est à dire un moyen de défense, doit à son tour le prouver. Elle figure à l’article 9 du Code de procédure civile.
Ainsi, supposons que Primus affirme que Secundus lui doit 10 000 euros. Il doit le prouver. S’il ne produit pas une reconnaissance de dette signée de la main de Secundus; il sera débouté, peu importe que Secundus lui doive réellement cette somme. Ne pas pouvoir prouver un droit revient à ne pas avoir ce droit. Mais si Secundus affirme de son côté que cette dette est éteinte car il l’a payée, il soulève une exception : ce sera à lui de le prouver. Sinon, il devra payer une deuxième fois.
Mais cela n’a rien à voir avec la présomption d’innocence, qui est une règle du procès pénal. Ainsi, la règle de droit civil “actori incumbit probatio” admet des exceptions, ce que le droit pénal ne saurait admettre.
Par exemple, l’article L.7112-1 du Code du travail crée une présomption de salariat au profit du journaliste professionnel. C’est donc, en cas de litige où un journaliste prétend avoir été salarié et réclame les bénéfices liés à ce statut, à l’entreprise de presse de prouver qu’il ne s’agissait pas d’un contrat de travail. Ce genre de renversement de la charge de la preuve est inenvisageable en droit pénal.
“Comment ?”, gronde alors le public de l’Académie, dont on connaît le très haut niveau d’exigence. “Un prix Busiris, sur une telle argutie ? Pour une simple erreur de vocabulaire ? On le donne à n’importe qui, ma parole.”
Non point, chers amis, je n’avais pas fini.
La décision d’attribution du prix a été emportée par deux éléments supplémentaires, qui signent l’aberrance juridique et la mauvaise foi.
En effet, il s’agit ici d’une décision de référé. Donc, outre son caractère civil, qui rend la présomption d’innocence inopérante, faute d’être accusé de quoi que ce soit, sa caractéristique est, comme je vous l’ai dit au début, d’être par nature provisoire. Pas d’autorité de la chose jugée. Jamais.
Eh oui, cette condamnation ne sera en effet juridiquement jamais définitive. Donc quand le ministre dit qu’il réserve sa position pour quand sa condamnation sera définitive revient à dire qu’il ne répondra jamais à la question, et dissimule son refus derrière un argument juridique.
Enfin, rappelons que le ministre a ici le front d’invoquer à son profit le respect de la présomption d’innocence alors qu’elle ne s’applique pas à son cas, pour éviter d’avoir à rendre des comptes sur le fait qu’il a porté atteinte à cette présomption d’innocence quand elle avait bien lieu de s’appliquer à Monsieur Sénat, ce qui constitue la mauvaise foi.
Le but de ce propos étant de préserver son poste de ministre alors que ses condamnations lui auraient valu un aller simple pour la sortie dans n’importe quel pays où les ministres méritent encore d’être qualifiés de responsables, signe l’opportunité politique.
L’Académie décerne donc le prix Busiris avec mention Récidibrice (mot que j’emprunte à Guy Birenbaum, qui en est l’inventeur).