Journal d'un avocat

Instantanés de la justice et du droit

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jeudi 4 novembre 2010

jeudi 4 novembre 2010

Petit cours de droit à l'usage de la Chancellerie et des magistrats indépendants

Eh oui, la garde à vue, encore. Parce que je n’arrive pas à digérer ce qui est en train de se passer.

Petit résumé des épisodes précédents :

Le 23 novembre 1993, la Cour européenne des droits de  l’homme (CEDH) rend un arrêt Poitrimol c. Francecondamnant la France pour son système de garde à vue qui jusqu’en janvier 1993 ne permettait aucune intervention de l’avocat (la requête de M. Poitrimol a été déposée en 1988). La Chancellerie s’applaudit elle-même, en se réjouissant que ce droit soit devenu effectif depuis le mois de janvier 1993, ajoutant même qu’elle a repoussé en août de cette même année l’intervention de l’avocat à la 21e heure de la garde à vue afin qu’il soit encore plus effectif. keep right

Le 15 juin 2000, une loi ramène l’intervention de l’avocat à la première heure de garde à vue.

Le 27 novembre 2008, la  CEDH rend un arrêt Salduz c. Turquie qui précise sa position sur le droit à l’assistance d’un avocat au cours de la garde à vue (article 6 de la Convention de Sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – CSDH). Les principes généraux qu’elle dégage dans cet arrêt condamnent clairement les régimes dérogatoires de garde à vue existant en droit français, repoussant de deux, voire trois jours l’intervention de l’avocat. L’arrêt reste ambigu sur la conformité du simple entretien de 30 mn sans accès au dossier. La Turquie, ayant parfaitement senti le coup venir, a anticipé et s’est mise en conformité en 2005, soit trois ans avant cette décision la condamnant. Les autorités françaises ne voient aucun problème et estiment contre toute évidence que le code de procédure pénale est parfaitement conforme.

Le 13 octobre 2009, la Cour européenne des droits de  l’homme rend un arrêt Dayanan c. Turquie qui lève toute ambigüité : les principes qu’elle a dégagés signifient bien que l’avocat doit pouvoir assister son client pendant les interrogatoires, et ce quels que soient le régime de la garde à vue, de droit commun ou dérogatoire, le maintien à l’écart de l’avocat ne pouvant se justifier qu’au cas par cas. La Chancellerie réagit en chantant à tue-tête Tout va très bien, madame la marquise. Et afin de démontrer que la procédure française est parfaitement conforme, elle annonce une réforme en urgence.

Les avocats français soulèvent les nullités de garde à vue, et obtiennent quelques décisions y faisant droit, mais très minoritaires.

Le 30 juillet 2010, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel constate l’évidence : les gardes à vue en droit français ne sont pas conformes aux principes relevés par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ont valeur constitutionnelle en France. Néanmoins, comme la Constitution le lui permet, il repousse les effets de cette décision au 1er juillet 2011 pour laisser le temps au législateur de voter une réforme. Les juristes suffoquent d’indignation de voir que des dispositions votées pour garantir la sécurité juridique, qui est un droit de l’homme, sont utilisées pour écarter les droits de l’homme. Mais peu importe, la CSDH, elle, ne connaît pas d’intermittence. La Chancellerie dit que décidément, c’est un monde merveilleux puisque la réforme qu’elle a dans les tiroirs est pile poil conforme à ce que dit le Conseil constitutionnel, la preuve, elle va la modifier pour en tirer les conséquences.

Le 14 octobre 2010, comme c’était parfaitement prévisible, la CEDH condamne la France dans un arrêt Brusco c. France dans lequel elle constate que le droit français viole la Convention en ne permettant pas à l’avocat d’assister son client dès le début de la garde à vue, ce qui implique d’être présent lors des interrogatoire et d’avoir accès au dossier. La Chancellerie annonce qu’elle s’est pâmée de bonheur en lisant cet arrêt tant il consacre sa réforme qui est parfaitement conforme à ce que demande la Cour. Le fait qu’elle ne soit pas encore en vigueur ne semble pas poser de problème à la Chancellerie, qui se réfugie derrière l’argument fallacieux que le régime de garde à vue en question est antérieur à la loi du 15 juin 2000 ; je vous avais expliqué alors pourquoi l’argument ne tenait pas.

Le 19 octobre 2010, la Cour de cassation rend trois arrêts achevant d’enterrer la garde à vue à la française, précisant que même les régimes dérogatoires prévus pour le terrorisme, le trafic de stupéfiant et la délinquance organisée ne sont pas conformes à la CSDH. La Chancellerie réagit en disant que la lecture de ces arrêts l’a fait tomber amoureuse d’elle-même tant sa réforme est parfaitement conforme à ce que dit la Cour, et qu’elle va aussitôt l’adapter à ces nouveaux arrêts.

Croyez-vous que la farce s’arrête là ? Non, mes chers amis. Le dernier épisode date de ce jour, où la Chancellerie a produit cette merveilleuse dépêche à destination de ses magistrats bien-aimés.

depeche_4-11-2010_GAV

Ah, elle nous saurait gré de la tenir informée, sous le timbre du bureau de la police judiciaire, de toute difficulté qui pourrait survenir dans la mise en œuvre de cette dépêche ? Y’a qu’à demander.

Direction des affaires criminelles et des grâces,
Sous direction de la justice pénale générale,
Bureau de la police judiciaire ;
À l’attention de Maryvonne.

Chère madame la directrice des affaires criminelles et des grâces,

Mon attention a été attirée sur l’application disparate du droit dans certaines productions de votre ministère, notamment votre dépêche du 4 novembre 2010.

Afin de préserver un minimum d’État de droit et de garantir l’égalité des justiciables devant la loi, dont vous me ferez le crédit de croire que je suis au moins aussi soucieux que vous, je voudrais vous rappeler à certaines réalités essentielles.

Quelles que soient les (puissantes) réserves qu’appellent chez moi la décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet dernier, qui à mon sens fait un mésusage de la faculté que lui donne la Constitution de repousser dans le temps l’effet de ses abrogations (je ne suis pas sûr en effet que le Constituant avait à l’esprit de lui permettre de repousser dans le temps les droits de l’homme, mais plutôt de lui permettre de s’assurer de leur effectivité immédiate et continue), et celles, plus puissantes encore qu’éveillent les arrêts de la Cour de cassation du 19 octobre (je cherche encore le texte de loi lui permettant de repousser dans le temps les effets d’une illégalité manifeste, si vous avez un tuyau, je suis preneur), je découvre avec horreur qu’emportée par l’enthousiasme, vous avez oublié un détail : la CEDH, et son arrêt du 14 octobre.

L’article 15 de la CSDH prévoit les deux seuls cas où l’application de la Convention peut être écartée. Je vous la rappelle pour mes lecteurs, car je ne doute pas que vous le connaissiez par cœur :

    1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
    2. (…)
    3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.

Sauf à ce que vous m’informiez (sous le timbre de mon blog) de la date à laquelle vous avez notifié au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe la suspension de l’application de l’article 6 (et au passage, du pays avec lequel nous sommes en guerre, je commence à planifier mes vacances de Noël et je ne voudrais pas commettre d’impair), je crains fort que les décisions du Conseil constitutionnel et de la cour de cassation, mes confrères et moi nous en tamponnions comme vous de votre première circulaire, du moins jusqu’au 1er juillet 2011 en ce qui nous concerne.

Car les décisions de la Cour ont force obligatoire, vous le savez bien, mais oui, c’est l’article 46. Souffrez que je le rappelle à mes lecteurs.

Article 46 – Force obligatoire et exécution des arrêts

  1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
  2. (…)
  3. (…)
  4. Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette Partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au regard du paragraphe 1.
  5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre. Si la Cour constate qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres, qui décide de clore son examen.

J’en profite pour rappeler à mes lecteurs que l’article 55 de la Constitution dispose que les Traités ont une force supérieure à la loi, qu’elle soit votée ou juste annoncée à cors et à cris.

Donc, quand je lis sous votre plume que vous invitez les magistrats, du siège et du parquet confondus, à écarter l’application d’un traité en vigueur, qui plus est, car vous êtes taquine, le jour de son 60e anniversaire (la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales a été signée le 4 novembre 1950), je tremble pour vous. Non mais Maryvonne, vous vous rendez compte à qui vous écrivez ? À tout le Parquet de France !

En effet, l’article 432-1 du Code pénal, dont l’application n’a pas été écartée par le Conseil constitutionnel ni la Cour de cassation, punit de 5 ans de prison et 75000 euros d’amende le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi.

Heureusement, vous écrivez à des magistrats indépendants, fussent-ils du parquet : ils ne vous obéiront pas, vous sauvant la mise, car l’article 432-2 du Code pénal prévoit que les peines sont portées à 10 ans et 150 000 euros d’amende quand les mesures sont suivies d’effet. Pensez-y au moment de distribuer les primes de fin d’année.

À la place, voici ce que vous allez leur dire. Afin de garantir l’égalité des justiciables devant la loi, vous allez dire aux parquetiers de soutenir les demandes en nullité des auditions de garde à vue et de les soulever eux-même quand la défense n’y penserait pas. Vous allez leur dire d’indiquer aux Officiers de Police Judiciaire (OPJ) de s’abstenir d’effectuer des auditions de garde à vue des personnes suspectées, et si les OPJ estiment qu’une telle audition est indispensable, de leur dire de rappeler au gardé à vue qu’il a le droit de se taire, de le mentionner dans le procès verbal et de lui proposer l’assistance d’un avocat au cours de cet interrogatoire, avocat auquel le dossier de la procédure sera tenu à disposition (en entier, bien sûr), après l’entretien confidentiel de 30 minutes. Le Code de procédure pénale actuellement en vigueur ne l’interdit nullement, et tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé.

Ainsi, vous mettrez la France en conformité avec la CSDH avant même que l’usine à gaz qu’est en train de bricoler la patronne ne soit prête, ce qui la plongera dans l’enchantement, et vous vaudra sans nulle doute une promotion méritée.

En attendant, et ce malgré tout le respect que j’ai pour vous et qui transpire de ce billet, je continuerai, avec mes confrères, à soulever sans relâche la nullité des auditions en garde à vue, et dans l’hypothèse improbable où je tomberais sur des magistrats ayant oublié leur indépendance sous un banc à l’ENM et qui rejetteraient mes exceptions de nullité, je ferais appel, je me pourvoirai, et ce jusqu’à la CEDH où, vous le savez bien, je gagnerai.

Les finances de mon pays me préoccupent trop pour que je les grève de dommages-intérêts versés à mes clients.

Faisons des économies. Appliquons le droit.

Je suis, Madame qui avez le privilège de diriger les grâces, votre plus éperdument fidèle serviteur.

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