La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les Etats modérés. Elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir : mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le diroit ! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir.
Montesquieu, L’Esprit des Lois, XI, chap.4.
Voilà pourquoi, chers confrères, le combat continue. Nous avons eu la peau de la garde à vue sans avocat, même si, à leur grand déshonneur, les juges français ont décidé de faire de la nécromancie avec elle le temps que le législateur daigne se pencher sur le respect de nos droits. Mais n’oublions pas l’autre message que nous a envoyé la Cour en mars dernier. Oh, avec encore moins de succès.
Souvenez-vous de l’arrêt Medvedyev. Lui aussi condamne la garde à vue actuelle en France, et là, aucune solution n’est apporté par le projet de loi de madame Alliot-Marie, qui pourtant ne trouve pas de mots assez laudatifs pour se féliciter elle même.
Rappelons que la garde à vue est décidée souverainement par un officier de police judiciaire (OPJ), qui désormais n’a bien souvent d’officier que le nom, puisqu’un simple gardien de la paix peut être OPJ (et je vous rappelle que pour être gardien de la paix, le bac suffit). Le seul contrôle prévu par la loi est un contrôle du parquet. L’OPJ doit informer dans les meilleurs délais le procureur de la République de cette mesure. Concrètement, dans chaque ressort de tribunal de grande instance, un procureur est de permanence 24h/24. Il peut donner l’ordre de mettre fin à la garde à vue à tout moment.
Ca, c’est la théorie. Oh, je ne doute pas que les procureurs qui me lisent ne manqueront pas de me dire qu’il leur arrive régulièrement d’ordonner la levée de gardes à vue qui ne leur semble pas s’imposer. Ce sont d’excellents procureurs. On les reconnaît d’ailleurs au fait qu’ils lisent mon blog (quand ils n’y écrivent pas). Mais c’est loin d’être une généralité, je vais y revenir.
D’une part, la réalité de ce contrôle, en tout cas à Paris, est largement illusoire. Un OPJ m’a ainsi un jour expliqué benoîtement que l’information d’une nouvelle garde à vue, de nuit, se faisait par fax au parquet, à la section P12. Qui la nuit est déserte. Concrètement, si le fax est bien envoyé immédiatement (avec copie de l’accusé de réception au dossier), il n’est découvert qu’à l’ouverture des bureaux, vers 9 heures le lendemain. Bien sûr, un procureur peut être joint, sur le portable de la permanence (dont je me suis procuré le numéro). Mais la consigne est de n’appeler qu’en cas de vraie urgence, ce qui s’entend essentiellement par dossier criminel, ou médiatique. Le procureur doit pouvoir dormir. Le respect de la loi attendra les heures de bureau. Et oui, chers confrères, voilà ce qu’on fait à Paris des garanties de l’article 63.
D’autre part, et cela est valable pour toute la France, se pose un problème de taille, qui naturellement est nié tant par le parquet que par le Gouvernement (ce Gouvernement a pour politique de ne pas résoudre les problèmes mais de les nier). Le parquet est juge et partie. C’est le même magistrat qui est chargé de juger la légalité et l’opportunité de la privation de liberté qui va ensuite soutenir l’accusation à l’audience. Il est juge de la mesure qui vise uniquement à lui fournir les preuves dont il a besoin. On imagine l’objectivité et l’impartialité. Le garde des Sceaux bredouille devant tous les micros qui lui passent sous le nez que la suppression du juge d’instruction s’impose car il est juge et partie, ce qui est faux, pour confier la conduite de toutes les enquêtes au parquet, qui, lui, est bel et bien juge est partie. Avouez que pour ce qui est de se moquer de vous, ça se pose un peu là.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donc condamné la France (deux fois) pour ce système, qui ne donne au gardé à vue aucun accès à un magistrat indépendant. Chaque fois que je soutiens des conclusions fondées sur Medvedyev, le parquetier d’audience est vexé comme un pou. “Comment la défense ose-t-elle dire que je ne serais pas un magistrat indépendant, je suis outragé, la Constitution le dit alors c’est vrai.” D’abord, la Constitution, on sait la tenir à l’écart quand ça arrange les autorités. Ensuite, ce n’est pas la défense qui le dit, c’est la CEDH. On sait quelle attention on lui prête en France, mais ce n’est pas une raison pour ne pas l’écouter.
124. Le magistrat [qui contrôle la légalité de la privation de liberté] doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public, et il doit avoir le pouvoir d’ordonner l’élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la justification de l’arrestation et de la détention.
L’arrêt Medvedyev, dans le texte.
Ensuite, le fait que le parquet n’est pas indépendant n’est pas une nouveauté. Il a une organisation hiérarchisée, et un substitut qui n’obéit pas aux ordres de son procureur s’exposerait à des sanctions disciplinaires. Heureusement, cela ne lui vient même pas à l’esprit. En haut de la pyramide se trouve d’ailleurs le Garde des sceaux, et les plus hauts parquetiers sont nommés en Conseil des ministres, comme les préfets.
Enfin, nul ne peut nier que c’est bien le parquet la partie poursuivante à l’audience. Je ne connais pour ma part aucune matière où les libertés fondamentales d’une partie sont assurées par son adversaire, avec comme seule la garantie le fait que cette dernière déclare la main sur le cœur : “monsieur, je ne vous permets pas de douter de moi”. C’est un peu léger, s’agissant de votre liberté, vous ne trouvez pas ?
Donc, notre prochain combat, qui sera lui aussi gagné à la fin, sera l’habeas corpus, c’est-à-dire la possibilité pour toute personne gardée à vue de soumettre à un juge un recours qui devra être examiné avec toutes les garanties du procès équitable, permettant de contester aussi bien la légalité que l’opportunité de la mesure. Pouvoir simplement demander à un juge : “Mettez fin à ma garde à vue, elle ne s’impose pas”. L’arrêt Medvedyev, rendu en Grande Chambre et définitif, l’impose expressément et on ne peut plus clairement (la Cour a compris qu’il fallait parler lentement, fort et avec des mots courts et simples aux autorités françaises).
Tant qu’il n’y aura pas de telles garanties, nous nous exposerons à des gardes à vue scandaleuses, et sans recours aucun.
Vous voulez un exemple ? Le quotidien Le Dauphiné nous en rapporte un parfait par sa banalité.
A la suite du désormais célèbre lapsus de Rachida Dati, un habitant de Bourg-de-Péage, près de Romans sur Isère, dans la Drôme, lui a adressé un courrier électronique sur sa boîte du Parlement européen, lui demandant “une petite inflation”. Blague de mauvais goût, sans doute, avec des relents de sexisme, certainement. Mais une blague avant tout.
Eh bien ce monsieur s’est retrouvé place en garde à vue par la police judiciaire de Lyon, qui démontre ainsi son sens des priorités, pour le délit d’outrage envers une personne chargée d’une mission de service public. Le procureur de la République de Valence, a évidemment été immédiatement informé – du moins je le suppose.
Et que croyez-vous qu’il arriva ? Que le procureur s’est exclamé : “Mais vous n’y pensez pas ? Un député européen n’étant pas dépositaire de l’autorité publique, faute de pouvoir de décision délégué par la loi, il doit être regardé comme chargé d’une mission de service public ; or l’alinéa 1er de l’article 433-5 du Code pénal ne prévoit qu’une peine d’amende de 7500 euros maximum pour ces faits, en fût-il l’auteur. Pas de prison encourue. Or l’article 67 du Code de procédure pénale prévoit que la garde à vue n’est applicable qu’aux faits punis d’une peine d’emprisonnement. Il serait donc illégal de le retenir en garde à vue, et inopportun de priver de liberté quelqu’un qui n’encourt pas une privation de liberté pour ces faits. En outre, ses déclarations seraient reçues inconstitutionnellement et en violation de la Convention de Sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (arrêt Brusco c. France), qui a une valeur supérieure à la loi en vertu de l’article 55 de la Constitution. Or en tant que magistrat, il est de mon devoir de faire respecter le droit. C’est le sens du serment que j’ai prêté. je vous ordonne donc de remettre ce monsieur en liberté ; et si vous avez des questions à lui poser, vous lui envoyez une convocation, en lui rappelant qu’il n’est pas obligé de répondre à vos questions, bien sûr”.
Perdu.
Sa garde à vue a été prolongée et il y a passé près de 48 heures. Illégalement, donc. Son logement a été perquisitionné et son ordinateur a été saisi. Il ne va probablement pas être expertisé, le coût prévisible de la mesure dépassant le montant de l’amende susceptible d’être prononcée. Et sa confiscation n’est même pas prévue à titre de peine complémentaire. Il devra lui être restitué.
A la décharge du parquet, quand on voit que, enfin déféré devant un juge des libertés et de la détention, celui-ci, au lieu d’exploser de colère devant cette procédure ridicule et à la légalité douteuse, a placé ce monsieur sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’entrer en contact avec Rachida Dati – ce que j’ai du mal à considérer comme une contrainte, on voit que même la vraie autorité judiciaire, composée de magistrats indépendants, eux, ne risque pas deperdre le sommeil à cause d’un souci excessif des libertés.
Voilà, mes chers citoyens, la totalité de la protection de votre liberté. Vous voulez rire du lapsus d’une élue ? Il vous en cuira. Deux jours dans les geôles du commissariat, dont personne ne pourra vous sortir, certainement pas le magistrat dont c’est le rôle selon la Constitution, puisqu’il est trop occupé à applaudir pour lire le Code de procédure pénale. Ca vous apprendra le respect dû à vos supérieurs.
Cette affaire est une honte et un scandale, et oui, je suis en colère. On en est donc là, aujourd’hui ? Un “casse toi pauv’con”, un “Sarkozy je te vois”, un “une petite inflation” sont suffisants pour vous faire traîner devant les tribunaux, par l’autorité constituée qui se prétend, sans rire ni rougir, gardienne de la liberté individuelle ?
Il n’en est pas question. Si ceux qui sont les gardiens de la liberté individuelle trahissent à ce point leur ministère, c’est les gardiens des intérêts individuels, les avocats, qui y suppléeront. Attaquons sans relâche les gardes à vue confiées aux seuls procureurs. Nous serons déboutés. Nous ferons appel. Nous serons confirmés. Nous nous pourvoirons. Nous serons rejetés. Nous irons à Strasbourg, et nous gagnerons.
Relisez les propos de Montesquieu rappelés en exergue. Tout naturellement, un pouvoir qui n’est arrêté par aucun contre-pouvoir est sorti de ses limites et est devenu abusif. Les juges européens ont pointé cette dérive du droit, et nous ont justement rappelé à l’ordre.
Il y a 2000 ans, Juvénal se demandait déjà, dans la République romaine, Quis custodiet ipsos custodes ? Qui nous gardera de nos gardiens ? L’interrogation est d’une actualité angoissante.